Le Chemin de France/Chapitre IX

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Hetzel (p. 64-74).

IX

Le lendemain et les jours suivants, nous allâmes tous deux à l’affût des nouvelles. Cela se déciderait avant huit jours ou guère plus. Il y eut encore des passages de troupes à Belzingen, les 21, 22 et 23, même un général qu’on m’a dit être le comte de Kaunitz, suivi de son état-major. Cette masse de soldats gagnait du côté de Coblentz, où attendaient les émigrés. La Prusse, donnant la main à l’Autriche, ne dissimulait plus qu’elle marchait contre la France.
Chaque jour il passait des troupes. (Page 63.)

Il est donc certain que ma situation à Belzingen s’empirait de jour en jour. Évidemment, elle ne serait pas meilleure pour la famille de Lauranay ni pour ma sœur Irma, une fois la guerre déclarée. De se trouver en Allemagne dans ces conditions, cela devait leur créer plus que des embarras, des périls réels, et il convenait de se tenir prêt à toute éventualité.

J’en causais souvent à ma sœur. La bonne créature voulait en vain cacher ses inquiétudes. La crainte d’être séparée de Mme Keller ne lui laissait plus un instant de repos. Quitter cette famille ! Jamais elle n’avait eu la pensée que l’avenir lui réserverait un tel malheur ! S’éloigner de ces êtres aimés, près desquels, lui semblait-il, sa vie devait s’écouler toute entière, se dire que, peut-être, il ne lui serait plus possible de les revoir, si les événements tournaient mal, cela était bien pour lui fendre l’âme.

« J’en mourrai, me répétait-elle, oui, Natalis, j’en mourrai.

— Je te comprends, Irma, répondais-je, la situation est difficile, mais il faut tout faire pour s’en sortir. Voyons ! ne pourrait-on décider madame Keller à quitter Belzingen à présent qu’elle n’a plus aucune raison de tenir à ce pays. Je trouve même qu’il serait prudent de prendre cette résolution avant que les choses se soient gâtées tout à fait.

— Ce serait sage, Natalis, et, pourtant, madame Keller ne consentira point à partir sans son fils.

— Et pourquoi monsieur Jean se refuserait-il à la suivre ! Qui le retient en Prusse ? Ses affaires à régler ?… Il les réglera plus tard ! Ce procès qui n’en finit pas ?… Est-ce que, dans les circonstances actuelles, il ne faudra pas attendre des mois et des mois avant d’obtenir un jugement ?

— Probable, Natalis.

— D’ailleurs, ce qui m’inquiète surtout, c’est que le mariage de monsieur Jean et de mademoiselle Marthe n’est pas encore fait ! Sait-on quels empêchements, quels retards peuvent survenir ? Que l’on expulse les Français de l’Allemagne — ce qui est fort possible — monsieur de Lauranay et sa petite-fille seront forcés de partir dans les vingt-quatre heures ! Et alors quelle cruelle séparation pour ces jeunes gens ! Au contraire, si le mariage est conclu, ou monsieur Jean emmènera sa femme en France, ou, s’il est forcé de rester à Belzingen, du moins y restera-t-elle avec lui !

— Tu as raison, Natalis.

— À ta place, Irma, j’en parlerais à Mme Keller, elle en parlerait à son fils, on se hâterait de conclure le mariage, et, une fois fait, nous pourrions laisser aller les choses.

— Oui, répondit Irma, il faut que le mariage se fasse sans retard. D’ailleurs, les empêchements ne viendront pas de Marthe !

— Oh non ! l’excellente demoiselle ! Et puis, un mari, un mari comme monsieur Jean, quelle garantie pour elle ! Songe donc, Irma, seule avec son grand-père, déjà ancien, forcée de quitter Belzingen, de traverser cette Allemagne encombrée de troupes ! Que deviendraient-ils tous deux ?… Il faut donc se dépêcher d’en finir, et ne pas attendre que ce soit devenu impossible !

— Et cet officier, me demanda ma sœur, est-ce que tu le rencontres quelquefois ?

— Presque tous les jours, Irma ! C’est un malheur que son régiment soit encore à Belzingen ! J’aurais voulu que le mariage de Mlle de Lauranay ne fût connu qu’après son départ !

— En effet, ce serait désirable !

— Je crains qu’en l’apprenant, ce Frantz ne veuille tenter quelque coup ! Monsieur Jean est homme à le remettre à sa place, et alors… Enfin, je ne suis pas tranquille !

— Ni moi, Natalis ! Il faut donc faire le mariage le plus tôt possible. Il y aura certaines formalités à remplir, et je redoute toujours que la mauvaise nouvelle n’éclate !

— Parle donc à Mme Keller.

— Aujourd’hui même. »

Oui, il importait de se hâter, et peut-être même, était-il déjà trop tard !

En effet, un événement allait sans doute décider la Prusse et l’Autriche à presser l’invasion. Il s’agissait de l’attentat qui venait de se commettre à Paris, le 20 juin, et dont le bruit fut répandu, à dessein, par les agents des deux puissances coalisées.

Le 20 juin, les Tuileries avaient été envahies. La populace, conduite par Santerre, après avoir défilé devant l’Assemblée législative, s’était ruée sur le palais de Louis XVI. Portes attaquées à coups de hache, grilles forcées, pièces de canon hissées au premier étage, tout indiquait à quelles violences l’émeute allait se porter. Le calme du roi, son sang-froid, son courage, le sauvèrent ainsi que sa femme, sa sœur et ses deux enfants. Mais à quel prix ? Après qu’il eût consenti à se coiffer du bonnet rouge.

Évidemment, chez les partisans de la cour comme parmi les constitutionnels, cette attaque du palais fut considérée comme un crime. Cependant le roi était resté le roi. On lui rendrait encore certains hommages… Du bouillon pour les morts ! Puis, combien cela durerait-il ? Les plus confiants ne lui auraient pas donné deux mois de règne, après ces menaces, ces insultes ! Et on le sait, ils ne se seraient point trompés, puisque six semaines plus tard, au 10 août, Louis XVI allait être chassé des Tuileries, frappé de déchéance, emprisonné au Temple, dont il ne devait sortir que pour porter sa tête sur la place de la Révolution !

Si l’effet de cet attentat fut grand à Paris, grand dans toute la France, on se figurerait difficilement quel retentissement il eut à l’étranger. À Coblentz éclatèrent des cris de douleur, de haine, de vengeance, et vous ne vous étonnerez pas que l’écho en soit venu jusque dans ce petit coin de la Prusse où nous étions renfermés. Et pour peu que les émigrés se missent en marche, que les Impériaux, comme on les appelait déjà, vinssent les soutenir, ce serait une guerre terrible.

On le pensait bien à Paris. Aussi, des mesures énergiques avaient-elles été prises pour parer à tout événement. L’organisation des fédérés se fit à bref délai. Les patriotes, ayant rendu le roi et la reine responsables de l’invasion qui menaçait la France, la Commission de l’Assemblée décida que toute la nation serait en armes, et qu’elle agirait d’elle-même, sans que le gouvernement eût à intervenir.

Et que faudrait-il pour que l’élan se produisît ? Une formule solennelle, une déclaration qui serait faite par le corps législatif : « La patrie est en danger ! »

Voilà ce que nous apprîmes quelques jours après la rentrée de M. Jean, et cela provoqua une agitation extraordinaire.

Ces nouvelles s’étaient propagées le 23, au matin. À chaque heure, on pouvait apprendre que la Prusse avait répondu à la France par une déclaration de guerre. Il se faisait un mouvement énorme dans tout le pays. Des courriers, des estafettes, passaient ventre à terre à travers la ville. Des ordres s’échangeaient continuellement entre les corps de troupe en marche vers l’ouest et ceux qui venaient de l’est de l’Allemagne. On disait aussi que les Sardes devaient se joindre aux Impériaux, qu’ils s’avançaient déjà et menaçaient la frontière. Malheur ! Ce n’était que trop vrai !

Ces choses jetèrent les Keller et les Lauranay dans une inquiétude extrême. Personnellement, ma position devenait de plus en plus difficile. Tous le sentaient, et, si je n’en parlais pas, c’est que je ne voulais point ajouter aux ennuis qui tourmentaient déjà les deux familles.

En somme, il n’y avait pas de temps à perdre. Puisque le mariage était convenu, il fallait le célébrer sans retard.

C’est ce qui fut résolu le jour même, et d’urgence.

D’un commun accord, on s’arrêta à la date du 29. Ce délai suffirait à remplir les formalités, qui étaient très simples à l’époque. La cérémonie se ferait au temple, devant les témoins obligés, choisis parmi les personnes en rapport avec les familles Keller et de Lauranay. Je devais être l’un de ces témoins. Quel honneur pour un maréchal des logis !

Ce qui fut également décidé, c’est qu’on agirait aussi secrètement que possible. On ne dirait rien de ce qui allait se faire, si ce n’est aux témoins dont la présence était indispensable. Dans ces jours de trouble, il fallait éviter d’attirer l’attention sur soi. Kalkreuth eût vite mis son nez dans cette affaire. Et puis, il y avait le lieutenant Frantz qui, par dépit, par vengeance, aurait pu s’emporter à quelque éclat. De là, peut-être, des complications qu’il convenait d’éviter à tout prix.

Quant aux préparatifs, ils ne devaient exiger que très peu de temps. D’ailleurs, on ferait très simplement les choses, et sans organiser des fêtes, dont on se fût donné le plaisir en d’autres circonstances moins inquiétantes. Il y aurait mariage, il n’y aurait pas noces, voilà tout.

Et se hâter sans perdre une heure ! Ce n’était pas le moment de répéter notre vieux dicton picard : Il n’y a lieu de se presser, parce que la foire n’est point sur le pont !

Elle y était, menaçante, et, d’un instant à l’autre, pouvait nous fermer le passage !

Cependant, malgré toutes les précautions prises, il paraît que le secret ne fut pas gardé comme il aurait dû l’être. Très certainement, les voisins — oh ! les voisins de province ! — s’inquiétaient de ce qui se préparait dans les deux familles. Il y avait nécessairement quelques allées et venues en dehors des habitudes. De là, curiosité mise en éveil.

De plus, Kalkreuth ne cessait d’avoir l’œil sur nous. Nul doute que ses agents eussent ordre de nous surveiller de près. Peut-être les choses n’iraient-elles pas toutes seules.

Mais, ce qu’il y eut de plus regrettable, c’est que la nouvelle du mariage arriva aux oreilles du lieutenant von Grawert.

Cela, ce fut ma sœur Irma qui l’apprit par la servante de Mme Keller. Des officiers du régiment de Leib en avaient causé sur la grande place.

Par hasard, Irma avait entendu leur conversation, et voici ce qu’elle rapporta.

Lorsqu’il avait appris la nouvelle, le lieutenant s’était abandonné à
Par hasard, Irma avait entendu leur conversation. (Page 71.)


un violent mouvement de colère, disant à ses camarades que ce mariage ne se ferait pas, que tous les moyens lui seraient bons pour l’empêcher.

J’espérais que M. Jean ne saurait rien de cela. Par malheur, le propos lui fut redit. Il m’en parla, sans pouvoir maîtriser son indignation. J’eus grand-peine à le calmer. Il voulait aller au lieutenant Frantz, il voulait le mettre en demeure de s’expliquer là-dessus,

M. Jean était debout devant Mlle de Lauranay. (Page 77.)


quoiqu’il fût douteux qu’un officier consentît à se commettre avec un bourgeois comme lui !

Enfin, je parvins à le contenir, après lui avoir fait comprendre que sa démarche risquait de tout compromettre.

M. Jean se rendit. Il me promit de ne plus s’arrêter aux propos du lieutenant, quels qu’ils fussent, et ne s’occupa que des formalités de son mariage.

Le 25, la journée se passa sans incidents. Plus que quatre jours à attendre. Moi, je comptais les heures et les minutes. L’union célébrée, on déciderait la grave question d’abandonner définitivement Belzingen.

Mais l’orage était sur nos têtes, et le coup de foudre éclata dans la soirée de ce jour. La terrible nouvelle arriva vers neuf heures du soir.

La Prusse venait de déclarer la guerre à la France.