Le Chemin de France/Chapitre X

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Hetzel (p. 74-79).

X

C’était le premier coup, rudement asséné. Et pourtant, il devait être suivi de coups plus rudes encore. Mais, n’anticipons pas, et soumettons-nous aux décrets de la Providence, comme dit le curé de chez nous, du haut de son égrugeoir[1].

La guerre était donc déclarée à la France, et moi, Français, je me trouvais en pays ennemi. Si les Prussiens ignoraient que je fusse soldat, cela me créait, vis-à-vis de moi-même, un état extrêmement pénible. Mon devoir me commandait de quitter secrètement ou publiquement Belzingen, n’importe par quel moyen, de rejoindre au plus tôt, de reprendre ma place dans le rang. Il ne s’agissait plus de mon congé ni des six semaines qu’il comportait encore. Le Royal-Picardie occupait Charleville, à quelques lieues seulement de la frontière française. Il prendrait part aux premiers engagements. Il fallait être là.

Mais que deviendraient ma sœur, M. de Lauranay et Mlle Marthe ? Leur nationalité ne causerait-elle pas les embarras les plus sérieux ? Les Allemands sont d’une race dure, qui ne connaît guère de ménagements, quand ses passions sont déchaînées. C’est avec terreur que j’aurais vu Irma, Mlle Marthe et son grand-père se lancer sur les routes de la Haute et la Basse-Saxe, au moment où les parcourait l’armée prussienne.

Il n’y avait qu’une chose à faire : c’était de partir en même temps que moi, de profiter de mon retour pour revenir en France, tout de suite et par le plus court. On pouvait compter sur mon dévouement. Si M. Jean, entraînant sa mère, se joignait à nous, il me semblait que nous saurions bien passer quand même.

Maintenant, Mme Keller et son fils prendraient-ils ce parti ? Cela me paraissait tout simple. Mme Keller n’était-elle pas française d’origine ? M. Jean ne l’était-il pas à demi par elle ? Il ne pouvait craindre qu’on lui fit mauvais accueil de l’autre côté du Rhin, quand on le connaîtrait. Mon avis était donc qu’il n’y avait pas à hésiter. Nous étions au 26. Le mariage serait fait le 29. Il n’y aurait plus alors aucun prétexte pour rester en Prusse, et, le lendemain, nous pouvions avoir quitté le territoire. Il est vrai, d’attendre trois jours encore, c’étaient trois siècles pendant lesquels il me faudrait ronger mon frein. Ah ! que M. Jean et Mlle Marthe n’étaient-ils mariés déjà !

Oui, sans doute ! Mais, ce mariage, que nous désirions tant, que j’appelais de tous mes vœux… ce mariage entre un Allemand et une Française, était-il possible, maintenant que la guerre était déclarée entre les deux pays ?…

En vérité, je n’osais regarder cette situation en face, et je n’étais pas seul à sentir tout ce qu’elle avait de grave. À présent, on évitait d’en parler dans les deux familles. On sentait comme un poids qui vous écrasait !… Qu’allait-il arriver ?… Je ne pouvais guère imaginer quel cours les événements allaient prendre, et il ne dépendait pas de nous d’en pouvoir changer la marche !

Le 26 et le 27, il ne survint aucun fait nouveau. Toujours des passages de troupes. Seulement, je crus remarquer que la police faisait surveiller plus activement la maison de Mme Keller. Plusieurs fois, je rencontrai l’agent de Kalkreuth, le pied de banc. Il me regardait d’une façon qui lui aurait valu une maîtresse gifle, si cela n’avait pas dû compliquer les choses. Cette surveillance ne laissait pas de m’inquiéter. J’en étais particulièrement l’objet. Aussi ne vivais-je plus, et la famille Keller était dans les mêmes transes que moi.

Il n’était que trop visible que Mlle Marthe versait bien des larmes. Quant à M. Jean, s’il cherchait à se contenir, il n’en souffrait que davantage. Je l’observais. Il devenait de plus en plus sombre. Il se taisait en notre présence. Il se tenait à l’écart. Pendant ses visites à M. de Lauranay, il semblait qu’une pensée l’obsédait qu’il n’osait dire, et, quand on croyait qu’il allait parler, ses lèvres se refermaient aussitôt.

Le 28 au soir, nous étions réunis dans le salon de M. de Lauranay. M. Jean nous avait priés d’y venir tous. Il voulait, avait-il dit, nous faire une communication qui ne pouvait être remise.

On avait commencé par s’entretenir de choses et d’autres ; mais la conversation tombait. Il se dégageait un sentiment très pénible — ce sentiment que nous ressentions tous, ainsi que je l’ai fait observer, depuis la déclaration de guerre.

En effet, la démarcation de race entre Français et Allemands, cette déclaration l’accentuait davantage. Au fond, nous le comprenions bien, M. Jean se sentait le plus atteint par cette complication déplorable.

Bien que l’on fût à la veille du mariage, personne n’en parlait. Et pourtant, si rien n’eût été changé, le lendemain, Jean Keller et Mlle Marthe auraient dû se rendre au temple, y entrer comme fiancés, en sortir comme époux, liés pour la vie !… Et de tout cela, pas un mot !

Alors Mlle Marthe se leva. Elle s’approcha de M. Jean qui se tenait dans un coin, et, d’une voix dont elle voulait en vain cacher l’émotion :

« Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.

— Ce qu’il y a… Marthe ! s’écria M. Jean d’un accent si douloureux qu’il me pénétra jusqu’au cœur.

— Parlez, Jean, reprit Marthe, parlez, si pénible que ce soit d’entendre ce que vous allez dire ! »

M. Jean releva la tête. Il se sentait compris d’avance.

Non ! je n’oublierai jamais les détails de cette scène, quand je vivrais cent ans !

M. Jean était debout devant Mlle de Lauranay, dont il avait pris la main, et alors, se faisant violence :

« Marthe, dit-il, tant que la guerre n’était pas déclarée entre l’Allemagne et la France, je pouvais songer à faire de vous ma femme. Aujourd’hui, mon pays et le vôtre vont se battre, et, maintenant, à la pensée de vous enlever à votre patrie, de vous arracher votre qualité de Française en vous épousant… je n’ose plus !… Je n’en ai pas le droit !… Toute ma vie ne serait qu’un remords !… Vous me comprenez… je ne puis pas… »

Si on le comprenait ! Pauvre M. Jean ! Il ne trouvait pas ses mots ! Mais avait-il besoin de parler pour se faire entendre !

« Marthe, reprit-il, il va y avoir du sang entre nous, de ce sang français dont vous êtes !… »

Mme Keller, droite dans son fauteuil, les yeux baissés, n’osait pas regarder son fils. Un léger tremblement des lèvres, la contraction de ses doigts, tout indiquait que son cœur était prêt à se briser.

M. de Lauranay avait laissé retomber sa tête entre ses mains. Les larmes coulaient des yeux de ma sœur.

« Ceux dont je suis, reprit M. Jean, vont marcher contre la France, contre ce pays que j’aime !… Et qui sait si, bientôt, je ne serai pas appelé à me joindre… »

Il n’acheva pas. Sa poitrine haletait, étouffée de sanglots qu’il ne contenait que par une force surhumaine, car il ne convient pas qu’un homme pleure.

« Parlez, Jean, dit Mlle de Lauranay, parlez, pendant que j’ai encore la force de vous écouter !…

— Marthe, répondit-il, vous savez si je vous aime !… Mais vous êtes Française, et je n’ai pas le droit de faire de vous une Allemande, une ennemie de…

— Jean, répondit Mlle Marthe, moi aussi, je vous aime !… Rien de ce qui arrivera dans l’avenir ne changera mes sentiments !… Je vous aime… je vous aimerai toujours !

— Marthe, s’écria M. Jean, qui était tombé à ses pieds, chère Marthe, vous entendre parler ainsi, et ne pouvoir vous dire : Oui ! demain nous irons au temple !… Demain vous serez ma femme, et rien ne nous séparera plus !… Non !… c’est impossible !…

— Jean, dit M. de Lauranay, ce qui semble impossible maintenant…

— Ne le sera pas plus tard ! s’écria M. Jean. Oui, monsieur de Lauranay !… Cette guerre odieuse finira !… Alors, Marthe, je vous retrouverai !… Je pourrai sans remords devenir votre mari !… Ah ! que je souffre !… »

Et le malheureux, qui s’était relevé, chancelait, presque au point de tomber.

Mlle Marthe revint à lui, et là, d’une voix que l’on sentait pleine de tendresse :

« Jean, reprit-elle, je n’ai qu’une chose à vous dire !… En n’importe quel temps vous me retrouverez telle que je suis aujourd’hui !… Je comprends le sentiment qui vous fait un devoir d’agir ainsi !… Oui ! je le vois, il y a, en ce moment, un abîme entre nous !… Mais, je vous le jure devant Dieu, si je ne suis pas à vous, je ne serai jamais à personne… Jamais ! »

Dans un mouvement irrésistible, Mme Keller avait attiré Mlle Marthe dans ses bras.

« Marthe !… dit-elle, ce que fait mon fils le rend encore plus digne de toi ! Oui… plus tard… non plus dans ce pays, d’où je voudrais être sortie déjà, mais en France… nous nous reverrons !… Tu deviendras ma fille… ma vraie fille !… Et c’est toi qui me feras pardonner par mon fils… s’il est Allemand ! »

Mme Keller dit cela d’un ton si désespéré que M. Jean l’interrompit, et se précipitant vers elle :

« Ma mère !… Ma mère !… s’écria-t-il. Moi, te faire un reproche !… Serais-je assez dénaturé…

— Jean, répondit Mlle Marthe, votre mère est la mienne ! »

Mme Keller avait ouvert ses bras, et tous deux se réunirent sur son cœur.

Si le mariage n’était pas fait devant les hommes, puisque les circonstances actuelles le rendaient impossible, du moins était-il fait devant Dieu. Il n’y avait plus qu’à prendre les dernières dispositions pour partir.

Et, en effet, ce soir-là, il fut définitivement arrêté que nous quitterions Belzingen, la Prusse et cette Allemagne, où la déclaration de guerre faisait aux Français une situation intenable. La question du procès ne pouvait plus maintenant retenir la famille Keller. D’ailleurs, nul doute que l’issue en fût indéfiniment retardée, et on ne pouvait l’attendre.

Voici ce qui fut encore décidé. M. et Mlle de Lauranay, ma sœur et moi, nous reviendrions en France. À cet égard, pas d’hésitation, puisque nous étions Français. Pour Mme Keller et son fils, les convenances voulaient qu’ils restassent à l’étranger, tant que durerait cette abominable guerre. En France, ils eussent pu rencontrer des Prussiens dans le cas où notre pays aurait été envahi par les alliés. Ils résolurent donc de se réfugier dans les Pays-Bas, où ils attendraient la fin des événements. Quant à partir tous ensemble, cela allait de soi, et, lorsque nous nous séparerions, ce ne serait que sur la frontière française.

Ceci convenu, nos préparatifs nécessitant quelques jours encore, le départ fut fixé au 2 juillet.



  1. Nom peu respectueux que l’on donne à la chaire en Picard.