Le Chemin de fer du Pacifique à l’Atlantique/03

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Le Chemin de fer du Pacifique à l’Atlantique
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 86 (p. 117-146).
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LE
CHEMIN DE FER DU PACIFIQUE
VOYAGE DE SAN-FRANCISCO A NEW-YORK

III.
LE CHEMIN DE FER DE L'UNION. - CHICAGO ET NEW-YORK.


VIII

La ville d’Ogden est située sur la côte septentrionale du Lac-Salé et à une quarantaine de milles de la capitale des mormons ; cette station relie le chemin de fer Central à celui de l’Union, à une distance de 742 milles de Sacramento et de 1,030 d’Omaha. Comme il a été dit déjà[1], c’est un des plus anciens sièges du mormonisme. Elle a été fondée, il y a environ seize ans, par un des disciples de Brigham Young, et a pris le nom d’un aventurier qui, après avoir pénétré dans cette région avant l’arrivée des mormons, était parvenu à s’y maintenir au milieu de tribus hostiles d’Indiens. Aujourd’hui la ville compte de 3,500 à 4,000 habitans. Elle est adossée à une muraille naturelle d’environ 2,000 pieds de haut, et dont le sommet était, lors de mon passage, entièrement couvert de neige. Les rues en sont larges, tirées au cordeau et se coupent à angles droits ; les maisons n’ont rien de remarquable, mais elles semblent assez bien bâties au point de vue du comfortable moderne. Ogden se trouve au centre d’un district agricole, et les habitans jouissent en apparence d’un grand bien-être. Elle rivalise en ce moment avec Corinne pour attirer à elle le monopole du commerce nouveau et sans doute important que l’ouverture de la ligne du Pacifique ne peut manquer de créer sur les bords du Lac-Salé. Il n’est pas encore possible d’indiquer laquelle des deux cités l’emportera sur l’autre ; si Ogden a l’avantage de former le point même d’embranchement des deux grandes voies ferrées, d’un autre côté les habitans de Corinne paraissent distancer leurs rivaux par l’énergie et l’activité qu’ils puisent dans les institutions libres qui les gouvernent. Le mormonisme est intolérant, despotique, jaloux ; c’est au milieu de la république américaine une monstruosité politique et religieuse tout à la fois. Nul doute que l’isolement ne soit pour cette secte une condition essentielle d’existence, nul doute que l’établissement du chemin de fer du Pacifique, qui met en rapport direct le territoire d’Utah avec les grands états de l’est et de l’ouest et qui tend à replacer les habitans sous le droit commun, ne lui ait porté un coup dont elle ne se relèvera pas. Brigham le pressent bien ; déjà même on lui prête le dessein d’abandonner le pays que l’invasion des gentils menace d’infester, et de chercher un dernier refuge dans de nouvelles et inaccessibles solitudes ; mais le père des saints est vieux, il a soixante-dix ans, et l’énergie dont il a fait preuve pendant de longues années commence à lui faire défaut. Des dissensions religieuses ont éclaté au sein même de la cité où naguère il régnait en maître absolu : deux hommes éminens dans leur pays, David et Alexandre Smith, fils de Joseph Smith, le fondateur du mormonisme, ont commencé à l’attaquer publiquement, lui et son système. Les défections ne sont plus isolées, elles deviennent de plus en plus fréquentes ; on prévoit le jour prochain où les membres de la congrégation chrétienne de Salt-Lake-City formeront une minorité imposante que les saints ne pourront plus mépriser et avec laquelle il faudra compter. Ces schismatiques seront d’autant plus à craindre qu’ils se sentent appuyés par la majorité des citoyens des États-Unis. Les mormons ne comptent en effet qu’une faible proportion d’Américains dans leurs rangs. C’est surtout en Angleterre, dans le pays de Galles, en Norvège, en Suède, en Danemark, qu’ils recrutent les plus nombreux et les plus fervens prosélytes. L’antagonisme qui sépare les disciples de Brigham Young et les gentils de l’Amérique a ses racines dans les antipathies de races aussi bien que dans les haines religieuses ; ces différences doivent tôt ou tard disparaître devant la force d’assimilation et de nivellement, résultat naturel des institutions démocratiques, et la principale, sinon l’unique cause de la grandeur politique des États-Unis.

En Amérique, le mormonisme n’a jamais été pris en sérieuse considération. Les hommes d’état qui se sont occupés de cette question, lorsqu’elle s’imposait à l’attention publique, l’ont toujours traitée avec ce dédain superbe que leur inspirait le sentiment de la force de la république. Ce petit mouvement religieux, grandement exagéré en Europe, ne les a jamais inquiétés ; ils le regardaient avec chagrin et pitié plutôt qu’avec colère, sachant que dans une société fondée sur la morale chrétienne, dans un état qui s’administre au nom de la liberté, un système religieux et politique invoquant les principes de la polygamie et du despotisme ne pouvait pas devenir dangereux. Ces hommes d’état, si prévoyans, si calmes, ne se sont point trompés ; le mormonisme s’achemine rapidement vers la décomposition, il déploie en ce moment même une activité plus qu’ordinaire, et ses missionnaires se multiplient. Il ne faut pas voir dans ce redoublement d’efforts un signe de puissance, et cette secte née d’hier n’en est pas moins fatalement vouée à une ruine proche et certaine. Peut-être quelques milliers de fanatiques donneront-ils au monde le spectacle d’une résistance qu’ils soutiendront jusqu’à la mort ; mais il est impossible de concevoir des doutes sur l’issue de ce combat, prévu et nullement redouté par les Américains.

On s’occupe de construire un embranchement de Salt-Lake-City à Ogden. Aujourd’hui, si l’on veut se rendre dans la ville des saints, il faut prendre la diligence à un endroit appelé Taylor’s-Mill, près d’Ogden ; elle conduit le voyageur par une route abominable à la ville décrite et représentée dans tous les ouvrages récens sur le far-west américain. Cette cité, qui doit sa fondation à Brigham, n’a cependant rien de bien remarquable, et ne répond, selon moi, que d’une manière très imparfaite à l’idée que l’on s’en fait généralement. Les rues sont larges, bien alignées ; mais elles ne sont ni pavées, ni éclairées au gaz, et l’entretien en est encore plus mauvais que celui de la plupart des villes américaines. Aussi la salubrité publique laisse-t-elle beaucoup à désirer, et les enfans y meurent-ils en grand nombre. Il n’est pas difficile d’être présenté au père des saints, Brigham Young. L’étranger fait alors connaissance avec un homme qui paraît ennuyé de la singulière renommée qu’on lui a faite, et qui, après avoir débité d’un air indifférent quelques phrases banales, adresse poliment deux ou trois questions sans autrement se soucier de la réponse qu’il reçoit, s’empresse enfin de reconduire son hôte jusqu’à la porte dès qu’il manifeste la moindre envie de le quitter. Cela s’explique, et l’on ne peut lui en vouloir. L’homme célèbre a dû grandement souffrir dans son amour-propre de l’avide et indiscrète curiosité des touristes ; mais, d’un autre côté, quel triste et affligeant spectacle présente dans sa personne cet ancien spéculateur enrichi, ce trafiquant en religion, que des milliers d’hommes crédules vénèrent comme l’apôtre vivant de l’humanité ! Les femmes mormonnes que j’ai eu l’occasion de voir ne m’ont paru se distinguer des Américaines que par leur laideur et par le manque d’élégance dans leur toilette. D’après les voyageurs que j’ai consultés, la beauté féminine serait ce qu’il y a de plus rare parmi ces sectaires.

Dans les environs d’Ogden, le chemin de fer du Pacifique était, au mois de mai dernier, en fort mauvais état. Les directeurs de la compagnie promettaient de faire des réformes immédiates, et un grand nombre d’ouvriers étaient occupés aux réparations les plus urgentes ; en attendant, le passage des ponts jetés sur les cañons de Weber et d’Echo n’était point sans péril. Beaucoup d’accidens venaient d’avoir lieu sur cette section : des trains avaient déraillé, des ponts avaient été emportés ; des débris des wagons mis en pièces, et qu’on n’avait pas même pris la peine d’enlever, signalaient encore le long de la route de récens désastres. Quant aux ponts, ils avaient été rétablis ou réparés tant bien que mal ; mais on était fondé à signaler le passage d’un train arrivant sain et sauf à Wasatch comme un événement heureux. Il faut rendre cette justice aux directeurs de l’Union, qu’ils n’avaient point hésité à payer de leurs personnes. L’un ou l’autre d’entre eux se trouvait presque toujours sur la voie, et, debout sur la plate-forme d’un wagon, il examinait attentivement l’effet du passage des trains sur le frôle échafaudage qui servait de pont[2]. Notre voyage se fît dans la compagnie du vice-président Durant, qui haussait les épaules d’un air impatienté lorsqu’il entendait les plaintes ou les critiques des voyageurs, et qui avait toujours l’air de dire : « Je voudrais vous voir à ma place ; je suis certain que vous n’auriez pas aussi bien fait que moi. » Certes la situation des directeurs de la compagnie n’était pas, à l’époque dont je parle, une sinécure. Leur sollicitude n’était pas seulement mise en éveil par des dangers ou des difficultés de toute sorte, ils avaient aussi à se défendre journellement contre une critique acerbe, malveillante, souvent de mauvaise foi, et qui s’en prenait aussi bien à leur compétence qu’à leur probité. On leur reprochait de n’avoir pas tenu des engagemens solennellement pris, d’avoir abusé de la confiance des actionnaires, de s’être enrichis d’une façon déloyale, et de se moquer, en fin de compte, du public, auquel ils étaient redevables de leur position. J’avais, en traversant l’Amérique, fait collection d’articles de journaux qui exprimaient dans les termes les plus violens les reproches que l’on adressait aux directeurs du chemin de fer. Mon intention était d’étonner le lecteur français par ces intempérances de langage qui, à cette époque, me parurent inouïes et montraient l’état de la presse aux États-Unis ; mais ces citations n’offriraient plus maintenant le même intérêt : le journalisme français a subi dans ces derniers six mois une transformation considérable, et il a égalé, sinon dépassé en violence celui de l’Amérique.

Entre Ogden et Wasatch, je dois mentionner la petite station d’Echo. Avant d’y arriver, il faut passer par les Barrières du Diable (Devil’s Gate) et cet endroit était, à tort ou à raison, réputé tellement dangereux, que nous étions tous impatiens d’arriver à Echo. La distance entre Ogden et Echo n’est que d’une soixantaine de kilomètres. Il nous fallut près de six heures pour la parcourir. Ce retard était causé et justifié tout ensemble par les précautions à prendre pour la traversée des nombreux ponts sur lesquels on franchit les cañons de Weber et d’Echo, ainsi que les Barrières du Diable. Le torrent qui court au fond de ces gorges profondes est très rapide ; dans le voisinage des barrières, sa vitesse s’accroît encore. Encaissé dans un lit étroit et tortueux, et dont la pente est de 60 pieds sur 120 mètres, entraînant parmi ses eaux d’énormes débris des rochers témoins de sa furie destructive, il se rue avec un bruit effroyable contre les murailles de granit qui s’opposent à son passage et qui le repoussent transformé en bouillante écume. Le pont des Barrières du Diable traverse ce rapide à une hauteur de 60 pieds. Il n’est point remarquable par la longueur, et la construction définitive offrira sans aucun doute toutes les garanties désirables de sécurité ; mais le pont provisoire sur lequel nous sommes obligés de nous hasarder n’est point d’un aspect rassurant. Il consiste en un assemblage de troncs d’arbres superposés et formant une sorte de viaduc à triple étage auquel on a prétendu donner la solidité nécessaire en reliant entre elles les parties essentielles au moyen d’épais cordages. Je compte quinze ou seize arches, dont la plus large, celle du milieu, mesure de 35 à 40 pieds de pilier à pilier. Les pièces de bois qui entrent dans la construction de ce pont, mises bout à bout, atteindraient, me dit-on, une longueur de 42 kilomètres (128,000 pieds anglais), et l’on n’aurait employé que six jours à l’élever. Cela fait honneur sans doute à l’ingénieur qui a dirigé les travaux, mais je ne vois pas dans ce tour de force une garantie quelconque de sécurité. Nous nous arrêtons à quelques mètres du pont, que tous les passagers examinent avec une sorte de curiosité inquiète. Un de nos compagnons de voyage, ouvrier terrassier de l’Union, qui paraît familier avec les usages pratiqués sur cette section, insinue que l’on va nous faire descendre pour traverser le pont à pied. Il n’en est rien pourtant. La locomotive a été détachée du convoi et montée par quelques hommes, parmi lesquels je crois distinguer le vice-président lui-même, elle a lentement franchi le frêle échafaudage ; elle rétrograde, elle s’arrête au milieu du pont comme pour en éprouver la force de résistance, puis elle est de nouveau attelée au tender, et bien lentement elle nous entraîne sur le passage redouté. Les femmes ferment les yeux, les hommes se groupent sur les plates-formes ; le mugissement du torrent devient plus lugubre et plus distinct, mais les voyageurs observent tous un profond silence. Lorsque nous nous trouvons à peu près au milieu du pont, un des ouvriers, assis non loin de moi, s’adresse à haute voix à l’un de ses voisins. — « Eh bien ! dit-il avec un accent américain très prononcé, je vous parie à présent 50 dollars contre 10 que notre traversée s’achèvera sans accident. » — Le défi n’est pas accepté ; une femme s’écrie que c’est un blasphème, que parler de la sorte c’est tenter la Providence ; les hommes sourient, et sur ces entrefaites nous sommes transportés sains et saufs de l’autre côté du précipice. Les ouvriers se mirent à crier bravo ! et à battre des mains, comme si l’on venait d’accomplir une action digne d’éloge.

Non loin des Barrières du Diable est un autre endroit également curieux et qui porte le nom de Devil’s Slide (glissade du diable). Elle est formée par deux longues arêtes de rochers qui descendent en lignes droites et parallèles depuis le sommet jusqu’à la base d’une haute montagne, semblables à deux gigantesques rails de pierre. Près de là, l’on voit l’Arbre de mille milles (Thousand miles Tree), ainsi nommé parce qu’il s’élève exactement à la distance de 1,000 milles d’Omaha. Après avoir dépassé cette sorte de borne kilométrique, on entre dans le cañon d’Echo, et bientôt après on atteint la station du même nom. Il était six heures du soir lorsque nous y arrivâmes. Nous étions tous à bout de forces. La journée avait été féconde en émotions : nous avions traversé le pays des mormons, vu les villes de Corinne, de Brigham et d’Ogden, franchi les Barrières du Diable et éprouvé dans cette occasion plus de sensations que les compagnies de chemins de fer n’en réservent d’ordinaire à leurs voyageurs. Nous avions été incommodés par la chaleur et la poussière non moins que par nos compagnons accidentels, les ouvriers de l’Union, dont j’ai déjà parlé précédemment. A mesure que la journée s’était avancée et qu’ils se familiarisaient davantage avec nous, ils étaient devenus de plus en plus tapageurs et désagréables. Un des employés de la ligne nous informa que la voie n’était pas libre, et que nous serions retenus à Echo pendant au moins une heure. Nous profitâmes de cet arrêt forcé pour descendre au bord de la rivière et y faire, en même temps que nos ablutions, un semblant de toilette ; puis nous remontâmes dans les wagons, désertés par les ouvriers, qui s’étaient précipités dans les auberges d’Echo, et, grâce aux provisions emportées de San-Francisco, nous pûmes faire un repas assez satisfaisant.

Il faisait nuit lorsque nous reprîmes notre route vers Wasatch. Une nombreuse masse d’ouvriers qui avait attendu le train à Echo avait envahi les voitures. Dans l’impossibilité de trouver place à l’intérieur, beaucoup des derniers arrivans s’installèrent en dehors, sur la toiture même des wagons. La nuit était fraîche, et les gens forcés de voyager en plein air cherchèrent dans le whiskey un supplément de chaleur. On les entendit chanter, rire, se quereller, marcher, courir ; je suis encore étonné qu’ils n’aient pas été victimes de leur imprudence, et que tous ces turbulens passagers soient arrivés sans encombre à Wasatch.

Depuis Ogden, on avait ajouté à notre train un wagon de luxe contenant des lits. Nous avions retenu des places dans cette voiture ; mais les dames californiennes en compagnie desquelles nous nous trouvions depuis Sacramento, inquiétées par le vacarme des ouvriers de l’Union, ne voulurent point se séparer les unes des autres, et il fut décidé que nous passerions la nuit dans le compartiment ordinaire, où nous pouvions rester tous ensemble. Le chemin entre Echo et Wasatch était en mauvais état ; nous continuâmes toutefois d’avancer tant bien que mal. Vers dix heures du soir, la marche du train devint de plus en plus irrégulière : nous allions tantôt vite, tantôt lentement, la locomotive sifflait à chaque instant ; les conducteurs et serre-freins ne cessaient de traverser les wagons pour donner et exécuter des ordres. Soudain le convoi s’arrêta. Je mis la tête à la portière ; il faisait nuit noire, et je ne vis rien. Je me rendis sur la plate-forme pour puiser un renseignement à ma source ordinaire, auprès du serre-frein. A mes questions, il répondit brièvement et d’un air très affairé que nous étions arrivés au Z de Wasatch. Je ne compris pas ; mais je vis que le moment était mal choisi pour entrer en conversation avec l’employé, et je me tournai vers un ouvrier placé à côté de moi, qui, en homme au courant de ce qu’il dit, me fournit les explications qu’on va lire.

La station de Wasatch est située sur un plateau élevé. La ligne définitive qui doit y conduire n’est pas encore terminée, et ne le sera que dans quelques mois. Pour ne pas interrompre le trajet direct, on a construit une ligne provisoire où les courbes nécessaires à la voie future sont remplacées par des angles, et qui, de sa forme brisée, ressemblant à la dernière lettre de l’alphabet, a pris le nom de Z. La façon de circuler sur cette voie en zigzag est ingénieuse et, autant que je sache, inusitée autre part qu’en Amérique. Les deux lignes parallèles, le sommet et la base du Z, dépassent la diagonale qui les unit de quelques centaines de mètres ; la diagonale, en vue des manœuvres à faire et que j’expliquerai tout à l’heure, s’étend également à une certaine distance au-delà du point de contact avec la base et le sommet. Supposé le train dans la situation où nous étions, c’est-à-dire au pied de la montagne ; il lui faudrait accomplir les manœuvres suivantes pour arriver au sommet : la locomotive dépasse le point où la diagonale atteint la ligne de base et s’avance jusqu’à celui où la dernière voiture du train est placée en face de ce même point ; un mouvement d’aiguille fait passer le train, la dernière voiture en tête, sur le tracé de la diagonale ; la vapeur est alors renversée, et la locomotive, en reculant, pousse le train sur la seconde branche du Z. Au bout de cette branche, on répète la même manœuvre en sens contraire, c’est-à-dire le train s’arrête lorsque la locomotive se trouve au point de jonction entre la diagonale et le sommet, et un nouveau mouvement d’aiguille place la locomotive sur le plan de cette dernière ligne, au bout de laquelle est la station de Wasatch. En théorie, cela est fort simple. Pour parcourir à l’aide d’une seule locomotive une voie ainsi brisée, il faut que la machine exécute trois manœuvres consécutives : qu’elle marche en avant jusqu’au sommet du premier angle, qu’elle remonte la seconde ligne en reculant, et qu’elle reprenne sa position ordinaire pour suivre la troisième. Afin d’apprécier les difficultés qui s’opposaient à l’exécution pratique de ce problème, il faut se souvenir que la voie ferrée ne traversait pas une plaine ; il s’agissait au contraire d’arriver, par une succession de rampes très raides, jusqu’au sommet du plateau.

Nous venions, non sans peine, de parcourir la première ligne du zigzag, base du Z, et il fallait pousser le train vers la ligne du sommet. La première tentative fut tout à fait infructueuse : au milieu du chemin, la locomotive s’arrêta impuissante. Tous les freins furent serrés pour empêcher les wagons de redescendre la pente rapide, et il y eut, autant que les voyageurs pouvaient en juger, une espèce de consultation entre le mécanicien et ses aides. Nous revînmes lentement jusqu’au point de départ. La locomotive ayant condensé une forte quantité de vapeur, nous tentâmes une seconde fois l’ascension. Nous partîmes grand train, nous franchîmes le point où nous avions fait halte ; mais bientôt notre marche se ralentit de plus en plus, et à une faible distance du sommet la locomotive s’arrêta de nouveau épuisée. La même manœuvre fut répétée jusqu’à cinq fois. Nous ne savions plus que penser de ce va-et-vient continuel qui avait absorbé déjà une bonne partie de la nuit. Nous pensions qu’on attendrait le jour, et que pour alléger le train on nous ferait monter la côte à pied ; mais le mécanicien, ne perdant pas courage, fit un effort désespéré. Chauffant la machine, comme s’il s’agissait d’une gageure, bien au-delà du degré recommandé par la prudence et l’usage, prenant son élan de l’extrémité de la ligne, il parvint enfin à nous conduire jusqu’au sommet. La troisième et dernière branche du formidable Z n’offrait pas les mêmes obstacles, et vers deux heures du matin nous étions arrivés à Wasatch.

Malgré les fatigues de la journée, nous n’avions pu fermer les yeux ; ce fut à notre grande satisfaction que nous entendîmes le chef du train donner à haute voix l’avis qu’on ne se remettrait en route qu’à cinq heures et demie, et qu’il y avait des lits à l’auberge de la station. Il ajouta que ceux d’entre nous qui préféraient rester en wagon ne seraient pas dérangés avant cinq heures, moment de l’ouverture des bureaux pour la délivrance des billets de Wasatch à Omaha, et pour l’enregistrement des bagages. La nuit était noire, et le temps s’était refroidi. Nous nous trouvions sur un plateau d’une élévation considérable. Un vent glacial nous fouetta le visage lorsque nous sortîmes de voiture. Les deux côtés de la voie étaient bordées de maisons isolées les unes des autres, et dont la position ne nous était indiquée que par les lumières qui y brillaient. Nous avions présente à la mémoire la détestable réputation des gens de Wasatch, qui rivalisaient avec ceux de Corinne de débauche, de violence et de crimes. Toutes ces maisons que nous n’apercevions que d’une manière confuse devaient être des tripots et des cabarets. Nos compagnons de voyage, les ouvriers de l’Union, représentaient la mauvaise compagnie qui les fréquentait. Nous n’avions nulle envie de passer la nuit avec leurs semblables dans des maisons isolées, placées en dehors de toute surveillance, et nous préférâmes nous accommoder du peu de bien-être que nous trouvions dans les wagons.

Cependant il semblait écrit que nous n’aurions cette nuit-là aucun repos. A peine installés dans les lits improvisés sur les banquettes, nous reçûmes une forte secousse ; le train s’était mis en marche. Au bout de quelques minutes, il s’arrêta, puis il revint sur ses pas ; il s’ébranla de nouveau, et cette manœuvre se répéta jusqu’au jour à de courts intervalles. Les employés, harassés de fatigue et de fort mauvaise humeur, ne pouvaient ou ne voulaient donner l’explication de cet incessant va-et-vient. Le lendemain, nous apprîmes (et je ne doute pas que ce ne fût la véritable raison) que l’on était resté en mouvement pendant toute la nuit par crainte d’une alerte de la part des ouvriers cantonnés à Wasatch. Ces gens avaient en effet, cinq ou six jours auparavant, tenté un coup de main dont le résultat leur avait été tellement favorable qu’il ne fallait pas grande imagination pour en appréhender le renouvellement. Cet acte de violence nous fut communiqué dans tous ses détails. Un grand nombre d’ouvriers avaient eu à se plaindre de la manière dont leurs comptes étaient réglés par les agens et les entrepreneurs de l’Union ; on les payait irrégulièrement, et à l’époque dont je parle de fortes sommes leur étaient dues. A Piedemont, à 38 milles de Wasatch, le mécontentement avait éclaté ouvertement. Les ouvriers, ayant appris le passage du vice-président Durant, avaient détaché du train la voiture dans laquelle il voyageait, et après l’avoir entouré et fait en quelque sorte prisonnier, ils lui avaient nettement signifié qu’ils lui joueraient un vilain tour, s’il ne se mettait sans retard en mesure de régler leurs comptes. M. Durant, sachant à qui il avait affaire, avait rédigé une dépêche demandant un envoi immédiat d’argent. L’employé du télégraphe chargé de transmettre la dépêche avait été averti que s’il expédiait un télégramme requérant le secours de la force armée ou dénonçant de façon ou d’autre la conduite des ouvriers, on l’entraînerait dans la montagne pour le fusiller ou pour le pendre. Heureusement pour l’employé et pour le président, on n’avait pas perdu un moment pour envoyer une forte somme d’argent à Piedemont, et les ouvriers, leurs comptes réglés, n’avaient plus mis d’obstacles au départ de M. Durant. Ce fait n’était pas volontiers avoué par les directeurs de l’Union ; il n’est pas permis de douter cependant qu’il ait eu lieu tel que je viens de l’exposer. Il me fut raconté par plusieurs ouvriers, et j’en trouvai plus tard la confirmation dans différens comptes-rendus de récens voyages sur le chemin du Pacifique.

On prétendait, à tort ou à raison, que les ouvriers de Wasatch, aussi mal payés que ceux de Piedemont, ne cherchaient qu’une occasion de s’emparer de la personne d’un des directeurs de l’Union, et comme nous faisions route en compagnie du président Durant, cette circonstance devint pour nous l’explication la plus plausible des manœuvres qui nous avaient incommodés jusqu’à la pointe du jour. Quoi qu’il en soit, les ouvriers se tinrent tranquilles ; on nous fit changer de voitures, et on nous prévint qu’il fallait s’occuper de nos billets et de l’inscription de nos bagages pour Omaha. Nous essuyâmes en cette occasion les mêmes tribulations qu’à Promontory. Nos malles et nos effets étaient jetés pêle-mêle à côté de la voie, ce ne fut pas sans peine que chacun de nous parvint à réunir les élémens épars de la propriété.

La route à l’orient de Wasatch est horriblement triste. On traverse le pays des Eaux-Amères (Bitter Creek Country), et durant des heures qui nous parurent bien longues on n’aperçoit pas un arbre, une touffe d’herbe ; nulle trace de vie animale ou végétale. Dans le lointain, je distinguai des rochers de forme bizarre ; ils s’élèvent isolés au milieu d’une vaste plaine de sable, et sans leurs dimensions énormes on les prendrait pour les ruines de quelque ancien château-fort ou pour les débris d’une statue colossale. On les nomme les Monumens des dieux, et les légendes indiennes en attribuent l’origine aux géans qui peuplaient ces régions avant l’apparition de l’homme.

Nous suivons l’ancienne route des émigrans ; les ossemens blanchis des buffles, des chevaux, des antilopes, en marquent les jalons. Çà et là un tumulus surmonté d’une croix sert de tombe à quelque pauvre émigrant que les Indiens ou les accablantes fatigues de la route doivent avoir tué. Sur un de ces tombeaux, tout près de la voie, mais loin de toute habitation humaine, je distingue un ruban ou un chiffon noir autour de la croix. Cette lugubre décoration de la mort dans un pays où il n’y a pas de fleurs fait penser au malheureux survivant qui a laissé là un être qui lui était cher. Lorsqu’on songe aux angoisses d’une maladie mortelle sur cette terre inhospitalière, à l’absence ou à l’inefficacité des secours, on se représente le sombre désespoir du moribond et de ses compagnons d’infortune, et l’on est comme soulagé par la pensée que, grâce aux nouveaux moyens de communication, de pareilles scènes ne pourront plus se renouveler.

Les stations d’Evanston, d’Aspen, Piedemont, Bridger, Carter, Church-Butts et Bryan défilent successivement sous nos yeux. Chacune d’elles offre le même ramas de misérables cabanes où l’on vend des œufs, du jambon et du whiskey, les mêmes groupes d’hommes à l’air froid et déterminé. Dans quelques années, tout cela sans doute sera considérablement changé, quoique les villes et bourgs du pays des Eaux-Amères ne soient point, par suite du caractère stérile de la contrée, appelés probablement à acquérir une grande importance. On fait dès à présent dans quelques-unes de ces stations, notamment à Carter et à Bryan, un commerce assez lucratif avec les mines du pays des Eaux-Douces (Sweet-Water mining Districts), qui se trouve au nord de celui des Eaux-Amères.

Nous traversons un grand nombre de ponts jetés sur des rivières et criques tributaires de la grande Rivière-Verte (Green-River). Le plus considérable de ces ouvrages provisoires est celui sur lequel on passe la Rivière-Verte même, à 119 milles de Wasatch. C’est un pont très long, d’une construction semblable à celle du pont des Barrières du Diable et d’une solidité tout aussi problématique. Cependant nous franchissons tous ces endroits, réputés dangereux, sans aucun accident, et, puisque chaque jour apporte des améliorations nouvelles, il paraît certain que dans peu de temps on circulera en toute sécurité sur cette partie de la ligne. La station de Green-River n’est pas sans importance. Une population nombreuse d’ouvriers y avait élu son quartier-général durant les travaux du chemin de fer ; elle est partie à présent, et les maisons neuves, abandonnées et tombant déjà en ruines, donnent un aspect de décrépitude à cette ville née d’hier ; on rencontre d’ailleurs tout le long de la voie de semblables campemens aujourd’hui déserts. Les propriétaires et constructeurs de l’éphémère cité avaient emporté avec eux les portes et fenêtres de leurs demeures de quelques mois pour utiliser ces matériaux dans l’édification d’une nouvelle ville. Les murailles des habitations étaient encore debout, et ces ruines d’un nouveau genre avaient un caractère particulièrement triste, en harmonie du reste avec le sauvage pays des Eaux-Amères.

Avant la tombée du jour, nous arrivâmes au pied des Montagnes-Rocheuses ; mais la nuit était venue lorsque nous traversâmes le sommet, situé entre les stations de Creston et de Separation, à une altitude de 7,700 pieds. Le chemin de fer n’a eu du reste en cet endroit aucune difficulté extraordinaire à vaincre. A la station de Rawlings, nous eûmes un souper convenable, et qui nous parut exquis en le comparant aux maigres repas dont, depuis Truckee, nous avions été forcés de nous contenter. Le lendemain matin, à la pointe du jour, après avoir passé devant un grand nombre de stations qui n’existent pour ainsi dire que de nom, nous nous arrêtâmes à Laramie, un des principaux entrepôts de cette ligne. Laramie est à 572 milles d’Omaha et à 391 milles de Wasatch. C’est une petite cité d’une certaine importance, et qui finira par concentrer dans ses murs le peu de commerce qui se fait à l’ouest de Cheyenne. La compagnie de l’Union y a construit des ateliers ; la main d’œuvre y est fort chère, on n’y travaille qu’à la plus urgente besogne, telle que la réparation des locomotives et wagons détériorés entre Omaha et Wasatch.

Sur le plateau de Laramie, de même que sur les hauteurs des Montagnes-Rocheuses et des Collines-Noires (Black-Hills), l’Union a établi des abris coûteux pour protéger la voie contre les neiges qui durant l’hiver tombent en abondance. Ces paraneiges ne ressemblent point aux remarquables constructions élevées dans la traversée de la Sierra-Nevada. La voie de l’Union n’est pas en cet endroit encaissée comme celle de la compagnie centrale. La plus grande partie du parcours se fait à travers une plaine plus ou moins élevée. On n’avait point à se garantir contre les éboulemens ni contre les avalanches. Ce qu’il y avait à craindre, c’étaient les vents qui balaient sans cesse ces plaines immenses, et qui, chassant la neige devant eux, menaçaient d’en obstruer la voie ferrée. Pour parer à ce danger, on a, sur un long espace de terrain et partout où il a semblé nécessaire, bâti de chaque côté de la voie une double rangée de palissades qui ont de 3 pieds 1/2 à 5 pieds de hauteur. Quelques-unes sont en bois, mais la plupart du temps on s’est servi de pierres pour les construire. Elles suivent un tracé parallèle à la voie à une distance d’environ 30 pieds, avec un intervalle d’égale étendue entre la première et la seconde rangée. Tout porte à croire que ces ouvrages ne seront pas d’une protection suffisante. Au dire de quelques hommes du métier, ces palissades, pour être efficaces, devraient avoir une élévation de 12 pieds ; mais les frais de construction de quatre murailles (deux de chaque côté de la ligne), sur un parcours d’au moins 50 kilomètres, sont tellement considérables, que la compagnie de l’Union n’a pas encore pris à cet égard de résolution définitive. De même que pour les ponts entre Promontory et Wasatch et dans le pays des Eaux-Amères, elle s’est bornée, pour ces abris-neige, à élever des remparts provisoires. La commission d’examen évalue à 500,000 francs la dépense nécessaire pour protéger la voie contre l’invasion des neiges. Cette somme toutefois paraît encore insuffisante en présence des travaux à exécuter. En Amérique, on ne se préoccupe guère de l’avenir : pourvu que dans le présent tout aille bien ou à peu près, on se déclare volontiers satisfait. Chacun pour soi, c’est la devise régnante. La génération actuelle n’a qu’à se préoccuper de ses besoins réels, les générations futures ne seront pas plus embarrassées que celle d’aujourd’hui pour exécuter ce qui sera indispensable à leurs intérêts, à leur sécurité et à leur bien-être. Le non-souci de l’avenir et de la postérité permet de faire beaucoup pour le présent.

Après avoir quitté Laramie, on franchit à Sherman le plateau des Collines-Noires et le point culminant de la ligne du Pacifique. Avant d’arriver là, le pays, si monotone, devient un peu plus accidenté ; mais les difficultés à surmonter ne sont pas graves, et ne peuvent nullement être comparées à celles que les compagnies ont rencontrées dans les montagnes de Wasatch et dans la Sierra-Nevada. Sherman, à 549 milles d’Omaha et 414 milles de Wasatch, à une altitude de 8,424 pieds au-dessus du niveau de la mer, est actuellement la plus haute station de chemin de fer du monde entier. À ce titre seul, elle mérite d’être mentionnée. Il y a un restaurant, quelques bazars et des débits de whiskey. A l’entrée de la station, je remarquai un énorme amas de bouteilles tout à fait en disproportion avec l’exiguïté de l’endroit où elles devaient avoir été vidées ; mais j’appris d’un ouvrier que Sherman avait été l’une des stations où, à l’époque de l’établissement de la voie, avait eu lieu la plus forte consommation d’eau-de-vie, et que probablement cette habitude avait été conservée par les résidens actuels. Je vis aussi proche de la station un magasin de modes ; je suis encore à me demander quelle clientèle peut achalander une si délicate industrie sur le sommet des Montagnes-Rocheuses.

La partie comprise entre Wasatah et Sherman est, je le répète, fort mauvaise ; il y a des passages très défectueux, périlleux même, et, malgré toutes les précautions que l’on prend, il y arrive encore beaucoup d’accidens. La commission officielle a parfaitement signalé ces défauts, et la compagnie de l’Union sera obligée d’y remédier avant d’avoir droit à la subvention de l’état[3]. A partir de Sherman et de là jusqu’à Omaha, les travaux de la ligne laissent peu de chose à désirer. La descente est en pente douce, presque insensible, et le terrain est des meilleurs pour la construction d’un chemin de fer. On voyage avec rapidité, les temps d’arrêt sont réguliers ; enfin, bien qu’on soit encore éloigné des grands centres de l’Atlantique, on se sent au milieu de la civilisation, et l’on perd ce sentiment d’isolement dont on a peine à se défendre pendant la première partie du voyage.

A une trentaine de milles de Sherman se trouve Cheyenne. C’est, après Omaha, la ville la plus considérable de la ligne de l’Union. Elle compte 3 ou 4,000 habitans ; elle a un théâtre, une église, plusieurs hôtels, et elle fait un commerce assez lucratif avec Denver, avec la Cité des plaines et avec le Nouveau-Mexique. La première de ces deux villes sera prochainement reliée à Cheyenne par un embranchement ; la distance entre elles n’est que de 120 milles, et l’on dit qu’une compagnie anonyme a offert à l’Union de compléter la ligne entière pour 2 millions de dollars. Il se publie trois journaux à Cheyenne. A les lire, on croirait que cette petite ville n’est pas moins importante que Chicago ou San-Francisco. Sa position géographique ne lui permet pourtant pas d’avoir de grandes prétentions : située à mi-chemin entre Omaha et Ogden, sur la limite des prairies et des Montagnes-Rocheuses, elle est comme le point central d’une immense solitude qui ne pourra se peupler que fort lentement. Parmi les habitans de Cheyenne, on trouve un grand nombre de téméraires aventuriers qui n’attendent qu’une occasion pour aller au sud ou au nord, d’hommes qui n’ont peur de rien, qui sont bons à tout, de traqueurs qui parlent d’un combat avec les Indiens comme d’une partie de chasse, et qui sont à chaque instant prêts à s’embarquer dans les entreprises les plus hasardeuses, au demeurant des hommes extraordinaires qu’on ne peut s’empêcher d’admirer sous beaucoup de rapports, quoique leur commerce soit très désagréable sous d’autres, et dont l’existence entière n’est qu’une suite à peine interrompue d’étranges aventures. En quittant Cheyenne, on leur dit adieu. A Omaha déjà, quoique ce soit encore une ville dans l’enfance, tout est déjà mieux posé, plus établi.

Entre Wasatch et Cheyenne, sur un parcours de 600 milles, on a trouvé du charbon partout où l’on en a cherché, et cela à une assez faible distance du chemin de l’Union. Les principales mines sont situées près d’Echo, à Evanston, à Rocks-Springs, à Point of Rocks, à Black-Butts, à Rawlings-Springs, à Carbon et aux environs de Cheyenne. On a découvert aussi du fer et d’autres minéraux, et, malgré la cherté de la main d’œuvre (la journée d’un mineur se paie, suivant les localités, de 20 à 60, fr.), ces mines offrent d’incontestables avantages à la compagnie de l’Union. La distance entre Cheyenne et Omaha est de 516 milles. Sur ce long parcours, le paysage est presque toujours dépourvu d’intérêt : on traverse une plaine qui s’étend dans sa triste et aride monotonie à perte de vue d’un côté et de l’autre de la voie. On aperçoit des troupes d’antilopes, ainsi qu’une quantité innombrable de chiens des prairies ; mais ces rencontres intéressent peu, et l’on passe le temps à lire, à fumer, à causer ou à dormir. Nous allons vite pour rattraper les heures perdues entre Wasatch et Cheyenne, et nous notons à peine les noms des nombreuses stations où le train fait halte. Peu à peu, le paysage perd de son uniformité : nous longeons la grande rivière Platte, et l’herbe jaunâtre des prairies prend sensiblement des tons plus vigoureux et plus gais. Çà et là, mais à de très grandes distances, se montrent quelques fermes, et deux ou trois heures de marche nous transportent enfin dans les terres fertiles et cultivées de l’état de Nebraska. Les bâtimens d’exploitation agricole deviennent moins rares ; bientôt des hameaux, des villages apparaissent de plus en plus rapprochés ; les hommes qui se tiennent aux stations ont une tout autre physionomie que ceux que nous avons laissés à Cheyenne, à Laramie, à Wasatch, à Promontory. Ce sont des fermiers, des cultivateurs, des pères de famille, qui semblent jouir d’une certaine aisance. L’expression de contentement et de bien-être que je lis sur beaucoup de figures me frappe vivement. Je crois saluer dans ces nouveau-venus des compatriotes, des fils déshérités de la vieille Europe, de braves travailleurs que la misère a chassés du pays natal, qui ont repris dans le Nebraska leur dur métier de laboureurs, et dont le succès a enfin couronné les patiens efforts dans leur patrie adoptive. Voilà certes des gens qui ont bien gagné leur bonheur.

Les dernières stations, Fremont, Valley, Elkhorn, Papillion, se succèdent rapidement ; un agent de l’Express-Company nous débarrasse de nos bagages et nous délivre des billets d’omnibus pour le meilleur hôtel d’Omaha, et à onze heures du matin nous sortons définitivement des voitures du chemin de fer du Pacifique, dans lesquelles nous avons accompli en l’espace de cent vingt-quatre heures consécutives une traversée de 1,772 milles. Les dames californiennes qui, depuis Sacramento, avaient voyagé avec nous, nous quittèrent à Omaha pour se diriger vers le sud, les unes à Saint-Louis, les autres à la Nouvelle-Orléans. Il me semblait, après six jours passés en leur société, perdre en elles d’anciennes amies, et ce fut avec de sincères regrets que je leur adressai mes adieux. Il est impossible, je crois, si je consulte ma propre expérience, de trouver des compagnons de voyage plus aimables que les jeunes femmes américaines. Pour ma part, je n’en souhaite pas d’autres ; si elles acceptent, comme leur étant dus, les légers services qu’un homme bien élevé est toujours heureux de rendre aux femmes, elles n’ont point ces exigences affectées qui à la longue deviennent si fatigantes. Notre voyage depuis Sacramento jusqu’à Omaha n’avait en rien ressemblé à un voyage d’aventures ; nous n’avions couru aucun danger réel ni souffert aucun accident, nous n’avions pas eu d’excessives fatigues à endurer. Cependant, en fin de compte, nous avions été en proie à bien des petites misères, et le trajet, on peut le dire, n’avait pas été fort agréable. Nous étions couverts de poussière notre peau était séchée par le vent des prairies et brûlée par le soleil ; nous avions été assez mal nourris et encore plus mal couchés ; la mauvaise humeur aurait été excusable même chez des hommes endurcis, et la souriante gracieuseté que nos charmantes compagnes conservèrent jusqu’à la fin était assurément digne d’éloges. « Le meilleur n’est pas trop bon pour moi, me disait l’une d’elles, mais je ne demande pas mieux que le meilleur. » C’était de la bonne philosophie pratique après un voyage de six jours où ce meilleur dont on se contentait se résumait en un méchant lit, un mauvais repas, et en l’absence du plus ordinaire bien-être.


IX

Omaha (dans le Nebraska) et Council-Bluffs (dans l’Iowa), situées l’une en face de l’autre, sur la rive droite et la rive gauche du Missouri, appartiennent à ces villes du Nouveau-Monde dont la croissance rapide, la prospérité extraordinaire font l’orgueil des Américains et l’étonnement des étrangers.

Omaha sert de tête de ligne au chemin du Pacifique ; elle doit son importance à ce chemin de fer, elle est née et elle a grandi avec lui. La compagnie de l’Union y possède de vastes ateliers, où l’on construit des wagons et des locomotives qui, sous le rapport de la solidité et même de la perfection du travail, ne laissent rien à désirer. La ville, bâtie sur un plan grandiose, compte aujourd’hui 16,000 habitans. Les rues sont larges et droites, et parmi les maisons d’habitation qui les bordent on en remarque de magnifiques qui feraient honneur aux plus grandes cités des États-Unis. Omaha fournit à tous les besoins des cultivateurs et émigrans de l’ouest ; elle ressemble à un vaste bazar où l’on s’approvisionne de marchandises et d’articles de toute espèce. La ville est assez spacieuse pour contenir dès aujourd’hui une population double de celle qui l’occupe. Aussi les rues offrent-elles au premier aspect peu d’animation. Toutefois, en observant la façon de vivre des habitans, on est frappé de leur aisance et de leur luxe. Tous, jusqu’aux individus chargés du labeur le plus ingrat, sont bien et comfortablement vêtus ; je ne rencontrai pas de mendiant, ni rien qui rappelât l’indigence, si fréquente dans nos cités ; les chevaux attelés aux omnibus, aux charrettes même, avaient une superbe apparence, et les voitures à quatre chevaux étaient au moins aussi nombreuses que celles à deux. Tout semblait dire : Ici l’on ne regarde pas à la dépense parce qu’on a le moyen de gagner tout ce qu’on veut dépenser.

Il est impossible de s’arrêter à Omaha, après avoir traversé les immenses plaines de l’ouest, sans s’étonner que l’émigration ne prenne pas des proportions plus vastes qu’elle n’a fait jusqu’à présent. Si les philanthropes s’avisent jamais d’examiner cette question d’une manière sérieuse, ils y trouveront probablement la solution la plus simple et en même temps la plus honorable du problème de la misère sociale, problème que les palliatifs auxquels on a eu recours n’ont fait qu’ajourner. Au lieu de dépenser des millions à élever dans les capitales de l’Europe des cités ouvrières où le pauvre meurt de faim et de froid, si on consacrait cet argent à faciliter l’établissement de paysans et d’ouvriers dans le far-west des États-Unis, on ferait à la fois du bien à l’Europe en la débarrassant des nécessiteux dont elle est impuissante à soulager les maux, et du bien à l’Amérique, dont la richesse et la puissance se sont toujours accrues en raison directe du chiffre de sa population ; mais des motifs d’étroite politique et de vanité nationale mettent des barrières presque insurmontables à l’exécution d’un plan si humain. Il convient mieux aux gouvernans de laisser les misérables se débattre dans leur impuissance que d’ajouter à la grandeur de l’Amérique, et il est plus flatteur pour l’amour-propre des nations ou des particuliers de fonder avec éclat des hospices en Europe que de semer obscurément des bienfaits au fond du nouveau continent. Et pourtant quelle admirable mission pour un Peabody du présent ou de l’avenir que démarcher vers un but qui lui permettrait de dire un jour : « Il y avait à Londres ou à Paris des milliers de créatures humaines qui demandaient à un salaire insuffisant, au vol même ou au crime, les moyens de soutenir leur problématique existence ; j’ai sauvé autant que j’ai pu de ces malheureux, ils vivent en paix, contenu et libres dans les plaines de l’Amérique, et ils forment au sein de la grande république un nouvel état dont je suis le fondateur. » Avec de l’argent et de la bonne volonté, il ne serait pas difficile de faire réussir une semblable entreprise. Peut-être est-elle trop simple, et cette raison suffit sans doute pour qu’elle n’ait pas de longtemps la moindre chance de succès.

Council-Bluffs fut, en 1846, créée par les mormons, qui venaient d’être chassés de l’Illinois. Ils n’y restèrent que le temps nécessaire pour jeter les fondemens d’une colonie, et, obligés encore de fuir devant la persécution dont ils étaient l’objet, ils passèrent le Missouri, et ne s’arrêtèrent que dans la grande plaine du Lac-Salé. La ville naissante retomba après leur départ dans un oubli presque complet, dont elle ne fut tirée que par le vote de l’acte du congrès qui décrétait la création de la ligne du Pacifique. Depuis cette époque, elle est devenue un centre de communications, et, bien qu’elle n’ait encore que 16,000 âmes, elle s’accroît d’année en année d’une manière si sûre et si rapide, que sa prospérité justifie jusqu’à un certain point le patriotisme de clocher de ses habitans, qui appellent Chicago l’ancien et Council-Bluffs le nouveau centre des chemins de fer du nord-ouest. En effet, le Chicago et Nord-Ouest, le Council-Bluffs et Sioux-City, le Chicago et Rock-Island, le Burlington et Missouri, le Centre américain, le Saint-Louis, le Chillicothe et Council-Bluffs, enfin l’Union du Pacifique, en tout huit voies ferrées distinctes, aboutissent déjà ou aboutiront sous peu à Council-Bluffs. En vue de ses progrès futurs, la compagnie de l’Union a acheté, dit-on, de vastes terrains dans l’enceinte et dans la banlieue de la cité, qui présente aujourd’hui le même aspect que Chicago avait en 1840. Le chemin du Pacifique, qui s’arrête en ce moment à Omaha, sera conduit jusqu’à Council-Bluffs aussitôt que le pont jeté sur le Missouri sera terminé. En attendant, on traverse le fleuve sur de grands bateaux à vapeur.

Avant de quitter la ligne du Pacifique et de poursuivre le récit de mon voyage jusqu’à New-York, il me reste à dire quelques mots de la valeur commerciale de la grande entreprise que les Américains viennent d’accomplir. Une expérience de quelques années pourra seule décider si, au point de vue purement commercial, la ligne du Pacifique est une bonne ou une mauvaise affaire. Les apologistes de l’œuvre énumèrent complaisamment l’interminable liste de marchandises qui, dans le courant de l’année, s’échangeront entre les villes du Pacifique et celles de l’Atlantique ; s’appuyant sur ce fait, reconnu par les économistes, que les voies de communication créent ou développent rapidement l’industrie sur leur passage, en même temps qu’elles favorisent le peuplement des contrées désertes, ils calculent à l’avance sur un mouvement de passagers tellement considérable qu’à lui seul il suffirait à défrayer l’intérêt du capital employé dans la construction de la ligne. De leur côté, les adversaires du chemin du Pacifique insistent avec force, et non sans d’excellentes raisons, sur ce fait, que la ligne parcourt, dans la plus grande étendue, des déserts où la nature elle-même s’oppose à l’accroissement rapide et considérable de la population. Ils admettent que des états puissans et prospères pourront, avec le temps, se grouper dans les environs d’Omaha, autour du Lac-Salé et à une certaine distance de San-Francisco et de Sacramento ; mais l’immense bassin de l’Amérique du Nord entre la Sierra-Nevada et les montagnes de Wasatch, l’ingrate région des Eaux-Amères, et la majeure partie du plateau qui s’étend depuis les Collines-Noires jusqu’au Missouri, tous ces vastes espaces sont condamnés, selon eux, à une perpétuelle stérilité, — partant à une solitude à peu près complète. Ils prétendent de plus, en thèse générale, qu’une ligne de l’étendue de celle du Pacifique, pour être suffisamment alimentée, doit desservir des districts populeux, et, tout en accordant le degré de richesse et de puissance des lieux de départ et d’arrivée, ils inclinent à croire que la compagnie, après avoir enrichi ses directeurs, finira par tomber en faillite. Quoi qu’il en soit, il est bon de faire observer à ce sujet que les actions de la ligne jouiront, pendant un grand nombre d’années, de la garantie de l’état, et d’après les données sur lesquelles il est permis de discuter la valeur commerciale de cette entreprise, on peut dire que, si en fin de compte elle essuie des pertes, le pays en supportera au moins la majeure partie. Du reste, les États-Unis sont assez riches pour payer ce qui est utile à la chose publique, et l’utilité du chemin du Pacifique, surtout au point de vue politique et civilisateur, n’est contestée par personne.


X

Nous passâmes vingt-quatre heures à Omaha ; le lundi 17 mai, nous partîmes pour Chicago. Ces deux villes sont à 494 milles (825 kilomètres) l’une de l’autre, distance que l’express franchit en une journée. On rencontre sur ce trajet un grand nombre de stations, dont les principales sont Boone, Cedar-Rapids, Clinton, Fulton, Dixon, Franklin, De Kalb et Geneva. Toutes ces petites villes me semblent en voie de prospérité ; toutes, autant qu’un rapide coup d’œil permet d’en juger, ont un grand air de ressemblance. Ce sont partout les mêmes rues, larges, droites, coupées de places et d’avenues, bordées de spacieuses maisons et d’édifices publics, parmi lesquels les églises et les hôtels tiennent le premier rang. Les stations sont remarquables de bonne tenue. On y est bien traité, à des prix assez raisonnables ; des servantes allemandes ou irlandaises y sont chargées du service. Les endroits les plus intéressans du trajet sont le passage du Missouri, entre Omaha et Council-Bluffs, et celui du Mississipi, entre Clinton et Fulton ; on traverse le premier de ces fleuves sur de grands bateaux à vapeur, et le second sur un pont magnifique, chef-d’œuvre de l’art moderne. Le pays que nous parcourons est plat, et paraît, en beaucoup d’endroits, d’une fécondité merveilleuse. Les villages, les fermes, les habitations isolées respirent le bien-être ; mais il y a de vastes espaces encore privés d’habitans et de culture, et la pensée que la place n’y manque pas pour des milliers et des millions d’hommes assiège incessamment l’esprit. Nous rencontrons de nombreux troupeaux de chevaux en liberté qui, à l’approche du train, s’enfuient au grand galop. Une fois nous aperçûmes un enfant qui pouvait avoir douze ans, et qui, monté à cru sur un grand cheval bai, chassait devant lui une douzaine d’autres chevaux. Le petit bonhomme semblait se livrer à cet exercice pour son plaisir. En nous voyant, il excita sa bête de la voix, et pendant quelques instans il galopa à côté de nous comme s’il s’agissait d’une course de vitesse entre le quadrupède et la locomotive. Je vois encore la jolie tête de l’enfant, ses beaux yeux étincelant de joie, sa mine florissante de santé, et je me figure cette jeunesse heureuse et forte passée au sein de la grande et libre nature. C’est de cette jeunesse que sortent les hommes qui vont en avant, qui vont jusqu’au bout malgré la fatigue.

Nos wagons sont excellens. Il est impossible, à mon avis, de voyager dans de meilleures conditions. Moyennant un supplément de quelques dollars, j’ai pris, avec un de mes amis, un cabinet dans une des voitures de luxe qui accompagnent le train. L’intérieur de ce wagon est d’un faste extravagant et inutile. Il est tapissé de glaces dont les cadres sont richement dorés ; un tapis aux vives couleurs couvre le parquet ; les sièges, garnis de coussins en étoffes précieuses, sont en bois sculpté. Le wagon entier est divisé en compartimens qui, pendant la nuit, sont séparés les uns des autres par des portières épaisses. Pendant le jour, ces mêmes compartimens forment autant de boxes du genre de celles que l’on trouve dans les tavernes anglaises. Nous y faisons dans la journée deux excellens repas. La carte est aussi complète que celle de nos premiers restaurans, et les prix des plats sont, chose étonnante, fort raisonnables : on déjeune, sans vin, pour un dollar, et on dîne pour un dollar et demi. La table desservie, on nous apporte un jeu d’échecs. D’autres voyageurs, dans le même compartiment que nous, jouent aux cartes. Le soir venu, on nous dresse des lits où nous pouvons nous étendre commodément. Le matin, un des garçons, un noir d’une tenue irréprochable, nous apporte nos bottes cirées et nous indique un cabinet de toilette, situé à l’extrémité du wagon et où nous trouvons de l’eau en abondance et de fort beau linge. Ces voitures n’ont, autant que je puis en juger, qu’un seul inconvénient ; comme je n’en souffre pas, je n’ai pas le droit de m’en plaindre ; je le signale cependant à cause des réclamations que j’ai entendu élever. Il n’y a pas, à ce qu’il paraît, de wagons à lit pour les femmes qui voyagent seules, et il s’ensuit que ce sont surtout les hommes qui profitent du grand comfort qu’offrent les wagons de luxe. Cela m’étonne, car en Amérique on fait généralement de très grandes concessions au bien-être des femmes.

Chicago, située à la pointe sud-ouest du lac de Michigan, est une ville merveilleuse. La rapidité incomparable avec laquelle elle s’est accrue, sa prospérité inouïe, ont formé le sujet d’études spéciales publiées dans cette Revue même. Je ne m’y arrêterai que fort peu. Je ne puis cependant passer outre sans donner quelques chiffres extraits de documens officiels qui me paraissent vraiment curieux. En 1829, Chicago avait 30 habitans, en 1834 1,800, en 1844 8,000, en 1850 28,000, en 1855 80,000, en 1863 150,000, et enfin au dernier recensement, celui de 1866, 264,836. Des proportions plus étonnantes encore s’observent dans les chiffres qui accusent le développement du commerce et de la navigation : le bois, en Amérique, se mesure au pied ; en 1865, il est, d’après des données authentiques, arrivé au port de Chicago 657,145,734 pieds, c’est-à-dire environ deux cent mille kilomètres de bois ; dans la même année, on signale l’arrivée de 66 millions de lattes et de 311 millions de bardeaux. Le commerce des grains et d’autres articles d’approvisionnement donne des chiffres non moins étonnans. La statistique de la navigation américaine constate qu’en 1865 le commerce de Chicago employait : 73 bateaux à vapeur jaugeant 43,500 tonneaux, 76 barques d’une capacité de 34,978 tonneaux, 52 bricks de 17,626 tonneaux, enfin 559 brigantins d’une capacité totale de 150,862 tonneaux. En lisant ces chiffres, il ne faut pas perdre de vue qu’ils rendent compte d’un état commercial qui s’est produit dans le second quart de ce siècle. Pour tout homme qui a une notion quelconque des résultats généraux du commerce d’un état ou d’une ville, les statistiques de Chicago ont quelque chose de fantastique, d’incroyable même.

Les Illinois qui habitent Chicago sont très fiers de leur ville. Ce sont les Marseillais des États-Unis. Ils ont la réputation d’être vantards ; la vérité est qu’ils sont les citoyens les plus entreprenans de la république ; ils aiment les gros chiffres, et, comme pour beaucoup d’intelligences vives et peu cultivées, la statistique a pour eux un charme tout particulier. Ils tournent et retournent les sommes de leur commerce dans tous les sens et arrivent à faire des rapprochemens insensés. Ils savent combien de fois le bois importé annuellement à Chicago pourrait faire le tour du monde, et ils se frottent les mains d’un air provoquant en énonçant cette singularité. En parlant d’un riche industriel, un Illinois me dit : « Il a autant de dollars de revenu qu’il entre de briques dans la construction de telle église. » Après vingt-quatre heures de séjour à Chicago, ce style hyperbolique n’a plus rien qui surprenne. La législation de l’Illinois rend le divorce facile, et on dit que, comparativement aux autres villes de l’Amérique, il règne à Chicago une grande dissolution de mœurs. La grandeur des projets dont on entend parler a souvent quelque chose de comique par l’exagération ; il n’en est pas moins certain que l’on a fait à Chicago des choses vraiment grandioses ; les habitans n’admettent pas l’impossible, ils sont persuadés que Chicago peut tout faire et finira par tout faire ; qu’elle doive être un jour la première cité de l’Amérique et du monde entier, cela ne fait pour eux l’objet d’aucun doute. L’auteur d’un guide très prosaïque de Chicago se livre, de la meilleure foi du monde, au calcul suivant : « en 1860, la ville avait 109,260 habitans, montrant depuis ce dernier recensement un accroissement de 264 pour 100 ; en 1865, la population était de 169,353, en 1865 de 178,000, et en 1866 de 264,836, ce qui faisait de Chicago la quatrième ville des États-Unis. En suivant les mêmes proportions, la population de notre cité sera donc de 500,000 habitans en 1872, de plus de 1 million en 1880, et en 1900 le double de la population actuelle de New-York. »

Puisque je suis en train de citer, j’ajouterai encore quelques lignes du même auteur ; elles sont écrites dans le style particulier. aux habitans du « grenier du monde, » de la « cité des jardins du continent américain. » — « Les Mille et une Nuits ne contiennent rien de plus merveilleux que le développement de Chicago. Rien au monde n’est plus miraculeux, plus étrange, plus incroyable que ce développement. Si par un seul exemple nous voulions prouver la supériorité de l’Amérique sur tous les autres pays du monde, si nous étions appelés à démontrer la puissance de ses institutions, l’accroissement de son commerce, l’énergie irrésistible de son peuple, l’extension de son industrie, son aptitude à se servir de tous les avantages que la nature lui a départis, si nous étions appelés à démontrer cela, nous n’aurions autre chose à faire qu’a citer Chicago, la ville modèle (the standard city) de l’Amérique[4]. »

En effet, cette ville met admirablement en lumière certains côtés de la vie américaine ; elle est comme un abrégé de la grande république. On y trouve toutes les qualités éminentes qui ont fait de l’Amérique la plus grande, la plus puissante et la plus riche nation du monde ; on y constate aussi cette choquante absence du sentiment du beau qui rend toute communion intime d’idées entre Américains et Européens chose difficile, sinon impossible ; on y admire une énergie, une vigueur incomparables ; on est amusé par mille ridicules grotesques. On ne peut s’empêcher de reconnaître qu’on se trouve en présence d’un très grand peuple ; l’admiration qu’on ressent pour lui est si vive et si naturelle, on éprouve un tel besoin de l’exprimer, qu’on n’hésiterait point à la témoigner à ceux qui en sont l’objet, s’ils ne mettaient pas eux-mêmes obstacle à cet hommage spontané en l’exigeant comme un tribut qui leur est dû. Ils n’attendent pas l’éloge, ils le provoquent, et, s’il ne vient pas assez vite et assez complet, ils le font de leur propre autorité. Le patriotisme est fort beau, et dans ses exagérations même il peut garder quelque chose de respectable ; mais, lorsqu’il tend à l’apologie d’un seul pays au détriment de tout autre, l’expression en est à la longue injuste et souvent offensante. L’étranger, fatigué des sempiternelles déclamations de son hôte américain, déclamations qui en somme peuvent se résumer en ceci : nous sommes grands, riches, jeunes, libres, et vous êtes petits, pauvres, vieux et esclaves ; l’étranger, poussé à bout, finit par éclater. « Oui, dit-il, vous êtes de grands marchands et de grands entrepreneurs, l’argent ne vous coûte rien, et vous ne reculez devant aucun obstacle. Vous êtes libres, et vous n’êtes gouvernés que par des hommes que vous avez choisis vous-mêmes ; mais vous ne savez rien, vous ne comprenez rien de ce qui est vraiment noble et beau. Vous n’ayez ni poète, ni philosophe, ni musicien, ni statuaire, ni peintre de premier ordre ; vous avez des parleurs, mais point de penseurs ; vous vivez, à peu d’exceptions près, dans une ignorance complète des belles-lettres et des beaux-arts. Vous êtes jeunes, c’est-à-dire vous êtes des enfans ; les futilités vous amusent, et vous ne pouvez comprendre ce qui est grand et sérieux. Vous pillez notre littérature, mais vous ne traduisez et n’imitez que ce qui en est faible ou mauvais ; nos grandes œuvres ne vous sont accessibles que dans les éditions ad usum delphini. Vous nous empruntez nos acteurs, et vous en faites des saltimbanques, nos cantatrices, et vous en faites des chanteuses de cafés-concerts ; vous montrez les tableaux de nos maîtres comme on montre chez nous les géans à la foire, en attirant la foule au bruit du tambour et de la trompette. Vous vous moquez de notre aristocratie, mais personne de nous ne recherche le commerce des grands et la distinction avec autant de fureur que vous. Vous rendez nos modes ridicules en les exagérant : lorsque nous marchons sur de hauts talons, il vous faut des échasses ; somme toute, nous nous passerions beaucoup plus facilement de vous que vous ne pourriez vous passer de nous, et vous ne devriez pas oublier que tout ce que vous avez produit de grand, vous l’avez fait avec les instrumens que vous nous avez empruntés. »

Ces argumens ad hominen, ne servent à rien. L’Allemand s’engage rarement dans de pareilles discussions ; sa patience et son indifférence le protègent, et il porte en lui de sa propre valeur un sentiment d’autant plus fort qu’il est plus intime. Le Français n’est pas aussi exposé qu’un autre aux attaques de l’Américain : il fréquente surtout des cercles français, et la plupart du temps il parle l’anglais si mal qu’une discussion en cette langue s’épuise vite. L’Anglais au contraire ne manque jamais de relever le gant que son « cousin » lui lance ; il se fait le champion de l’Europe en général, de l’Angleterre en particulier ; il ne décolère pas, et neuf fois sur dix il n’emporte de son séjour en Amérique qu’un souvenir aigri par les discussions qui ont marqué son passage dans ce pays, dont la grandeur très réelle lui est restée cachée derrière des défauts et des ridicules plus apparens.

Mon séjour à Chicago ne fut que de courte durée. Nous étions descendus à l’hôtel de Sherman, immense caravansérail où nous étions inconnus et où on nous avait donné de mauvaises chambres, fort inférieures à celles que nous avions trouvées à l’Occidental-Hotel de San-Francisco. Il règne dans Sherman-house une animation étourdissante, et bien que, pour l’étranger, la vie n’y soit pas agréable, je conseillerais néanmoins au voyageur européen de s’y rendre pour faire l’expérience de la vie d’hôtel américain dans son expression la mieux définie. Dans le corridor de l’étage où l’on nous avait logés, il y avait un policeman qui montait la garde comme sur la voie publique ; vers une heure du matin, au moment où je venais d’éteindre le gaz, il entra dans ma chambre après avoir frappé à ma porte, et me dit d’un ton d’autorité : « Vous feriez mieux de vous enfermer à clé. » La chambre, l’escalier et les couloirs étaient placardés d’avis et d’extraits de la législation de l’Illinois définissant la responsabilité et les droits des maîtres d’hôtels, et invitant tous les voyageurs à déposer chez le caissier de la maison bijoux, argent et autres objets précieux.

Chicago contient un grand nombre d’églises et d’établissemens publics. Dans les rues, surtout dans une belle avenue voisine du lac Michigan, je fus frappé des dimensions colossales de quelques maisons, véritables châteaux princiers, dont la construction doit avoir coûté des millions de dollars ; mais ce qui est particulièrement curieux à observer, c’est l’agitation qui règne au port, près du Pont-Tournant : le fracas d’une vingtaine de remorqueurs qui, sifflant et soufflant, entraînent de grands bâtimens, tantôt au mouillage, tantôt au large, les cris des matelots, des bateliers, des portefaix, des cochers, mille bruits confus accompagnant un travail incessant et divers, forment un ensemble étourdissant, et dont l’animation des docks et de la Cité de Londres ne donne qu’une idée imparfaite.

Les femmes de Chicago ne m’ont point paru aussi belles que celles de San-Francisco ; il me semble qu’elles s’habillent avec plus d’éclat et moins de goût que leurs charmantes compatriotes de l’ouest. Les voitures, très nombreuses d’ailleurs et attelées de rapides trotteurs, n’ont pas non plus l’élégance achevée des légers véhicules californiens ; mais les habitans appartiennent bien à la même race d’hommes que j’avais rencontrés dans Montgommery-street : ils marchent du même pas rapide et affairé, et semblent dire aux autres passans : « Rangez-vous et laissez-moi passer, je n’ai pas le temps de marcher autrement que droit devant moi. » Certaines rues, situées dans les quartiers aristocratiques de la ville, sont fort bien entretenues, les larges dalles de pierre qui y servent de trottoirs sont remarquables ; mais au centre des affaires la propreté laisse beaucoup à désirer. L’impression générale que Chicago fit sur mes compagnons de voyage et sur moi-même ne fut point aussi agréable que celle que San-Francisco nous avait laissée, et nous quittâmes la ville sans beaucoup de regrets.

Nous approchions du terme de notre course à travers le continent de l’Amérique du Nord ; il ne nous restait plus qu’à nous rendre de Chicago à New-York. Plusieurs routes nous étaient ouvertes : nous choisîmes celle qui nous permettait de visiter en passant les chutes du Niagara. Nous prîmes à cet effet nos billets au chemin de fer central de Michigan, et, quittant Chicago à cinq heures du soir, nous arrivâmes le lendemain à une heure de l’après-midi à Suspension-Bridge (le pont suspendu), nom donné à la station qui avoisine la grande cataracte. La route est intéressante, les voitures sont des plus commodes, et le trajet s’effectue d’une manière très agréable. On compte de Chicago aux chutes du Niagara 513 milles (826 kilomètres). Les principales stations sont Michigan, Marshall, Jackson, Ann-Arbor, Détroit, Windsor et Hamilton. Entre ces deux dernières s’élèvent, à peu de distance l’une de l’autre, deux petites villes qui portent un nom retentissant : je veux parler de Londres et de Paris. Les habitans du nouveau Londres et du nouveau Paris m’ont eu l’air d’être plus satisfaits de leur sort que ceux de nos vieilles capitales ; l’abondance et la prospérité règnent partout, dans ces parages fortunés. Aussi rien n’est plus fait pour réjouir à la fois le cœur et les yeux de l’étranger ; il s’attable d’un meilleur appétit lorsqu’à l’entrée du buffet il n’est pas assailli par les mains tendues ou les plaintes dolentes des mendians et des affamés. Le Niagara a donné son nom à une cité d’hôtels, de bazars et de lieux de plaisir, Niagara Falls, qui se trouve dans le voisinage immédiat de la chute. C’est une coquette petite ville avec de vastes hôtels tout neufs et bien tenus ; pendant la belle saison, le monde élégant des états du nord s’y donne rendez-vous. Niagara présente alors un spectacle semblable à celui des villes d’eaux de l’Allemagne. A la fin du mois de mai, lors de mon passage, il y régnait encore une température inclémente ; le froid était piquant ; le soir venu, il fallait allumer de grands feux dans les poêles et les cheminées, et l’hôtel de la Cataracte, où j’étais descendu, était presque entièrement désert.

L’aspect des chutes du Niagara a été souvent décrit. L’impression qu’elles firent sur nous fut au premier coup d’œil assez faible. L’âme a besoin de se recueillir avant d’être en état d’apprécier le grand et le beau. Plusieurs auditions sont nécessaires à l’intelligence d’une grande œuvre musicale, et il faut s’y prendre à plusieurs fois pour s’élever jusqu’à la compréhension d’un des plus magnifiques spectacles de la nature. Lorsque l’esprit s’est accoutumé à cette nouveauté, il reste sous l’empire d’un charme ineffable ; mais pour la foule des curieux la lumière ne se fait jamais. « C’est singulier, disent-ils tout désappointés ; je m’étais imaginé autre chose. » On les amènerait devant des chutes cent fois plus imposantes que celles du Niagara que leur désappointement se manifesterait de même ; ils ont des yeux pour ne point voir. Ils ne manquent pas pourtant de faire emplette des photographies de la cataracte, et à force de les montrer à d’autres, d’en vanter la magnificence et de les décrire, ils finissent par se convaincre qu’ils ont, eux aussi, admiré la merveille. Mon expérience des touristes, qui commence à être assez étendue, me porte à croire que le don de pouvoir jouir des beautés de la nature est infiniment plus rare qu’on ne pense.

Nous coupâmes en deux le trajet de Niagara à New-York en faisant halte à Elmira, jolie ville de 18 à 20,000 habitans, située au point de jonction de plusieurs voies ferrées. Je rencontrai là F. H…, un de mes amis du Japon. Il me conduisit dans la soirée à un concert où je fus frappé autant du nombre que de la variété des brillantes toilettes. Dans plus d’un de nos chefs-lieux de préfecture d’une égale importance, il aurait été impossible, je crois, de réunir le quart d’assistans si riches et si élégans. Cette richesse générale, qui s’observe dans presque tous les centres américains, est un des bienfaits du principe politique de la décentralisation. F. H… me présenta à plusieurs personnes de sa connaissance ; partout on me fit l’accueil le plus cordial. L’hospitalité américaine, — j’ai eu mainte occasion de la mettre à l’épreuve, — est d’une sincérité et d’une bienveillance admirables. Entre Niagara et Elmira, à l’extrémité orientale du lac Érié, se trouve la riche et populeuse cité de Buffalo, dont l’accroissement prodigieux rappelle celui de Chicago : en 1814, elle avait un peu plus d’un millier d’habitans ; il y en a aujourd’hui près de 100,000. Le trajet d’Elmira à New-York dure douze heures. On traverse une contrée pittoresque ; la voie ferrée longe le lit d’un fleuve dont les bords cultivés annoncent l’état florissant du pays. Le chemin de fer est bien entretenu, et les voitures de luxe où, moyennant un faible supplément, nous avons choisi des places, nous fournissent tout le comfort désirable.

Je passai quinze jours à New-York ; ce ne fut qu’une suite à peine interrompue d’excursions, de visites et de fêtes. L’hôtel de la Cinquième-Avenue, où j’étais descendu, est le type de ces immenses caravansérails que, depuis quelques années, nous avons imités en France ; c’est une ville dans la ville, et l’on s’y coudoie avec toute espèce de gens. Le soir, après dîner, on fait quelques tours de promenade dans les galeries et les vastes salons du premier étage. C’est une cohue élégante qui fait songer au foyer de l’Opéra. Beaucoup de femmes, suivant l’usage, viennent là très parées ; toutes sont en toilette. Les hommes, à New-York comme à San-Francisco peu soucieux des exigences de la mode, se montrent dans le négligé du jour. Dans le salon du milieu, il y a un excellent piano sur lequel on exécute en général de mauvaise musique. — Les grandes rues de New-York, Broadway, Cinquième-Avenue, etc., s’étendent, comme quelques-uns de nos boulevards, sur une interminable longueur. Dans les quartiers aristocratiques, elles sont bien entretenues, et les maisons d’habitation sont fort belles ; mais dans d’autres parties de la ville la municipalité n’apporte ni les mêmes soins ni la même surveillance. A Broadway, ainsi que dans le quartier des affaires, l’animation est extrême. Les omnibus sont beaucoup plus nombreux qu’à Paris ; en revanche, il y a moins de voitures de place, ce qui s’explique par le tarif élevé de ce genre de véhicules. Les équipages de maîtres dépassent peut-être en luxe et en élégance ceux de Paris et de Londres ; les chevaux se distinguent également par la beauté de leurs formes, mais ils paraissent moins bien soignés que les nôtres. La foule qui se presse dans les rues est naturellement très mélangée ; cependant ce n’est pas la même foule que celle de Londres et de Paris ; on y voit un plus grand nombre de toilettes opulentes que chez nous, et la misère ne s’y étale pas aussi ouvertement ; pour ma part, je n’ai pas rencontré un seul de ces misérables en haillons sordides comme on en voit tant dans certains quartiers de Londres. Le Parc Central, le bois de Boulogne de New-York, est bien dessiné, et il offrira, lorsque les ombrages s’y seront développés, une fort agréable promenade. C’est un passe-temps des plus récréatifs de s’y rendre à l’heure où le beau monde l’envahit, et d’y voir passer les fameux trotteurs dont les Américains ont fait une de leurs plus coûteuses fantaisies de luxe. On me montra un jour, dans une voiture découverte, un vieillard qui conduisait lui-même deux superbes chevaux ; c’était le richissime commodore V…, dont l’attelage valait, dit-on, 100,000 francs. A diverses reprises, mes amis me conduisirent au théâtre ; mais j’en revins médiocrement satisfait des pièces que j’avais vu représenter. Les plus passables demeuraient encore, à mon avis, bien au-dessous de celles qu’on joue sur nos scènes inférieures. Quant aux interprètes, ils sont d’un talent inégal, et on a rarement l’occasion d’en applaudir un bon ; l’ensemble est presque toujours insuffisant. Le genre burlesque est tout aussi en faveur à New-York qu’à Paris, et les théâtres où l’on débite les plus grosses absurdités sont ceux qui récoltent les plus fortes recettes. J’assistai un soir à la représentation d’une pièce dans laquelle un train de chemin de fer, locomotive en tête, devait traverser la scène. Ce spectacle de haut goût était accompagné d’une musique à grand orchestre. On jouait un galop, et le bruit de la locomotive en marche était imité à l’aide de petits balais dont les artistes frappaient leurs contre-basses à coups réguliers. Ils faisaient un tel vacarme qu’il devint bientôt impossible de distinguer une seule note de musique. Le public paraissait dans l’enchantement. Le morceau fut bissé avec frénésie. Il se termina brusquement par un violent coup de sifflet qui me déchira les oreilles, et par l’apparition d’une petite locomotive en carton, un joujou d’enfant qui, aux éclats de rire du public, traversa la scène. Cette farce naïve était une des grandes attractions du moment, et suffirait, à ce qu’on m’assura, à faire la fortune de l’auteur. Un musicien allemand, nommé Thomas, poursuit à New-York le même but que le directeur des Concerts populaires à Paris : il veut répandre le goût de la musique classique, et donne une série de concerts dont les programmes, quoique moins exclusifs que ceux du cirque Napoléon, sont cependant en grande partie composés de morceaux des meilleurs maîtres ; mais la musique toute seule n’aurait point, paraît-il, le don d’attirer assez de monde, car on donne les concerts dans la vaste salle d’un restaurant où, à propos de musique, on consomme, en quantités considérables, des boissons de toute sorte. Le public avait l’air néanmoins très attentif, et applaudissait aux bons endroits. Je crus remarquer qu’il se composait en majorité d’Allemands.

Dans les environs de New-York, on peut faire d’intéressantes excursions. Les rives de l’Hudson me semblent les plus pittoresques du monde. Les bateaux à vapeur, véritables hôtels flottans, qui font un service régulier sur ce fleuve, sont curieux à visiter. Je ne dirai rien de la population, de la richesse, de l’histoire, du commerce de New-York ; ces graves sujets ont été traités avant moi avec plus d’autorité que je ne saurais le faire. Dans mon voyage à travers l’Amérique du Nord, la cité impériale n’a été qu’une des nombreuses stations où je me suis arrêté en passant, pressé que j’étais d’arriver au terme encore lointain de ma course. Je n’y ai vu que ce qui s’est offert à mes yeux ; je n’ai pas eu le temps d’aller à la découverte des choses cachées. Selon l’expression d’un des héros de Tourguenef, « j’ai nagé à la surface ; » mais je me rends cette justice que, lorsqu’il m’aurait été facile de faire preuve d’une profondeur factice en puisant l’érudition dans les ouvrages déjà publiés sur les États-Unis, je n’ai parlé que de ce que j’ai vu, et je n’ai rendu compte que d’impressions personnelles. Il n’est point difficile de critiquer l’Amérique où la surabondance de forces et de richesses de toute espèce engendre nécessairement de nombreux et choquans abus. Aucune nation du monde n’offre autant d’armes à ses détracteurs que la grande république. Ainsi que les gens réellement forts, les États-Unis dédaignent de dissimuler leurs faiblesses, et n’hésitent point à laisser voir les défauts de leur cuirasse. Cependant un pays où les femmes sont charmantes, où les hommes sont énergiques et intelligens, où la liberté, au lieu de briller stérilement dans les discours et les livres, vit d’une existence forte et saine dans les lois et dans les coutumes ; un pays qui attire chez lui les déshérités de l’Europe et qui les enrichit, où l’étranger est accueilli avec la plus large hospitalité ; un tel pays ne manquera jamais de défenseurs à opposer à ses adversaires. — Je m’embarquai pour l’Europe le 5 juin 1869, non sans regret de quitter cette Amérique où quelques mois de séjour n’avaient été qu’une succession incessante d’émotions grandes et fortes.


RODOLPHE LINDAU.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre et du 1er décembre 1869.
  2. Comme preuve de l’état défectueux de la voie, je rappellerai que la commission d’examen, présidée par le général Warren, estimait dans son rapport au gouvernement qu’il faudrait dépenser les sommes suivantes pour mettre les ponts et viaducs de la ligne de l’Union dans des conditions satisfaisantes :
    Réparations des fondations de ponts, etc 360,000 fr
    Travaux de maçonnerie 1,400,000
    Réparations générales des ponts 1,433,550
    Construction d’un nouveau pont à Dale-Creek 500,000
    Travaux de remblai au cañon d’Echo et réparations du tunnel à l’entrée des cañons d’Echo et de Weber 783,750
    TOTAL 4,477,300 fr.
  3. Voici la liste complète des travaux exigés de cette compagnie par la commission d’examen :
    Section d’Evanston à Clay-Bluffs. 78,000 doll.
    Section de Black-Fork à Rock-Creek. 200,000
    Élargissement de la voie aux endroits indiqués 224,000
    Travaux à Bitter-Creek. 24,000
    Achat de 450,000 traverses en bois neuf destinées à remplacer les traverses provisoires 450,000
    Réparations générales sur la ligne entière (d’après les devis). 979,000
    Fondations de ponts à reprendre en sous-œuvre. 72,000
    Réparations de ponts. 567,310
    Travaux à Dale-Creek. 100,000
    Travaux à Mary-Creek et à Bitter-Creek. 100,000
    Réparations dans la section d’Omaha à Elkhorn 245,000
    « entre Omaha et Horth-Platte 48,000
    « entre North-Platte et Muddy 203,200
    « à Muddy. 31,050
    « entre Omaha et Muddy 276,000
    Achat de 68 locomotives neuves, à 14,000 dollars chaque 952,000
    Réparations d’anciennes locomotives. 207,000
    Achat de 68 wagons neufs pour passagers. 408,000
    « de 33 wagons de marchandises à 3,800 dollars chaque 125,000
    « de 480 wagons de marchandises à 900 dollars chaque 432,000
    Construction de 70 hangars à 4,000 dollars chaque 280,000
    « d’ateliers à Cheyenne, à Bryan, à West-End Road et à Omaha. 433,000
    Travaux pour approvisionnement d’eau 40,000
    Travaux dans les gares 40,000
    Abris-neige 100,000
    Travaux de remblai au cation d’Echo. 146,750
    Travaux de remblai à celui de Weber 10,000
    TOTAL 6,771,310 doll.


    Ou, à 5 fr. le dollar, 33,856,550 fr.

  4. Chicago, a stranger’s and tourist’s Guide, publié à Chicago en 1866.