Le Chat maigre/02

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Calmann-Lévy (p. 175-190).

II


Monsieur Alidor Sainte-Lucie, fils d’un riche négociant de Port-au-Prince, fit son droit à Paris et retourna à Haïti pour assister au sacre de Soulouque, couronné empereur sous le nom de Faustin Ier. Homme de couleur et riche, il avait tout à craindre de Sa Majesté noire. Il alla bravement au-devant du danger et se fit remarquer au palais impérial par son zèle à soutenir la politique noire du souverain. Nommé procureur général près la cour impériale de Port-au-Prince, il fit fusiller sans méchanceté quelques-uns de ses concitoyens. Il accepta de l’empereur le portefeuille de l’instruction publique et celui de la Marine ; mais, voyant croître dans l’ombre une opposition énergique, il prit un congé et alla faire une promenade en France.

De Paris, il s’associa par de chaleureuses lettres à la révolution qui mit fin aux gaietés sanglantes de l’empire noir, et revint à Haïti, pour se faire nommer membre de la Chambre des députés. Son premier acte dans l’assemblée fut de déposer un projet « tendant » à l’érection d’un monument expiatoire consacré aux mânes des victimes de la tyrannie. Il y avait quelques-unes de ces victimes auxquelles l’ancien procureur impérial devait bien un tombeau.

Le projet fut pris en considération, la proposition votée et le citoyen Alidor Sainte-Lucie nommé président de la commission chargée de faire exécuter cette œuvre nationale. Monsieur Alidor comprit tout le parti qu’il pouvait tirer de cette présidence. Pour peu qu’on fusillât dans l’île, il prenait son passeport et s’en allait demander aux artistes de Paris quelques projets de monument expiatoire. Il adorait Paris, à cause des petits théâtres et des cafés politiques. Après vingt ans, la commission artistique fonctionnait encore.

Monsieur Alidor Sainte-Lucie était alors un très beau mulâtre, colossal et souple. Portant bien sa large face cuivrée, il avait, malgré son nez épaté, une grande mine, surtout depuis que le sommet de son front, dégarni de cheveux, brillait comme un bronze clair. Sans daigner rien dissimuler de sa robuste vieillesse, il portait, taillée de près aux ciseaux, sa barbe grisonnante. Soigneux de sa personne, il aimait les gilets blancs et les escarpins vernis, et s’imprégnait de parfums à la fois capiteux et fades.

C’est ainsi parfumé, et sa puissante encolure bien prise dans une jaquette de coupe anglaise, qu’il se promenait de long en large dans sa chambre d’hôtel, en attendant le précepteur, tandis que son fils crayonnait des bonshommes sur une couverture de livre et que le garçon de service dressait près du feu une table de trois couverts.

Les meubles étaient encombrés par les maquettes, les esquisses, les ébauches, les photographies, les plans, les épures, les lavis et les devis du monument commémoratif des victimes de la tyrannie. Il y avait sur la console une petite pyramide de plâtre peint, couverte de palmes d’or, et sur le secrétaire une colonne de terre cuite surmontée d’une espèce de singe ailé, avec cette inscription sur le socle : Au Génie de la Liberté noire. Une photographie posée sur la cheminée, contre la glace, représentait une négresse debout devant un sarcophage sur lequel elle déposait un rouleau de papier portant ces simples mots : Commission artistique, Monsieur Sainte-Lucie président. Rien de plus.

À terre, une main de fonte à demi ouverte, une main géante sortait d’un rideau comme d’une manche à sa taille et portait au poing cette étiquette : Détail d’exécution. Projet 17. E. D.

Trois petits pains dorés reposaient sur les serviettes. Monsieur Sainte-Lucie regarda la pendule. Soit que la croûte des pains vernis au blanc d’œuf eût réveillé ses appétits, soit qu’il craignît d’attendre, ses yeux de velours, qui tout à l’heure coulaient avec une si douce lumière sous leurs paupières un peu tendues, jetèrent subitement une lueur fauve. Mais ils redevinrent caressants quand monsieur Godet-Laterrasse apparut sous la portière écartée par le garçon de service. On ne vit d’abord qu’un menton surmontant une longue pomme d’Adam échappée d’une cravate de cotonnade blanche : Monsieur Godet-Laterrasse saluait.

— Mon fils, Remi, dit monsieur Sainte-Lucie en présentant le jeune homme, qui, consentant à laisser un croquis inachevé, s’approcha avec un déhanchement paresseux.

C’était un beau garçon d’un teint olivâtre très pur. Il roulait des yeux ennuyés et semblait tendre au hasard sa grosse bouche sensuelle.

On se mit à table. Monsieur Sainte-Lucie était deux fois plus large que monsieur Godet-Laterrasse. Le mulâtre d’Haïti avait un teint chaud et doré qui semblait plus riche encore auprès de cette couleur de suie mal essuyée dont l’autre était barbouillé. Le mulâtre de Bourbon était chétif, fripé, crotté. Mais l’expression d’emphase naïve et d’orgueil enfantin empreinte sur son visage inspirait pour lui cette pitié sympathique qui s’attache aux chiens savants et aux génies malheureux.

L’affaire qui les réunissait fut traitée entre les rognons sautés et les petits pois au sucre. Monsieur Godet-Laterrasse provoqua les explications.

— Eh bien ! mon ami, dit-il à son futur élève, en lui tapant sur l’épaule, nous allons donc prendre nos grades dans la vieille Université ?

Monsieur Alidor, ainsi amorcé, dit en émiettant son pain avec nonchalance :

— Comme je vous l’ai écrit, mon cher Godet, et, par parenthèse, j’ai eu du mal à trouver votre adresse. C’est Brandt… Vous savez, Brandt, le tailleur, qui l’a découverte par le plus grand des hasards. Il vous cherchait aussi à ce qu’il paraît.

— C’est possible, dit monsieur Godet-Laterrasse, en faisant dans le vide le geste d’écarter quelque chose.

— Comme je vous l’ai écrit, je compte sur vous pour préparer ce gaillard-là au baccalauréat, et en faire un homme.

Monsieur Godet-Laterrasse redressa son buste contre le dossier de sa chaise, plaça son visage horizontalement et dit :

— Avant tout, mon cher Sainte-Lucie, je dois vous faire ma profession de foi. Je suis inébranlable sur les principes. Je suis l’homme de fer qu’on brise mais qu’on ne plie pas.

— Je sais, je sais, dit monsieur Sainte-Lucie en continuant d’émietter son pain.

— L’éducation que je donnerai à monsieur votre fils sera une éducation essentiellement libre.

— Je sais, je sais…

— C’est le baccalauréat civique que je ferai passer glorieusement à notre Remi. Je préparerai en lui moins encore le lauréat de l’Université que le législateur de la République haïtienne. Et que m’importe, à moi, cette vieille fée pédante qu’on nomme l’Université !

L’ancien ministre, homme éloquent mais pratique, lui fit signe du sourcil de ne pas parler ainsi devant son élève. Mais le précepteur libre, emporté par la sublimité de ses propres idées :

— L’Université, s’écria-t-il, c’est le monopole ! L’Université, c’est la routine ! L’Université, c’est l’ennemie ! Guerre à l’Université !

Puis, posant la main sur l’épaule du jeune mulâtre, plus indifférent que surpris :

— Mon ami, si je vous prépare au baccalauréat, je vous enseignerai les vérités primordiales. Et quand, au sortir de mes mains, vous vous présenterez en Sorbonne devant les examinateurs, vous serez leur juge encore plus qu’ils ne seront les vôtres. Vous pourrez dire aux Caro et aux Taillandier : « J’ai des principes et vous n’en avez pas. C’est un homme de fer, c’est Godet-Laterrasse qui a formé mon esprit. » Ah ! ils me connaîtront un jour, ces messieurs !

Pendant ce discours, le jeune Remi, très tranquille, tirait subrepticement du sucrier des morceaux de sucre qu’il fourrait dans ses poches.

Monsieur Alidor était naturellement enclin à goûter l’éloquence ; une semblable préparation au baccalauréat lui semblait belle, mais périlleuse. Fort entêté par caractère, il ne démordit pas de son idée de confier son fils au créole de Bourbon.

— Remi, dit-il, en tirant nonchalamment un louis de sa poche, va chercher des cigares en bas, et dis que c’est pour moi.

Resté seul avec son hôte, il émietta encore son pain et resta silencieux. Il avait une façon spéciale de se taire qui était mystérieuse et imposante. Puis, de sa voix douce d’homme fort, il représenta au futur précepteur qu’il s’agissait d’une préparation au baccalauréat, c’est-à-dire d’une entreprise essentiellement pratique, que les programmes devaient être suivis à la lettre, et qu’en somme il était question de grec et de latin bien plus que de vérités primordiales.

— Parfaitement, parfaitement, répondit l’homme de fer.

Il lui fut demandé s’il avait déjà professé. Sa réponse fut vague. On dut toucher la question d’argent.

L’ancien ministre pria le précepteur d’accepter des appointements annuels de deux cents francs.

Mais monsieur Godet-Laterrasse, la tête totalement révulsée, fit le geste d’écarter ces bagatelles.

Remi revint avec des cigares. Un très bel homme svelte, et dont la barbe d’or descendait sur la poitrine, entra dans la chambre avec lui et n’ôta pas le petit chapeau mou qu’il portait en manière de toque sur sa nuque chevelue.

— Soyez le bienvenu, Labanne, dit monsieur Sainte-Lucie sans se lever. Voulez-vous un cigare ?

Mais Labanne, sans rien répondre, tira de sa poche une pipe d’ambre et d’écume et une blague aux armes de Bretagne. Puis, il fit le tour de la pièce et examina en connaisseur la photographie placée sur la cheminée. Enfin, jetant un regard de côté sur la colonne de terre cuite :

— Quel est, dit-il, le fumiste qui vous a fourni ce modèle de tuyau de poêle ?

Il se tourna ensuite vers la pyramide dorée, affecta la curiosité, cligna de l’œil et dit :

— On a oublié de faire une fente pour couler les sous.

Les autres ne comprenaient pas. Il ajouta :

— Dame ! Ça ne peut être qu’une tirelire, cette machine-là.

— Que voulez-vous ? répondit philosophiquement monsieur Sainte-Lucie. Je prends ce qu’on me donne. Vous ne m’apportez pas votre projet, vous, Labanne.

— J’y travaille, répondit le sculpteur. Pas plus tard qu’hier, j’ai lu dans un journal de médecine un article des plus curieux sur le pigmentum de la race noire. Et j’ai acheté ce matin, sur le quai Voltaire, chez un bouquiniste de mes amis, un traité de la constitution géologique des Antilles.

— Et pour quoi faire ? demanda monsieur Sainte-Lucie absolument dérouté, bien qu’il connût son homme.

— Si je veux exécuter mon projet de sculpture, répondit Labanne d’un ton dédaigneux, il faut qu’avant de toucher seulement à la glaise, j’aie lu quinze cents volumes. Tout est dans tout. C’est un procédé artificiel et coupable que de traiter isolément un sujet quelconque… Tiens ! vous voilà, Godet ! par quel hasard ? Je ne vous avais pas aperçu.

Le mulâtre de Bourbon, accoudé à la tablette de la cheminée et la main droite passée entre deux boutons de sa redingote, sourit amèrement.

Le sculpteur, ayant allumé sa pipe, poursuivit :

— Je ne suis pas une force de la nature, une force brute, moi. Je ne suis pas comme l’oiseau qui a pondu ce singe-là (et il désignait du tuyau de sa pipe le Génie de la Liberté noire). Je suis une intelligence, une conscience, et je mets une pensée dans ma sculpture.

Monsieur Alidor Sainte-Lucie approuva de la tête. Mais il insista pour obtenir du sculpteur un simple croquis, une esquisse qu’il voulait soumettre à la commission. Il devait partir pour Haïti dans une huitaine de jours.

Labanne, couché sur le canapé, était perdu dans une méditation profonde.

Enfin, après avoir secoué la cendre de sa pipe et craché sur le tapis, il contempla la rosace du plafond et dit :

— De quel droit créons-nous des êtres imaginaires ? Phidias ou Michel-Ange ou Machin fait une figure qui à l’apparence de la vie, qui s’impose aux yeux, qui pénètre les imaginations. C’est l’Athènè du Parthénon, le Moïse ou la Nymphe d’Asnières. On en parle, on en rêve. Et voilà un être de plus dans le monde ! Que vient-il y faire ?

Il vient perturber les intelligences, corrompre les cœurs, égarer les sens et se moquer du public. Toute œuvre d’art, toute création du génie humain est une dangereuse illusion et une tromperie coupable. Les sculpteurs, les peintres et les poètes sont des menteurs magnifiques et des coquins sublimes, rien de plus. Moi qui vous parle, j’ai été pendant six mois amoureux comme une bête de l’Antiope du Salon carré. C’est-à-dire que, pendant six mois, ce scélérat de Corrège s’était moqué de moi.

Connaissez-vous mon ami Branchut, le moraliste ? Il est laid, mais il l’ignore. Il est pauvre et plein de génie. Il sait le grec à faire l’étonnement des cafés et il a lu Hégel. Il vit d’un petit pain et boit aux bornes-fontaines. Ayant terminé son repas d’oiseau, il écrit des choses sublimes dans les jardins publics ou, s’il pleut, sous les portes cochères. Il vient, quand il y pense, coucher dans mon atelier. Il écrivit même, une nuit, sur la muraille, un commentaire très subtil et très savant du Phédon. Tel est Branchut. L’an passé, je lui prêtai un habit et je le conduisis chez une princesse russe dont j’avais dû faire le buste. Mais elle voulait ce buste en marbre et je ne le voyais qu’en bronze. On ne peut réaliser que ce qu’on voit et le buste ne fut pas fait. La princesse cherchait un professeur de littérature pour sa fille Fédora, qui était très belle. Je proposai Branchut, qui fut agréé. Sur ma recommandation et sur sa mauvaise mine, on lui paya un mois d’avance. Il s’acheta deux chemises, loua une chambre en garni et connut le cervelas. À la sixième leçon, tandis qu’il expliquait le mécanisme de l’épopée homérique, il pinça furieusement à la taille mademoiselle Fédora, qui s’enfuit en poussant des cris aigus. Le moraliste attendit, prêt à réparer sa faute. Il eût épousé sa noble élève, s’il eût fallu. Mais on le jeta à la porte. Je le trouvai le soir dans mon atelier. « Hélas ! s’écria-t-il en pleurant, c’est Saint-Preux qui m’a perdu. Ô Julie ! Ô Jean-Jacques ! » — Ainsi donc, Rousseau n’avait écrit son roman magnifique et passionné et n’avait créé sa


« Julie, amante faible et tombée avec gloire »


que pour faire faire une sottise à mon ami Branchut, le moraliste.

Monsieur Alidor Sainte-Lucie contint un bâillement. Son fils, les deux poings dans les joues, écoutait comme au théâtre. Monsieur Godet-Laterrasse, l’œil ardent et la poitrine bombée, préparait une réplique foudroyante. Mais Labanne se leva, s’approcha du guéridon, y prit un numéro de journal et, tandis qu’il en déchirait un morceau pour rallumer sa pipe, il suivait de l’œil, avec son instinct de grand liseur, les lignes imprimées.

— Dites donc, Sainte-Lucie, demanda-t-il, est-ce que vous croyez à la démocratie, vous ?

À ces mots, monsieur Godet-Laterrasse fit, en se redressant, le bruit sec d’un pistolet qu’on arme. Mais l’ancien ministre ne répondit que par un sourire énigmatique.

Labanne fit sa profession de foi. Il aimait les aristocraties. Il les voulait fortes, magnifiques et violentes. Elles seules, disait-il, avaient fait fleurir les arts. Il regrettait les mœurs élégantes et cruelles d’une noblesse militaire.

— Quelle époque mesquine que la nôtre ! ajouta-t-il. En privant la politique de ses deux attributs nécessaires, le poignard et le poison, vous l’avez rendue innocente, niaise, bête, bavarde et bourgeoise. Faute d’un Borgia, la société se meurt. Vous n’aurez ni statues de style, ni palais de marbre, ni courtisanes éloquentes et magnanimes, ni sonnets ciselés, ni concerts dans des jardins, ni coupes d’or, ni crimes exquis, ni périls, ni aventures. Vous serez heureux platement, bêtement, à en crever. Ainsi soit-il !

Depuis quelques instants, monsieur Godet-Laterrasse faisait des petits mouvements saccadés, comme un homme qui se contient mal.

— À merveille ! s’écria-t-il, à merveille ! Vous avez beaucoup d’esprit, monsieur Labanne. Mais, sachez-le : il y a des railleries qui sont des blasphèmes.

Il prit son chapeau, serra la main à son élève et entraîna dans l’antichambre monsieur Alidor, à qui il avait quelques mots à dire.

Labanne entendit tinter de l’argent et monsieur Alidor reparut.

— Quel naïf ! lui dit Labanne. Mais il n’est pas méchant.

— Chut !… fit l’autre. Et il dit quelques mots à l’oreille de Labanne, qui répondit :

— Si j’avais prévu que vous eussiez besoin d’un précepteur, je vous aurais envoyé mon ami Branchut, le moraliste. Je retourne au quartier. Adieu.

Il désignait ainsi le quartier par excellence, le quartier Latin.

Monsieur Sainte-Lucie pria le sculpteur d’indiquer à Remi, qui ne connaissait pas Paris, un hôtel convenable, dans les environs du Luxembourg.

Déjà Labanne, qui caressait sa barbe rutilante, et Remi dont la taille, par un caractère de race, semblait dévissée, descendaient côte à côte l’escalier doré de l’hôtel, quand M. Sainte-Lucie, penché sur la rampe, rappela son fils et lui dit :

— Je t’avertis de suite, de peur de l’oublier, que très probablement je n’irai pas voir le général Télémaque. Mais en lui rendant visite tu ne me déplairas nullement et tu feras plaisir à ta mère. Télémaque demeure à Courbevoie, près de la caserne. Adieu, adieu.