Le Chapelet rouge/Partie 3/Chapitre V

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Le Grand Écho du Nord (p. 77-82).


V


« Enfin, nous y sommes, marmotta M.  Rousselain. Mais, fichtre ça n’a pas été sans peine ! »

Le substitut s’étonna :

« Mais qu’est-ce que c’est que cette charge nouvelle, écrasante, dont vous avez parlé ? »

— Une blague, dit froidement M.  Rousselain. On n’a rien trouvé du tout. Seulement, n’est-ce pas, il fallait brusquer les choses, affoler Mme  Debrioux et la contraindre à sauter l’obstacle, à parler.

— Le coup n’est pas très catholique…

— Qu’importe, il a réussi. Qui veut la fin veut les moyens. »

Ainsi, grâce à l’habileté extraordinaire de M.  Rousselain, la bataille se livrait non plus entre la justice et Christiane, mais entre Christiane et l’homme qu’elle visait si clairement depuis quelques minutes, et qu’elle traitait soudain en ennemi mortel. Placée devant l’arrestation de son mari, forcée d’y consentir ou d’accuser, ne discernant pas la manœuvre de M.  Rousselain, Christiane accusait hardiment, férocement. De tout son être, dans un élan irrésistible, sans plus s’occuper des magistrats, elle s’engageait à fond contre d’Orsacq comme si elle était maîtresse de la réalité, et résolue à la faire prévaloir par tous les moyens.

Elle demeura quelques secondes immobile, le bras tendu vers celui qu’elle accusait, le visage implacable, et elle redit, à voix basse :

« C’est lui… je jure que c’est lui… »

D’Orsacq ne recula pas. Décontenancé d’abord par la violence de l’attaque, abasourdi par cette accusation qui lui semblait inexplicable, il y répondit soudain avec la même fougue exaspérée et sans chercher à mesurer ses paroles :

« Mais vous êtes folle ! Moi ! Moi ! le meurtrier de ma femme ! Qu’est-ce que vous prétendez là ! Vous ne savez donc plus ce que vous dites ? Moi, l’assassin ?

— Oui, vous, Jean d’Orsacq !

— Mais si j’étais coupable, vous le seriez au même titre que moi, puisque nous ne nous sommes pas quittés durant tout le cours de la soirée !

— Vous l’avez tuée ! Vous l’avez tuée ! » redisait-elle inlassablement.

Il la brutalisa : « Depuis quelques instants, vous vous démentez sans cesse. Votre conduite n’est que fausses manœuvres et contradictions. Pourquoi tantôt, il n’y a pas deux heures, m’avez-vous demandé secours pour sauver votre mari ?

— C’était vous, et je le savais depuis ce matin, depuis votre réquisitoire abominable contre Bernard, depuis que vous avez essayé de l’avilir à mes yeux, j’ai compris que c’était la suite du plan de ruine et de déshonneur que vous poursuiviez. Et je me suis méfiée de vous. Je n’avais aucune preuve, mais puisque vous l’accusiez ce ne pouvait être que vous.

— Cependant, vous évitiez son regard. D’instinct, vous l’avez cru coupable.

— Pas une seconde, vous entendez, pas une seconde je n’ai cru à cette possibilité. Mais tout de suite, j’ai senti que le meilleur moyen de sauver Bernard, c’était de le renier d’abord, et de me rapprocher de celui qui l’accusait. C’est pourquoi après avoir bien réfléchi, après avoir évoqué toutes vos paroles et tous vos actes de cette soirée, c’est pourquoi je vous ai demandé cet entretien, tout à l’heure, oui… pour tâcher de voir clair en vous et de vous mettre en défaut. Ah ! quand vous m’avez dit votre rencontre avec Gustave avant le dîner et que j’ai prétendu qu’il était aussi dans le vestibule, le soir, et qu’il se dissimulait, quelle joie de vous voir tomber dans le piège ! C’était naturel, cependant. Vous aviez constaté avec effroi que votre accusation de vol entraînait celle de l’assassinat, et vous cherchiez une manière quelconque pour détourner les soupçons sur le premier venu. Ce premier venu, je vous l’offris, c’était Gustave.

— C’était Gustave parce que je l’avais vu ! Et tout le reste n’est que mensonge d’Amélie !

— Ce n’est pas vrai ! s’exclama Christiane. C’est vous qui mentiez. Et je vous tenais dès lors. Je savais, je savais ! Si vous mentiez, si vous inventiez un coupable, pouvais-je douter ?

— Douter de quoi ?

— De votre crime.

— Ainsi j’aurais tué ma femme ?

— Oui, oui, oui.

— Dans quel but ?

— Pour vous libérer.

— Pourquoi me libérer ?

— Pour me conquérir !

Il éclata de rire, d’un rire nerveux et méchant :

— Vous conquérir ? Mais vous étiez à moi ! La lutte était finie entre nous.

Bernard se précipita sur lui en criant :

— Misérable ! Qu’est-ce que tu oses dire ? Christiane, ta maîtresse ? Ah ! misérable !…

Il leva la main… Les deux magistrats, qui s’étaient dressés aussitôt, n’eurent que le temps de lui saisir le bras. Christiane le menaçait du regard et du geste, et balbutiait la même injure :

— Misérable ! Misérable !

Ce à quoi il répondait en ricanant :

— Je l’affirme… un homme comme moi ne s’y trompe pas… Pourquoi aurais-je tué ? Dans huit jours, dans quinze jours, vous veniez à moi, de vous-même… Oui, Bernard, quoi que tu fasses, quoi que tu dises…

Entre les deux hommes, c’était un déchaînement de haine qui bouleversait leurs visages, et Christiane était soulevée de la même exécration.

— Misérable ! Comment osez-vous ?

M.  Rousselain frappa du pied, et s’écria :

— Qu’on se taise ! Monsieur d’Orsacq, reprenez votre place et laissez Mme  Debrioux achever sa déposition. Si vous n’êtes pas coupable, comme je veux le croire, que craignez-vous d’accusations que vous savez sans fondement ? Il faut des preuves, et des preuves formelles. Au cas où elle ne pourrait pas les fournir, personne ici n’ignore contre qui son intervention se retournerait.

Le silence s’établit. La scène, d’ailleurs, ne pouvait se maintenir à ce degré d’acuité. D’Orsacq regarda un instant la figure méconnaissable de Christiane, puis attendit, de nouveau impassible. Boisgenêt lui parlait à voix basse, et semblait le morigéner. À ce moment, le substitut ayant effleuré par hasard la main du juge, fut stupéfait de la sentir glacée.

« Oui, c’est ainsi, murmura M.  Rousselain, le gros bonhomme que je suis se laisse toujours prendre à ces crises de la passion. Mais jamais comme aujourd’hui, je n’ai eu le frisson du tragique et de la fatalité. Est-il possible qu’il ait tué sa femme, et comment ? Par quel subterfuge ? »

Tout haut, il ordonna : « Parlez, madame. Et que vos paroles s’adressent directement à moi. Pas d’injures inutiles. Des faits. »

Christiane s’était dominée. Si palpitante qu’elle dût être au fond d’elle-même, rien ne trahissait plus son agitation et sa fièvre. Elle prononça :

« Les faits ont souvent besoin d’être expliqués, monsieur le Juge d’instruction. M.  d’Orsacq vient d’insinuer contre moi une chose tellement odieuse que je désire y répondre sans retard. C’est un point sur lequel j’ai le droit d’être entendue.

— Expliquez-vous, dit vivement M.  Rousselain, toujours avide de confidences féminines.

— Je serai d’autant plus sincère que mon mari pourra juger ma conduite. Monsieur le Juge d’instruction, j’ai toujours été la femme la plus honnête. Je n’y ai aucun mérite. Ma nature exige l’ordre, la propreté, la clarté, l’équilibre. Tout ce qui est équivoque et louche me répugne. Mon mari, pour qui j’éprouve une affection et une estime profondes, n’a rien à me reprocher, ni arrière-pensée, ni regret inconscient. Lorsque M.  d’Orsacq a commencé à me faire la cour, cet hiver, je n’ai rien dit, parce qu’une femme qui ne ressent pas même l’ombre d’une tentation, a le droit de se taire. Et je me suis tue encore, lorsque Bernard, pour des raisons que j’ignorais, a voulu se rendre à l’invitation de M.  et Mme  d’Orsacq. Je n’ai pas l’habitude de le contrarier. Il désirait venir. Je l’ai suivi. »

Christiane respira un moment. Pour la première fois, ses yeux se posèrent sur les yeux de son mari. Puis elle continua :

« La semaine, au château, se passa très bien. Cependant, la cour de M.  d’Orsacq se faisait plus pressante. Aurais-je dû partir ? Non, puisque je n’éprouvais aucune gêne. Ce n’est qu’avant-hier, samedi, que cette possibilité de départ a surgi dans mon esprit sans toutefois que je fusse contrainte de l’examiner. Mais hier, M.  d’Orsacq m’y obligeait, et tout de suite, je sentis la menace du danger… Le soir vint. On sortit dans le parc. Tu te rappelles, Bernard, je t’ai prié de nous accompagner. Au bord de la rivière, il resta seul avec moi, puis m’entraîna dans l’ancien pigeonnier où Boisgenêt allait nous rejoindre, puis me força, en me tenant par le poignet et en dominant ma volonté, à venir dans cette pièce. J’étais exaspérée. Je me raidissais contre son influence… Et je lui dis ma résolution inflexible de partir. Alors, il essaya de me prendre dans ses bras… Il y eut lutte entre nous… Je me dégageai, et tombai dans ce fauteuil en pleurant. C’est tout. »

Christiane hésita. Un afflux de sang colorait son visage. En dire davantage, c’était peut-être montrer à nu les parties les plus secrètes de son âme. Elle reprit :

« C’est tout. Cela ne dura pas plus de trente ou quarante secondes. Il faut considérer que l’on me poursuivait depuis des heures… que j’étais épuisée par la lutte et que je craignais un scandale. Ah ! Bernard, je te le jure. Mais ne riez donc pas, vous ! s’écria-t-elle en avançant de nouveau vers Jean d’Orsacq avec ses poings serrés et une expression impitoyable. Ne riez pas ! Vous le savez bien, que j’étais aussi loin de vous que je le suis maintenant. Déjà, d’ailleurs, vous cherchiez une autre voie pour m’atteindre. Et déjà vous étiez conduit, sans le savoir, vers l’acte que vous avez commis. »

D’Orsacq la regarda sans baisser la tête. Il ne riait plus. Elle le quitta des yeux, et, s’adressant à M.  Rousselain :

« Monsieur le Juge d’instruction, trois obstacles le séparaient de moi : Mme  d’Orsacq, mon mari et ma volonté. S’il avait cru à l’effondrement de ma volonté, il n’aurait pas frappé sa femme, et, plus tard, il n’aurait pas tenté de perdre mon mari. Mais il n’y a pas cru. Une demi-minute d’étourdissement, ce n’est tout de même pas une défaillance. Non, il n’y a pas cru. Déjà, comme je viens de le dire, d’autres choses se produisaient, et, tout en restant, au fond de lui, en plein délire, il apparut soudain raisonnable, presque grave, songeur en tout cas. Que se passait-il ? Ceci, simplement M.  d’Orsacq apprenait que l’on avait aperçu Mme  d’Orsacq, seule, sous la pluie, et qui franchissait le vieux pont, glissant et vermoulu, de la cascade. »

L’insinuation était effroyable. M.  Rousselain en frissonna. Cependant, elle ne provoqua en M.  d’Orsacq aucune réaction. Étrange confrontation des trois acteurs du drame. Il semblait qu’entre eux la force d’attaque ou de riposte était épuisée. L’inexorable Christiane, que rien ne pouvait plus arrêter, parlait sans emportement et paraissait poursuivre, plutôt qu’un réquisitoire, une démonstration irréfutable par sa logique et sa netteté.

« C’est là, pour la première fois, dit-elle, que, à son insu, s’est glissée l’idée, encore informe, de la libération possible. Un hasard, un pied qui trébuche, une planche qui cède, et tout est fini. Dès lors, il fallait me remettre en confiance. Il s’apaisa. Jeté inconsciemment dans ce vertige des idées mauvaises auxquelles un homme de sa nature ne sait pas résister, il attendit. Et il advint que tous les événements semblèrent faire pencher le destin de ce côté. On sut que Mme  d’Orsacq se trouvait dans sa chambre. On sut qu’elle s’y trouvait tandis que l’homme ouvrait le coffre-fort de cette pièce. Et l’on évoqua aussitôt la rencontre, la lutte, le meurtre peut-être. Vous voyez, monsieur le Juge d’instruction, comme l’esprit de M.  d’Orsacq se fixait, malgré lui, sur une idée obsédante contre laquelle il se débattait. Il n’espérait pas, mais la vision s’imposait. La supposition devenait une réalité.

« Et c’est ainsi que la chose s’effectua et qu’elle s’effectua dans des conditions qui devaient rendre ce drame incompréhensible. Lorsque M.  d’Orsacq fit les premiers pas vers l’escalier, nous étions tous persuadés que, s’il trouvait ouverte la porte du boudoir, c’est que Mme  d’Orsacq avait été tuée depuis une heure. Or, elle vivait !

« Oui, elle vivait. L’agression que nous avions imaginée n’avait pas encore eu lieu. C’est alors seulement qu’elle se produisit. Elle se produisit à cette seconde-là, et pas avant. Quand le crime fut découvert, comment aurions-nous pu imaginer qu’il se commettait… sous nos yeux ? »

La voix de Christiane s’était ralentie. Elle paraissait n’avoir plus d’énergie pour continuer. Ses paroles se prolongèrent dans un silence terrifiant.

Ce fut Boisgenêt qui le rompit. Il scanda fortement, martelant ses mots de gestes saccadés :

« Tout cela est faux. J’étais là… J’aurais bien vu !

— Vous auriez pu ne pas voir le geste, s’il a été accompli une seconde avant, rectifia M.  Rousselain.

— Mais nous sommes entrés ensemble, et Mme  d’Orsacq, déjà frappée, était morte.

— Comment le savez-vous ?

— Ses mains étaient froides. Je jure…

— Ne jure pas, Boisgenêt, dit Jean d’Orsacq.

Il était venu s’asseoir sur un fauteuil près de la table. Un instant, il se cacha la figure entre ses mains, comme s’il ne voulait pas qu’on en aperçût l’atroce convulsion. Et, de fait, il réapparut avec un masque dur, contracté, que rien ne pouvait plus altérer davantage, ni pacifier.

Allait-il se résoudre à l’aveu ? ou bien opposer un démenti ? ou bien argumenter ? Si solide que fût l’enchaînement des faits présentés par Christiane, tout restait, au fond, dans le domaine de l’hypothèse… De preuves matérielles, de preuves judiciaires, aucune. C’était une formule psychologique, l’exposition des états d’esprit par lesquels avait dû, très probablement, passer Jean d’Orsacq. Mais rien ne laissait prévoir qu’une enquête plus serrée aboutirait à des résultats plus formels. Jusqu’à la dernière minute, la solution dépendait de la position qu’il allait prendre. Quelle angoisse serra le cœur de M.  Rousselain ! Bernard et Christiane semblaient harassés. Boisgenêt avait saisi son ami aux épaules et fixait ses yeux sur lui, comme pour lui imposer sa volonté de silence.

« Monsieur le Juge d’instruction, dit Jean d’Orsacq, du premier mot jusqu’au dernier, l’accusation de Mme  Debrioux est véridique. Je ne sais pas pourquoi je lutte, pourquoi je me défends et pourquoi j’attaque depuis ce matin. En tuant ma pauvre femme, je me suis tué moi-même… Seulement, n’est-ce pas… on espère toujours quelque miracle et on se rattache à toutes les branches, alors qu’on sait que tout est fini. Un instant j’ai pu croire à quelque chose, tantôt… Mme  Debrioux avait l’air plus doux, plus proche… Peut-être l’avenir pourrait-il réparer un peu du passé maudit. Elle seule aurait pu me sauver… Mais elle se jouait de moi et me tendait un piège. Alors à quoi bon ? J’ai senti sa haine tout à l’heure, à un tel point que l’aveu est une délivrance pour moi. »

Elle murmura :

« Je n’ai aucune haine contre vous. »

— Dites que vous n’en avez plus parce que je suis vaincu et que votre mari est sauvé…

Après un moment de silence, il reprit d’une voix sourde, où il n’y avait même pas d’émotion, même pas de tristesse, rien qu’un accablement sans bornes :

« Je l’ai trop aimée. Et je le lui cachais en partie… sans quoi elle m’aurait chassé… Mme  d’Orsacq a tout deviné, elle, et c’est pourquoi, sans aucun doute, elle a eu peur et m’a trahi… Et puis, non, ce n’est pas de la trahison. Je me rends compte maintenant de toute la vérité. Ma pauvre Lucienne m’aimait à sa manière, mais avec une affection soupçonneuse. Elle devait m’épier dans l’ombre et surveiller ma vie privée, et elle avait pour cela des espions qui fouillaient dans mes papiers à Paris. J’en ai connu un. Il y a quelques semaines, il est venu ici, un soir où elle croyait que je ne serais pas là. Il est venu évidemment pour recevoir des ordres, peut-être pour prendre les titres. Elle lui avait donné toutes les clefs du château, et elle lui aurait donné celles du coffre-fort… Elle devait collectionner toutes les clefs en double… une manie. Et, après cet individu, c’est Gustave qui fut son agent secret… Oui, elle devait craindre mon départ, et elle n’a pas voulu que Mme  Debrioux fût ruinée, croyant sans doute que mon action serait bien forte sur une femme ruinée.

Il parlait de plus en plus bas, au point qu’on pouvait à peine l’entendre.

— Elle avait raison d’avoir peur… J’aimais Christiane comme un fou… comme on n’a pas le droit d’aimer… Hier, quand j’ai cru à ma victoire sur elle, j’ai perdu la tête. Étais-je réellement victorieux ? Oui, je le crois… Elle a faibli. Mais elle s’est reprise aussitôt… Et alors… alors comment consentirait-elle jamais ? La reverrais-je ? Jamais je n’ai souffert ainsi… Et voilà que, dans ce même temps où ma raison m’échappait, voilà que, peu à peu, il me semblait, et il nous semblait à tous, que ma femme s’enfonçait dans les ténèbres… qu’elle s’éloignait de la vie… jusqu’à n’être plus, peut-être.

Il redressa son buste qui s’inclinait, et il enfla la voix.

» Il y a une chose qu’on vous a dite, et à laquelle je vous demande de croire, monsieur le Juge d’instruction… et vous tous aussi, qui m’écoutez. C’est que, jamais l’idée du crime ne m’avait effleuré. Jamais je n’aurais admis ma libération à ce prix-là. En montant cet escalier, je souhaitais, oh ! avec quelle sincérité, trouver ma femme vivante. Mais tout de même… tout de même, il y avait en moi l’affreuse vision de la mort, associée à ma passion. Alors, quand je l’ai vue vivante, me regardant avec des yeux effrayés, alors… alors… aveuglément, de tout mon instinct, je me suis rué contre l’obstacle qui se dressait une nouvelle fois devant mon bonheur. Comment l’ai-je pu ?… Je ne sais pas… cela a duré une seconde de fureur et de folie… J’ai sombré dans un abîme. Quand j’ai vu clair, l’acte était accompli. Est-ce possible ? Est-ce possible que j’aie tué ?… On peut donc agir à son insu… contre sa volonté ?… »

Il se tut. Aucun des muscles de son visage ne tressaillait. Il se livrait sans réticence ni réserve. Rien ne lui importait plus.

Et l’on sentait l’absolue, la profonde vérité de son explication. Réellement l’acte lui avait échappé des mains. Il avait tué sans le vouloir, sans le savoir, en dehors de lui et de sa conscience.

M.  Rousselain se pencha vers le substitut pour se mettre d’accord avec lui sur la décision à prendre. Puis il alla vers la porte et s’entretint avec le brigadier de gendarmerie.

L’entrée de celui-ci réveilla d’Orsacq de sa torpeur. Il considéra le brigadier qui approchait, et se rendit compte de ce qui allait se passer.

— Un instant, monsieur le Juge d’instruction, dit-il doucement.

» Comme c’est moi qui avait détourné l’argent qui était dans ce coffre, je vous prierai de le laisser à Bernard Debrioux qui en est le véritable propriétaire, et peut-être trouverez-vous juste de lui assurer une indemnité égale à titre de dommages-intérêts pour le tort que je lui ai causé.

— Je n’accepte pas un sou, déclara Bernard.

— C’est donc que tu ne me pardonnes pas.

— Si, affirma l’autre spontanément… et il lui tendit la main.

— Un mot encore, le dernier. Je demande que l’arrestation ait lieu près de l’endroit où j’ai frappé, au pied du lit où dort ma pauvre femme. Ce sera le pardon et l’adieu… »

M.  Rousselain hésita, puis fit signe au brigadier d’accompagner d’Orsacq. Lui-même, d’ailleurs, et le substitut se disposèrent à les suivre.

Jean d’Orsacq monta lentement les premières marches, comme il avait fait la veille au soir, si peu d’heures auparavant !

Mais il n’était pas à moitié de l’escalier qu’il bondit, atteignit le boudoir en quelques enjambées et disparut. Les magistrats et Boisgenêt, devinant le dénouement, se précipitèrent.

Trop tard. Une détonation retentit. Quand ils arrivèrent dans la chambre de la morte, d’Orsacq gisait sur le tapis, son revolver en main.

Quelques soubresauts. Il ne bougea plus.

Ils firent tous le signe de la croix. Bernard et Christiane s’agenouillèrent.

— Je le veillerai, cette nuit… déclara Christiane.

Son mari lui baisa le front.

— Tout ce que tu décideras, je l’approuve d’avance.

Elle ferma les yeux du mort, saisit le chapelet rouge qu’il tenait de sa main libre, et murmura :

— Je le mettrai dans son cercueil.