Le Chat du Neptune/1

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I

APPARITION DE TOM

C’était à bord du steamer Neptune.

Nous avions le cap sur le Havre, venant de New-York.

Un jour, au coucher du soleil, nous nous trouvions alors à 200 milles de la côte française (le mille marin, mes enfants, vaut 1,852 mètres ; calculez), le matelot en vigie signala :

— Navire à tribord !

À ce cri, tout le monde regarda par-dessus les bastingages, à la droite du Neptune.

À l’œil nu, il était difficile de rien distinguer sur l’immense surface circulaire, très houleuse, au centre de laquelle nous nous trouvions.

Mais, avec les lunettes, on voyait effectivement à tribord, c’est-à-dire sur notre droite, une masse sombre que les plus inexpérimentés des passagers, parmi lesquels je me hâte de me compter, n’auraient sans doute pas hésité à reconnaître du premier coup pour un bâtiment en détresse, tout comme le faisaient les plus petits mousses du Neptune, si cette lointaine masse noirâtre, qui semblait à chaque instant s’enfoncer pour jamais dans la mer, avait eu seulement un pauvre petit mât.

Mais il n’avait ni petit ni grand mât, le navire annoncé à tribord !

Il n’avait plus que des tronçons brisés qu’apercevaient seuls les yeux experts des marins.

Et c’était l’épave errante et déserte d’un brick désemparé que son équipage avait abandonné à son triste sort, à la suite de quelque tempête, cinq ou six jours auparavant.

Nous apprîmes cela, deux heures après la découverte du vaisseau perdu, de la bouche même d’un officier du Neptune que notre commandant, bien que sans grand espoir, avait aussitôt envoyé, avec un canot armé de tout ce qui est nécessaire en pareille expédition, pour s’assurer de l’état du bâtiment inconnu et pour recueillir les malheureux qu’il pouvait peut-être contenir encore.

— Alors, lieutenant, demanda un des passagers en plaisantant, il n’y avait pas un chat à bord ?

— Pardon, fit le lieutenant, pardon, cher monsieur, et c’est ce qu’il y a de plus fort : il y en avait un.

— Un chat ? Pas possible !

— Oui, un chat, messieurs ; CHAT, chat.

— En chair et en os ?

— Oh ! plutôt en os qu’en chair, la pauvre petite bête !

— Et comment l’avez-vous découvert ?

— Le malheureux, à moitié mort, s’était traîné sur le toit de la dunette, et, en nous voyant arriver, il s’est mis à miauler à fendre l’âme.


Le malheureux s’était traîné sur le toit de la dunette.

— Et qu’avez-vous fait ?

— Mais ce que vous auriez fait à ma place : je l’ai pris et amarré dans le canot, et je l’ai offert tout à l’heure au lieutenant Coquillard, qui se plaint toujours des rats. Pour le moment, il mange et il boit de façon à effrayer le chat de Gargantua lui-même, s’il vivait encore, messieurs ! — Nous l’avons appelé Tom, ajouta le lieutenant.

— Et c’est ainsi, à ce que fit remarquer quelqu’un, qui était très fort en mythologie, qu’un chat, qui aurait pu être fort maltraité par la déesse de la mer, fut sauvé par le dieu des ondes, son mari, et échappa à la colère d’Amphitrite, grâce à la bonté de Neptune.