Aller au contenu

Le Chant de l’équipage/5

La bibliothèque libre.
Grès et Cie (p. 47-58).

V

UNE LUEUR


― Remettez-vous, mon vieux, ce n’est qu’un peu de dépression nerveuse. C’est égal, j’ai eu raison d’aller visiter l’Olonnais. C’est une simple question de moto-godille qui vous a sauvé la vie. Quant à cette histoire de mendiante, je sais ce que vous voulez dire. Vous avez rencontré Marie du Faouët. C’est une célébrité locale contre laquelle nous autres, gens de la ville, sommes impuissants. Ah, s’il ne tenait qu’à moi, vous pouvez être certain que cette répugnante drôlesse serait enfermée quelque part, elle, ses jeux de physionomie et ses parasites. Mais toucher à Marie du Faouët, ça serait ameuter le pays contre nous. Les légendes poussent ici comme des pommes de terre. Vous en connaissez probablement. Elles témoignent d’un respect craintif pour les morts, les sorciers et les sorcières. Marie du Faouët est une sorcière. Au XVe siècle, on eût débarrassé le pays en la brûlant, ce qui aurait diablement soulagé toute la contrée. Les gens la protègent parce qu’ils la craignent. Il faudrait que l’autorité ecclésiastique s’en mêlât pour calmer les craintes. Mais l’autorité ecclésiastique ne s’en mêle pas, et moi, simple laïque, je ne tiens pas du tout à porter sur mon dos la somme de tous les méfaits que la foudre, la mer, la grêle et l’alcool prodiguent à droite et à gauche dans le courant de chaque année. Marie du Faouët, pour l’instant, accepte la responsabilité de ces désastres. Comme elle est sale et répugnante, on l’honore, et c’est ainsi qu’elle peut se promener dans la lande où son apparition n’a rien de plaisant. Je l’ai rencontrée une fois ou deux. J’étais avec Pointe qui l’a engueulée en breton. Je ne conserve pas de cette aventure un souvenir bien agréable. Vous avez pu vous en débarrasser ?

― Oh oui, dit Eliasar qui mentait, seulement je me suis perdu et c’est en cherchant ma route que j’ai glissé dans les ronces qui dominent la mer.

Huit jours après cet événement, Eliasar tout à fait rétabli de son bain et de ses émotions était devenu l’inséparable de Krühl.

On ne voyait jamais l’un sans l’autre. Une amitié si touchante ne fut pas sans suffoquer Désiré Pointe quand il revint de Pont-Aven, le chapeau sur l’oreille, la pipe à la bouche, et faisant des moulinets avec son pen-bas.

Toutefois il eut le bon goût de ne rien laisser paraître et tout au contraire il se permit d’envisager Eliasar comme un mécène futur, ou tout au moins, un amateur distingué capable de lui commander, le cas échéant, deux ou trois toiles et quelques croquis.

― Ah, j’ai vu un coin merveilleux, en revenant de Riec… Une couleur, une délicatesse dans les gris… Si le temps se maintient, demain je prendrai ma boîte et j’irai brosser une pochade rapidement. C’est merveilleux.

― Ce pays est admirable, déclara Eliasar qui depuis l’aventure de la lande nourrissait une fureur folle contre soi-même, son excessive nervosité, la Marie du Faouët, et son sauveur Krühl dont la seule vue l’exaspérait.

Et naturellement, le brave Krühl ne manquait jamais une occasion de raconter la noyade et particulièrement le plongeon d’Eliasar.

Le malheureux, ivre de rage muette, devait sourire et rouler des yeux pleins de reconnaissance dans la direction du narrateur.

Or, la reconnaissance n’était pas la vertu la plus marquante du caractère de Samuel Eliasar. À la rigueur il se sentait capable de remercier Krühl quotidiennement, mais il suait de colère à la pensée qu’il lui fallait entendre une fois par jour les boniments ridicules de Bébé-Salé qui pour une fois ouvrait la bouche, sur « l’acrobate », le plongeon, etc.

Tout le monde connaissait l’histoire. Eliasar aussi. Aussi quand il entendait Boutron raconter l’événement, toujours dans les mêmes termes, il fermait les yeux pour échapper à la tentation de l’étrangler comme un canari.

― Ah, que j’dis à monsieur Krühl, pérorait Boutron, v’là un particulier qu’est certainement acrobate de son métier, sûr qu’il doit gagner de l’argent avec ses exercices pour faire rire le monde…

Et tout le monde, Mme Plœdac, Adrienne, le douanier, la petite Marie-Anne, le fils Palourde et la vieille Adélaïde ne manquaient jamais de flatter le conteur en exagérant chaque fois des éclats de rire qui ratatinaient les doigts de pied d’Eliasar dans ses larges souliers de chasse.

D’autant plus que Bébé-Salé excellait à mimer la scène en s’accrochant le pied à un bouton de porte et en poussant des cris de souris, qui rendaient les femmes présentes malades de plaisir.

Samuel Eliasar donna à cette époque la mesure de sa volonté en opposant un visage saturé de reconnaissance à tous ces propos.

― Va toujours, mon cochon, pensait-il, quand Krühl, débordant d’amitié, évoquait dans un langage coloré la noyade de Belon. Va toujours, tu paieras les frais de la comédie.

Dès le jour où sa haine fut nettement définie, elle servit de base à Eliasar pour les opérations futures qu’il se promettait de conduire sans faiblesse.

Eliasar n’était pas lâche, et savait accepter la lutte dans n’importe quelle condition. L’aventure de la lande n’était qu’une fâcheuse erreur de ses nerfs, devant un peu de mystère. Mais il était sûr de soi-même et gardait intacte sa confiance dans son énergie qui savait s’adapter immédiatement aux réalités les plus tragiques.

― On ne tue pas pour rien, pensait-il. Pourquoi aurais-je tué cette femme ?

C’était l’effort disproportionné avec la nullité du but qui l’avait désarmé dans cette histoire. Naturellement, Eliasar se gardait bien de faire part de ses réflexions à Krühl. Il préférait passer pour « une petite fille nerveuse », dans l’esprit des robustes compagnons de la Côte qui prenaient franchement en amitié la faiblesse spécieuse de ce greluchon montmartrois.

Une quinzaine de jours depuis son arrivée à Moëlan ne s’était pas écoulée que Samuel Eliasar avait déjà évalué l’honnête Krühl comme on évalue un terrain de rapport.

― On n’obtient rien d’un individu en cherchant à exploiter ses vertus, disait Eliasar, tout au plus une pièce de cinquante centimes après un excellent dîner et dans des conditions climatériques favorables. Il faut, si l’on veut obtenir des résultats financiers en rapport avec la valeur du sujet, s’adresser à ses vices, ou à son vice. C’est un procédé qui amène la réussite, car, par exemple, un homme qui aime l’absinthe n’hésitera jamais à payer ce qu’on lui demandera pour satisfaire son goût.

Partant de ce principe, soit au cabaret, soit en mer dans la barque au fils Palourde, Eliasar avait examiné le grand Krühl avec une patience d’entomologiste.

Eliasar n’était pas sans culture, et il se félicita, en l’occurrence, d’avoir végété dans un lycée jusqu’à l’âge de dix-huit ans, car la proie à chasser ne demandait qu’à se laisser intoxiquer par un poison littéraire bien choisi.

Tout d’abord Samuel, demanda à Krühl de bien vouloir lui prêter quelques livres. La lecture de ces ouvrages et les conversations qui en suivirent ne tardèrent pas à mettre le jeune bandit sur la bonne piste.

Un matin il se réveilla avec un visage d’ange. « Je crois que je tiens « Bouh-Bouh-Peuh ». C’est ainsi qu’il avait surnommé Krühl, dans ses pensées les plus intimes.

La veille au soir, avec Pointe, qui avait réussi à lui emprunter un louis, transformé tout aussitôt en tournées générales, Eliasar avait écouté attentivement Krühl qui, en veine de confidences devant un auditeur nouveau, à son avis lettré et sensible, parlait abondamment de son sujet favori,

― Tenez, mon vieux. C’est la vraie vie. Il y a des moments où je me demande si je ne suis pas un pirate réincarné dans la peau d’un oisif galetteux.

« J’ai vu avec une telle précision un partage de prise à bord de la Perle, quand je naviguais avec Edward England, que je me demande si mon rêve n’a pas été autrefois une réalité.

« Ça devait être au large de Madagascar. Je le présume, d’ailleurs, sans aucune raison.

« Mais les détails de ce rêve, rêvé les yeux grands ouverts, en plein midi, avec mon chat Rackam sur les genoux, sont gravés ici en traits mordus par l’eau forte.

« Le tillac de la Perle était encombré d’objets hétéroclites. Une impression de foire à la ferraille ou de marché aux puces.

« Tout le monde parlait, discutait. Un mulâtre s’expliquait avec volubilité, découvrant ses dents très blanches, montrant ses doigts réunis en faisceau dans un geste assez délicat qui devait préciser ses pensées. Des hommes coiffés du bonnet noir et qui portaient des barbes de huit jours, s’allongeaient de grandes tapes entre les deux épaules.

« Le parfum enivrant venu de l’île nous prenait aux narines et à la gorge. La brise sentait le poivre et les roses. Sur le navire, une perverse odeur de poudre permanait autour des prélarts qui recouvraient les canons noircis. England rayonnant, appuyé contre le grand mât dont la voile basse fléchissait et se dégonflait sous la faible brise, emplissait avec son pouce le minuscule fourneau d’une pipe en terre blanche, dont le long tuyau, un peu courbé, se terminait par un bout de couleur rouge.

« Je vis pour la première fois l’étrange et solennel pavillon noir ; et mon cœur s’arrêta, car mon émotion était extrême ! Vous ne pouvez imaginer quelle signification ce morceau d’étoffe funèbre donnait au navire glissant paisiblement dans le léger clapotis de l’eau contre l’étrave. »

La pipe de Krühl s’était éteinte et sur cette évocation, chacun avait été se coucher. Longtemps, Eliasar, dont la chambre n’était séparée de celle de Krühl que par une mince cloison en carreaux de plâtre, avait entendu son voisin ouvrir des tiroirs, tirer des malles et feuilleter des livres.

Eliasar ne s’était pas senti très ému par le récit de Krühl. Le pittoresque de cette vie d’aventures ne le séduisait pas. Son ignorance de la vie marine le protégeait contre tout enthousiasme intempestif.

Les draps tirés jusqu’au menton, sous la lueur paisible de sa lampe, il feuilletait lui-même un livre que Krühl lui avait prêté,

Il n’était toujours question que de révoltes en pleine mer, tempêtes, abordages, pendaisons, trésors.

Ce mot magique fit sourire le lecteur distrait. Eliasar ferma son livre et souffla sa lampe.

Les mains sous la nuque et les yeux fixés sur l’obscurité de sa chambre, il écoutait la mer et la chute des lames courant le long de la jetée.

Il pensait vaguement à tout son passé dont l’étrangeté ne jurait pas trop avec ses relations. Et soudain, comme une faible lumière infiniment lointaine, une idée, encore informe et fugitive, brilla dans le chaos obscur de sa rêverie.

― Ça serait rigolo, murmura-t-il.

Il se retourna, d’une pièce, dans son lit. Et, pour réfléchir avec plus de netteté, il ferma les yeux.

Maintenant la faible lueur l’illuminait intérieurement. L’idée se laissait définir. Méthodiquement, l’esprit pratique d’Eliasar mettait au point des détails, aplanissait des difficultés, corrigeait des invraisemblances, adaptait les éléments disparates de sa trouvaille au milieu où il la destinait.

Il s’endormit au petit jour et se réveilla, souriant, sûr de soi-même, avec la connaissance parfaite de ce qu’il devait faire. Il fut pour la journée d’une humeur charmante. Krühl, qui toute la nuit avait vécu avec les gentilshommes de fortune les plus prestigieux, montrait un visage chagrin et fatigué, les yeux ouverts sur un bol de café au lait et les mains distraites dans la fourrure de Rackam, allongé sur la table.

― J’ai bien envie d’aller passer cinq ou six jours à Lorient, dit Eliasar d’un air détaché. Venez-vous avec moi, Krühl, cette promenade vous changera les idées.

― Non, merci, mais j’ai la flemme de sortir. D’ailleurs, je connais Lorient comme ma poche, et je n’ai rien à faire dans cette ville. J’ai le cafard en ce moment.

― Justement, c’est un remède.

― N’insistez pas, mon vieux.

C’était tout justement ce qu’Eliasar désirait.

― Alors je partirai demain matin. On prend le train à Quimperlé, n’est-ce pas ?

Krühl lui donna tous les renseignements. Mme Plœdac sortit l’indicateur des trains. On chercha des combinaisons. Pointe donna son avis. Eliasar écoutait avec patience.

Le lendemain, vers sept heures du matin, Samuel Eliasar, sans valise et les mains dans les poches, prenait un billet de troisième classe pour Paris.

Ce qu’il fit dans Paris restera probablement un mystère pour tout le monde.

Doué d’une activité prodigieuse, on le vit dans une petite rue de Montmartre, chez un vieux peintre, habile dans les contrefaçons des tableaux du XVIIIe siècle. On le rencontra également chez une femme très maquillée, au visage piqué par la petite vérole, et qui tenait une inquiétante boutique d’antiquaire de l’autre côté de l’eau.

Eliasar déjeuna même plusieurs fois avec un de ses bons amis, un vieux camarade de lutte, disait-il, qui s’occupait de reliures d’art et de vente de tableaux.

― J’ai du papier ancien, lui dit Samuel. Un petit lot que j’ai trouvé. Voici du parchemin également ancien, ce n’est d’ailleurs pas rare. Pourrais-tu me relier le tout, dans la manière du XVIIIe siècle. Quelque chose de remarquable comme travail. Ça doit passer dans les mains d’un tas de types qui ne sont pas des gourdes en cette matière.

― C’est très facile, dit le relieur, un petit homme bedonnant, vêtu d’une longue blouse blanche.

― Tu comprends, confia Eliasar. C’est une affaire, comment dirais-je, je lance une supercherie littéraire. Ça sera très rigolo… mais il faut que tout le monde marche… papier, reliure, encre, écriture, etc… tu me comprends.

― Ce n’est pas compliqué, déclara l’autre. Je te donnerai des tuyaux pour jaunir l’encre et pour les taches d’humidité sur les pages. Ça fait très bien les taches d’humidité. Et naturellement, c’est très pressé ?

― Ah, mon vieux, il me faut le tout dans trois jours. Ce n’est pas grand’chose : relier un petit cahier de papier blanc.

― C’est entendu… Et ça boulotte ?

― Hum, fit Eliasar avec une grimace, pas trop… On se défend.

Trois jours plus tard, à l’heure dite, en dépit de toutes les traditions des relieurs, l’ouvrage fut remis à Eliasar. C’était un petit carnet d’une vingtaine de pages, relié en parchemin jaune, maculé et gondolé à souhait.

― Pour l’encre et les mouillures, dit le relieur, tu suivras les instructions que j’ai écrites sur le papier, ce n’est rien du tout. C’est surtout la rédaction de ton texte que je te conseille de surveiller.

― T’en fais pas pour le chapeau de la gamine, répondit Eliasar qui jubilait, j’ai tout ce qu’il faut sous la main. Merci.