Le Chat maigre/13

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 282-294).

XIII


M. Alidor Sainte-Lucie, arrivé depuis douze heures à Paris, n’avait pas encore vu son fils. Il l’avait vainement cherché dans la gare et vainement attendu à l’hôtel. Cette absence l’offensait ; ses nerfs, ébranlés par un long voyage, avaient ressenti, sur le paisible sommier de l’hôtel, le tangage du navire et la trépidation de l’express. Il se réveilla mécontent. Le vague malaise qui traversait ses membres résonnait dans son cerveau.

Couché à demi dans un fiacre et cahoté sur le pavé des rues montantes, il songeait avec mauvaise humeur à l’éducation de son fils, que M. Godet-Laterrasse menait si mollement. Quatre ans s’étaient passés, et Remi n’était pas bachelier. C’était donc pour obtenir un semblable résultat, qu’il avait choisi comme précepteur un homme pauvre, mais supérieur ! Il avait mieux espéré de M. Godet-Laterrasse, si éloquent et si austère dans les cafés politiques. Les lettres qu’il recevait du précepteur l’agaçaient par leur vague et leur creux. Il était en outre furieux contre Remi, qui n’était pas venu embrasser son père à la gare, comme il le devait. Une odeur de friture vint agacer ses narines. Le fiacre montait lentement, traîné par un maigre cheval qui, la tête basse et la langue longue, tendait l’échine au fouet. Enfin le cocher s’arrêta sans rien dire. Devant la portière du fiacre, les cent-soixante marches du passage Cotin s’élevaient roidement.

M. Alidor, descendu de voiture, donna au cocher une pièce de cent sous que celui-ci, bourgeonné de visage, énorme et poudreux, mit entre ses dents sans s’expliquer davantage. Alors commença une longue scène muette. Le cocher, mouvant avec lenteur, sur son siège, sa masse colossale, fouilla dans une de ses poches, dont il tira un sac, s’arrêta pour surveiller sa bête qui remuait convulsivement, explora une autre poche, poussa son cheval quelques pas en avant pour se garer d’un camion qui ne le menaçait pas, retourna les goussets de son gilet rouge et finalement montra sept sous au voyageur exaspéré. C’est tout ce qu’il pouvait rendre. Il n’avait pas d’autre monnaie. M. Alidor lui tourna le dos avec rage et l’entendit fouetter son cheval en grommelant. Les irréprochables bottines vernies craquèrent sur les pierres disjointes du passage Cotin et gravirent, de degré en degré, la voie ardue qui suintait en plein été des humeurs infectes et gluantes. Enfin, après avoir glissé sur les degrés visqueux de l’escalier intérieur, M. Alidor agita la patte de biche qui pendait à la porte moisie. Après un assez long silence, la porte s’entrebâilla et laissa passer une tête encornée d’un madras multicolore. L’homme supérieur, réveillé en sursaut, avait enfourché à la hâte un pantalon crotté d’une boue très ancienne qui s’écaillait. Une odeur de tabac humide pesait dans l’air. Un jour verdâtre, épuisé par de nombreux ricochets, filtrait péniblement à travers les vitres sales. Des caricatures politiques étaient épinglées aux murs. Le lavabo était envahi par des livres crasseux et débraillés. Un morceau de savon, un peigne et la moitié d’un petit pain se mêlaient à des manuscrits et à des dictionnaires sur la table à écrire. Cette misère révélait une telle habitude de paresse et de désordre, que M. Sainte-Lucie, après un seul coup d’œil jeté sur la chambre, connut le précepteur comme s’il l’avait suivi de café en café pendant vingt ans. Le malheureux créole s’efforçait de relever par la dignité de sa tenue l’ignominie de sa demeure.

— Excusez-moi, dit-il à l’ancien ministre, de vous recevoir dans le désordre d’une cellule d’anachorète moderne.

Il ajouta en se redressant :

— Les bénédictins du XIXe siècle, c’est nous !

Et il fourrait, à la dérobée, dans ses poches, les peignes et les croûtes de pain qui déshonoraient sa table.

M. Sainte-Lucie dut reconnaître intérieurement qu’il s’était trompé lui-même et qu’il n’avait pas été trompé. Comment M. Godet-Laterrasse eût-il pu tromper quelqu’un ? Ce lézard crotté était pitoyable, mais s’il y avait un sentiment étranger à l’âme de M. Alidor Sainte-Lucie, c’était bien la pitié. Il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même, et c’est ce qu’il pardonnait le moins à son innocent précepteur. Dans sa colère, il serrait les lèvres et jetait des regards sombres. Mais il éprouva bientôt une volupté spéciale à dissimuler. Il fit prendre à sa voix douce d’homme fort un accent presque câlin pour dire :

— Mon cher monsieur Godet, pardonnez-moi de vous avoir pris au saut du lit. (Et quel regard il jeta à ce qu’il nommait poliment un lit !) Ma première visite a été pour vous. Nous irons surprendre Remi, que j’avais averti de mon arrivée et qui s’en est fort peu inquiété. Je veux lui tirer les oreilles.

À ces mots, un frisson d’épouvante agita le précepteur, qui, si haut qu’il levât la tête, voyait au-dessus de lui le visage énigmatique du mulâtre.

Il essaya un sourire et répondit en balbutiant qu’il avait donné congé à Remi pour cette journée et que l’étudiant devait sans doute faire une partie de campagne.

Le malheureux n’avait gagné qu’un jour. Il le passa en recherches qui le harassèrent et ne lui firent rien découvrir.

Le lendemain matin, dès huit heures, M. Sainte-Lucie reparut dans la cellule, que le bénédictin du XIXe siècle avait un peu mise en ordre. Lui-même s’y tenait en cravate blanche, avec cette expression stoïque qui le rendait si remarquable dans les cérémonies. La peur que lui donnait l’ancien ministre de Soulouque n’était pas son seul tourment. Il avait peu de crédit dans l’impasse du Baigneur et, ne possédant pas vingt sous, il était aux abois. Les deux cents francs qu’il touchait chaque mois au consulat d’Haïti étaient régulièrement écornés par les acomptes qu’il versait à divers fournisseurs. Car il était honnête. Le reste de la somme ne lui faisait pas un long usage. Son geste favori était de répandre l’or.

Il suivit M. Sainte-Lucie avec un excès d’inquiétude qui l’étourdissait, l’aveuglait, l’anéantissait et devenait peu à peu de l’indifférence. Réveillé en sursaut par la voix du Haïtien qui nommait au cocher la rue des Feuillantines, il essaya de gagner encore quelques heures.

— Cher monsieur, dit-il, nous n’aurons toutes les chances de trouver Remi que dans l’après-midi, à l’heure de ma leçon.

Le mulâtre, méfiant et dissimulé, soupçonna qu’on lui cachait quelque chose. Il eut comme de la joie à emmagasiner les griefs dans sa mémoire et répondit avec une bonhomie parfaite :

— Eh bien, allons déjeuner. Vous devez avoir faim, M. Godet.

Ils déjeunèrent dans un café du boulevard. Le précepteur mangeait peu et regardait avec épouvante le mulâtre colossal avaler les viandes qui nourrissaient sa force. Jamais cet homme ne lui avait paru si grand et si large. D’énormes bras aux muscles de bronze apparaissaient sous les manchettes boutonnées d’or du Haïtien, qui parlait avec une douceur presque enfantine. Le pétillement de ses yeux cruels était amorti par des cils abaissés avec confiance. Et cette confiance ajoutait aux angoisses du précepteur. Le déjeuner traîna en liqueurs et en cigares. Il finit pourtant. Et la voiture, amenée par un garçon de café, emporta vers la rue des Feuillantines le père et le maître.

Celui-ci espérait un miracle. Il s’attendait presque à trouver, par un coup de la Providence, Remi occupé dans sa chambre à piocher son Tacite.

La première parole de la maîtresse d’hôtel fut foudroyante.

— M. Remi n’a pas reparu, dit-elle ; il faut avertir la police.

M. Alidor se tourna vers le précepteur en croisant les deux bras. Sa face restait brune et mate, mais ses lèvres étaient blanches et ses yeux injectés. Les dents serrées, il demanda avec une voix de gorge :

— Où est-il ? Vous me répondez de lui !

Puis il étendit sa forte main et saisit le bras du précepteur, qui, puisque la terre ne s’entr’ouvrait pas sous lui, devant le bureau de l’hôtel, leva la tête et contempla la cage de l’escalier. Jusque dans son écroulement même, il restait sublime. M. Sainte-Lucie jeta un regard de côté, vit des chandeliers de cuivre rangés sur une tablette, des clefs étiquetées et une affiche de liquoriste, choses qui témoignaient d’une civilisation européenne. S’il avait vu autour de lui des mornes arides, les parois abruptes d’une ravine ou les palétuviers de son île, il aurait cédé vraisemblablement au désir voluptueux d’étrangler le précepteur. Il s’abstint par respect pour les mœurs continentales et il se contenta de dire :

— Je ne vous quitte plus que vous ne l’ayez retrouvé.

Alors commença la série des courses en fiacre. M. Godet-Laterrasse guidait le mulâtre muet. Il dînait avec lui dans des restaurants somptueux, recevait les sourires amènes des garçons et mangeait des mets succulents. Il montait, le soir, sur des tapis sourds, l’escalier de l’hôtel, et l’ombre démesurément allongée de son compagnon inévitable montait à son côté. Il entrait dans une belle chambre dont la clef se refermait sur lui, et ne grinçait le lendemain matin que pour le rappeler à cette existence somptueuse et cruelle. Un fiacre qui les attendait dans la rue les prenait et roulait tout le jour. Ils allèrent au Chat Maigre. Virginie étala devant le père beaucoup d’intérêt pour le fils. Elle avait reprisé, disait-elle, le linge de M. Remi. Elle se serait jetée au feu pour lui. Elle n’était pas une femme comme il y en a tant.

— Allez voir à la morgue, ajouta-t-elle en soupirant.

Elle s’enfuit dans la cuisine pour reparaître un moment après, le nez rouge et les paupières fripées et tenant à la main une note que M. Remi n’avait pas réglée.

Elle profita aussi de la circonstance pour rappeler à M. Godet les consommations qu’il lui devait. Mais l’homme de fer avait oublié son porte-monnaie. D’ailleurs, il ne luttait plus. Sa captivité roulante l’épuisait. Il fut traîné du Chat Maigre à l’atelier de Labanne. Le sculpteur déclara, en caressant sa barbe rutilante, qu’il ne voyait pas encore le monument expiatoire des victimes de la tyrannie. Il étudiait la flore des Antilles. Il montra à M. Sainte-Lucie un chevalet déjà à moitié enseveli sous un amoncellement de livres.

— C’était le chevalet de Remi, dit le sculpteur. Le gaillard commençait à peindre avec une adresse de singe.

— Mon fils est peintre ! s’écria M. Sainte-Lucie étonné.

Et par un geste qui lui devenait familier, il poussa le précepteur dans la voiture qui les attendait. Ils allèrent à la préfecture de police ; ils allèrent chez Dion, qui composait un poème sous des fleurets en croix. Une tête de mort, masquée d’un loup à barbes de dentelle, était posée sur sa bibliothèque. Ils allèrent chez Mercier, qui vivait avec une sage-femme fortement charpentée et haute en couleur. Ils allèrent au fond des Batignolles, dans l’atelier où Potrel faisait de la peinture. Ils allèrent chez une demoiselle Marie et chez une demoiselle Louise qui appela l’ancien ministre « papa » et lui fit des agaceries.

Un jour, après un excellent déjeuner, et voyant déjà le fiacre qui devait l’emporter, M. Godet-Laterrasse demanda à M. Sainte-Lucie qu’il lui fût au moins permis d’aller dans son appartement chercher une chemise et des chaussettes. Mais le père, sans lui répondre, ordonna au cocher de s’arrêter devant le premier chemisier qu’il rencontrerait.

Ce jour-là, ils allèrent chez Télémaque. Miragoane, qui n’avait jamais vu de fiacre s’arrêter devant la boutique de son maître, aboya avec inquiétude. Et quand Télémaque vit descendre l’ancien ministre de l’empereur, il fut saisi de respect et d’effroi.

— C’est vous ! mouché Sainte-Lucie.

Il dit, se tut et sa bouche resta ouverte.

Il coulait des regards furtifs sur le fiacre, dans la crainte que Soulouque y fût caché. Mais rassuré à cet égard, il envoya un sourire à M. Godet-Laterrasse et descendit à la cave pour y chercher des bouteilles de bière.

En son absence, M. Sainte-Lucie examina le portrait qui était suspendu, dans un cadre doré, au-dessus de la stalle du comptoir.

— N’est-ce pas, mouché, que c’est quelque chose de beau ? dit le noir, dont la tête seule passait au ras du sol. C’est mouché votre fils qui a peint mon portrait. Il est sorcier, mouché Remi.

Le père lança au précepteur le regard de deux prunelles chargées d’un venin noir. Ce fut tout.

Quand il apprit de l’ancien ministre que Remi était disparu, Télémaque réfléchit longtemps. Ses yeux mi-clos, comme ceux d’un matou qui s’endort, semblaient consulter ceux de Miragoane. Enfin, il secoua la tête et dit avec une gravité religieuse :

— Mouché, l’amour a emporté le jeune homme. Les jeunes gens sont agités par l’amour, comme le frère Vaudou quand il danse sur la cage du serpent. Une vieille femme qui fait bien la cuisine est quelque chose de bon. Mais une jolie jeune fille est aussi quelque chose de bon.

Télémaque se tut.

— Vous savez où est mon fils ? lui dit M. Sainte-Lucie.

— Oui, mouché, lui répondit Télémaque ; il est où est la jeune fille.

On lui demanda où était la jeune fille dont il parlait.

— Je ne sais pas, mouché, répondit-il.

Et il sourit comme un petit enfant.

M. Sainte-Lucie n’en put obtenir davantage. Il poussa le précepteur avec son paquet de chemises et de chaussettes dans le fiacre et adjura Télémaque de lui faire savoir tout ce qu’il pourrait découvrir à l’égard de Remi.