Le Charme de l’Histoire/10

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Alphonse Picard et Fils, Éditeurs (p. 315-334).

DENYS COCHIN
Fondateur des Salles d’Asile[1]




Les hautes préoccupations de l’Histoire, l’étude des grands événements politiques qui ont décidé la destinée des nations ne doivent pas nous faire négliger des faits d’un ordre plus modeste qui ont exercé une influence heureuse sur le sort des hommes, et je ne sortirai pas du cadre de nos travaux en entretenant la Société des Études historiques du philanthrope pieux et sympathique qui a attaché son nom à la fondation des Salles d’Asile en France.

Il y a en effet des hommes dont le souvenir se résume dans une institution. Denys Cochin a abordé successivement la médecine, le barreau, les affaires municipales, les questions économiques et même la politique, car il fut député, ce philanthrope à qui la reine Marie-Amélie disait un jour : « Vous, député, Monsieur Cochin ! La politique n’est pas le pays des bonnes actions ». La rectitude de son jugement, son intelligence et son activité ont permis à son fils de dire de lui avec justice : « Partout où il passa, il laissa sa trace ». Et cependant, à la distance de quelques années, cette trace s’efface ; elle se confond avec celle de tant d’autres hommes distingués et oubliés, qui, eux aussi, ont été jurisconsultes, ou économistes, ou philanthropes. Mais un jour, en s’occupant des familles ouvrières, en se demandant ce que deviennent les pauvres petits enfants pendant que le père et la mère, chacun de son côté, travaillent loin du logis, Denys Cochin a organisé la Salle d’Asile ; voilà ce qui assure à son nom la reconnaissance de la postérité.

Il appartenait à une de ces vieilles familles bourgeoises qui n’ont jamais été rares à Paris, où les générations se transmettent religieusement un patrimoine de vertu et d’honneur, et qui passent inaperçues des observateurs superficiels, parce qu’elles ne sont jamais mêlées à ce qui fait du bruit. Depuis saint Louis la famille Cochin avait compté des hommes distingués au barreau, dans les arts, dans le clergé ; la piété, le travail, la charité, le dévouement à la chose publique y étaient héréditaires. Ces traditions invitaient Denys Cochin à s’occuper des pauvres ; ses sentiments personnels l’y portaient ; un grand deuil hâta et décida sa vocation. Jeune encore il eut le malheur de perdre sa femme, la mère d’Augustin Cochin. Les grandes douleurs, comme les grandes joies, ouvrent le cœur à la compassion ; mais les bonheurs sont trop courts pour laisser une empreinte profonde ; les peines durent plus longtemps, et ce sont elles qui inspirent les longs dévouements. Cochin sentit que son deuil durerait toute sa vie, et, renonçant à sa carrière, il se voua désormais à l’amélioration du sort des classes déshéritées, de celles pour qui la vie est matériellement si difficile, et qui ont besoin d’être aidées par les classes déjà parvenues à l’instruction et à l’aisance. Les pauvres, et parmi les pauvres les enfants, voilà quels furent dès lors les objets de sa sollicitude.

Mais il ne tarda pas à comprendre que le meilleur moyen d’assister les pauvres n’est pas d’attendre qu’ils soient tombés dans la misère. Membre du bureau de bienfaisance de l’arrondissement de Paris qui à cette époque comptait le plus grand nombre d’indigents, l’arrondissement des Gobelins, il constata l’inefficacité et le danger des secours tels que les distribuent trop souvent la routine inintelligente et l’indifférence lassée. « Il faut, disait-il, guérir la pauvreté comme on guérit la maladie, et non pas l’entretenir comme un état permanent par une alimentation périodique et imprudemment accordée… Les distributions d’aumônes sans condition de travail peuvent devenir de tous les secours les plus corrupteurs, les plus dangereux pour la morale et pour la paix publique »[2]. Plus tard, il exprimera plus énergiquement encore la même pensée, et, flétrissant ces secours publics « qui accoutument les citoyens, au lieu de vivre par le travail et de payer l’impôt, à vivre de l’impôt et à menacer la tranquillité de ceux qui le paient », il ajoutera ces paroles sévères : « Les dépositaires de l’autorité devraient savoir que lorsqu’on se mêle d’influer sur le sort des hommes en créant des secours publics, il faut agir gravement pour ne rien compromettre »[3]. Donner le secours sous forme de travail et de salaire, s’attacher surtout à prévenir l’indigence, tel fut le but de ses efforts.

Un fait bien ordinaire, devant lequel d’autres, rendus indifférents par l’habitude, auraient passé sans même le remarquer, devint pour lui l’occasion d’appliquer ces principes. Un jour il rencontra dans le Luxembourg trois tout petits enfants déguenillés qui semblaient abandonnés. Il les interrogea. Les malheureux n’avaient plus de mère. Leur père était employé, comme manœuvre, à ratisser les allées ; pour ne pas enfermer les enfants seuls au logis, il les emmenait avec lui et les laissait vaguer dans le jardin toute la journée, livrés à eux-mêmes, et mendiant pour ne pas mourir de faim. Était-ce par l’aumône, était-ce même par l’assistance en travail que l’on pouvait porter remède à de semblables misères, préserver ces pauvres petits et donner à leur père la sécurité ? Combien d’enfants dans la classe ouvrière sont ainsi, suivant l’expression d’un rapport américain, « enfermés dans le logis en hiver, enfermés hors du logis en été », toujours exposés à mille périls, et souvent, par leur seule présence, condamnant leurs parents à la douloureuse nécessité de solliciter ou tout au moins de subir l’aumône !

Cochin n’était pas homme à se contenter de gémir sur le mal ; il chercha le remède ; il voulut l’appliquer lui-même. Il loua deux chambres rue des Gobelins (1826) ; il y réunit quelques petits enfants livrés à eux-mêmes comme ceux qu’il avait vus au Luxembourg, puis il vint chaque jour passer plusieurs heures au milieu d’eux, surveillant les soins qu’il leur faisait donner, et cherchant pour eux une méthode appropriée à leur âge. Quelques exercices pour satisfaire leur besoin de mouvement ; des leçons de choses pour éveiller leur attention sans la fatiguer ; quelques prières pour développer dans leur âme l’instinct du bien et pour donner une base à la morale ; voilà ce qu’il établit dans son essai d’asile, ce qui fait encore aujourd’hui le fond de tous les systèmes inspirés par l’étude éclairée de la pédagogie.

Pendant que Cochin, guidé par son seul amour pour les pauvres, faisait cette expérience, d’autres personnes à Paris étaient préoccupées de la même question. M. de Gerando avait retrouvé en Angleterre les Infants schools, imitation heureuse des anciennes salles d’asile d’Oberlin et de Mme  de Pastoret, et il avait formé un Comité pour étudier les moyens de ramener en France cette institution, d’origine française, qui réussissait si bien de l’autre côté de la Manche. La passion du bien, comme toute autre passion, amène à se rapprocher les hommes qui en sont également animés ; mais elle a ce mérite particulier que, du moins lorsqu’elle est sincère, elle ne les divise pas par des rivalités. Denys Cochin se mit en rapport avec le Comité de M. de Gerando et aussitôt il en devint l’âme. Il décida Mme  Millet à aller en Angleterre étudier les Infants schools ; il y a alla lui-même, puis il organisa rue des Martyrs une véritable salle d’asile destinée surtout dans sa pensée à contrôler par l’expérience les procédés Anglais, à les approprier aux habitudes de la population Française, et à prouver que l’institution était susceptible de vivre en France.

L’expérience faite, il présenta au Préfet de la Seine le plan d’un établissement primaire complet, où la salle d’asile avait sa place à côté de l’école ; c’était ce que l’on appelle aujourd’hui un Groupe scolaire. Le Préfet répondit que ce rêve d’un homme de bien était irréalisable ; que d’ailleurs, si l’on créait à Paris un établissement de ce genre il en faudrait bientôt au moins vingt, ce qui entraînerait, pour la seule construction des locaux, une dépense inadmissible de cinq millions.

Denys Cochin ne se découragea pas ; il résolut de faire lui-même l’essai de cette institution que l’autorité officielle déclarait impraticable, mais que son intelligence jugeait possible et sa philanthropie nécessaire.

Il s’associa avec des entrepreneurs et obtint d’eux qu’ils construiraient, à frais communs, mais sous sa responsabilité, un établissement dont il donna le plan et qui pourrait recevoir mille enfants de deux à quatorze ans ; il leur laissa à dessein une part indivise de la propriété, pour qu’ils eussent intérêt à bien construire. Trois mois et dix-sept jours après la pose de la première pierre, la maison de la rue Saint-Hippolyte était ouverte et quatre cent vingt enfants de tous les âges prenaient place dans les diverses classes. L’année suivante les enfants étaient au nombre de mille, le Préfet de la Seine ouvrait les yeux, et la ville de Paris se décidait à acheter le bâtiment, qu’on lui abandonna à prix coûtant. Cochin raconte dans son Manuel des Salles d’Asile l’histoire de cette fondation, et il termine son récit en adressant aux personnes qui pourraient être tentées d’imiter sa charité cet avis douloureux qui atteste une amère et profonde expérience du cœur humain :

« Peu de personnes pensent qu’on puisse faire le bien pour le bonheur de le faire et pour répandre sur son existence le délicieux sentiment d’une bonne et grande action. Les personnes injustes, malignes ou superficielles, ne manquent pas d’empoisonner les meilleures intentions, lorsque la puissance des chiffres ne les réduit pas au silence. Les fondateurs qui voudront éviter de voir calomnier leurs vues bienfaisantes devront donc calculer généreusement la proportion de leur largesse, pour qu’elle soit évidente à tous les yeux ». — « Pour moi, après avoir procuré une grande économie à la ville de Paris ; après avoir passé des années en voyages, en études et en soins quotidiens pour importer dans cette ville des Établissements qui y étaient imparfaitement ébauchés ; après avoir, pour ainsi dire, créé une méthode d’enseignement pour les Asiles et fondé le premier collège royal d’instruction primaire qui ait été organisé en France, j’ai cru devoir ajouter à tous ces sacrifices une donation de mobilier et d’autres valeurs s’élevant à 2,006 fr. 72, pour qu’il fût notoire qu’aucun esprit de spéculation ne m’avait dirigé dans cette entreprise »[4].

Quels cruels mécomptes laissent deviner ces lignes, piquant commentaire du triste proverbe belge : « Ne faites pas de bien, on ne vous fera pas de mal ». Mais les amertumes ne découragent pas les âmes généreuses[5], et d’ailleurs les sacrifices de Cochin n’avaient pas été stériles ; l’institution des Salles d’asile était désormais fondée en France.

Peu de temps après fut promulguée la grande loi de 1833 sur l’instruction primaire. Cochin saisit cette occasion pour expliquer que la Salle d’asile est le complément naturel de l’école, et pour fixer définitivement le caractère qu’il voulait donner à son œuvre. Son Manuel des Fondateurs et des Directeurs de Salles d’asile, ouvrage remarquable d’un esprit philosophique et pratique qui sait voir à la fois le but et le chemin, résume les résultats de l’expérience déjà acquise, prévoit, discute et résout toutes les questions. Ce livre présente encore aujourd’hui un véritable intérêt ; il permet de mesurer la route parcourue depuis 1833, et de comparer les préoccupations qui régnaient à cette époque avec celles qui dominent aujourd’hui.

Nous sommes étonnés, par exemple, de voir avec quelle insistance Cochin se croit obligé de démontrer l’importance du rôle des femmes dans les salles d’asile, et avec quelle timidité il se contente de demander qu’on leur laisse au moins une part dans la direction de ces établissements ; nous apprenons avec surprise que la première salle d’asile a été confiée par lui à un homme. Il eut d’ailleurs la main heureuse ; M. de Kerguidu rendit à l’institution naissante des services aussi précieux que Buchanan en Écosse ; c’est lui qui organisa cette petite discipline, gràce à laquelle une seule maîtresse peut diriger un grand nombre d’enfants.

Ailleurs, nous voyons Cochin développer à plusieurs reprises l’idée que les salles d’asile peuvent être utiles, non seulement pour les familles ouvrières, mais aussi pour les familles aisées ou même riches.

« Les enfants, dit-il, seraient là moins gâtés que chez eux ; ils y trouveraient des soins hygiéniques mieux entendus et des maîtres présentant plus de garanties que des bonnes insuffisamment surveillées ». Les inventeurs ont ceci de commun avec les auteurs et avec tous les pères qu’ils soit facilement portés à exagérer les mérites de leur création, et cinquante années d’expérience paraissent avoir condamné sur ce point la pensée de Cochin. Ne nous hâtons pas cependant de lui donner définitivement tort. Je lisais dernièrement dans un rapport adressé à notre ministre de l’instruction publique, à la suite cl’une mission officielle, qu’aux États-Unis un grand nombre de Jardins d’enfants sont destinés aux familles aisées ; à Boston seulement, il y en a douze de ce genre sur une quarantaine d’établissements qui existent dans la ville ou dans la banlieue[6]. Et, sans même traverser l’Atlantique, ne voyons-nous pas à Paris, depuis quelques années, s’établir des maisons spéciales où les mères les plus tendres envoient leurs babies, à peine âgés de quatre ou cinq ans. Là, ces petits diables qui, dans l’appartement, étaient insupportables et désobéissants, parce qu’ils y manquaient d’air, d’espace et de camarades, deviennent heureux, bien portants et sages ; par surcroît, l’émulation vient s’emparer d’eux ; ils veulent apprendre, pour faire comme les autres. Voilà bien la salle d’asile pour les riches, telle que la rêvait, disons mieux, telle que la prévoyait Denys Cochin.

Un autre point mérite aussi notre attention. Cochin définissait ses établissements « des salles d’hospitalité et d’éducation en faveur du premier âge ». Il ajoutait que « de ces deux bienfaits, l’hospitalité est sans contredit le plus précieux ». Cependant nous remarquons que, dans l’ensemble de son Manuel, il insistait beaucoup plus sur l’éducation et l’enseignement que sur l’hospitalité. C’est qu’il écrivait pour son temps. À cette époque c’était l’enseignement qu’il redoutait de voir négliger. Le soin de pourvoir à l’instruction de l’enfance paraissait alors moins un devoir social vis-à-vis de l’ensemble de la classe ouvrière qu’une œuvre d’assistance vis-à-vis des pauvres qui n’auraient pas pu payer l’écolage. La plupart des écoles publiques étaient soutenues par les hospices ou les bureaux de bienfaisance ; on les désignait sous le nom d’Écoles de charité. Lorsque les Salles d’asile furent créées, elles furent considérées il plus forte raison comme rentrant dans les attributions des bureaux de bienfaisance. En effet, en gardant les enfants, elles donnaient aux parents le moyen de gagner leur vie au lieu de demander des secours. À Paris, ce fut le Conseil général des hospices, et non la Ville, qui se chargea de les créer, et de faire face à la dépense. La dénomination de Salles d’asile, qui fut alors adoptée, répondait à cette idée. Cochin ne l’avait acceptée qu’à regret, parce que, disait-il, « elle ne présente pas assez nettement l’idée de l’éducation préparatoire que les enfants reçoivent accessoirement à l’hospitalité ». Il pouvait donc craindre que l’éducation, sacrifiée dans le nom, fût bientôt négligée dans le fait, et que les Salles d’asile, entretenues sur le budget des pauvres, administrées par des hommes que leurs habitudes portaient à s’occuper d’assistance plutôt que d’enseignement, fussent transformées en simples garderies ?

S’il vivait aujourd’hui, peut-être aurait-il une préoccupation bien différente. Les progrès de l’industrie, l’étude des questions sociales ont développé les idées dont la loi de 1833 était déjà l’expression, et ont mis en relief, avec l’importance de l’instruction primaire, la nécessité de l’intervention de l’État. Les Salles d’asile, depuis longtemps enlevées aux établissements de bienfaisance, sont devenues des Écoles maternelles, et cette fois encore la dénomination officielle est le signe de l’esprit de l’époque. Les autorités universitaires ne seront-elles pas tentées à leur tour de négliger, dans la double mission des salles d’asile, celle qui rentre le moins dans leurs préoccupations habituelles, celle que Cochin appelait l’hospitalité, et qu’il jugeait la plus importante ? Déjà nous voyons, non sans quelque inquiétude, se manifester cette disposition nouvelle. Certains documents recommandent de ne pas admettre dans les Écoles maternelles les enfants au-dessous de quatre ans ou même quatre ans et demi, par ce motif que « plus bas, l’enfant n’est décidément pas, si l’on peut ainsi dire, matière scolaire. Il appartient à sa mère… »[7]. Le ministre de l’instruction publique lui-même dans ses circulaires[8], combat la tendance « à multiplier inconsidérément les Écoles maternelles[9], au lieu de se borner à établir des Classes enfantines »[10], et il prescrit non seulement de ne pas créer, mais de ne pas maintenir les établissements « qui ne reçoivent qu’un petit nombre d’enfants, la plupart au-dessous de quatre ans, et qui rendent si peu de services » à l’instruction publique.

Avons-nous besoin de dire que les Inspectrices générales des Salles d’asile luttent contre ces doctrines ; elles sont femmes ; elles comprennent les besoins des mères et ceux des enfants. Elles savent que trop souvent la mère est forcée de travailler pour gagner sa vie ; qu’alors l’enfant, exposé à mille dangers, reste seul dans le logis vide ou dans la rue ; elles savent aussi, ce qu’oublient peut-être les universitaires, qu’avant même de devenir matière scolaire et d’avoir besoin de l’instruction, l’enfant a besoin de soins matériels et moraux, d’un commencement d’éducation ; il y a en lui un futur citoyen dont il ne faut pas livrer la santé et la vie aux périls de l’abandon, il y a une âme qu’il ne faut pas laisser s’atrophier.

Si les idées que depuis quelque temps nous voyons poindre viennent à prédominer ; si ce n’est plus « qu’à contre-cœur n que les autorités scolaires « se résignent à ouvrir les portes des Écoles maternelles à des enfants de deux à quatre ans »[11], il faudra vraiment dans quelques années recommencer l’œuvre d’Oberlin, de Mme  de Pastoret, de Denys Cochin, et inventer de nouveau les Salles d’asile.

Tandis que je suivais pas à pas les phases diverses de l’œuvre à laquelle Denys Cochin a attaché son nom, que je voyais ses débuts humbles et contestés, que j’admirais combien il faut de patience et de sacrifices pour faire accepter une institution qui doit un jour être bénie de tous, ma pensée se reportait involontairement sur un autre homme de bien dont le caractère et la carrière offrent avec ceux de Cochin plus d’un point de ressemblance, et qui, quelques années plus tard, s’avançant plus loin dans la même voie, a complété la Salle d’asile en fondant la Crèche. Comme Denys Cochin, Firmin Marbeau avait de bonne heure quitté les travaux du jurisconsulte pour se livrer à l’étude de l’économie sociale et pour se consacrer à l’amélioration du sort des classes souffrantes ; comme lui il s’attacha à « substituer le travail à l’aumône »[12], et il porta ses principaux efforts sur l’enfance, afin de conserver à la patrie des citoyens robustes, honnêtes et religieux. Son œuvre eut le sort de toute chose nouvelle : il vit les crèches accueillies avec faveur tant que les éloges qu’on leur adressait pouvaient paraître la critique de ce qui existait avant elles, puis combattues avec animosité aussitôt qu’elles menacèrent de devenir à leur tour une des institutions du pays. Il dut soutenir de longues luttes pour prouver qu’en donnant à l’ouvrière qui vit de son travail le moyen de ne pas envoyer son enfant en nourrice, la crèche ne brise pas le lien maternel ; qu’en soignant l’enfant pendant toute la journée elle ne compromet pas sa santé. Firmin Marbeau réussit, comme Denys Cochin, à transformer une œuvre précaire et isolée en une institution durable, et il réussit par les mêmes qualités : l’esprit d’organisation qui sait prévoir, la persévérance infatigable que ne rebute aucune épreuve, le détachement absolu de sa personne. À partir du jour où il a entrevu son œuvre, il s’y consacre tout entier et semble désormais ne plus vivre que pour elle. Il ne néglige pas cependant les autres aspects de la vie sociale ; il sait que les choses humaines s’enchaînent, et que tout esprit qui s’isole se diminue ; mais il rapporte à son œuvre tout ce qu’il observe, tout ce qu’il apprend. Il s’incarne en elle, de telle sorte que si plus tard on veut parler de lui, ce sera, comme pour Denys Cochin, son œuvre plus que sa personne qu’il faudra raconter. C’est ainsi du reste que l’un et l’autre eussent eux-mêmes désiré que l’on écrivit leur histoire. Bien différents des habiles qui ne cherchent dans tous les incidents de la vie que l’occasion de faire valoir leur personnalité, eux s’oublient et s’effacent, et tout entiers à leur but humanitaire, ils lui sacrifient sans arrière-pensée leur amour-propre comme leur intérêt. S’ils éprouvent parfois un regret et un étonnement, c’est quand ils se heurtent à des gens qui, par jalousie contre leur personne, cherchent à entraver une œuvre utile à l’humanité : âmes incapables de comprendre leur passion désintéressée pour le bien parce qu’elles ne seraient pas capables de la ressentir ! Ils ne se plaignent pas, d’ailleurs, de la destinée qu’ils ont choisie ; ils obtiennent la seule récompense réservée à l’homme qui consacre sa vie à son prochain : la satisfaction de la conscience. C’est l’un des bonheurs les plus doux qu’il nous soit donné d’espérer sur cette terre ; c’est aussi l’un des plus faciles et des plus sûrs, car il ne dépend que de nous ; on se sent heureux quand on a fait du bien.

Un jour, le grand-oncle de Denys Cochin, le fondateur de l’hôpital qui, malgré nos révolutions, porte encore le nom de cette famille bienfaisante, allait à son église Saint-Jacques-du-Haut-Pas faire un sermon de charité. Il est arrêté par une vieille mendiante, de lui bien connue. « Je n’ai plus rien, lui dit-il, j’ai tout donné ». — « Mais, Monsieur le Curé, les boucles d’argent de vos souliers me suffiraient pour acheter du pain pendant plusieurs jours ». — « Vous avez raison », dit le saint prêtre, qui se baisse et détache ses boucles d’argent. Mais une réflexion lui vient : « Si je vous les donne, on croira peut-être que vous les avez volées ! Venez avec moi ». — Il conduit la mendiante chez un bijoutier, vend lui-même ses boucles et lui en remet le prix. Puis il se rappelle ses paroissiens qui l’attendent. Il se hâte, monte en chaire, et, pour excuser son retard, raconte ce qui vient de lui arriver. Ce jour-là il n’eut pas besoin de parler longtemps pour prêcher la charité, et il trouva dans sa bourse de quêteur plus de bijoux que de gros sous. Hé bien ! ce qu’il a éprouvé en ce moment, n’est-ce pas ce sentiment délicieux que nient, parce qu’ils l’ignorent, les malheureux qui ne se sont jamais occupés que d’eux-mêmes, n’est-ce pas le bonheur ? Et ces dames émues qui venaient de lui donner leur or et leurs bracelets pour ses pauvres, est-ce qu’elles aussi, pendant cet instant, n’avaient pas été heureuses ?

Ecoutez encore. J’ai prononcé tout à l’heure le nom de Mme  Iillet, cette femme intelligente et dévouée qui partagea avec Denys Cochin l’honneur d’organiser les premières Salles d’asile, et qui désormais se voua comme lui à cette œuvre. Un jour elle était en omnibus, courant d’un de ses établissements à l’autre. Un voisin la reconnaît, s’informe de sa santé, des nouvelles de sa famille, puis, continuant la conversation, il lui demande combien elle a d’enfants. — « Justement, répond-elle, j’ai fait mon compte ce matin : j’en ai 3,600 ! » Comme son interlocuteur, elle suivait sa pensée, et sa pensée était toute aux pauvres petits enfants que les Salles d’asile préservaient de l’abandon et de la misère ! Dans ce mot encore ne devinez-vous pas le bonheur ? Que nous cherchions le bonheur dans l’affection ou dans le dévouement, nous ne le trouverons, croyez-le, que dans ce qui nous arrache à nous-mêmes.

J’ai puisé ces deux anecdotes et la plupart des traits que je vous ai cités sur Denys Cochin dans un livre de notre confrère, M. Émile Gassot, qui semble avoir pris à tâche d’étudier les institutions utiles aux familles ouvrières et les personnages qui ont concouru à en doter notre pays. Un de ses premiers ouvrages était consacré à Mlle  Sauvan et aux Écoles de Paris ; l’Académie française lui a décerné un prix Monthyon. Celui-ci est intitulé : Les Salles d’Asile en France et leur fondateur : Denys Cochin. J’ai tenu à rappeler le nom de M. Gossot, parce qu’il est juste de l’associer aux noms qu’il nous a fait aimer. Écrire la vie d’un homme de bien, c’est aussi faire une bonne action, car c’est éveiller en nous le désir d’imiter sa vertu. Denys Cochin est un de ces modèles que chacun de nous devrait avoir toujours sous les yeux ; heureux qui peut dire avec vérité comme cet homme pieux et doux : « Ma vie ne sera jamais assez longue pour réaliser tout le bien que j’ai dans mon cœur ! »




  1. Revue de la Société des Études historiques, 1885.
  2. Rapport fait en 1828 au nom des douze bureaux de bienfaisance de Paris.
  3. Manuel des fondateurs de Salles d’Asile, p. 49.
  4. Manuel des Fondateurs de Salles d’Asile, p. 89.
  5. Il y a quelques années, la femme d’un grand industriel vint me demander des renseignements pour organiser une crèche dans l’usine de son mari. Elle en avait eu l’idée en constatant les services rendus par une crèche de Paris dont tous deux nous connaissions le fondateur. Incidemment elle me dit : « Je ne connais personne qui fasse autant de bien que lui, et personne qui ait été plus calomnié ». — « Comment ! vous savez cela, et vous avez le courage d’entreprendre une œuvre de bienfaisance ? » — « Oui. Je sais ce qui m’attend. Quand je viendrai à ma crèche on jettera de la houe sur ma voiture. Mais il faut faire le bien pour le bien, et non en vue de la reconnaissance ». — Quelques mois après, la crèche était construite ; c’était, et c’est encore une des mieux installées, des mieux tenues, des plus fréquentées des environs de Paris. Je demandai au directeur de l’usine si les familles dont l’œuvre soignait les enfants étaient reconnaissantes du bienfait qu’elles devaient à la charité de la fondatrice et aux sacrifices du patron. — « Oh ! la dernière fois que Mme  X… est venue voir sa crèche, on a jeté de la boue dans sa voiture ». — Il me répétait les paroles mêmes dont j’avais conservé le douloureux souvenir.
  6. Rapport de Mme  Loisillon, inspectrice générale des Salles d’asile.
    Les chiffres donnés dans ce rapport ne concordent pas complètement avec ceux de la statistique officielle du Bureau de l’éducation de Washington pour 1883.
  7. Dictionnaire de pédagogie et d’instruction publique, v° Écoles maternelles.
  8. Circulaire du 21 mai 1884.
  9. Enfants de deux ans à sept ans.
  10. Enfant de quatre ou cinq ans à sept ans.
  11. Dict. de Pédagogie, loc. cit.
  12. Des Crèches, ouvrage couronné par l’Académie française.