Le Chemin de Buenos-Aires/XV

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 145-155).

XV

OÙ JE FAIS UN JOLI COCO EN VOULANT FAIRE L’APÔTRE

Un matin d’octobre dernier le Consul de France à Buenos-Aires recevait la lettre que voici :


« Monsieur le Consul,


« Ma fille, Germaine X…, couturière, a quitté brusquement notre maison, au mois d’août dernier. Des recherches que nous avons faites nous avons d’abord appris qu’elle s’était embarquée à La Pallice pour Buenos-Aires.

« Depuis nous avons reçu une lettre d’elle, datée en effet de cette ville. Elle ne me parle pas de la profession qu’elle exerce, mais me dit gagner beaucoup d’argent. Elle avait joint à sa lettre trois billets de cent francs. Cet envoi me paraît louche.

« Elle me donne comme adresse : 445 Cerrito. (Mon libraire !)

« Je crains qu’elle ne soit victime de la traite des blanches. Et voici pourquoi : Des gens du quartier m’ont dit qu’un monsieur bien habillé la raccompagnait souvent à la maison. De plus, elle avait quelques petites dettes, toujours dans le quartier, entre autres chez sa modiste. J’ai appris qu’après son départ deux messieurs, bien habillés aussi, étaient venus régler ces arriérés en son nom.

« Je vous supplie, monsieur le Consul, de rechercher ma fille. C’était une bonne petite très honnête, pas vicieuse, ayant toujours travaillé. Je n’y comprends rien. Elle est maintenant tout mon chagrin. Voici son signalement et son état civil.


« X. »


Le Consulat de France passa aussitôt l’affaire à la Préfecture de police de Buenos-Aires.

Quatre jours après il recevait la lettre suivante :


« Très honoré Consul de France,


« Nous avons l’honneur de vous faire savoir, en réponse à votre lettre du 9 octobre, que la fille Germaine X… exerce présentement, sous le nom de mademoiselle Rubis, le métier de prostituée dans la casita 2016 Uruguay. Elle nous a déclaré être venue librement en Argentine, être entrée dans la prostitution à son propre bénéfice, dans le but de réunir des fonds pour se consacrer au théâtre après son retour dans son pays.

« Veuillez croire, très honoré Consul… »


Mademoiselle Rubis ! Mademoiselle Opale ! J’ai rencontré une demoiselle Turquoise, ainsi qu’une demoiselle Diamant. Les hommes du milieu doivent être d’anciens joailliers. Il faudra que je me renseigne. À moins qu’ils ne procèdent par « type » comme les compagnies de navigation, par exemple : type île : Malte, Lipari, Ouessant. Type mousquetaire : Porthos, d’Artagnan, Aramis. Il doit y avoir, dans la prostitution, le type pierre précieuse !

Le Consul de France envoie un délégué 2016 Uruguay. Bel emploi, pour peu qu’on y songe, que cet emploi de délégué. Nous avons déjà un attaché militaire, un attaché naval, un attaché commercial. Délégué dans les Prostibulos de la Républica Argentina ! Dommage que ce poste diplomatique n’existe pas officiellement. Pour une fois je demanderais quelque chose à la Républica Francesa !

Le délégué revient de la Casita au Consulat. Il est accompagné de mademoiselle Germaine. Je connais cet attaché de consulat, c’est un très galant homme. Aussi je ne doute pas que pour effectuer le trajet, il n’ait offert son bras à sa toute gracieuse compatriote.

La voici dans le bureau de M. le Chancelier.

Honneur aux fonctions consulaires qui conduisent, comme vous voyez, à l’apostolat !

M. le Chancelier fait asseoir la douce enfant. Il est bon. Elle a peur. Il la rassure. Il lui parle au nom de sa mère. L’enfant sanglote. Il active les sanglots en lisant la lettre maternelle. Il lui montre l’horizon : l’hôpital, la misère, la déchéance. Il lui tend la main. Elle la lui embrasse. Ce n’est pas ce que voulait M. le Chancelier. Mais il connaît la vie, il passe là-dessus ! Il la supplie de ne pas retourner à sa casita. Il va la faire conduire à la Société de Rapatriement. On paiera son voyage. Elle reverra sa mère…

L’enfant a pleuré mais n’a pas cédé. Elle a promis de réfléchir. Elle est majeure. Sans repoudrer son visage, bouleversée, elle descend les cinq étages du Consulat de son pays. Et la foule étrangère l’engloutit plaça Lavalle !

Le lendemain M. le Chancelier du Consulat de France recevait ceci : une lettre.

« Monsieur le Consul,

« J’ai été très touchée de vos bons conseils, et moi qui n’ai jamais connu de père, j’aurais voulu en avoir un comme vous.

« Je vous supplie de ne pas faire exécuter vos ordres au sujet du rapatriement, car je suis décidée à faire une bêtise irréparable si l’on me renvoie en France.

« Je suis heureuse comme je suis. Je sais la conduite que j’ai à tenir et les devoirs qui m’incombent.

« Je vous demande à genoux de ne plus vous occuper de moi, autrement, pour dérouter la police, je partirai pour un autre pays.

« Votre très respectueuse,

« Germaine X… »

J’espère que vous reconnaissez la main de mes amis !


Une semaine plus tard, le courrier d’Europe apportait une nouvelle lettre au Consulat. Elle venait de la mère :

« Monsieur le Consul,

« Je me suis rendue à la police de Paris qui m’a promis de rechercher ma fille. J’ai peur, de plus en plus, qu’elle ne soit la victime de la traite des blanches. En effet, j’ai reçu des nouvelles de mon enfant, et dans l’enveloppe il y avait encore quatre billets de cent francs pour me soigner et bien faire élever son petit frère, et nous acheter des médicaments. Je ne connais pas votre pays, mais il me paraît impossible qu’une couturière gagne des sommes aussi considérables. Je vous en supplie, monsieur le Consul, etc… »


— Écoutez, dis-je au Consul et au Chancelier, vous ne pouvez cependant passer votre existence dans les Prostibulos. Que dirait le Quai d’Orsay ? Tandis que moi ! De plus, au point où vous me voyez, je ne puis guère me mouiller davantage. Donnez-moi la lettre. Je vais aller voir l’enfant.

Et je pris le chemin du 2016 Uruguay.

Honneur aux fonctions de reporter qui conduisent, comme vous le voyez, à l’apostolat !

Par le cheval blanc d’Henri IV, par la barbe de Léonard de Vinci, par la cigarette tombante de M. Aristide Briand, je ne pourrai jamais, jamais, jamais m’habituer à Buenos-Aires. Au milieu de tous ces carrés, on se sent l’âme d’un fauve qui se promène derrière ses grilles. On peut voir la vie en rose, on peut la voir en noir, mais en carrés !

Enfin ! ce n’était pas trop loin. J’arrivai.

La Casita, le rideau crème. Le bouton électrique. Dring ! Entrons. Ah ! portière que tu as une vilaine figure. Tu as des moustaches, un œil nuageux, tu n’as même plus quarante-cinq ans. D’où sors-tu, ballerine des enfers ?

— J’y souis portouguèse !

Respect au Portugal. Taisons-nous. Il y a quatre clients. Me voici encore le cinquième. Pourvu qu’ils soient pressés ! Au fait, je n’ai qu’à tout bousculer. Ne suis-je point revêtu, pour la circonstance, d’une espèce d’uniforme officiel ? Il ne se voit pas mais je le sens. C’est moi le faux Consul !

J’attends.

La porte de la salle d’opération finit par s’ouvrir. L’enfant apparut.

Pas mal ! L’air comme il faut. Ah ! Buenos-Aires !

Je bondis. Je cerne la vestale. Les autres protestent en espagnol. J’entraîne ma catéchumène. Je tire moi-même le rideau. Je veux dire que d’autorité je ferme la porte.

— Mademoiselle ! ce n’est pas mademoiselle Rubis que je viens voir, c’est mademoiselle Germaine.

Elle comprit.

M. le Chancelier du Consulat de France vous a fait venir à son bureau la semaine dernière.

— Pourquoi recommencer ? J’ai écrit. Alors je vais m’en aller.

— Ce n’est pas le Consulat de France qui recommence, c’est votre mère.

Je lui présentai la lettre.

Elle pleura. Elle pleura davantage après l’avoir lue.

Ce peignoir ! ce décor ! ces pleurs ! Buenos-Aires !

— Vous croyez faire du bien, lui dis-je, vous faites du mal.

Elle prit un manteau qui pendait à sa porte et, tout en pleurant, geste d’une pudeur venant de très loin, elle le revêtit.

— Craignez-vous des représailles ? Le Consulat vous prend sous sa protection.

— Je fais ce que je veux.

— Avec qui êtes-vous « mariée » ?

— Avec personne !

— C’est un homme qui vous maintient là. Il ne peut en être autrement.

— C’est pour ma mère, c’est pour mon frère que j’y suis.

— Contre eux.

— Pour eux. La misère était trop grande. Pas de charbon en hiver. Pas d’argent pour se soigner. Avec mon gain, je n’aurais même pas mangé seule, il fallait vivre à trois. Alors ma mère partait travailler, qui ne pouvait seulement plus marcher. Non ! Non !

— On n’a aucun droit sur vous. Vous avez vingt et un ans. C’est seulement au nom de votre mère.

— Faut pas lui dire ce que je fais. Vous devriez même lui écrire que je suis très sérieuse. Tout ça, c’est la jalousie des gens de la maison parce qu’aujourd’hui elle mange et qu’elle va chez le pharmacien. C’est moi qui veux rester ici, c’est moi ! Dans deux ans j’aurai cent cinquante mille francs. Je rentrerai. J’achèterai une petite boutique. Je ne verrai plus souffrir les miens.

— À cela nous ne pouvons rien. Nous pouvons seulement vous délivrer de l’homme qui, peut-être, vous tient par la menace.

— Ce n’est pas vrai ! Il m’a même dit, l’autre jour, après la séance du Consulat : pars si tu veux partir. Mais si tu ne veux pas ne crains rien. Et si c’est lui qui a fait la lettre, c’était la lettre que je voulais écrire.

Ce n’est pas vous, dit-elle, qui viviez avec ma misère.


Cinq jours plus tard, Vacabana dit Le Maure m’amenait « l’homme » de mademoiselle Rubis.

Je ne puis dire qu’il avait l’air d’avoir savouré mon apostolat.

Il me reçut d’un seul mot : Merci !

Cela signifiait : vous auriez pu rester où vous étiez.

— Chacun son rôle, lui dis-je. Je ne pose pas pour l’un de vos collaborateurs.

L’incident étant clos :

— C’est mieux ainsi, fit-il. Vous avez vu comment nous séquestrons les femmes. Notre intérêt à nous est de ne pas avoir d’histoires. Après la première démarche du Consulat, je lui ai dit : Va-t’en. Elle a supplié : Garde-moi. Allons la voir ensemble. Je lui dirai moi-même de vous suivre. Vous l’emmenez sur-le-champ si elle accepte. Je ne la reverrai jamais. Parole d’homme !

— Allons-y !

Nous voilà sonnant 2016 Uruguay.

— Va appeler Madame ! dit l’homme à la vieille portière.

Et nous passâmes dans une pièce vitrée.

Madame arriva sitôt qu’elle le put.

Elle devint pâle quand elle me vit avec son seigneur.

Je conviens, qu’à ses yeux, c’était un curieux mélange !

— Écoute, lui dit-il, moi je ne veux pas de complications. Si tu désires rentrer en France, je te rends libre. Habille-toi et suis monsieur. Il va te remettre au Consulat.

— Non ! fit-elle, je reste ici. Je le dis et je le redis.

— Alors ferme la boutique, on va aller se promener.

J’avais non seulement perdu la face, mais aussi le dîner. Du moins je jugeai ainsi. Je le leur offris.

On finit gaîment la soirée.

Pendant le repas, je me disais :

— Si jamais le Consul et le Chancelier entrent dans ce restaurant, ils vont prendre l’apôtre pour un joli coco !