Le Chapelet rouge/Épilogue

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Le Grand Écho du Nord (p. 82-84).


épilogue


Une demi-heure après, Vanol et le ménage Bresson prenaient la fuite. N’ayant pas trouvé le chauffeur, ils avaient entassé leurs bagages sur une brouette qu’ils poussèrent eux-mêmes jusqu’à la gare. Ils marchaient sans se retourner, comme des gens qui se sauvent d’un lieu ravagé par la peste et le choléra.

Vanol était dans un état de rage indescriptible, lequel, ne pouvant s’exprimer en phrases précises, se manifestait par des gestes de fureur qui signifiaient évidemment : « On n’invite pas les gens dans ces conditions-là ! Il y a des choses qui ne se font pas !… »

Les deux magistrats attendirent le retour du médecin-légiste. Boisgenêt envoya des télégrammes aux familles et amis du comte et de la comtesse. Il se chargeait d’organiser les funérailles, puis de fermer le château. Les scellés allaient y être apposés. Dans la chambre où les deux morts étaient étendus l’un près de l’autre, Christiane, à genoux, priait. Elle et son mari avaient décidé de passer la nuit au château. Lorsqu’elle écartait les mains de ses yeux, on voyait sa figure baignée de larmes.

Bernard Debrioux, les deux magistrats et Boisgenêt, restaient dans la bibliothèque. M.  Rousselain dit à Boisgenêt :

« Vous savez, monsieur, que mon devoir serait de vous inculper ?

— Hein ? dit le vieux garçon terrifié.

— Dame ! complicité d’assassinat.

— Comment ! complice, moi ? complice d’un homme dont j’ignorais le crime ?

— Dont vous connaissiez le crime, M.  Boisgenêt. Vous n’avez pas vu le coup de poignard, peut-être, mais l’attitude de M.  d’Orsacq vous a renseigné, et l’accord entre vous deux fut immédiat. Vous avez recouvert la victime d’une couverture et vous avez empêché qu’on ne la touchât. Sans quoi, on n’eût pas manqué de voir que le meurtre venait d’être commis. Donc, complicité effective. Par-dessus le marché, faux témoignage en ce qui concerne Gustave. Votre cas n’est pas bon.

— Mais, voyons, monsieur le Juge d’instruction, il serait inadmissible…

— Allons, ne vous frappez pas. L’action publique se trouve éteinte par suite du décès de M.  d’Orsacq. Tout de même, méfiez-vous pour l’avenir.

— Mais, monsieur le Juge d’instruction, une affaire comme celle-là ne se présente pas deux fois. Heureusement ! Pour ma part, depuis vingt-quatre heures, je ne vis plus.

— Combien, diable, avait-il reçu pour prix de son silence ? dit tout bas M.  Rousselain au substitut. Cent mille francs ? Deux cent mille francs ? S’il y a eu chèque il aura peut-être quelque mal à toucher… j’y veillerai. »

Puis, se tournant vers Bernard, il lui dit :

« Quant à vous, monsieur Debrioux, il vous sera facile, n’est-ce pas, de prouver qu’il y a eu, de la part de M.  d’Orsacq manœuvre frauduleuse pour mettre la main sur vos titres ?

— Oui, monsieur le juge d’instruction. Je puis dire à présent que la preuve m’en avait été envoyée par Mme  d’Orsacq, laquelle l’avait trouvée par hasard. Mais je ne consentirai jamais à ce que la mémoire de M.  d’Orsacq…

— Ne craignez rien, M.  le substitut et moi, nous nous sommes mis d’accord pour qu’on ne sache de l’affaire que ce qu’on n’en peut cacher. Il y a eu meurtre puis suicide, et, je le répète, l’action de la justice est éteinte. Je vous demanderai simplement de m’apporter le document qui vous met à l’abri de toute réclamation.

Les deux magistrats firent une dernière promenade aux abords de l’eau. Comme ils arrivaient près de la première grotte, le substitut s’arrêta :

— Monsieur le Juge d’instruction, je ne me trompe pas en affirmant que vous avez hésité lorsque M.  d’Orsacq a exprimé le désir de dire à sa femme un dernier adieu ?

— Vous ne vous trompez pas, cher ami.

— Vous avez donc pressenti l’intention de M. d’Orsacq ?

— Oui… de même que M.  et Mme Debrioux.

— Et vous avez estimé qu’il ne fallait pas mettre d’obstacle à cette intention ?

— En effet… Je n’ai jamais pu séparer, chez moi, l’homme du magistrat. Si j’ai commis une faute professionnelle, ma conscience m’absout. Cela me suffit. Il n’y avait pas, pour M. d’Orsacq, d’autre issue que la mort. Il l’a compris. Tout est bien.

Ils remontaient le cours de la rivière, et M. Rousselain soupira d’aise.

— Mais avouez, mon cher ami, que j’ai de la chance ! Ce drame commençait à prendre une envergure redoutable. Savez-vous combien le planton de gendarmerie a empoché de cartes de journalistes à la grille de la cour d’honneur ? Vingt-sept, dont aucune ne me fut communiquée. Consigne : le silence ! N’importe, j’allais être débordé. C’était la grosse affaire, la vedette pour moi, et, un jour prochain, ma nomination à Paris. La catastrophe, quoi ! Plus de tranquillité ! Plus de pêche à la ligne !… Et puis, v’lan ! un coup de théâtre qui arrange tout. Ah ! oui, je la classe, l’affaire, je la classe sans scrupule !…

Il reprit haleine. Il faisait un temps doux, calme et parfumé. Un clair soleil s’ouvrait mille chemins à travers les feuilles des grands arbres, et se reflétait mille fois sur l’eau nonchalante.

» Oui, je la classe, répéta M. Rousselain, mais quelle journée, mon cher ami ! Et combien j’ai raison de dire qu’il n’y a que la passion qui donne de l’intérêt à la vie — et du relief à une instruction ! Lorsque la passion, comme dans le cas actuel, a suscité un drame, et qu’elle a exaspéré l’instinct jusqu’au crime, c’est elle qui expose en pleine lumière la solution de l’énigme. Mais jamais, mon cher ami, nous n’aurions rien compris à ce mystère, si d’Orsacq, n’avait pas accusé de vol son ami Bernard ! Certes, il ne savait pas alors que sa femme, Lucienne d’Orsacq, travaillait contre lui de concert avec Bernard, sans quoi il n’aurait pas eu l’imprudence de mettre le feu aux poudres. Mais, tout de même, pourquoi s’est-il risqué ? Uniquement par passion. Voilà un homme qui, dans un accès de folie, tue sa femme, un homme écrasé par le destin, et qui, au lieu de rester tranquille, se remet en chasse dans l’espoir absurde de démolir son rival et de lui enlever celle qu’il aime ! Faut-il être brûlé par un feu dévorant ! Et voilà, riposte inattendue, voilà Christiane qui entre en guerre, qui joue la comédie, invente un meurtrier, bref, engage une lutte à mort jusqu’à ce qu’elle finisse par nous livrer pieds et poings liés… qui ? celui qu’elle aime. »

Le substitut se révolta :

— Hein ! Que prétendez-vous ? Mme Debrioux aurait aimé ?…

— Eh ! oui, affirma péremptoirement M. Rousselain, infaillible psychologue de l’âme féminine, eh ! oui, elle aimait d’Orsacq. Cette défaillance qu’elle a eue, une femme n’a cela que si elle aime, croyez-en un vieux routier ! Si d’Orsacq, au lieu de perdre son temps comme il l’a fait, avait voulu, à ce moment-là…

M. Rousselain pivota sur l’un de ses talons et saisit le bras du substitut :

» Elle l’aimait ! vous dis-je. C’est de l’amour qu’il y avait dans la haine forcenée avec laquelle elle s’est retournée contre lui. Avez-vous vu tout à l’heure comme elle pleurait ? L’avez-vous entendue déclarer à son mari qu’elle veillerait cette nuit ? Amour passager, amour qu’elle reniera, qu’elle ignore peut-être, et que son mari lui pardonnera puisque rien ne fut consommé, mais amour tout de même ! Et c’est pourquoi le crime fut commis, et c’est pourquoi d’Orsacq et elle ont parlé devant la justice comme des possédés… des possédés qu’embrase le grand incendie de la passion ! »

Le pantalon de coutil jaune se tirebouchonnait de plus en plus autour de ses jambes, et les bras du bonhomme gesticulaient, prenant à témoins les fleurs, les arbres et le ciel. Le substitut l’observa avec surprise. S’apaisant tout à coup, M. Rousselain dit :

— Ne bougez pas, cher ami… Avancez la tête derrière ce massif. Vous les voyez là-bas, tous les cinq, qui boivent ?

— Où donc ?

— Sur la terrasse du jardinier.

Autour d’une table, qui portait cinq verres et deux bouteilles de vin rouge, le jardinier Antoine offrait à boire au ménage Ravenot, à Gustave et au brigadier de gendarmerie.

— Tout va bien de ce côté, murmura M. Rousselain, tout est selon la normale et la logique. Les quatre hommes demeurent dans l’enchantement et dans l’espoir. Ah ! délicieuse Amélie, jamais tu n’enfanteras la passion et le crime, toi ! Pourquoi tuer ? Pourquoi donner tant d’importance à de si petites choses ? Ravenot ne s’y trompe pas, lui, et il reste dans la bonne tradition gauloise !


FIN