Le Chat maigre/14
XIV
Télémaque était vêtu de noir. Il avait très bonne mine dans ses habits bourgeois et le suisse de l’hôtel lui indiqua sans hésiter l’escalier d’honneur.
— Bonjour, mouché, dit-il à M. Alidor qu’il trouva, en veston rose et en pantalon à pieds. Je sais où est mouché Remi. Il est où est la jeune fille, et la jeune fille est à Avranches sur la mer.
Il expliqua ensuite qu’ayant remarqué, en plusieurs occasions, que le jeune homme s’intéressait beaucoup à M. Sarriette, propriétaire à Courbevoie, il avait pensé que ce devait être à cause d’une jeune fille. Il avait appris par la bouchère et la boulangère que M. Sarriette, qui voyait peu de monde, était le tuteur d’une jeune fille, orpheline de père, qui habitait avec sa mère la rue des Feuillantines. Cette fille était jolie, disait-on. Et sachant que M. Sarriette était allé retrouver sa pupille dans un petit village près d’Avranches, Télémaque ne douta pas que mouché Remi ne fût aussi à Avranches. Il affirma que frère Joseph, le prophète, n’eût pas mieux deviné, même après avoir dansé sur la cage du serpent.
M. Sainte-Lucie courut tirer de sa prison le précepteur, qui commençait à s’accoutumer à cette vie plantureuse et stupéfiante, et lui ordonna de faire ses malles. À cette cruelle ironie, M. Godet-Laterrasse regarda le plafond avec ces yeux de caniche et de martyr qui le rendaient si touchant. On lui fit acheter quelques mouchoirs par un garçon d’hôtel et il dut rouler, au côté du mulâtre, sur la ligne de Normandie.
Les deux voyageurs passèrent la nuit à Avranches. Le lendemain matin, une lumière douce argentait la baie de sable, au fond de laquelle le mont Saint-Michel mettait sa pyramide brune et dentelée. M. Sainte-Lucie entraîna M. Godet-Laterrasse jusqu’à la voiture publique qui devait les conduire au village des bains. L’ancien ministre se jeta dans le coupé et fit placer son prisonnier sous la bâche, entre deux caisses dont les angles lui entraient dans les côtes.
Arrivé sur la plage par un joli temps d’un gris tendre, M. Sainte-Lucie enferma sa victime dans une chambre d’hôtel. L’hôtelière, interrogée, répondit que M. Remi, accompagné de M. Sarriette, était parti avec sa boîte de couleurs du côté des falaises. En effet, après dix minutes de marche, M. Alidor trouva son fils tranquillement occupé à peindre des rochers. Le père eut envie tout à la fois de l’assommer à coups de canne et de l’embrasser à tour de bras. Il ne savait lequel de ces deux désirs satisfaire quand Remi lui sauta au cou.
Ce n’était plus le grand enfant maussade que son père avait vu quatre ans auparavant. C’était un robuste gaillard, bien éveillé et de bonne humeur. Il avait la mine ouverte et souriante.
— Quel bonheur que vous soyez venu, papa ! s’écria-t-il. J’allais vous écrire. M. Sarriette, que je vous présente, vous présentera à madame et à mademoiselle Lourmel.
M. Sarriette cessa de mesurer la falaise avec son parapluie et salua.
Le soir, sous l’innombrable armée des étoiles, M. Alidor Sainte-Lucie, paré de toutes ses grâces créoles, offrait le bras à madame Lourmel pour faire un tour de promenade sur la plage.
Remi marchait à côté de Jeanne et regardait les ombres bleues de la nuit descendre des cils de la jeune fille sur ses joues rondes. Elle tourna vers le jeune homme ses yeux frais comme des violettes trempées de rosée, et, laissant voir ses dents sur lesquelles descendait un rayon de lune, elle dit :
— Maman ne comprenait pas du tout, mais pas du tout pourquoi vous étiez parti en voyage en même temps que nous, sans chapeau, avec des pantoufles et un veston. Mais moi j’ai bien compris que c’était parce que vous vouliez m’épouser.
M. Alidor, resté seul avec son fils, lui dit d’un ton moitié tendre, moitié bourru :
— Elle est très bien, cette jeune fille. Tu n’en méritais pas une pareille. J’ai eu bien tort de ne pas raconter à madame Lourmel la vie que tu as menée à Paris, polisson. Sais-tu peindre au moins ?
Tout à coup, il se frappa le front.
— Et cet imbécile de Godet que j’ai laissé enfermé dans sa chambre ! s’écria-t-il.