Le Chat maigre/03
III
Remi se rappelait très vaguement sa maison natale de Port-au-Prince, cet hôtel seigneurial, de Style Louis XVI, plein de statues mutilées et d’emblêmes effacés à demi, ce vestibule crevé, effondré, planté de bananiers, ces lourds fauteuils d’acajou à têtes de sphinx dans lesquels il dormait à l’ombre, dans le grand silence du midi ; la ville basse, lumineuse, bigarrée, amusante comme un grand bazar, et le magasin de la marraine Olivette. Que de fois, caché derrière des caisses, il avait volé à la négresse des bananes ou des sapotilles ! Il se rappelait sa mère, dont les yeux de braise, le nez impérieux, la bouche avide et la magnifique poitrine de bronze, s’échappant d’un corsage de mousseline blanche, avaient imprimé leur image dans la mémoire de l’enfant. Que de fois il l’avait vue, empreinte d’un parfum violent, la tête renversée en arrière et les yeux noyés, exaspérer par quelque réponse brève et dédaigneuse M. Alidor, qui un jour se jeta sur elle en grinçant des dents et abattit sa canne sur les plus belles épaules des Antilles.
Mais Remi avait vu bien d’autres choses. Il avait vu le bombardement et l’incendie de Port-au-Prince, les pillages, les massacres, les exécutions et encore des massacres et des exécutions. Il avait vu sa marraine Olivette gisant assommée au milieu de ses tonneaux défoncés, entre ses assassins ivres morts de wisky.
C’est vers cette époque qu’ayant fait une longue traversée, il débarqua un soir dans une ville magnifiquement éclairée. La France lui plut tout d’abord. Il fut mis, à Nantes, dans une pension de la rue du Château ; là, il traîna de banc en banc, en grelottant sans cesse, une vie monotone et ennuyée. Pendant les longues études, il suçait des dragées et dessinait des caricatures. Chaque jeudi et chaque dimanche de l’année, les élèves, déroulés deux de front en longue file, faisaient une promenade sous les vieux ormeaux de la Fosse, au bord de la Loire, large et blonde. Il n’aimait pas ces courses au vent et à la pluie. Pour s’en dispenser, il se faisait admettre par ses grimaces à l’infirmerie, où il se pelotonnait sous ses couvertures comme un boa dans une vitrine de muséum. Mais il avait un jarret d’acier pour sauter par-dessus les murs de l’établissement et courir acheter à l’autre bout de la ville du rhum avec lequel on faisait un punch, la nuit, dans le dortoir. Il prit ses études en douceur, fit sur ses cahiers le portrait de tous ses maîtres, passa en rhétorique, n’y apprit rien, y oublia tout, fut expédié à Paris et confié aux soins de M. Godet-Laterrasse.
Or, M. Sainte-Lucie était en mer depuis trois semaines et le précepteur avait déjà commencé son œuvre pédagogique en promenant son élève sur des impériales d’omnibus du boulevard Saint-Michel aux buttes Montmartre et de la Madeleine à la Bastille. Puis il avait disparu pendant huit jours. Remi, installé par Labanne sous les toits d’un fort bon hôtel de la rue des Feuillantines, se levait à midi, s’en allait déjeuner, se promenait au soleil, en contemplant, par un reste de génie sauvage, les verreries étalées aux devantures des boutiques, et, vers cinq heures, buvait à petites gorgées son vermouth gommé. Il avait un peu oublié son précepteur, absent depuis huit jours, quand le matin du neuvième, il reçut, par télégramme de M. Godet-Laterrasse, rendez-vous pour deux heures sur le pont des Saints-Pères.
Il gelait ce jour-là, et une bise très âpre soufflait sur la Seine. Remi, abrité côte à côte avec un gardien de Paris contre le soubassement de fonte d’une des quatre statues de plâtre, faisait le gros dos et, dans son ennui, allongeait parfois le cou pour voir décharger sur le pont Saint-Nicolas une cargaison de cornes de bœufs. Il attendait depuis une demi-heure et se disposait à gagner le café le plus proche, quand M. Godet-Laterrasse, débouchant du guichet du Louvre, apparut, un portefeuille sous le bras.
— Je vous ai donné rendez-vous aujourd’hui, dit-il à Remi, pour acheter avec vous les livres fondamentaux. Je ne m’inquiète pas des Virgile et des Cicéron dont vous pourrez avoir besoin et que vous trouverez sans peine chez les bouquinistes de la rue Cujas. Je ne veux m’occuper que des livres importants d’après lesquels vous formerez votre conscience d’homme et de citoyen.
Ils atteignirent bientôt le quai Voltaire et entrèrent dans une boutique de librairie.
— Avez-vous les ouvrages de Proudhon, de Quinet, de Cabet et d’Esquiros ? demanda M. Godet-Laterrasse.
La librairie avait ces ouvrages-là. Il en fit, sous les yeux mêmes des acheteurs, un paquet que Sainte-Lucie voyait avec stupéfaction monter comme une tour.
— Monsieur, dit-il candidement au libraire, qui déjà croisait les ficelles, monsieur, ajoutez donc au ballot deux ou trois romans de Paul de Kock. J’en ai commencé un à Nantes qui m’a bien amusé. Mais mon maître d’études me l’a pris.
Le libraire répondit d’un ton digne qu’il ne « tenait » pas de romans, et il se disposait à nouer les ficelles, quand M. Godet-Laterrasse l’arrêta. Il avait réfléchi ; il empruntait à son élève les deux premiers volumes de l’Histoire de France, de Michelet, pour y faire une recherche. Ils se donnèrent une poignée de main sur le trottoir. Puis, M. Godet-Laterrasse s’écria, en grimpant sur son omnibus :
— Piochez le Quinet ce soir ! hardi !
Un instant sa silhouette noire domina l’impériale ; puis elle se confondit avec les profils des hommes ordinaires qui voyageaient assis sur la double banquette.
Le soir était venu. Remi, peu disposé à regagner sa chambre où les livres fondamentaux devaient l’attendre, s’achemina sur le boulevard Saint-Michel, vers Bullier. Il atteignait déjà la porte mauresque du bal public où des étudiants, des commis de magasin et des filles entraient en foule devant un demi-cercle d’ouvriers et d’ouvrières attentifs, quand il aperçut de l’autre côté de la chaussée, sous un réverbère, la barbe d’or de Labanne. Malgré le givre qui poudroyait les arbres, et le vent qui fouettait la flamme du gaz, le sculpteur lisait un article de journal.
Sainte-Lucie s’approcha du liseur.
— Excusez-moi de vous interrompre, dit-il ; car ce que vous lisez doit être bien intéressant.
— Pas du tout, répondit Labanne en mettant le journal dans sa poche. Je lisais machinalement quelque chose d’assez bête. Venez-vous avec moi au Chat Maigre ?
Ils s’arrêtèrent à l’endroit le plus resserré, le plus gras, le plus noir, le plus fumeux et le plus nauséabond de la rue Saint-Jacques et entrèrent dans une boutique couverte de petites tables, et dont le fond était formé par un châssis vitré et tendu de rideaux blancs. Sur les murs, sur le châssis, sur le plafond même, il y avait des peintures. C’étaient, pour la plupart, des esquisses heurtées et violentes dont les tons vifs papillotaient sous le scintillement de deux becs de gaz, dans une épaisse atmosphère de fumée de pipe. Sainte-Lucie, qui aimait beaucoup les images, remarqua, en entrant, les toiles les plus voyantes, un corbeau dans la neige, une vieille femme nue, la tête en bas, un aloyau de bœuf dans un journal, et surtout un chat de gouttière découpant entre les tuyaux de cheminée, sur la lune énorme et rousse, sa maigre silhouette noire, arquée comme un pont du moyen âge. Cette œuvre, d’un jeune maître impressionniste, servait d’enseigne à l’établissement. Des jeunes gens buvaient et fumaient autour des tables.
Une petite femme grasse, coiffée avec soin et dont le tablier blanc à bavette se gonflait comme une voile, regarda Labanne avec la vivacité tendre de ses yeux dans lesquels quelques grains de poudre à canon semblaient pétiller sans cesse. Elle réclama au sculpteur le chat de terre cuite qu’il avait promis d’offrir pour être mis à la devanture entre les plats de choucroute et les saladiers de pruneaux.
— Je songe à votre matou, ô nourrissante Virginie, répondit Labanne, mais je ne le vois pas encore assez maigre et assez famélique. D’ailleurs, je n’ai encore lu que cinq ou six volumes sur les chats.
Virginie, résignée à une longue attente, assura Labanne qu’il était bien aimable d’amener un nouvel ami, dit que M. Mercier et M. Dion étaient là, et disparut derrière le châssis vitré, dans le voisinage d’une fontaine, car on l’entendit bientôt rincer des verres.
Les nouveaux venus s’assirent devant une table déjà occupée par deux buveurs auxquels Sainte-Lucie fut aussitôt présenté. Le créole sut bientôt que M. Dion, très jeune, mince et blond, était poète lyrique, et que M. Mercier, petit, noir, le nez chaussé de lunettes, était quelque chose de très vague et de très important. Il faisait chaud dans la brasserie, et Sainte-Lucie, se sentant tout à son aise, sourit, et sa grosse bouche s’épanouit, tandis que Virginie, l’observant de son œil offensif, à travers la cloison, le trouvait très beau et très distingué, et admirait ses joues mates et claires, semblables au métal des casseroles qu’elle récurait si bien. Comme les amoureuses qui vieillissent, Virginie était très propre.
Le poète Dion demanda à Labanne, avec une douceur en même temps fade et aigrie, ce que devenait l’évêque Gozlin.
On parlait beaucoup, en effet, depuis quelque temps, au Chat maigre, d’une statue de l’évêque Gozlin commandée, disait-on, au sculpteur Labanne, pour une des niches du nouvel hôtel de ville. Labanne admettait, sans preuve, que la commande lui était donnée, mais il ne voyait pas l’évêque Gozlin debout dans une niche. Il ne le voyait qu’assis dans sa chaire épiscopale.
Sainte-Lucie but un verre de bière.
— Vous savez, dit le jeune Dion, que nous fondons une revue. Mercier m’a promis un article. N’est-ce pas, Mercier ? Vous nous ferez les beaux-arts, vous, Labanne. Monsieur Sainte-Lucie, j’espère que vous nous donnerez aussi quelque chose. Nous comptons sur vous pour la question coloniale.
Sainte-Lucie, qui avait vu tant de choses, ne s’étonnait pas. Il buvait, il avait chaud, il était heureux.
— Je suis désolé de ne pas pouvoir vous rendre le service que vous me demandez, répondit-il. Mais je viens de Nantes, où j’étais en pension, et je ne suis pas au courant de la question coloniale. D’ailleurs, je n’écris pas.
Dion fut stupéfait. Il ne comprenait pas qu’on pût ne pas écrire. Mais il songea que les créoles étaient des gens étranges.
— Pour moi, dit-il, je donnerai dans le premier numéro mon amour fauve. Vous connaissez mon amour fauve ?
Très vieux, ployé, flétri par d’anciennes détresses,
Je veux errer sans fin dans la nuit de tes tresses.
— C’est vous qui avez fait cela ? s’écria Sainte-Lucie avec un enthousiasme sincère. C’est très beau !
Et il vida sa chope. Il était ravi.
— Mais avez-vous des fonds pour votre revue ? demanda le sceptique Labanne.
— Certainement, répondit le poète. Ma grand’mère m’a donné trois cents francs.
Labanne était réduit au silence. D’ailleurs, il feuilletait quelques bouquins qu’il avait achetés dans la journée sur les étalages des parapets.
— Ce volume est très curieux, disait-il en contemplant un petit livre à tranches rouges. C’est un traité de Saumaise — Salmasius, — sur l’usure — de usuris. Je le donnerai à Branchut.
Alors on songea que Branchut n’était pas venu ce soir au Chat-Maigre.
— Comment va-t-il, ce pauvre Branchut du Tic ? demanda le poète Dion. Tombe-t-il encore aux pieds des princesses russes ? Il faut qu’il nous donne un article pour la revue.
Sainte-Lucie demanda à Labanne si ce M. Branchut du Tic était bien le professeur de littérature dont il avait été question un jour au Grand-Hôtel.
— Celui-là même, jeune homme, dit Labanne. Vous le verrez. Sachez qu’il s’appelle simplement Claude Branchut. Son nez, fort long, d’ailleurs, est agité de frissons nerveux et affecté d’un mouvement ondulatoire des plus étranges : de là le surnom que nous lui avons donné. D’ailleurs, Caton d’Utique et Branchut du Tic sont deux stoïciens.
— Monsieur Sainte-Lucie, dit le poète, je vais vous lire mes vers, pour que vous puissiez me faire toutes vos critiques avant l’impression.
— Non ! non ! s’écria Mercier, dont le petit visage rond se contracta sous ses lunettes. Vous lui lirez vos vers quand vous serez seuls.
Alors la conversation s’engagea sur l’esthétique. Dion considérait la poésie comme la langue « naturelle et primordiale. »
Mercier répondit avec aigreur :
— Ce n’est pas le vers, c’est le cri qui est la langue primitive et naturelle. Les premiers hommes ne se sont pas écriés :
Oui, je viens dans son temple adorer l’Éternel.
— Ils disaient : hou, hou, hou ! ma, ma, ma ! couic ! D’ailleurs, êtes-vous mathématicien ? Non. Eh bien, il est inutile de discuter avec vous. Je ne discute qu’avec un adversaire qui sait la méthode mathématique.
Labanne affirma que la poésie était une monstruosité sublime, une maladie magnifique. Pour lui, un beau poème était un beau crime, rien autre chose.
— Permettez, répliqua Mercier en rajustant ses lunettes. Jusqu’où avez-vous poussé l’analyse mathématique ? Je verrai d’après vos réponses si je puis argumenter avec vous.
Sainte-Lucie se disait, en vidant une nouvelle chope :
— Mes nouveaux amis sont très singuliers, mais très agréables.
Toutefois, comme il ne comprenait littéralement rien à la discussion, qui devenait très vive, il abandonna le fil embrouillé des discours et promena sur la salle des regards naïfs et hardis. Il aperçut contre la porte vitrée du châssis les yeux chargés d’amour que la grosse Virginie fixait sur lui en essuyant ses mains rouges.
Il songea :
— C’est une femme très agréable.
Ayant bu un nouveau bock, il se confirma dans cette idée et dans cette sensation.
La brasserie s’était vidée peu à peu. Les fondateurs de la revue restaient seuls autour des soucoupes qui s’élevaient sur la table en deux piles semblables à deux tours de porcelaine dans une ville chinoise.
Virginie se préparait à abaisser les lames de tôle de la devanture, quand la porte s’ouvrit pour laisser entrer un long personnage blême, vêtu d’une très courte jaquette d’été dont il avait relevé le collet. Il projetait en avant de lui des pieds énormes, plats et lamentablement chaussés.
— C’est Branchut ! s’écria le comité. Comment vous portez-vous, Branchut ?
Mais Branchut restait sombre.
— Labanne, dit-il, vous avez emporté, par mégarde, j’aime à le croire, la clef de votre atelier, et, faute de vous rencontrer en ce lieu, j’eusse indubitablement passé la nuit dehors.
Branchut parlait avec une élégance cicéronienne. Tandis que, possédé d’un tic nerveux, il roulait des yeux terribles et remuait le nez de la racine aux ailes, il faisait couler de sa bouche des sons doux et purs.
Labanne donna sa clef et s’excusa. Mais Branchut ne voulut boire ni bière, ni café, ni cognac, ni chartreuse. Il ne voulut rien boire.
Dion lui ayant demandé un article pour sa revue, le moraliste se fit longtemps prier.
— Prenez, dit Labanne, son commentaire du Phédon qui est écrit tout au long au fusain sur le mur de mon atelier. Vous le ferez copier, à moins que vous ne préfériez porter mon mur chez l’imprimeur.
Branchut promit l’article quand on cessa de le lui demander.
— Ce sera, dit-il, une étude d’un genre particulier sur les philosophes.
Il toussa de la toux des orateurs, prit un verre vide, le posa devant lui et poursuivit lentement :
— Voici mon point de vue. Il y a deux sortes de philosophes : ceux qui se placent derrière ma chope, comme Hégel, et ceux qui se placent entre ma chope et moi, comme Kant. Vous comprenez le point de vue.
Dion comprenait le point de vue. Branchut put continuer :
— Quand, dit-il, un philosophe est derrière ma chope, savez-vous ce que je fais ?…
À ce moment, ayant baissé un des becs de gaz et éteint l’autre, Virginie avertit ces messieurs qu’il était minuit et demi et qu’il fallait sortir. Branchut, Mercier et Labanne passèrent l’un après l’autre en se courbant sous la fermeture déjà abaissée. Sainte-Lucie, resté seul dans la boutique obscure, saisit Virginie par la taille et lui donna trois ou quatre baisers, au petit bonheur, sur le cou et sur l’oreille. Virginie résista un moment, puis elle se répandit et se fondit dans les bras du mulâtre.
Cependant, Branchut, sur le trottoir, disait à Labanne :
— Est-ce ma chope que je prendrai pour la mettre derrière le philosophe ? Non. Est-ce le philosophe que je prendrai pour ?…
— Vous ne venez donc pas, Sainte-Lucie, criait le poète Dion, qui comptait réciter au créole des vers tout le long du chemin.
Mais Sainte-Lucie ne répondit pas.