Le Chemin de fer du Pacifique à l’Atlantique/02

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Le Chemin de fer du Pacifique à l’Atlantique
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 84 (p. 555-584).
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LE
CHEMIN DE FER DU PACIFIQUE
VOYAGE DE SAN-FRANCISCO A NEW-YORK

II.
LE CHEMIN DE FER CENTRAL.


V

Le 10 mai 1869, jour même de l’inauguration du chemin du Pacifique, je quittai San-Francisco pour me rendre à New-York. Quelques amis m’avaient conseillé de suivre l’ancienne route pour continuer mon voyage, c’est-à-dire d’aller en bateau à vapeur à Panama, de traverser l’isthme en chemin de fer, et de reprendre la mer jusqu’à New-York ; mais j’avais entendu élever plus d’un reproche sérieux contre le service des bateaux à vapeur de cette ligne. Ils étaient d’ordinaire, disait-on, encombrés de passagers et de marchandises ; les repas y étaient mauvais, le service détestable, la saleté repoussante, surtout pour les personnes qui, comme moi, venaient de débarquer d’un des grands paquebots de l’Océan-Pacifique, véritables modèles de bonne tenue et de propreté ; sur tout le parcours d’ailleurs je ne rencontrerais que mauvaise compagnie, et la plus stricte surveillance ne suffirait probablement point à me défendre contre les voleurs de profession qui exploitaient les paquebots avec autant d’audace et d’habileté que d’autres malfaiteurs exploitent les grandes villes de l’Amérique.

Les avocats des paquebots ne niaient pas ces inquiétans détails ; leur plaidoyer consistait à démontrer que le service maritime était, malgré tous ses défauts, préférable au service presque inconnu du chemin de fer du Pacifique. Les bâtimens, prétendaient-ils, étaient d’excellens marcheurs, placés sous les ordres d’officiers expérimentés ; j’aurais bien quelques petits ennuis à souffrir durant la traversée, mais je serais à peu près sûr d’arriver sain et sauf à New-York. Sur la voie de terre au contraire, les accidens les plus graves étaient d’occurrence fréquente, et je n’avais qu’à ouvrir le premier journal venu pour me convaincre que, grâce à la mauvaise condition de certaines parties de la route, à l’insouciance des administrateurs, à la témérité des employés, on risquait sa vie à se hasarder sur le chemin du Pacifique. « Vous n’obtiendrez même pas de dommages pour une jambe ou un bras cassé, ajoutait-on, car la compagnie du Central et celle de l’Union jouissent toutes les deux d’une grande influence, et un particulier inconnu et sans appui n’aurait aucune chance à plaider contre elles. » D’autre part, on me fit observer que la société à laquelle je serais mêlé abord des paquebots, et qui contiendrait, on ne pouvait le nier, quelques mauvais élémens, était cependant de beaucoup préférable à celle des mineurs qui m’accompagneraient jusqu’au Nevada, ou à celle des ouvriers terrassiers du chemin de fer, dont je ne serais débarrassé qu’à Omaha. Ces roughs, comme on les appelait, étaient, au dire de mes conseillers, des hommes autrement dangereux que les pick-pockets des bateaux à vapeur : ceux-ci me débarrasseraient tout au plus de ma bourse ou de ma montre ; dans un conflit avec ceux-là ma vie était en danger.

Tout cela n’était pas séduisant, mais je n’y vis pas non plus matière à me décourager. Je sais par expérience que le plus véridique récit des difficultés ou des agrémens d’un voyage ne rend qu’imparfaitement compte des impressions personnelles de celui qui en a souffert ou joui. Pour apprécier de pareilles descriptions à leur juste valeur, il faut, par un effort d’imagination dont beaucoup de gens sont peu capables, sortir du milieu paisible dans lequel on les lit ou on les écoute, et se mettre à la place même du héros de l’odyssée. Tout se rapetisse alors considérablement, et dangers et agrémens prennent des proportions ordinaires. Lorsqu’on voyage dans les montagnes, la disposition au vertige tend à s’émousser ; lorsqu’on vit dans un pays où les habitans ont pour coutume de sortir armés, on se munit, avant de quitter la maison, d’un revolver avec la même indifférence qu’on se munirait, en cas de mauvais temps, d’un parapluie ; enfin, pour marcher le long des précipices ou s’armer habituellement d’un pistolet sans éprouver d’émotion, on n’a pas besoin d’être plus courageux que le premier venu. Les périls d’un long voyage ne sont pas tout à fait illusoires, mais je sais que, par la faute du lecteur plutôt que par celle du narrateur, on s’en forme généralement des idées exagérées. Quelques hommes, savans ou aventuriers, à la recherche de l’inconnu ou de la richesse, ont en mainte occasion fait preuve d’un grand courage et d’un étonnant mépris du danger ; mais un voyage en chemin, de fer exclut, par sa nature même, toute idée de risques exceptionnels. Là où tout un monde d’agens et d’ouvriers trouve avantageux de vivre, dans des endroits fréquentés par un concours incessant de voyageurs, on peut, sans hésiter, essayer de passer à son tour.

Pendant mon séjour à San-Francisco, je m’étais trouvé plus d’une fois au milieu de mineurs et d’ouvriers de chemin de fer ; je n’avais remarqué sur leur physionomie rien de particulièrement redoutable, et je me persuadai aisément que les inconvéniens possibles d’un semblable voisinage seraient compensés par la nouveauté d’une existence en quelque sorte intime avec des hommes en possession d’une grande, sinon d’une bonne réputation. Quant à l’insouciante témérité des employés de la ligne, je me disais qu’ils avaient autant de motifs de tenir à leur vie que moi à la mienne, et qu’en me remettant entre leurs mains il n’y aurait pas lieu de redouter une expérience qu’ils renouvelaient impunément toute l’année. Quatre de mes compagnons de voyage du Japon qui désiraient aussi se rendre à New-York tombèrent d’accord avec moi sur tous ces points. Le parcours en chemin de fer avait pour nous non-seulement le grand attrait de la nouveauté, il avait surtout l’avantage de ne durer que huit ou neuf jours au lieu de trois semaines nécessaires pour aller de San-Francisco à New-York, via Panama. L’embarcadère du chemin de fer du Pacifique se trouve provisoirement à Sacramento. La ligne qui unira cette ville à San-Francisco est en voie d’exécution. Pour se rendre à Sacramento, il faut traverser la baie en bateau jusqu’à Vallejo, où l’on monte en wagon. Ce petit trajet préliminaire dure cinq heures.

Un de nos amis californiens, M. V. S…, nous conduisit abord du New-World. Quelques minutes plus tard, je vis arriver son domestique chargé d’une assez grande boîte en fer-blanc et de deux dames-jeannes, tressées d’osier, et dont chacune pouvait contenir dix ou douze litres de liquide. « Qu’est-ce ? lui demandai-je. — C’est du whiskey et des biscuits que votre inexpérience vous a fait oublier, me dit-il ; heureusement pour vous, j’y ai pensé à temps. » Je me récriai contre ce surcroît de bagages. Je lui disais que son calcul d’un litre de whiskey. par tête et par jour était basé sur des données californiennes qui ne pouvaient nous être appliquées. Je ne pus le convaincre. « Vous laisserez ces provisions en route, si vous voulez, dit-il ; mais j’aurai fait mon devoir en vous les donnant. Si vous les emportez jusqu’à Omaha, vous me remercierez plus tard. C’est un peu lourd à porter au commencement, mais vous verrez qu’après-demain le fardeau s’allégera déjà sensiblement. » Deux de mes compagnons, D… et M…, Américains comme l’ami californien, appuyèrent ses instances. D… prétendait avoir rencontré le matin même un homme compétent en matière de boissons, qui, en résumant ses observations d’un voyage de Promotory à Sacramento, avait parlé avec horreur du whiskey de Truckee, de Winnemuca, d’Elko et de Promotory. Il avait prétendu que les ouvriers mineurs seuls pouvaient en boire sans en mourir, et qu’à Promotory l’odeur seule de la boisson favorite des Américains causait à l’étranger non acclimaté les accidens les plus graves. Il fut décidé que trois d’entre nous prendraient alternativement charge des deux dames-jeannes de whiskey et de la boîte de biscuit, et je dus céder aux vœux de la majorité. J’hésitais cependant, je l’avoue, à entrer dans le salon des premières, flanqué de deux douzaines de litres de liqueurs fortes ; mais on me fit voir d’autres dames-jeannes d’une capacité plus respectable encore que les nôtres, et qui appartenaient à des gens d’apparence irréprochable. Je pris donc mon parti en me disant qu’il fallait vivre à Rome comme les Romains y vivent. Je dois, en fin de compte, rendre cette justice à l’ami V. S…, que ses précautions, pour être quelque peu exagérées, n’en étaient pas moins excellentes. Pendant plusieurs jours, on ne nous vendit dans les stations situées entre Sacramento et Omaha que de l’eau détestable et des boissons qui me firent penser au terrible whiskey de Promotory. Nos provisions de liquides étaient non-seulement une addition aussi utile qu’agréable aux collations spartiates dont il fallut nous contenter, mais elles contribuèrent aussi à nous assurer les bonnes grâces de compagnons de voyage auxquels nous étions en état d’en offrir largement. D’ailleurs à Elko déjà, où nous dîmes adieu aux mineurs de White-Pine, qui nous avaient accompagnés jusque-là, nous pûmes jeter une dame-jeanne vide par la fenêtre.

Nous quittâmes la jetée de San-Francisco à quatre heures de l’après-midi, et en moins de deux heures nous débarquâmes à Vallejo, éloigné de 29 milles. C’était marcher avec une vitesse que les bâtimens européens n’obtiennent que rarement. En Amérique, où l’on construit les bateaux à vapeur les plus rapides, les plus économiques et les moins sûrs, cela n’a rien d’extraordinaire. Entre Vallejo et Sacramento, je fis connaissance, en wagon même, avec une compagnie américaine qui, pour le soulagement des voyageurs d’Europe, ne ferait pas mal d’établir des succursales chez nous. Une demi-heure avant notre arrivée, un monsieur entra dans le wagon. Je le vis adresser la parole à plusieurs voyageurs, prendre des notes sur un carnet qu’il tenait à la main et délivrer des bulletins qu’il en détachait après y avoir tracé quelques mots. Enfin ce fut mon tour. « Vous allez à Sacramento ? me demanda-t-il. — Oui. — Vous avez des bagages ? — Oui. — A quel hôtel descendez-vous ? » Je désignai l’hôtel qu’on m’avait indiqué. « Eh bien ! reprit-il, je me charge d’y faire transporter vos bagages, si vous voulez me donner votre luggage-ticket. » On ne délivre pas de bulletins de bagages imprimés en Amérique. Un employé attache à chaque malle une petite plaque en cuivre suspendue à une double lanière en cuir et portant un numéro d’ordre. Il remet au voyageur une autre plaque avec numéro correspondant et indiquant en même temps le nombre des colis enregistrés. C’est un mode d’expédition beaucoup plus simple et plus rapide que le nôtre, et il offre, autant que j’ai pu en juger, les mêmes garanties de sûreté. Je me prêtai volontiers à l’arrangement proposé par mon interlocuteur, et je reçus de lui, en échange de mon jeton de bagages, un bulletin imprimé de l’Express-Company, donnant reçu de mes malles. Le même individu me délivra aussi un billet d’omnibus, te Vous, n’avez qu’à demander l’omnibus blanc n° 1, à droite de la sortie, et à y monter, dit-il ; il vous conduira à votre hôtel. » Après m’avoir donné ces instructions, l’employé me fit un compte fort raisonnable : 25 cents par malle et 50 cents pour une place d’omnibus, si je ne me trompe, et me quitta pour s’adresser à mon voisin. J’ai retrouvé les agens de l’Express-Company sur toutes les lignes américaines où j’ai voyagé, et je n’ai eu partout qu’à me louer de leur exactitude. Le cocher d’omnibus recevait chaque fois des instructions complètes et me conduisait à l’endroit où je voulais aller sans que j’eusse besoin de lui dire un mot ; quant à mes bagages, ils ne manquaient jamais d’arriver peu de temps après moi à l’hôtel. J’économisais de cette manière le temps qu’on perd d’ordinaire à dégager ses effets, et j’évitais du même coup les cochers de fiacre qui rançonnent en tout pays les étrangère.

Il faisait nuit lorsque nous arrivâmes à Sacramento. Nous traversâmes de longues et larges rues tirées au cordeau, se coupant, comme dans la plupart des villes américaines, à angles droits, éclairées au gaz, bordées çà et là de boutiques qui paraissaient assez bien garnies. La ville est grande et gagne tous les jours en importance ; parmi ses habitans, on rencontre les hommes les plus entreprenans et les plus riches de la Californie. Elle s’efforce de rivaliser avec San-Francisco ; mais son éloignement de la mer l’a réduite de bonne heure à une infériorité dont elle ne pourra se relever. Nous y passâmes une mauvaise nuit. Il faisait horriblement chaud, et l’hôtel qu’on nous avait indiqué comme le meilleur de l’endroit était mal tenu. Sous prétexte que la maison était remplie de monde, on nous mit à quatre dans une étroite chambre, et on ne s’occupa plus autrement de nous. Pour être bien traité dans les hôtels américains, il faut y être connu ou avoir des recommandations spéciales pour le propriétaire. C’est une épreuve que j’ai faite dans la plupart des villes où je me suis arrêté ; à New-York notamment, on m’avait assuré qu’il n’y avait de libre qu’une chambre au cinquième étage, mais l’intervention d’un ami, connu à l’hôtel, me valut, sans autre difficulté, une grande et belle chambre au second. A Sacramento, on savait que nous étions des overland-passengers, et que nous devions partir le lendemain ; nous étions des inconnus, il n’y avait aucun avantage à se gêner avec nous, et l’on ne se gêna nullement. Nous fîmes un mauvais souper et un mauvais déjeuner. L’eau qu’on nous donna était jaunâtre et avait un goût désagréable. Sur nos réclamations, le garçon nous répondit qu’il n’y avait pas d’autre eau dans la ville, et que les personnes qui ne l’aimaient pas avaient pour habitude de prendre du vin.

Mes souvenirs de Sacramento se bornent à ces détails. Je crains qu’ils ne rendent pas justice à la grande et opulente ville, capitale de l’état, siège d’une cour suprême de justice, patrie de Judah, Stanford, Huntington, Crocker, et autres instigateurs du chemin du Pacifique. Il faut s’en prendre à l’accueil que nous y trouvâmes, et qui contrasta désagréablement avec nos impressions encore fraîches de l’hospitalier séjour de San-Francisco.


VI

Les noms des nouvelles villes et stations que traverse le chemin de fer du Pacifique sont aujourd’hui encore peu connus aux États-Unis et entièrement ignorés en Europe. La liste de ces noms, dont la plupart sonnent étrangement à l’oreille française, est longue. Afin d’éviter la confusion qui pourrait naître de l’agglomération de mots nouveaux formant en quelque sorte l’échafaudage de mon récit, je crois utile de le faire précéder d’un aperçu général de la ligne que j’ai parcourue. Le lecteur qui voudra bien me suivre pourra ainsi s’orienter plus facilement et retrouver dans la suite la position exacte de telle ville ou station qui lui semblerait mériter une attention particulière.

Le chemin de fer national du Pacifique se subdivise, comme je l’ai dit, en deux sections : celle du Centre et celle de l’Union. La première, qui s’étend de Sacramento à Ogden, a un développement de 742 milles (1,194 kilomètres) ; la seconde, comprise entre Ogden et Omaha, mesure 1,030 milles (1,667 kilomètres)[1].

La ligne du Central rencontre près de son point de départ l’obstacle le plus formidable du parcours entier, les Sierras-Nevadas. Il les franchit au Donner-Pass, à la station de Summit, à 105 milles de Sacramento, à une hauteur de 7,042 pieds anglais. De Summit à Truckee, sur le versant oriental de la montagne, la distance n’est que de 22 kilomètres, et la différence en hauteur entre les deux stations de 357 mètres. Entre Truckee, à 5,866 pieds d’altitude, et les montagnes de Wasatch, à l’est du Lac-Salé, s’étend un vaste plateau désigné sous le nom de Grand-Bassin de l’Amérique du Nord. Le chemin de fer le traverse de l’ouest à l’est sur une longueur d’environ 1,000 kilomètres. La hauteur du plateau varie entre 3,921 et 6,180 pieds. C’est un désert coupé par quelques chaînes de montagnes volcaniques riches en métaux précieux, et parmi lesquelles les montagnes de Humboldt sont les plus considérables. La pluie ne tombe guère dans ces régions. Les rares cours d’eau que l’on y trouve n’atteignent pas l’Océan ; ils se déchargent en des mers intérieures telles que le Lac-Salé et le lac de Humboldt, où ils disparaissent dans le sol. Le pays fait partie de l’état de Nevada et du territoire d’Utah. Virginia, Austin et Salt-Lake-City en sont les principales villes. Le chemin de fer passe à 16 milles de la première, à 100 milles de la seconde et a 35 milles de la dernière.

Les montagnes de Wasatch se trouvent sur le tracé du chemin de fer de l’Union. Elles sont franchies par la voie ferrée à une hauteur de 7,567 pieds. Deux passages naturels, les cañons de Weber et d’Echo, à 5,085 et 6,880 pieds au-dessus du niveau de la mer, ont été d’un secours essentiel à la construction de la ligne. A défaut de ces gorges, il aurait été impossible, au dire des ingénieurs, de traverser la chaîne montagneuse. Entre Wasatch et le versant occidental des Montagnes-Rocheuses s’étend, sur une longueur de 200 milles, une plaine élevée et d’une désolante aridité. Ce pays est appelé le Bitter Creck Country (pays des eaux amères), et confine aux états de Colorado et de Nebraska et au territoire d’Utah. Il est traversé par le Green-River (rivière verte), un des tributaires du Colorado qui se déverse dans le golfe de Californie. L’eau de cette région est, comme son nom l’indique, amère, sulfureuse et alcaline. Dans les Montagnes-Rocheuses, on distingue le plateau de Laramie et les Black-Hills (collines noires). C’est là que sont situées les principales mines de houille d’où le chemin du Pacifique tire ses provisions ; on y rencontre aussi des mines de métaux précieux, notamment dans les districts d’Eau-Douce (Sweet-water mining district) au nord, et dans les champs d’or du Colorado (Colorado gold fields) au sud. L’agriculture n’y offre que de maigres ressources. Les Montagnes-Rocheuses, le plateau de Laramie et les Black-Hills sont franchis à des hauteurs variant entre 6,145 et 8,424 pieds (station de Sherman).

De la base orientale des Black-Hills jusqu’à Omaha, la distance est d’environ 530 milles. Cette vaste plaine va en s’abaissant insensiblement, et le voyageur ne s’aperçoit point qu’il descend d’une hauteur de 6,500 pieds, différence, par rapport au niveau de la mer, entre la position d’Omaha et la base des Black-Hills. Le chemin de fer, en parcourant la plaine, longe le Lodge-Pole Creek et la rivière Platte, le premier cours d’eau étant tributaire du dernier. Sur une étendue de plus de 300 milles, le pays est désert. La pluie est aussi excessivement rare dans ces régions, et le sol desséché peut à peine nourrir l’herbe des prairies. Pendant des journées entières, on n’aperçoit ni bois, ni verdure ; c’est un spectacle aussi désolant que celui du Sahara d’Afrique. A une centaine de milles d’Omaha, le sol prend plus de vigueur, et dans les environs de la vallée les eaux vivifiantes du Missouri le rendent d’une extrême fertilité.

Le chemin de fer central depuis Sacramento (38° 30’ latitude) jusqu’à Promotory-Point (41° 45’ latitude) incline dans sa marche vers le nord. Entre le Lac-Salé et Omaha, la ligne de l’Union passe, dans sa presque totalité, entre les 41e et 42e parallèles. Le chemin de fer central est divisé en cinq sections, celles de Sacramento, de Truckee, de Shoshone, de Humboldt et du Lac-Salé. Il a soixante-cinq stations, dont les principales sont : Sacramento, Colfax, Cisco, Truckee, Reno, Wadsworth, Winnemuca, Carlin, Elko, Montello, Corinne, Brigham-City et Ogden.

Le chemin de fer l’Union contient les sections de Platte, de Lodge Pole, de Laramie et de Bridger. Les stations sont au nombre de quatre-vingt-neuf. Voici les principales : Echo, Wasatch, Bryan, Rawlings, Benton, Laramie, Sherman, Cheyenne, Sidney, North-Platte et Grand-Island[2]. Le trajet de Sacramento à Omaha, s’il est fait régulièrement, ce qui n’a pas toujours lieu, dure quatre-vingt-dix-neuf heures. En continuant de s’avancer à travers le continent, ce qui peut se faire sans délai, on se rend en vingt-huit heures d’Omaha à Chicago, la capitale de l’Illinois, et en quarante-une heures de Chicago à New-York. Il faut donc en tout cent soixante-huit heures, c’est-à-dire sept nuits et sept jours pleins, pour se rendre en chemin de fer et par la route la plus rapide de Sacramento à New-York, des bords du Pacifique à ceux de l’Atlantique. La distance totale est de 3,181 milles (environ 5,300 kilomètres), à laquelle il faudra ajouter dans quelques mois le trajet du chemin de fer de Sacramento à San-Francisco. La vitesse moyenne de marche sur cette ligne n’est aujourd’hui que de 32 kilomètres à l’heure. On annonce que sous peu elle sera augmentée, et que la durée totale du parcours sera réduite de vingt-quatre heures. Ce résultat devra, pour quelque temps au moins, satisfaire les plus exigeans.

J’ajoute un dernier renseignement pratique : le prix d’un billet de San-Francisco à Sacramento est de 15 dollars d’or (75 fr.), de Sacramento à Promotory-Point 50 dollars (250 fr.), de Promotory à Omaha 23 dollars 37 cents, monnaie-papier (environ 92 fr.), de Chicago à New-York 20 dollars papier (environ 80 fr.). Les frais du voyage entier s’élèvent donc pour une seule personne à près de 800 francs. Le tarif du Pacifique sera, selon toute probabilité, considérablement abaissé, et on suppose qu’en 1871 le billet de San-Francisco à New-York ne coûtera plus que 500 francs. Sous le rapport des bagages, tous les chemins de fer américains sont très larges ; à moins d’être encombré de malles ou de caisses, on n’a jamais d’excédant à payer. Le tarif alloue 100 livres de bagages à chaque voyageur.


VII

Le départ pour Omaha était fixé à six heures et demie du matin. Notre séjour à Sacramento avait été de si courte durée que nous n’avions pu prendre d’arrangement pour le transport, par une compagnie d’expédition, des volumineux bagages qui nous accompagnaient depuis notre départ du Japon. Dans les circonstances ordinaires, les bagages ne causent pas beaucoup d’embarras au voyageur en Amérique. Les modes de transport y sont très commodes et parfaitement sûrs. Quelques grandes sociétés commerciales, qui ont des agences dans presque toutes les villes de l’Amérique, se chargent de toute sorte de transports ; elles font leur service avec une louable exactitude et à des prix modérés. Le voyageur qui se trouve embarrassé d’un trop grand nombre de colis n’a qu’à les confier à l’une de ces compagnies ; il est à peu près certain de les retrouver à l’endroit indiqué. Dans les grands hôtels, ce sont les portiers qui se chargent de ces expéditions, et, si j’en juge d’après mon expérience, elles sont toujours exactement faites.

Je n’appris tous ces détails que lorsqu’il était trop tard pour pouvoir en tirer tout le parti possible. Les Américains donnent rarement des avis non sollicités, et aucun de mes amis californiens n’avait jugé utile de m’initier aux façons les plus commodes de voyager dans leur pays. « On sait toujours le mieux, dit l’Américain, ce que l’on a trouvé soi-même, » et cette maxime l’autorise à laisser à chacun l’initiative de ses actions. Je sais en effet parfaitement bien pour l’avoir « trouvé moi-même » qu’il est prudent de n’emporter avec soi pour traverser le continent que les bagages strictement nécessaires. La gare de Sacramento était remplie de voyageurs lorsque nous y arrivâmes, notre cocher s’était éloigné aussitôt qu’il s’était débarrassé de nous ; ni employés ni facteurs ne s’occupaient le moins du monde de nous et de nos bagages, et il nous fallut nous-mêmes nous charger de nos lourdes malles, de nos nombreux sacs de nuit, et de nos volumineuses provisions pour avoir les uns enregistrés, les autres déposés dans notre wagon. Tout cela prit du temps, et nous faillîmes manquer le train ; un de nous fut obligé d’y sauter au moment où il s’était déjà mis en marche. Nous eûmes bien un vague soupçon d’avoir oublié quelques paquets, et chacun de nous énumérait sur ses doigts le nombre de ses colis ; mais tant bien que mal nous étions enfin en route. On s’essuya le front, car il faisait très chaud, et nous nous étions livrés à un violent exercice ; puis nous prîmes nos aises autant que le permettaient les circonstances en disant, sans le moindre regret, adieu à la ville de Sacramento, qui disparaissait à notre droite derrière un rideau de grands et beaux arbres.

Les wagons américains sont semblables à ceux que j’ai vus en Suisse et dans le Wurtemberg ; au lieu d’être distribués en compartimens latéraux comme en France, ils sont coupés dans toute leur longueur par un passage qui les divise en deux sections également pourvues de dix bancs à deux places chacun. On peut ainsi, on le voit, se trouver en nombreuse compagnie. Ce mode de construction a, surtout pour les voyages de longue durée, de grands avantages. On y est bien plus à l’aise que dans nos compartimens à huit ou dix places, on peut faire quelques pas dans le passage, qui, la plupart du temps, est libre ; enfin on peut changer de place et de voiture à l’aide des plates-formes qui se trouvent aux extrémités du wagon, et que l’on traverse pour monter dans le train ou pour en descendre ; ces plates-formes facilitent aussi le passage d’un wagon à l’autre, de manière qu’il n’est pas difficile de faire connaissance avec tous ses compagnons de voyage et de choisir, pour s’y fixer, la voiture, dans laquelle on a trouvé la société la plus agréable. Il y a bien un avis de la compagnie affiché aux portes des compartimens et par lequel il est défendu de se tenir sur les plates-formes ou de passer d’un wagon dans l’autre pendant la marche du convoi ; mais il y a à cette interdiction une clause complémentaire qui laisse le voyageur libre d’agir à sa guise : en effet, elle le prévient que, s’il enfreint la défense, il le fait à ses risques et périls. Ces « risques et périls » sont si faibles que personne ne les redoute, et comme les conducteurs et garde-freins permettent aux voyageurs de circuler librement, autant qu’ils ne gênent pas le service, l’avis donné par la compagnie n’a d’autre effet que de la garantir contre des demandes en. dommages-intérêts pour des accidens causés par le déplacement volontaire des voyageurs.

Après avoir satisfait une curiosité bien légitime en examinant mes compagnons de route, j’allai m’établir dans la dernière voiture du convoi. J’y étais secoué un peu plus que dans toute autre ; mais j’avais l’avantage de trouver sur la plate-forme un lieu favorable à l’observation du paysage qui se déroulait tout entier sous mes yeux. Je fis à cette occasion la connaissance des garde-freins (breakmen), dont l’emploi, dans les parties accidentées que parcourt la voie ferrée, n’est point une sinécure, et qui doivent toujours être attentifs au sifflet de la locomotive, les avertissant qu’ils doivent serrer ou desserrer le frein. Quelques-uns d’entre eux en savaient plus long sur les actes et les mœurs des ouvriers qui avaient construit la ligne que des fonctionnaires d’un rang élevé, et j’ai passé de longues heures, assis sur le marche-pied du wagon, à écouter les étranges histoires de débauches, de souffrances et de violences dont le cerveau du breakman était meublé. Ces récits étaient fréquemment interrompus par une manœuvre à exécuter ; mais ils étaient ordinairement repris avec un « je vous disais donc, » articulé d’un ton qui prouvait que mon narrateur aimait autant à raconter que moi à écouter ses histoires. Je le soupçonne d’avoir quelquefois fardé la vérité ; mais, somme toute, je lui dois de la reconnaissance.

En quittant San-Francisco, l’on m’avait dit que j’aurais le plaisir de voyager jusqu’à Omaha avec trois jeunes femmes de la meilleure société de la ville. On m’en avait fait le portrait, et j’étais porteur d’une lettre d’introduction pour l’une d’elles. Le temps avait manqué avant notre départ pour une présentation en règle ; mais on m’avait assuré que parmi les passagers du premier train, dont je faisais partie, il ne me serait pas difficile de reconnaître trois personnes de la bonne compagnie californienne. La tâche cependant n’était point aisée. Les premières stations de la ligne, en communication régulière avec Sacramento et San-Francisco depuis plusieurs années, ont quelques habitans riches qui suivent scrupuleusement les modes de la capitale, et parmi mes compagnons de voyage je vis, d’abord un si grand nombre de jolies et élégantes Californiennes, que je dus me fier au hasard pour être introduit auprès des personnes dont mes amis m’avaient parlé. Le soir, cependant, toute difficulté avait disparu. Avant d’atteindre le sommet de la Sierra-Nevada, notre société s’était, en un certain sens, épurée. Elle ne se composait plus que de voyageurs à destination d’Elko et d’Omaha, c’est-à-dire de mineurs, de spéculateurs et d’aventuriers se rendant aux fameuses mines d’argent de White-Pine (sapin blanc), et de quelques personnes clair-semées que leur tournure, leur bagage, leur façon d’être, décelaient pour appartenir à une autre classe de la société. Parmi ces dernières, il n’y avait que quatre femmes, et je n’eus plus aucune difficulté à trouver Mme M…, et à lui remettre ma lettre.

On peut dire qu’en Amérique la présence d’une femme est une sorte de protection pour l’homme qui l’accompagne. Quant à une sauvegarde pour elle-même, elle ne semble jamais en avoir besoin. Partout elle est entourée de respects et d’égards, non-seulement de la part des gens bien élevés, mais aussi de tout Américain poli ou inculte qu’elle rencontre sur son passage. Les exceptions mêmes, par l’indignation passionnée qu’elles soulèvent, prouvent combien ceci est la règle générale. Mme M… et les personnes de sa compagnie trouvèrent toujours, réservées pour elles, les meilleures places en voiture et à table d’hôte, et même les ouvriers de l’Union, à côté desquels nous voyageâmes pendant plusieurs jours, tempérèrent leurs propos et en adoucirent le ton dès qu’ils s’aperçurent de la présence d’une femme. Il y eut un moment où deux d’entre eux, se disputant et prêts à en venir à des voies de fait, sortirent de notre wagon, et allèrent vider leur querelle ailleurs sur la simple observation d’un de leurs camarades de ne pas troubler la « paix des ladies. »

Avant d’arriver au chemin de fer de l’Union, où nous devions rencontrer ces turbulens compagnons de route, nous traversâmes la partie la plus accidentée de notre voyage en franchissant la Sierra-Nevada. Aussitôt après avoir quitté Sacramento, qui ne se trouve qu’à 56 pieds au-dessus du niveau de la mer, la voie se dirige vers le sommet de la montagne. Cette ascension est d’abord peu sensible. On traverse une plaine verte et boisée où errent en liberté des troupeaux de vaches et de chevaux qui se dispersent au galop à l’approche de la locomotive. Par-ci par-là, on aperçoit une ferme au milieu d’un petit jardin. Des femmes se tiennent sur le seuil avec, des enfans autour d’elles ; mais point de travailleurs dans les champs, tout est calme et paisible, et semble prendre le repos du dimanche. Nous traversons ainsi Arcade, Antelope, Junction, Rocklin, Pino et Penryn. Après Penryn, le tableau change, le paysage devient pittoresque ; des collines aux croupes gracieusement arrondies, couvertes de grands et beaux arbres, avoisinent le tracé du chemin de fer. Dans le lointain, on découvre les hautes cimes, avant-gardes des Sierras-Nevadas. Les maisons d’habitation deviennent de plus en plus rares. La locomotive avance lentement et souffle avec violence, comme si le fardeau qu’elle traîne était devenu trop lourd pour elle. Les garde-freins sont attentifs à leur poste. La distance entre Penryn et Auburn n’est que de 12 kilomètres, et la différence en hauteur entre ces deux stations est de 267 mètres. Auburn est un joli village qui aspire à devenir une grande ville. Une église en briques rouges qui s’élève au sommet d’une colline, des maisons bien bâties et bien entretenues, des jardins remplis de fleurs, d’arbustes et d’arbres, tout indique le bien-être et la jeunesse.

Les villages américains du far-west ont un aspect tout différent des nôtres. Nos villages, à quelques exceptions près, sont le siège d’une vieille paysannerie. Les maisons y ont un caractère de vétusté chancelante ; l’église, débris d’une ancienne abbaye peut-être, date de plusieurs siècles ; les rues sont étroites, tortueuses, mal entretenues ; dans le voisinage, on découvre les ruines d’un vieux manoir ou quelque grosse construction bourgeoise ayant hérité le nom de château et l’écusson d’une famille historique. Dans ces agglomérations rustiques, le présent n’est pas beau, l’avenir est sans intérêt ; le passé seul peut attirer l’attention du voyageur. Pour les villages américains au contraire, le passé n’existe pour ainsi dire pas, le présent se démène avec une ardeur bruyante, et presque malgré soi on se demande : Que sera ce village dans cinquante ou cent ans ? Peut-être un San-Francisco ou un Chicago. Ces villes, qui comptent aujourd’hui leurs habitans par centaines de mille et leurs richesses par millions, n’avaient pas, il y a trente ans, plus d’importance que ce petit village devant lequel nous passons en ce moment. Ce qu’il y a de caractéristique dans ces embryons de cités, c’est que tous, presque sans exception, semblent pressentir leur grandeur future, et s’efforcent de s’en montrer dignes dès l’origine. La plus humble bourgade, n’eût-elle que dix maisons, est distribuée d’après un plan quelquefois grandiose, toujours logique et régulier. On y trace d’avance de larges et nombreuses rues ; l’emplacement de l’église et de la mairie future est indiqué, et personne ne s’étonnerait, j’en suis persuadé, d’entendre parler d’une rue de l’Opéra ou du Chemin-de-Fer dans un endroit où il n’y a ni l’un ni l’autre.

L’esprit du villageois américain diffère aussi entièrement de l’esprit de notre paysan. L’ambition de celui-ci se borne, tant qu’il est jeune, à faire un mariage avantageux qui lui permettra d’arrondir son champ ; vieux, il ne demandera qu’à mourir tranquille dans la maison de ses pères et à ne pas être délaissé par ses enfans. L’écharpe tricolore du magistrat municipal sera le point culminant de ses rêves politiques, que ses voisins traiteront d’insensés. Le villageois des États-Unis, lorsqu’il est de la vraie et bonne souche américaine, croit pouvoir arriver à tout. La petite maison qu’il vient de bâtir ou d’acheter, il la revendra aussitôt qu’il y trouvera profit pour en construire une plus grande ou pour aller dans une autre ville où ses mérites seront mieux appréciés. « Un tel, que je vaux bien, dit-il, était pauvre il y a trois ans, aujourd’hui il est millionnaire ; tel autre, mon camarade d’école, et qui n’apprenait pas mieux que moi, est aujourd’hui directeur de banque, administrateur de chemin de fer, membre du congrès. Je serai comme l’un millionnaire, ou comme l’autre homme en évidence. » Sa jactance est de si bonne foi qu’elle en est contagieuse, et elle se marie après tout à tant d’énergie, d’audace et d’activité, qu’elle poussera peut-être très loin et très haut l’individu qui en fait étalage. Je ne saurais parler du vieux villageois de l’ouest ; je ne l’ai rencontré nulle part. Je suppose qu’il se retire dans les grandes villes pour y chercher repos et sécurité lorsqu’il sent que ses forces ne suffisent plus à soutenir sa place dans la lutte ardente où sa jeunesse s’est passée. La différence entre les villages des États-Unis et les nôtres est encore la même que la différence entre tant d’autres choses américaines et européennes : jeunesse d’une part, maturité de l’autre, caducité peut-être. On est sans cesse entraîné à faire cette comparaison banale ; c’est qu’elle est essentiellement vraie dans sa banalité, et que rien ne pourrait la remplacer.

Nous montons toujours ; nous passons Clipper-Gap, Colfax. Nous sommes à 2,500 pieds au-dessus de Sacramento, que nous avons quitté il y a quatre heures à peine. Le paysage a perdu tout ce qu’il y avait de gracieux dans la vallée, mais il frappe l’imagination par sa grandeur sombre et menaçante. Dans le lointain apparaissent les cimes monstrueuses couvertes de neiges éternelles de la Sierra-Nevada. Nous longeons un terrible précipice, le Cap-Horn. A 2,000 pieds de profondeur, et si près de la voie qu’on y jetterait une pierre, s’étend une superbe vallée couverte d’arbres et à travers laquelle la rivière de Yuba dessine un ruban argenté. Un de nos compagnons de voyage déclare que sa curiosité à l’endroit des précipices est entièrement satisfaite, et qu’à son avis l’ingénieur qui a fait ce tracé, plus convenable à une chèvre qu’à un chemin de.fer, s’était probablement promis de ne pas y voyager souvent. Le breakman auquel il s’adresse sourit et dit « qu’on en verra bien d’autres. » Nous passons Dutch-Flat, Alta, Shady-Run, Blue-Canon, Emigrant-Gap. Nous sommes à une hauteur de 6,000 pieds, dans la région où la construction de la ligne a eu d’immenses difficultés à vaincre. Nous traversons d’interminables tunnels, nous franchissons des gouffres béans sur des ponts dont la solidité, je l’espère, est plus réelle qu’elle ne paraît ; nous longeons des précipices dont l’œil peut à peine sonder la profondeur ; nous traversons enfin, sur un trajet d’environ 80 kilomètres, une série de hangars qui, presque sans interruption, couvrent la voie entière à travers la région des neiges de la sierra. Ces hangars ou abris-neige (snow-sheds) sont des constructions remarquables qui impriment un cachet particulier au tracé de la ligne du Centre.

Les neiges, dans les parties élevées de la sierra, couvrent le sol à des hauteurs qui varient de 3 à 12 mètres. Il fallait protéger la ligne ferrée contre l’invasion de pareilles masses, à moins de voir les communications interrompues durant tout l’hiver. Afin d’obvier à cet obstacle, on a construit des galeries et des hangars encadrant la voie partout où des amoncellemens de neige étaient à craindre. Les galeries ont été élevées dans les endroits où le tracé côtoie un des versans de la montagne ; elles se composent de toits en pente qui, solidement appuyés d’un côté à la montagne même et s’abaissant de l’autre à l’aide de poteaux en bois, rétablissent en quelque façon la forme naturelle des versans de la sierra. Les neiges glisseront ainsi au-dessus de la voie sans la toucher. La construction de ces galeries a exigé un grand déploiement de force pour les mettre à même de résister aux chocs violens qui dans la saison des avalanches ne manqueront pas de les assaillir, et aussi de supporter impunément les masses énormes qui, pendant l’hiver, tomberont sur elles. Les hangars surplombent les sections du parcours qui n’ont rien à craindre des avalanches, mais qui ont toutefois besoin d’être protégées contre la tombée de la neige et contre les amas que le vent pourrait y accumuler. Bien qu’ils n’aient pas à offrir autant de résistance que les galeries, ces abris n’en sont pas moins bâtis avec soin, et tout laisse à penser que l’épreuve de l’hiver prochain en démontrera la complète efficacité. En attendant, la commission officielle de surveillance n’y a trouvé rien à reprendre, et la construction de cette partie difficile et coûteuse de la voie a été jugée parfaite. L’ensemble des galeries et hangars, s’ils se succédaient sans discontinuité, formerait une longueur de 50 kilomètres.

Les tunnels ouverts sur cette section du Pacifique sont au nombre de quinze. Il y en a dix percés dans le roc, et qu’il a été inutile de voûter ; les cinq autres, creusés par des travaux d’excavation à travers des masses de granit mou et de pierres conglomérées, ont été étayés à l’intérieur par des massifs de maçonnerie. La commission d’examen a décidé qu’une somme de 852,500 francs devait être encore affectée à ce genre de travaux, afin de leur donner la solidité nécessaire. On éprouve, en traversant pendant des heures entières cette longue succession de tunnels, galeries et hangars, une impression singulière. Sous l’influence du demi-jour qui règne sous les abris-neige, la grandeur de l’œuvre accomplie par les ingénieurs du Pacifique saute pour ainsi dire aux yeux. Dans les courts espaces ménagés à l’air libre, l’œil est ébloui par l’étincelante lumière réfléchie par les neiges des cimes environnantes, qui se dressent comme autant d’obstacles infranchissables sur le passage. Çà et là, le regard plonge dans de noires profondeurs ; le lac Donner apparaît dormant au milieu des glaces comme dans un bassin de marbre, le pin californien s’élève droit et fier sur les flancs de la montagne ; mais on n’aperçoit nulle trace de vie animale. Un silence solennel qui oppresse l’âme règne partout. À de longs intervalles, on rencontre des troupes d’ouvriers travaillant à l’entretien de la voie. Ce sont des Chinois, emmaillottés de la tête aux pieds dans d’épais vêtemens ouatés, et sous lesquels la forme humaine disparaît presque entièrement ; ils rappellent involontairement à l’esprit l’image des nains et des gnomes, ces gardiens jaloux des montagnes dans les légendes du moyen âge.

Vers midi et demi, nous faisons halte à Cisco, où l’on nous sert pour 7 francs un assez bon repas. Une heure plus tard, nous atteignons, avec la station de Summit, à 169. kilomètres de Sacramento et à 7,042 pieds au-dessus du niveau de la mer, le sommet de la sierra. On ne s’y arrête que quelques minutes, le temps d’examiner les roues et les freins, car la pente de Summit à Truckee est très roide. La route en descendant présente le même caractère que sur le versant opposé. Truckee, qui doit son nom à un torrent que nous traversons en quatre ou cinq endroits, est une petite station très animée. On y a établi plusieurs scieries mécaniques, et j’y ai vu d’énormes provisions de bois ouvré. La ville compte 3,000 habitans, qui presque sans exception, à ce qu’il paraît, font d’excellentes affaires. La police et l’ordre en sont à peu près absens, ainsi que de la plupart des stations nouvelles du Pacifique. Les journaux rendent fréquemment compte de rixes et de crimes commis à Truckee ; d’un autre côté, il est si rare d’apprendre l’arrestation des coupables ou leur mise en jugement, qu’on en peut conclure que le droit du plus fort, mitigé par la loi de Lynch, y a plus d’autorité que la justice légale.

A la gare de Truckee, il y avait affluence de Chinois ; j’y aperçus aussi quelques Indiens. On ne saurait trop insister sur les grands services que les travailleurs chinois ont rendus à ce pays. En Californie, il n’y a qu’une voix sur leur compte, et volontiers les déclare-t-on les meilleurs ouvriers qu’il soit possible d’occuper sur les chantiers d’un chemin de fer. Non-seulement ils se montrent durs à la fatigue et capables de travailler autant qu’un Européen, mais ils sont consciencieux, ils paraissent prendre plaisir à leur besogne, et par-dessus tout ils sont d’une sobriété exemplaire. Tandis qu’il fallait exercer une surveillance de tous les instans et des plus sévères pour maintenir une apparence d’ordre dans les rangs des Américains, Irlandais et Allemands employés au chemin de fer, c’est à peine si l’on avait à s’occuper des Chinois. Leur tâche fixée, ils s’arrangeaient entre eux pour la bien faire, on les payait, et l’on n’entendait plus parler d’eux. On dit qu’ils s’étaient organisés en groupes particuliers, qu’ils reconnaissaient entre eux des chefs, des trésoriers, des commissaires des vivres, etc. C’était toute une administration intérieure dont le mécanisme échappait aux étrangers, mais qui fonctionnait à merveille. L’ivrognerie, qui exerça de si grands ravages parmi les travailleurs blancs, était inconnue aux Chinois ; les querelles et les rixes étaient excessivement rares dans leur quartier. Ils s’adonnaient au jeu avec passion, et on les voyait quelquefois, après des journées d’un rude labeur, passer la nuit entière autour de leurs feux, occupés à risquer leur salaire sur un coup de hasard ; mais dans ces excès même ils témoignaient de leur retenue habituelle, et ce n’est qu’à de longs intervalles que les inspecteurs eurent occasion de les rappeler au sentiment de l’ordre. On ne cite qu’une seule circonstance où la paix fut sérieusement troublée ; c’était au mois d’avril 1869, alors que les travaux approchaient de leur fin. Des dissensions dont la cause est restée inconnue éclatèrent brusquement au grand jour et divisèrent le camp chinois en deux factions, l’une de beaucoup plus nombreuse que l’autre. Il y eut une véritable mêlée où les Chinois se battirent avec autant de fureur que « des Irlandais à la foire. » On compta des morts et des blessés, et il fallut l’emploi de la force pour arrêter l’effusion du sang ; mais on n’alla pas plus loin : les inspecteurs de la ligne traitèrent cette échauffourée à l’américaine, c’est-à-dire que, la tranquillité extérieure une fois rétablie, ils ne se mêlèrent plus de rien, et laissèrent aux combattans eux-mêmes le soin de faire leur paix. Cette bataille de Chinois au centre du nouveau continent divertit beaucoup le public et les journaux ; on félicita les coulies de la bravoure dont ils avaient fait preuve, et on leur accorda plus de considération que s’ils étaient restés paisibles. Toute idée d’intervention judiciaire fut repoussée, « Il serait étrange, écrivait à ce sujet le correspondant humoristique de l’Alta California, que sur cette terre de liberté les aimables disciples de Confucius ne jouissent pas comme tant d’autres du droit de se casser la tête lorsque le cœur leur en dit. »

Il faut ajouter que les émigrans chinois sont mal vus des gens du peuple en Californie. Dociles, contens de gages modiques, prêts à toute espèce de travail sans murmurer, exacts à remplir leur devoir, ils sont en effet des concurrens dangereux pour l’ouvrier américain, souvent insolent, exigeant, aisément porté à la révolte, et ne reculant devant aucune violence lorsqu’il croit ses droits méconnus. Aussi plus d’une fois a-t-on essayé à San-Francisco de s’opposer par la force au débarquement des émigrans asiatiques. Jusqu’à présent, les autorités ont triomphé de ces résistances ; pourtant l’appréhension qu’inspirent ces scènes de violence est si forte, qu’à l’arrivée des bateaux à vapeur de l’Océan-Pacifique faisant le service entre la Chine et la Californie, la police est toujours sur pied et en force le long des quais où s’opère le débarquement des passagers chinois ; elle est obligée de garder également les rues par lesquelles les nouveaux arrivés doivent se rendre aux quartiers habités par leurs compatriotes. Cette résistance opposée par les basses classes à l’immigration chinoise n’a point de motif raisonnable, et devra céder tôt ou tard. On peut prévoir dès à présent que cet élément, qui a déjà pris une certaine importance, sera dans un jour prochain fort considérable. Les paquebots du Pacifique seuls amènent en moyenne 12,000 Chinois par an de Hong-Kong à San-Francisco.

Les Indiens que je vis à Truckee étaient d’un aspect repoussant et misérable. Si ce sont là les descendans des héros immortalisés par Fenimore Cooper, il faut reconnaître que la race en a bien dégénéré ; mais il me semble probable que les choses ne se passent pas, sous ce rapport, autrement en Amérique qu’en Chine et au Japon. Dans ces dernières contrées, on ne rencontre de vrais représentans des races indigènes que dans l’intérieur et loin de la société et de l’influence occidentale. Les Européens ont le don, nullement flatteur pour eux, je l’avoue, d’attirer dans leur voisinage les plus mauvais élémens de la population native. Voleurs, assassins, filous, incendiaires japonais et chinois semblent se donner rendez-vous dans les ports ouverts au commerce étranger. Il est certain que l’appât du gain, non moins que le relâchement de la surveillance, les attire plus que toute autre chose. On ne saurait nier cependant que l’effet immédiat de l’influence morale exercée par les étrangers sur les populations de l’extrême Orient est pernicieux plutôt que salutaire. Ceux des indigènes qui vivent en contact avec les Européens ne se distinguent de leurs compatriotes de l’intérieur que par leurs vices et par leur corruption. A Yokohama, c’est une recommandation pour un domestique qui veut entrer dans la maison d’un étranger de n’avoir jusc[ue-là servi que des maîtres japonais. La même influence a dû s’exercer en Amérique sur les tribus sauvages, et il est probable que le beau type d’Indien, tel qu’il a été dessiné par les romanciers ou les voyageurs, ne doit se perpétuer, s’il existe encore quelque part, que dans les solitudes de l’intérieur. C’est là que le descendant des races autochthones a pu trouver un dernier asile contre l’esprit envahissant des conquérans de son pays natal ; il ne tardera pas à en être chassé pour disparaître de la surface de la terre. Les Indiens que j’aperçus aux diverses stations du Pacifique étaient sans exception laids, sales et dans un misérable état. Une seule fois je vis, non loin du chemin de fer, une cinquantaine d’hommes rouges qui traversaient la prairie à cheval en file indienne. Ils étaient bien campés sur leurs selles, et à distance ils me parurent avoir une assez fière tournure ; mais je doute qu’ils fussent sortis à leur avantage d’un examen plus attentif. À l’approche du train, et comme pour éviter les regards curieux de leurs ennemis naturels, ils mirent leurs chevaux au galop et furent bientôt hors de vue.

Les ponts sur lesquels le chemin de fer traverse la rivière de Truckee sont assez bien bâtis, quoique peu faits, à coup sûr, pour obtenir l’approbation de nos ingénieurs. J’aurai plus tard sujet de parler de certains ponts dont le passage offre réellement des dangers. Pour qu’on sache à quel point cette partie de la voie reste encore en souffrance, il suffit de dire que, d’après les conclusions de la commission d’examen, présidée par le général Warren (rapport du 14 mai dernier), la compagnie du Central aurait encore à dépenser plus de 2 millions de francs pour mettre en bon état ces ouvrages d’art, ainsi que quelques hautes chaussées qui traversent la vallée de Humboldt. Dans les environs de Truckee, mais à une certaine distance, sont disséminés plusieurs grands lacs, ceux de Tahoe, de Walker, de Carson, au sud de la voie, et ceux de la Pyramide, de Mud et d’Howey sur le côté opposé.

À partir de Truckee, à une altitude de 5,866 pieds, la descente devient peu sensible. On franchit les petites stations de Boca, State-Line, Verdi, Reno, Clank’s, et l’on arrive le soir, vers sept heures, à Wadsworth, à 189 milles seulement de Sacramento, ce qui donne une moyenne d’un peu plus de 15 milles à l’heure (24 kilom.). À Wadsworth, on prend un semblant de souper, et l’on repart. La nuit approche. Chacun s’arrange comme il peut pour la passer le mieux possible ; mais il n’est pas facile de trouver sur ces petits bancs qui composent le siège de la voiture une position commode. Dans les convois de première classe, sur les voies bien tenues, il y a des wagons à lits et à restaurans, des palace-cars (wagons de luxe), comme on les appelle, qui sont au point de vue du comfortable infiniment au-dessus de tout ce qu’on possède de semblable en Europe ; mais sur le premier train direct d’une ligne à peine terminée on n’a pas le droit d’être trop exigeant, et il faut prendre son parti d’être mal à l’aise. Le général Warren, dont j’ai parlé plusieurs fois, n’a pas négligé ce détail important du bien-être des voyageurs : il fait observer dans son rapport qu’il manque au chemin de fer Central quarante-huit voitures neuves de transport, et que le prix de cette portion du matériel, joint à celui des réparations à faire aux voitures et locomotives en activité, s’élèvera à plus de 4 millions de francs. Lorsqu’une somme pareille est déclarée nécessaire pour calmer les légitimes exigences du public, on comprend que celui-ci, jusqu’à ce que cette dépense soit accomplie, ait d’excellentes raisons de ne pas être satisfait de la façon un peu sommaire dont il se voit traité. Le pays que nous traversons, caché d’ailleurs par la nuit, n’offre, au dire des agens, aucun intérêt. Je vais d’une voiture à l’autre, je remarque en passant les postures singulières où quelques voyageurs ont cherché le repos, je m’assieds sur une plate-forme, et je lie conversation avec quelques mineurs de White-Pine qui y sont venus respirer l’air frais du soir ; puis, las d’errer et fatigué des émotions diverses de la journée, je regagne ma place et je m’endors.

Les employés appellent successivement les stations de Désert, du lac de Humboldt, de Winnemuca, Golconda, Stone-House, Battle-Mountain, et beaucoup d’autres que j’omets. Toutes sont dépourvues d’intérêt, comme je l’apprends plus tard. Le convoi roule à travers un désert, et je perds, à ce qu’il paraît, d’autant moins à ne pas le voir que la journée de demain me réserve la vue des mêmes horizons arides et monotones. Quand le soleil se lève, nous sommes à Argenta, puis nous passons devant Shoshone, Be-o-wa-we, le deuxième pont d’Humboldt, et Palisade, et vers neuf heures nous arrivons à Carlin, où, d’après le chef du train, le déjeuner nous attend. On se précipite hors des wagons, quelques gens délicats tâchent d’obtenir un peu d’eau pour faire disparaître la couche de poussière et de charbon dont vingt-quatre heures de voyage les ont couverts ; mais la majorité des touristes se dirige en droite ligne vers la salle à manger. Le convive américain, j’entends celui des restaurans de chemins de fer, n’est pas un être gracieux ou agréable. A voir la foule réunie autour de la table de Carlin, à voir tous ces yeux avides errant d’un plat à l’autre à la recherche de la meilleure des nourritures, à entendre ces robustes mâchoires écraser les alimens avec un fracas qui, ajouté au cliquetis de la vaisselle et des couverts, interrompait seul le silence, on avait quelque peine à se croire au milieu de gens civilisés. En général, à de nombreuses exceptions près bien entendu, l’habitant des États-Unis ne sait pas manger : à table, il montre des habitudes qui doivent choquer au plus haut degré, son éternel rival et critique impitoyable, le gentleman anglais, dont la tenue est si digne et si correcte.

Il serait injuste cependant de juger l’Américain d’après les individus que nous rencontrions sur le chemin du Pacifique. Non-seulement ce monde représentait à peu près l’envers de la société élégante, mais à l’époque dont je parle le service était si mal organisé qu’il n’était que prudent de faire un prompt usage des occasions de boire et de manger. En certains endroits, où les provisions affluaient sans doute, nous reçûmes jusqu’à six fois par jour avis de nous mettre à table au restaurant de la station ; mais d’autres fois il nous fallut passer des journées entières sans avoir autre chose pour apaiser notre appétit qu’un repas composé d’œufs d’âge équivoque, de jambon rance et de chicorée délayée dans de l’eau chaude. Selon les mauvais plaisans, l’administration, en agissant ainsi, partait de ce principe, qu’un homme auquel on venait d’octroyer six repas en vingt-quatre heures était en état de jeûner le lendemain ; mais nos estomacs s’accommodaient mal d’un semblable raisonnement, et c’est dans une telle pénurie que nous appréciâmes à sa juste valeur la prévoyante sollicitude de notre ami V… S… et ses provisions de whiskey et de biscuit. Une dernière circonstance atténuait l’avidité de nos convives : c’était l’incertitude dans laquelle on était toujours sous le rapport du temps d’arrêt ; on annonçait vingt minutes et on n’en accordait que la moitié ; d’autres fois on ne nous laissait pas descendre, et on nous gardait une demi-heure enfermés dans les wagons sous prétexte de départ immédiat. Il n’y avait dans ce premier convoi direct aucune régularité ; tout se passait, et, jusqu’à un certain point, tout devait se passer au gré des agens responsables.

Aux États-Unis, les départs de chaque train ne sont pas précédés, comme chez nous, d’appels de cloche ou de coups de sifflet, en signe d’avertissement. Les employés crient à haute voix : All hands abord ! quelques secondes après on sonne un coup de cloche, et la locomotive s’ébranle en même temps. C’est ce moment, où le train est déjà en marche, qu’attendent un grand nombre de voyageurs pour monter en voiture. L’usage est devenu à peu près général ; c’est probablement en vue de prévenir les accidens que, pendant plus de 150 mètres, la locomotive avance avec une telle lenteur que les retardataires n’ont nulle peine à l’atteindre et à sauter sur une plateforme.

Toutes les irrégularités que j’ai signalées devaient disparaître dans un délai prochain, et je n’en ai parlé que pour en faire ressortir le côté essentiellement américain. En Europe, on n’aurait pas autorisé l’ouverture d’une ligne avant que service et matériel fussent en bon état. De l’autre côté de l’Océan au contraire, on va dès que l’on peut aller, mal d’abord, mieux ensuite, et généralement bien à la fin. Les chemins de fer en voie d’exploitation régulière peuvent, sous tous les rapports, soutenir la comparaison avec ceux de l’ancien monde, et, au point de vue des commodités du voyage, ils leur sont supérieurs.

Dans la journée du 12 mai, nous arrivâmes à Elko ; là nous nous séparâmes des mineurs de White-Pine qui depuis Sacramento, avaient voyagé de compagnie avec nous. Je dois leur rendre cette justice, que jusque-là ils s’étaient honnêtement conduits ; de temps à autre ils avaient parlé et juré un peu plus haut qu’il n’était nécessaire, mais nul n’avait songé à s’en formaliser. Cependant ils répondaient exactement au portrait qu’on m’en avait fait ; on pouvait même, avec un peu d’attention, discerner parmi eux les différens types de la colonie en voie de formation à White-Pine. Il y avait d’abord des gens tout à fait convenables, capitalistes ou propriétaires de mines, je suppose, qui se rendaient dans le Nevada pour y entreprendre ou diriger des affaires ; ils formaient un groupe à part ; puis venaient les ouvriers, les véritables mineurs, âgés de vingt-cinq à quarante ans au plus, vigoureux, bien découplés, le teint hâlé, les épaules rondes, les mains calleuses, la mise négligée, mais nullement pauvre ou délabrée, — armés de revolvers et de bowie-knives. Ils avaient les mouvemens lourds, le parler lent et réfléchi, une manière à eux d’écouter lorsqu’on leur adressait la parole, l’air défiant et résolu à la fois de gens qui ne veulent pas s’en laisser conter. Ce qui était remarquable, c’était leur calme, le calme d’un homme confiant en sa force et en son courage, et qui ne redoute rien. Enfin il y avait les aventuriers, tourbe de gens sans foi ni loi, qui se traînent à la suite des spéculateurs et des ouvriers, des débitans d’eau-de-vie, des joueurs de profession, des colporteurs, des rôdeurs de toute espèce, en somme une méchante et dangereuse vermine. On les distingue aisément du groupe des mineurs soit à leur mine inquiète ou à leur turbulence, soit à leur politesse de mauvais ton. Ils sont armés comme les mineurs ; mais on se méfie instinctivement de leur revolver, placé droit sous la main, de leur bowie-knife de la plus belle dimension, tandis que ces mêmes armes entre les mains des mineurs ne semblent être là que pour les protéger contre une agression qu’ils ne craignent pas, mais qu’ils ne provoquent pas non plus. C’est à ce ramas de gens tarés qu’il faut faire remonter la principale, sinon l’unique cause des violences et des crimes qui sont commis dans les nouveaux districts de mines argentifères. Le mineur est un ouvrier dont, le travail est excessivement dur, souvent dangereux, et qui gagne son salaire à la sueur de son front. Le milieu dans lequel il vit le rend peu endurant, brutal, enclin aux moyens violens ; mais ses instincts sont ceux d’un honnête homme, et la véhémence de son caractère n’éclate que dans la défense de ses droits ou de sa vie. Alors il sait jouer aussi lestement que l’aventurier du bowie-knife. J’avais vu à San-Francisco quelques échantillons de cette arme du far-west qui, tout ouverts, mesuraient plus de 2 pieds de long. Ils étaient exposés à l’étalage d’une boutique de Montgommery-street, sous la narquoise étiquette de cure-dents du Sapin-Blanc (White-Pine toothpicks).

Pendant que j’étais en Californie, les mineurs du district de Grass-Valley se mirent en grève. Leur principal grief était l’introduction dans les mines d’une nouvelle poudre explosive nommée poudre des géans (giant powder). Les mineurs prétendaient que l’emploi en était dangereux, nuisible à la santé ; les propriétaires soutenaient le contraire, affirmant que la véritable raison des récalcitrans n’était autre que la suppression, par l’agent nouveau, d’une somme de travail jusque-là fournie par la main d’œuvre. On ne put s’entendre, et la grève s’organisa. Dans un meeting d’ouvriers tenu à ce sujet, on adopta l’ensemble des résolutions suivantes, mélange bizarre de logique et de violence qui donne une idée exacte de l’esprit qui règne parmi cette classe du Nevada :

« Résolutions. 1° L’intérêt des mineurs est identique à l’intérêt du propriétaire. Le travail engendre le capital ; sans le travail, le capital périt.

2° La santé étant le plus grand des biens que le Tout-Puissant nous accorde, notre devoir envers nous, nos familles et Dieu est de la sauvegarder.

3° Puisque l’usage de la poudre des géans, pour le travail souterrain, a été reconnu, après une expérience de plusieurs mois, nuisible à la santé, nous condamnons cet agent comme étant de substance vénéneuse.

4° Nous mettons au ban tout mineur qui continuera à se servir de la poudre des géans ; nous le regarderons comme indigne de notre respect ; il sera traité avec méfiance et en ennemi de ses compagnons de travail.

5° Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir honorablement, s’il est possible, par force, s’il est nécessaire (honourably if possible, for cible if compelled), pour empêcher les mineurs du Nevada de se servir du géant meurtrier. »

Voilà ce qu’on peut appeler prendre le taureau par les cornes. Assurément nos employés de commerce en grève à Paris y mettent plus de formes.

Elko est une petite ville d’origine toute récente, mais à laquelle un certain avenir semble réservé. Près de la station, je ne vis cependant, outre des tentes, que des maisons mobiles en fer. J’y achetai les Elko-News, journal qui me donna les nouyelles du prix des choses à Elko et à White-Pine, des progrès rapides de l’exploitation des mines d’argent dans ce dernier canton, et de quelques scènes de violence qui venaient d’y avoir lieu. Sur la quatrième page brillait une pièce de vers ; où la poésie va-t-elle se nicher ? Trois malles-poste, chacune attelée de six chevaux, attendaient les voyageurs pour les mines. On me dit que les conducteurs de ces voitures étaient les meilleurs cochers du monde. Ils manœuvraient à la vérité avec une adresse et un sang-froid admirables leur attelage, qui se composait de fort belles bêtes, jeunes, vigoureuses et pleines d’ardeur.

Le district des mines de White-Pine contient aujourd’hui environ 12,000 habitans, agglomérés surtout dans les centres d’Hamilton et de Treasure-City. La main d’œuvre est encore fort chère. Un charpentier gagnait à Hamilton 35 à 40 fr. par jour, un mineur 25 fr. Charpentiers, forgerons et mécaniciens, tels sont d’ailleurs les corps d’état qui dans les districts miniers font au début les meilleures affaires. Les capitalistes y récoltent aussi des gains considérables ; mais ceux qui n’ont pas d’argent, qui ne sont ni mineurs ni artisans, éprouveraient, s’ils allaient tenter fortune dans des endroits comme White-Pine, autant de difficultés qu’ailleurs. Le métier de mineur exige une extrême dépense de force physique ; les hommes faibles n’y peuvent résister. On ne se souvient que de ceux qui ont réussi ; quant aux malheureux qui succombent à la peine, ils meurent vite oubliés. La misère dans ces pays nouveaux, où chacun est contraint d’employer toute son énergie à défendre son existence, où, loin de se laisser aller à la dérive, il faut lutter sans cesse contre un courant rapide qui emporte le faible, où la force brutale règne en maîtresse, où l’intelligence est inefficace, où l’égoïsme est en quelque sorte justifié par la solitude que l’indépendance absolue crée autour de chacun, dans ces pays-là, dis-je, la misère, lorsqu’elle attaque l’homme, doit être aussi effroyable que le succès est brillant et soudain lorsqu’il couronne la persévérance. On n’a rien pour rien en ce monde, et les grandes fortunés ne s’acquièrent ordinairement qu’au prix de grands sacrifices. On les paie de sa jeunesse, de sa santé, de son repos, quelquefois de.sa vie ou de son honneur, et beaucoup sortent de la lutte qu’ils ont soutenue vaincus et affaiblis. On raconte dans le Nevada des histoires étranges d’aventures arrivées à des fortune-hunters (chercheurs d’or) ; mais de tels récits m’écarteraient trop de mon sujet.

Nous aurions dû quitter Elko à dix heures du matin ; mais nous y étions arrivés en retard, notre arrêt s’y était prolongé, et nous ne repartîmes que vers une heure de l’après-midi.

Le pays qui s’étend entre Elko et Promotory est nu, triste, sans accident ni verdure. Les stations se composent de quelques baraques, occupées par des employés de la compagnie et par des restaurans. Çà et là j’avisai des figures qui me rappelaient celles des aventuriers d’Elko. Dans un endroit dont le nom m’échappe, je vis un homme, une sorte de géant, menant en laisse un cheval chargé d’ustensiles de campement et de provisions. L’homme portait une carabine en bandoulière, et à sa ceinture étaient suspendus une paire de revolvers et un coutelas. Il ne fit attention à personne, nul ne s’occupa de lui. Ses préparatifs de voyage avaient dû être terminés avant notre arrivée, car il partit quelques minutes après l’arrêt du train ; il se dirigea vers le nord et quitta la station sans jeter un regard en arrière. Un grand chien, espèce de lévrier d’Ecosse, le suivait tristement. Je ne sais pourquoi ce groupe de l’homme armé, du cheval et du chien, que j’entrevis quelques instans à peine, s’est gravé dans ma mémoire ; il m’apparaissait comme l’incarnation de l’esprit aventurier du far-west. Où allait-il, cet homme, à travers ce désert horrible ? Se dérobait-il à un châtiment ou cherchait-il la fortune ? Les héros de cette vie misérable ne se laissent pas pénétrer volontiers ; ils parlent peu, la solitude les accoutume au silence, et le mépris du danger, un courage indomptable, leur tiennent lieu de modestie. Un sentiment de pitié mêlée d’admiration me saisit en suivant du regard le voyageur solitaire. Certes il était indépendant et libre, mais à quel prix !

Nous franchîmes un grand nombre de stations qui n’existaient encore que de nom. La monotonie du désert devenait fatigante ; la poussière et la chaleur nous incommodaient affreusement. Enfin la nuit tomba et couvrit de ses ombres le mélancolique tableau qui durant une longue journée n’avait cessé d’attrister nos yeux. A la pointe du troisième jour, nous étions rendus à Promotory-Point, où nous aurions dû arriver la veille au soir. Nous étions en retard de sept heures ; mais, comme je l’ai déjà dit, il n’y avait aucune régularité dans les temps d’arrivée et de départ ; on marchait aussi bien que possible selon les circonstances.

Promotory-Point formait au mois de mai 1869 le point de jonction entre le Central et l’Union. C’est là, comme je l’ai déjà raconté, que le dernier rail, du Pacifique avait été posé. Tout le monde descendit de voiture pour voir de près l’endroit où la mémorable cérémonie avait eu lieu. Le crampon d’or, la traverse de laurier, les boulons d’argent d’Arizona et de Nevada, tout cela, bien entendu, avait disparu, et avait fait place à des matériaux ordinaires ; mais le point de raccord des deux lignes était encore marqué par un mât de pavillon portant les couleurs des États-Unis ; on le distinguait encore à la dissemblance des poteaux du télégraphe, carrés sur la section du Central, ronds sur celle de l’Union. La traverse qui avait remplacé la poutre en bois de laurier était déjà hors de service par suite de l’enthousiasme des voyageurs qui l’avaient tailladée en morceaux pour en faire des reliques. Promotory est une localité insignifiante, et il est douteux qu’.elle acquière de l’importance. C’est un amas de misérables hangars, de chantiers et de tentes où sont entassés pêle-mêle les employés du-chemin de fer, des postes, du bureau télégraphique et d’une agence de l’Express-Company. Les villes de Corinne, de Brigham et d’Ogden, situées dans le voisinage, étouffent la croissance de la nouvelle station. Elle ne conservera pas même le faible mouvement qu’elle devait à sa position particulière ; le point de jonction sera sous peu, s’il ne l’est déjà, reporté à Ogden.

La section de Promotory à Ogden (53 milles) a été construite par l’Union ; mais elle a été cédée au chemin de fer Central, qui obtiendra ainsi en grande partie le monopole du commerce des mormons. Il s’était élevé dans l’origine un grave malentendu entre les deux compagnies au sujet du point de raccordement. L’une poussait ses constructions vers le nord, l’autre vers le sud, et, chacune s’obstinant dans la marche qu’elle avait adoptée, il était impossible d’atteindre jamais le résultat désiré. Le litige fut porté devant le congrès, et tous les dissentimens s’aplanirent finalement à l’apparente satisfaction des parties intéressées. Des sommes considérables n’en ont pas moins été dépensées en pure perte, car la ligne qui aurait fait double emploi avec le tracé définitif est complètement abandonnée, et ne pourra probablement être d’aucune utilité.

Les environs de Promotory forment un contraste agréable avec les arides plaines qu’il faut traverser pour y arriver. Les mormons, quels que soient d’ailleurs les défauts de leur secte, passent sans contredit pour d’excellens agriculteurs, et la transformation qu’ils ont opérée d’un pays inculte en terre hospitalière et fertile est digne d’éloges. Le regard se repose avec plaisir sur un panorama varié et attrayant. Les eaux du Lac-Salé s’étendent sur une surface que l’œil ne peut embrasser, et la vue seule de cette immense nappe d’eau donne de la fraîcheur à l’esprit desséché en quelque sorte par les sables du désert que l’on vient de franchir. Des villages, des maisons de campagne, des fermes, des terrains cultivés, égaient le paysage. Tout cela est encore assez éloigné pour dissimuler ce qu’il y a sans doute de choquant et d’incomplet, mais contribue à former un tableau d’un ensemble charmant. A l’horizon, les sommets neigeux de Wasatch forment la limite orientale du grand bassin de l’Amérique du Nord.

Depuis Elko jusqu’à Promotory, la monotonie du pays traversé avait été à peu près le seul inconvénient dont nous avions eu à nous plaindre. Nous avions voyagé en société peu nombreuse et en général assez convenable. Chacun de nous avait eu deux ou quatre places à sa disposition, ce qui avait en quelque sorte compensé le mauvais état des wagons. A Promotory, on nous fit changer de voitures. L’Union exploitant la voie à partir de cette localité, le matériel de cette compagnie fut mis à notre disposition. Les nouveaux wagons étaient commodes et bien tenus, mais on nous fit payer cher ce supplément de bien-être. D’abord il nous fallut, comme à Sacramento, surveiller nous-mêmes le transbordement de nos bagages, et là aussi les employés, qui se croyaient quittes envers nous de toute sollicitude après nous avoir amenés sains et saufs, ne nous prêtèrent aucun secours. Poussé par un sentiment bien naturel d’inquiétude en présence du sans-façon des préposés au factage, je regardais de tous côtés pour rallier les élémens épars de notre propriété, lorsque j’avisai à côté de la voie un grand nombre de colis jetés là pêle-mêle. En y regardant de plus près, je reconnus dans ce monceau d’objets une partie des bagages de mes compagnons et les miens tout entiers. Nous parvînmes à grand’peine à les réunir, à les hisser dans le convoi et à en obtenir l’enregistrement jusqu’à Wasatch. Il n’était pas possible, pour des motifs qu’on ne nous dit pas, de délivrer des billets au-delà de cette station. Tous ces préparatifs avaient duré quelque temps, et lorsque nous montâmes en voiture les meilleures places étaient prises, et tous les wagons envahis par les ouvriers du chemin de fer de l’Union.

J’ai rencontré, en Amérique et en Europe, beaucoup d’hommes de tournure peu rassurante, mais nulle part je ne m’étais trouvé au milieu d’une foule qui m’inspirât aussi peu de confiance que mes nouveaux compagnons de voyage. Ils venaient d’achever leurs travaux, et semblaient tous avoir la poche bien garnie. On les transportait de Promotory sur d’autres points de la ligne, vers Chicago et New-York. A voir leur attitude, on devinait qu’ils se considéraient comme les maîtres du chemin qu’ils venaient de construire. C’étaient, presque sans exception, des hommes jeunes et forts, au teint bronzé, au regard droit et ferme jusqu’à la provocation et l’impudence. Il était d’assez grand matin lorsque je les vis pour la première fois ; mais beaucoup d’entre eux avaient déjà, selon toute apparence, fait amplement honneur au whiskey de Promotory. A leur langage et à leurs traits, le plus grand nombre, à mon avis, se composait d’Irlandais et d’Allemands. Lorsque le col ou la manche de chemise se dérangeait, lorsque, par un mouvement brusque, ils rejetaient leur feutre en arrière, on apercevait la peau blanche de l’homme du nord ; l’habitude d’être sans cesse couverts n’avait pas permis au hâle de leur visage de s’étendre au-delà du front. Cette singularité augmentait encore l’étrangeté de leur physionomie. On eût dit qu’ils avaient été tatoués. Tous portaient des revolvers à leur ceinture, et leur turbulence rendait leur voisinage inquiétant. Ils firent cependant place aux dames d’assez bonne grâce, et ils se dérangèrent, même un peu pour nous. Quoique bruyans et sans gêne, ils observèrent entre eux une sorte de politesse, et se traitèrent, sans se contraindre, avec certains égards. Chacun savait probablement qu’une querelle serait chose grave : la crainte prenait ainsi la place de la bienveillance et du respect réciproque. J’en eus une preuve tout d’abord. Un des ouvriers s’était levé pour aller fumer sur la plate-forme ; à son retour, il trouva sa place occupée ; se contentant de toucher l’intrus à l’épaule : « Vous avez pris ma place, » lui dit-il. L’autre, qui n’avait pourtant pas l’air d’un homme soumis aux règles de la bienséance, se leva sans répondre et alla s’asseoir autre part. A l’entrée et à la sortie des voitures, aux restaurans du chemin de fer, je fis des observations semblables. C’étaient évidemment des hommes qui, sachant ce qu’ils valaient, jugeaient inopportun de se disputer pour des bagatelles. Somme toute, nous n’eûmes pas ce jour-là à nous plaindre d’eux.

J’avais pour voisin l’un de ces gaillards, grand et beau garçon, à la carrure athlétique. Il avait bu un peu plus qu’il ne fallait pour rendre sa compagnie agréable, et le whiskey l’avait rendu loquace. Il lia conversation avec moi, me demanda des nouvelles de San-Francisco, par la beaucoup de la vie joyeuse qu’il avait menée à Corinne et à Wasatch, et me raconta quelques histoires de jeu et de batailles dans lesquelles il avait joué un rôle actif. Son regard étant tombé sur un revolver de poche que j’avais près de moi, il demanda à l’examiner et le mania aussitôt avec l’habileté d’un connaisseur. « A quoi sert ce joujou ? » dit-il. Et comme je lui expliquais que, malgré sa petitesse, l’arme était bien faite et propre à un bon usage, il se mit à rire aux éclats. « Venir parmi nous avec un revolver de ce calibre, dit-il, c’est comme si vous vouliez chasser le buffle avec du petit plomb. Tenez, voici ce qu’il faut ici. » Et il allongea l’arme qu’il portait à la ceinture, et qui était de taille à ressembler plutôt à une carabine qu’à un pistolet. Lorsqu’au bout de quelque temps je lui fis observer que je désirais lire et que sa conversation me gênait, il me dit avec bonne humeur que cela lui convenait tout à fait, puisqu’il voulait faire un somme, et, s’enfonçant dans son coin, il s’endormit profondément.

A quelques milles de Promotory, nous franchîmes un viaduc d’une construction peu solide. Ce passage dangereux devait être réparé immédiatement, à ce qu’on m’apprit ; en attendant, plusieurs centaines de personnes y risquaient tous les jours leur vie. Bear-River-City ou Corinne et Brigham-City sont les dernières stations du chemin de fer Central. Il n’y a entre elles qu’une distance de 3 milles, mais elles présentent des différences remarquables : Corinne est une ville chrétienne, une ville de gentils, comme on l’appelle dans les environs du Lac-Salé, tandis que Brigham-City est un foyer de mormonisme. Les disciples de cette secte, dont j’aurai dans la suite occasion de parler plus longuement, ne me paraissent pas dignes de grande sympathie ; ils sont surtout fatigans à cause de leur prétention d’être pris au sérieux lorsqu’ils ne le sont nullement ; cependant ils ont des qualités qui découlent forcément de la fausse position sociale et politique où ils se trouvent : un certain décorum, l’esprit d’ordre, l’habitude de la politesse. Les colons américains, les « pionniers de la civilisation, » comme ils aiment à s’entendre appeler, ne brillent point en général par la dignité et la politesse. L’audace et l’énergie leur tiennent lieu de tout le reste. Aussi est-on porté à trouver tout d’abord les mormons agréables et pleins d’aménité, tandis qu’on est choqué des dehors brusques et durs de leurs voisins, les gentils i mais lorsqu’on a découvert ce qu’il y a de vigoureux et de sain dans le caractère de ces derniers, de ridicule et de mesquin dans l’esprit des autres, on se détourne avec pitié ou mépris des polygames, et l’on ne peut se défendre d’une certaine admiration pour les colons américains.

Corinne, à 718 milles de Sacramento, située sur la rivière de l’Ours (Bear river), qui prend sa source à A00 milles au nord du Lac-Salé et qui se décharge dans, cette mer intérieure, est un des principaux entrepôts du chemin de fer Central. On y comptait, lors de mon passage, environ cent cinquante maisons, presque toutes en toile, le bois étant hors de prix dans ce pays-là. Je distinguai un atelier de forgerons, les écuries d’un loueur de chevaux, trois ou quatre bazars abondamment pourvus, plusieurs restaurans, hôtels et boarding-houses. Le reste de la ville semblait dédié au whiskey : whiskey pur, whiskey et jeux de hasard, whiskey et musique, whiskey et danse. « Il est probable, écrit un journaliste californien qui semble avoir étudié à fond les mœurs de Corinne, qu’il n’y a jamais eu, ni en Californie, ni dans le Nevada, autant de débauche et de crimes qu’on en observe parmi les desperados qui sillonnent les environs de Promotory et de Corinne. » Wasatch, à ce que j’appris plus tard, pourrait seul rivaliser de corruption avec l’établissement du Bear-River. Les habitans de Corinne se flattent que leur ville deviendra un jour l’entrepôt du commerce de la région du Lac-Salé. C’est plus que douteux ; cependant la spéculation a profité de cet engouement, et des parcelles mesurant 22 pieds sur 100 ont été vendues jusqu’à 700 dollars. Ce qu’il y a surtout à craindre pour les acquéreurs de terrains, c’est de se voir contester leurs titres de propriété par la compagnie centrale, qui vient d’acheter de l’Union la ligne entre Promotory et Corinne. La rivière de l’Ours est en partie navigable. Une compagnie américaine y a établi un service de bateaux à vapeur qui dessert en même temps les cités et villages situés sur le Lac-Salé.

Brigham-City, où l’on s’arrête quelques minutes après avoir quitté Corinne, est bâtie sur un plateau à l’embouchure du Box Elder Canon. C’est une jolie ville entourée de jardins, qui respire le bien-être et la tranquillité. Elle forme un contraste frappant avec sa tumultueuse voisine Corinne. Entre Brigham-City et Ogden, on rencontre des fermes, des terres cultivées, des moulins mus par l’eau du torrent. Tout ce renouvellement du sol et tous ces établissemens sont dus au mormonisme. A Ogden, un des premiers établissemens de la secte de Brigham Young, nous abandonnâmes le chemin de fer Central pour continuer notre route par le chemin de fer de l’Union.


RODOLPHE LINDAU.

  1. Promotory-Point, l’ancien point de jonction, est à 53 milles d’Ogden.
  2. Voici d’ailleurs la liste complète des stations du Pacifique :
    Chemin de fer central (les numéros placés après les noms indiquent la distance en milles de Sacramento). Arcade 7, Antelope 15, Junction 18, Rocklin 22, Pino 25, Penryn 28, New-Clastle 31, Auburn 36, Clipper-Gap 43, Colfax 54, Gold-Run 64, Dutch-Flat 67, Alta 69, Shady-Run 73 ; Blue-Cañon 78, Emigrant-Gap 84, Cisco 92, Summit 105, Truckee 119, Boca 128, State-Line 138, Verdi 143, Reno 154, Clank’s 174, Wadsworth 189, Desert 198, Hot-Springs 208, White-Plains 223, Humboldt-Lake 232, Brown’s 235, Humboldt’s-Bridge 255, Oreana 262, Rye-Patch 273, Humboldt 284, Mill-City 296, Raspberry 302, Rose-Croek 313, Winnemuca 324, Tule 330, Golconda 341, Iron-Point 351, Stone-House 363, Battle-Mountain 379, Argenta 396, Shoshone 407, Be-o-wa-we 417, Gravelly-Ford 422, Second Humboldt-Bridge 428, Palisade 435, Carlin 445, Elko 460, North-Ford 485, Tulasco 506, Humboldt-Wells 520, Independence-Springs 535, Pequop-Pass 541, Toano-Pass 559, Passage-Crcek 584, Desert-Point 606, Terrace-Point 618, Red Dome Pass 638, Monument-Point 662, Promontory 689, Corinne 718, Brigham-City 721, Ogden 742.
    Chemin de fer de l’Union (les numéros placés après les noms indiquent la distance en milles d’Omaha). Summit-Siding 4, Papillion 12, Elkhorn 28, Valley 35, Fremont 46, North-Bend 61, Shell-Creek 75, Columbus 91, Jackson 99, Silver-Creek 109, Clark 120, Lone-Tree 136, Chapman 142, Grand-Island 153, Pawnee 161, Wood-River 172, Gibbon 182, Kearney 191, Stevenson. 201, Elm-Creek 211, Overton 220, Plum-Creek 230, Cuyote 240, Willow-Island 250, Warren 260, Brady-Island 268, Mac-Pherson 277, North-Platte 291, O’Fallens 307, Alkali 322, Roscoe 332, Ogallala 341, Big-Spring 360, Julesburg 377, Lodge-Pole 396, Sidney 414, Patter 433, Antelope 451, Bushell 463, Pine-Bluff 473, Egbert 484, Hillsdale 496, Archer 508, Cheyenne 516, Hazard 522, Ottoe 528, Grainte Cañon 536, Buford 542, Sherman 549, Red-Butte 564, Fort-Sanders 571, Laramie 572, Wyoming 586, Cooper’s-Lake 598, Lookout 604, Miser 615, Rock-Creek 622, Como 637, Medicine-Bow 644, Carbon 653, Simpson 658, Pony 665, Dana 672, Sainte-Mary’s 679, Benton 694, Rawlings 709, Separation 721, Creston 738, Wash-a-kie 750, Red-Desert 759, Table-Rock 770, Bitter-Creek 783, Black-Buttes 792, Point of Rocks 803, Salt-Wells 818, Rock-Springs 829, Green-River 844, Bryan 858, Granger 874, Church-Butts 885, Carter 901, Bridger 912, Piedemont 925, Aspen 937, Evanston 952, Wasatch 963, Echo 986, Ogden 1030.