Le Chemin de Buenos-Aires/XVI

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Albin Michel (p. 156-165).

XVI

OÙ LA POLICE BARBOTE LE BARBEAU

C’était un beau jour. Le printemps enchantait l’existence. C’était en novembre dernier.

J’étais à l’entrée de l’avenue Alvéar et je regardais, en amateur, la statue d’un général. Il s’appelait aussi Alvéar.

Je n’étais pas en retard. La veille je n’aurais pu la contempler. Elle était inaugurée du matin.

Œuvre de Bourdelle. Belle œuvre.

Je faisais ainsi le critique d’art quand un vigilant s’approcha et, d’un signe de son bâton, ordonna que je déguerpisse.

— Le sculpteur est mon compatriote, dis-je en manière d’excuses, et croyant gagner ses grâces.

Le vigilant me chassa.

Je m’éloignai. Dans l’avenue, un banc m’offrit ses planches.

Je m’assis. La statue étant très haute, je la voyais du banc. Je la regardais. Un coup de bâton s’abattit sur le bord de mon banc. Je sursautai. C’était un nouveau vigilant. Il me faisait signe de m’en aller.

Peut-être n’a-t-on pas le droit de regarder la statue ? En Amérique, il existe des choses comme ça ! Il peut y avoir danger de mort ! Je me levai et, pour éviter toute infraction aux lois argentines, je partis en tournant le dos au général Alvéar.

Quel beau ciel ! Ah ! les veinards ! Tout le monde devrait être aimable sous un climat si tendre. Comme un pauvre que l’on a déjà chassé deux fois, j’avançais, sans arrogance. Un nouveau banc. Je me retournai. On me voyait presque plus la statue. Je pouvais m’arrêter. Je m’assis tout en prenant grand soin de ne pas tourner la tête du mauvais côté. J’étais en train de dire : ce ciel est aussi léger que celui d’Athènes quand un troisième coup de bâton brisa ma poétique pensée.

Dieux ! vous qui voyez les choses de haut, dites-le-moi : que leur ai-je fait ?

Ils ne voulaient déjà pas me laisser débarquer. Tant que je marche, ils ne me disent rien. Mais ils m’interdisent de m’asseoir. J’ai peut-être la gueule du Juif-Errant ?

Je traversai l’avenue. La défense qui m’était faite de poser mes fesses sur les bancs argentins ne valait sans doute que pour un côté de la promenade ?

Elle valait pour les deux !

Ah ! jours de malheur et jours de deuil !

Les passants ne manquaient pas. J’attendis que la bonne humeur réoccupât mon visage. Dès que je me sentis en état de politesse, j’abordai deux messieurs tranquilles :

— Messieurs, leur dis-je, on me chasse des bancs. À la réflexion, je ne crois pas que ce soit une mesure visant mon seul individu. Pourquoi les vigilants poursuivraient-ils l’innocent étranger ? Ne serait-ce plutôt qu’un événement se préparerait sur votre belle avenue ?

— C’est la fête de la police !

— Alors, le jour de sa fête, la police a le droit de faire marcher les citoyens ? Peut-être réserve-t-elle les bancs pour sa famille ? C’est un privilège qui n’a rien que de très honorable.

Il s’agissait d’autre chose.

Le Président de la République allait venir tout à l’heure. Il passerait en revue les vigilants de Buenos-Aires.

Mes lèvres se pincèrent irrésistiblement.

— Il n’y a pas de quoi rire, fit l’un de ces deux hommes aimables à qui je rendais si mal la courtoisie.

— Vous croyez ?

Et je courus le plus loin possible pour que mon hilarité n’explosât pas à leur nez déconfit.

La comédie humaine est composée de nombreux actes. Il en est un qui doit compter dans les plus beaux. On y voit éclater le génie.

Cet acte est celui qui traite des rapports de la police sud-américaine avec les caftanes nationaux et internationaux.

C’est puissant, magistral, tonitruant. C’est grandiose. L’invention est constante. Les scènes se chevauchent, et galopent devant vos yeux, allant d’un train d’enfer. L’admiration ne vous ouvre pas seulement la bouche dès les premiers mots, elle la maintient ouverte jusqu’à la fin de la partition. Le rideau baissé, on doit vous arracher à votre fauteuil.

Ces messieurs du Milieu sont connus de la majorité des vigilants. La connaissance est faite officiellement. Voici comment : Sauf de rares isolés, les caftanes sont un jour les hôtes de M. l’Alcade.

La première fois, il ne les lâche pas. Il en a besoin pendant dix-neuf jours.

Dix-neuf jours parce que Buenos-Aires compte dix-neuf centres de polices.

Les caftanes les feront tous. Ils seront dûment présentés dans les différents quartiers aux gardiens de la cité. De face, de dos, de trois quarts, de profil, coiffés, sans chapeau, en veston, en pardessus, assis, debout, fumant, buvant, la rétine policière photographiera les mauvais garçons.

Cela fait — cela n’a pas été fait pour ce que je vais dire — en avant la musique !

C’est un vigilant qui arrête un caftane et lui dit : Je sais qu’un nouveau vient de s’installer dans le cuadre, fais-moi donner cent pesos pour que je lui rende la vie facile.

C’est le No 000 qui charge un caftane de faire une collecte parmi les autres caftanes, parce qu’il vient d’avoir un enfant et que sa femme a du mauvais lait.

C’est le pompier — le pompier ! — qui se demande pourquoi il n’en toucherait pas aussi, et qui, le soir, pensant bien qu’un étranger ne saurait distinguer si son uniforme est celui de pompier ou de vigilant, arrête le caftane et dit : Donne-moi de l’argent ou je te fais !

C’est le faux agent en civil qui travaille d’accord avec un vigilant. Le faux agent s’avance, met la main sur l’épaule du coupable. Vous vivez de femmes ? dit-il. — Non ! fait l’autre. Le civil appelle le vigilant. — Vous vous trompez, répète l’autre. — Je n’y puis rien, fait le vigilant. Voyez, c’est un ordre supérieur. Il s’en va, courez après (!) essaya de lui donner de l’argent, et il fermera les yeux si je vous relâche. C’est l’agent bourgeois qui fait comparaître, un « homme » dont il sait que les affaires marchent bien : — On parle de vous expulser. Je puis l’empêcher !

L’homme comprend et verse trois cents pesos.

Cette autre fois, l’homme est réellement expulsé. Des agents sont chargés de l’exécution. L’« homme » paye largement, — C’est bien ! disent-ils. Alors dirigez-vous vers le Paraguay. Vous vous arrêterez à la première station, à Rosario, et vous reviendrez ! Les agents de l’exécution l’accompagnent jusqu’à la gare. Pour simplifier les formalités ils lui prennent eux-mêmes son billet, son billet d’aller et retour !

C’est l’agent en bourgeois, au courant des drames du milieu : — Ta femme est partie, je sais où elle est. Donne-moi deux cents pesos et je te la ramène ce soir !

C’est encore les faux agents en association avec les vrais : — Je suis chargé de te surveiller. Ta surveillance me coûte de l’argent. J’ai donc intérêt à te faire arrêter. À moins que… — Je n’ai pas d’argent, fait l’homme. — Fais voir ton porte-monnaie ! L’homme montre le porte-monnaie. Le faux agent veut tout prendre. L’homme défend son bien. — Arrête-le, dit le complice au vigilant qui s’est avancé. L’homme s’en tire pour quinze pesos. Les deux compères vont boire ensemble.

C’est le même couple policier, un mois après. Il assaille la même « victime ». Alors « l’homme » dit : — Écoutez, je vois que vous êtes de « combinaison ». Vous tombez mal avec moi, je suis « démonté » mais je vous ferai connaître des Français qui ont de l’argent. — Bien ! dit le civil, alors quand tu passeras près de moi et que tu seras avec un riche, fais-moi comme ça avec le mouchoir, nous partagerons à trois.

Eh bien ! je fus ce Français « qui avait de l’argent ». Je voulus m’offrir le luxe d’une vérification. Et je partis un soir avec l’homme au mouchoir. Nous remontâmes Charcas. Nous arrivâmes sur cette place où se trouve le théâtre du Colisée. Nous y étions déjà passé la veille ; le « couple » n’y était pas. Aujourd’hui il occupait son poste. — Allez-y du coup du mouchoir, dis-je. Mon compagnon obéit. Le faux agent s’abattit sur moi. Je me défendis d’être un maquereau. Il jura que j’en étais un. Il me dit, d’ailleurs, le voir sur ma figure. J’étais très fier. Bref, cela m’a coûté trente pesos, mais j’ai marchandé. Cet argent me ferait le plus grand bien à l’heure qu’il est. Je ne le regrette pas. Quand on est en voyage c’est pour s’instruire.

C’est Romindato, employé au port et parent d’une « huile » de la police. Il fait arrêter les trafiquants quand ils débarquent. Le lendemain il vient les voir au parloir : « J’ai su votre malheur ! » Contre deux cents pesos il les fait relâcher.

C’est ce demi-personnage de l’administration policière qui perd sa femme. Le chef des Polaks (Polonais, Russes, Tchèques qui font le trafic de la Juive de Pologne) va lui porter ses condoléances au nom de la corporation. Il dit qu’une telle honorable dame ne saurait aller en terre que dans un corbillard de première classe. Il sollicite l’honneur d’être chargé de ces pompes funèbres. L’honneur lui est accordé. Ce fut une première-première classe. J’ai vu passer le cortège. J’ai tiré bien bas mon chapeau.

C’est ce chef — cette fois l’histoire est ancienne (est-ce une raison pour qu’elle soit perdue ? Les jolies choses doivent être déterrées. C’est admis et même encouragé, autrement on supprimerait les archéologues. Et je vois, au contraire, qu’on les récompense.) ce chef qui part pour l’Europe, en voyage d’agrément, avec sa famille, aux frais des marchands de femmes reconnaissants.

C’est la scène classique de la présentation de l’arme : un vieux couteau rouillé qui est dans un tiroir de la Préfecture de police. Il date, je crois, de la proclamation de l’Indépendance.

On amène le caftane dans le bureau du couteau. Le fonctionnaire tire le tiroir, sort le couteau. — Vous aviez ce couteau sur vous ? Si le caftane est un ancien, rompu aux mœurs du pays, il répond : Je l’avais. On lui inflige une multa (amende) de deux cents pesos. Il paye. Il est libre. Si c’est un jeune à l’esprit étroit, il proteste, il se débat. Il jure qu’il n’a jamais vu ce couteau. Il ira à Aizcuanaga[1] jusqu’au jour où, dans un songe inspiré, il lui apparaîtra, qu’en effet, il possédait ce couteau. Il n’est pas défendu de faire de l’esprit devant le couteau. Il suffit de le reconnaître. — Vous aviez ce couteau ? — La fois avant, alors je ne puis l’avoir tout le temps. — Le reconnaissez-vous, oui ou non ? — Je le reconnais parfaitement. — Deux cents pesos de multa.

Il arrive que l’homme qui vient de verser la multa soit arrêté à la sortie du temple de la police. Cela se passe, en général, les veilles de fête. L’argent est nécessaire si l’on veut promener sa famille ! L’homme est contraint de reconnaître le couteau une nouvelle fois ! N’a-t-il plus de billets dans son portefeuille ? Il écrit un mot à sa « femme ». Le représentant de la loi file à la « casita ». La femme paye sur-le-champ. C’est pour son homme. Elle travaillera davantage.

Si « l’homme » touche la Quinela (jeu clandestin sur les deux derniers chiffres des gagnants de loterie), alors, alors, le couteau monte jusqu’à cinq mille piastres !

Ô État ! Ô Pouvoir ! Ô Société, belle déesse !

Le Président de la République était chapeau bas. La police défilait avenue Alvéar. Sa tenue était impeccable. On lâchait dans le ciel pur, en son honneur, des pigeons dont les ailes étaient peintes aux couleurs argentines, bleues, comme l’azur, blanches, comme l’innocence !

  1. La plus vieille prison de Buenos-Aires, où l’on déverse toutes les ordures de la ville.