Le Chercheur de pistes/17

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Amyot (p. 146-156).
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XVII.

El Canon del Buitre.

Nous retournerons à présent auprès de l’hacendero, qui, en compagnie de ses deux amis, galope à toute bride dans la direction du jacal de Valentin.

La route que suivaient les trois hommes les éloignait de plus en plus du Paso del Norte. Autour d’eux, la nature se faisait plus abrupte, le paysage plus sévère.

Ils avaient quitté la forêt et galopaient sur une plaine nue et aride.

De chaque côté du chemin, les arbres, de plus en plus rares, défilaient comme une légion de fantômes.

Ils traversèrent plusieurs ruisseaux tributaires du del Norte, où leurs chevaux avaient de l’eau jusqu’au poitrail.

Déjà se dessinaient devant eux les sombres contre-forts des montagnes vers lesquelles ils s’avançaient rapidement.

Enfin ils s’engagèrent dans un ravin profondément encaissé entre deux collines boisées dont le sol, composé de larges pierres plates et de cailloux roulés, montrait que cet endroit était un de ces desaguaderos qui servent à l’écoulement des eaux dans la saison des pluies.

Ils étaient arrivés au Cañon del Buitre, ainsi nommé à cause des nombreux vautours qui perchent constamment au sommet des collines qui l’environnent.

Le défilé était désert.

Valentin avait sa hutte non loin de là.

Dès que les trois hommes eurent mis pied à terre, Curumilla s’empara des chevaux et les emmena au jacal.

— Suivez-moi, dit Valentin à don Miguel.

L’hacendero obéit.

Les deux hommes commencèrent alors à escalader les flancs escarpés de la colline de droite.

La montée était rude, nul chemin n’était tracé ; mais les deux chasseurs, habitués depuis longtemps à se frayer un passage dans les lieux les plus impraticables, semblaient à peine s’apercevoir de la difficulté de cette ascension, qui eût été impossible pour des hommes moins rompus à la vie du désert.

— Cet endroit est réellement délicieux, disait Valentin avec cette bonhomie complaisante d’un propriétaire qui vante son domaine ; s’il faisait jour, don Miguel, vous jouiriez d’ici d’un point de vue magnifique ; à quelques centaines de pas du lieu où nous sommes, là-bas, sur cette colline à droite, se trouvent les ruines d’un ancien camp aztèque fort bien conservé ; figurez-vous que cette colline, taillée à main d’homme, que vous ne pouvez voir à cause de l’obscurité, a la forme d’une pyramide tronquée, sa base est triangulaire, les escarpements sont revêtus de maçonnerie, et elle est divisée en plusieurs terrasses. La plate-forme a environ quatre-vingt-dix mètres de long sur soixante-quinze de large, aux trois côtés elle est garnie d’un parapet et flanquée d’un bastion au nord. Vous voyez que c’est une véritable forteresse construite dans toutes les règles de l’art militaire. Sur la plate-forme se trouvent les restes d’une espèce de petit teocali, haut de vingt pieds environ, dont le revêtement est fait de larges pierres couvertes d’hiéroglyphes sculptés en relief, qui représentent des armes, des monstres, des lapins, des crocodiles, que sais-je encore ? des hommes assis à l’orientale avec des espèces de lunettes sur les yeux ; cela n’est-il pas réellement curieux ? Ce petit monument, qui n’a pas d’escalier, servait sans doute de dernier refuge aux assiégés, lorsqu’ils étaient serrés de trop près par l’ennemi.

— C’est étonnant, répondit don Miguel, que je n’aie jamais entendu parler de ces ruines.

— Qui les connaît ? personne. Du reste, elles ressemblent beaucoup à celles du même genre que l’on trouve à Jochicalco.

— Où me conduisez-vous donc, mon ami ? Savez-vous que le chemin n’est pas des plus agréables et commence à me fatiguer ?

— Encore un peu de patience, dans dix minutes nous arriverons. Je vous conduis dans une grotte naturelle que j’ai découverte il y a peu de temps. Cette grotte est admirable ; il est probable qu’elle a toujours été ignorée des Espagnols, bien que je sache pertinemment que les Indiens la connaissent depuis un temps immémorial. Les Apaches s’imaginent qu’elle sert de palais au génie des montagnes ; dans tous les cas, j’ai tellement été séduit par sa beauté, que j’ai provisoirement abandonné mon jacal ; j’en ai fait ma demeure. Son étendue est immense ; je suis convaincu, bien que je n’aie jamais cherché à m’en assurer, qu’elle s’étend à plus de dix lieues sous terre. Je ne vous parle pas de ses stalactites et de ses stalagmites qui pendent à la voûte et forment les dessins les plus bizarres et les plus curieux, imitant à s’y méprendre une foule d’objets ; mais la chose qui m’a le plus frappé est celle-ci : cette grotte se divise en un nombre infini de compartiments, quelques-uns de ces compartiments renferment des lacs dans lesquels nagent à profusion des poissons aveugles.

— Des poissons aveugles ? vous plaisantez, mon ami, s’écria don Miguel en s’arrêtant.

— Je me trompe, aveugles n’est pas le mot que j’aurais dû employer, ces poissons n’ont pas d’yeux.

— Comment ! ils sont privés d’yeux ?

— Complétement, ce qui ne les empêche pas d’être de haut goût et fort savoureux.

— Voilà qui est étrange.

— N’est-ce pas ? mais tenez, nous sommes arrivés.

En effet, ils se trouvaient en face d’une ouverture sombre et béante, de dix pieds de hauteur environ sur huit de large.

— Permettez-moi de vous faire les honneurs de chez moi, dit Valentin.

— Faites, faites, mon ami.

Les deux hommes pénétrèrent dans la grotte ; le chasseur battit le briquet et alluma une torche de bois-chandelle.

Le tableau féerique qui surgit tout à coup devant don Miguel lui arracha un cri d’admiration.

C’était partout un tohu-bohu, un pêle-mêle, un chaos indescriptible ; là, une chapelle gothique, avec ses colonnes sveltes et élancées ; plus loin, des cipes, des obélisques, des cônes, des troncs d’arbres recouverts de mousses et de feuilles d’acanthes ; des stalactites creuses de forme cylindrique, rapprochées et rangées auprès l’une de l’autre comme les tuyaux d’un buffet d’orgue, rendaient au moindre attouchement des sons métalliques variés qui complétaient l’illusion.

Puis, dans les profondeurs incommensurables des salles immenses de cette caverne, retentissaient parfois des bruit formidables qui, répercutés par les échos, roulaient sur les parois de la grotte comme les éclats de la foudre.

— Oh ! c’est beau ! c’est beau ! s’écria don Miguel saisi de crainte et de respect à cette vue.

— N’est-ce pas, répondit Valentin, que l’homme se trouve bien petit et bien misérable devant ces sublimes créations de la nature, que Dieu a semées là comme en se jouant ? Oh ! mon ami, c’est seulement au désert que l’on comprend la grandeur et l’omnipotence infinie de l’Être suprême, car à chaque pas l’homme se trouve face à face avec celui qui l’a mis sur cette terre, et trouve la marque de son doigt puissant gravée d’une manière indélébile sur tout ce qui s’offre à sa vue !

— Oui, fit don Miguel devenu tout à coup rêveur, c’est seulement au désert qu’on apprend à connaître, à aimer et à craindre Dieu, car il est partout !

— Venez, dit Valentin.

Il guida son ami vers une salle de vingt mètres carrés au plus, mais dont la voûte avait près de cent mètres de haut.

Dans cette salle, un feu était allumé ; les deux hommes se laissèrent aller sur le sol et attendirent.

Ils réfléchissaient profondément.

Au bout de quelques instants, un bruit de pas se fit entendre ; le Mexicain leva vivement la tête.

Valentin n’avait pas bougé, il avait reconnu le pas de son ami.

En effet, au bout d’un instant, le chef indien parut.

— Eh bien ? lui demanda Valentin.

— Rien encore, répondit laconiquement Curumilla.

— Ils tardent beaucoup, il me semble, observa don Miguel.

— Non, reprit le chef, il n’est à peine que onze heures et demie, nous sommes en avance.

— Mais nous trouveront-ils ici ?

— Ils savent que c’est dans cette salle que nous devons les attendre.

Après ces quelques mots, chacun retomba dans ses réflexions.

Le silence n’était troublé que par les bruits mystérieux de la grotte qui retentissaient presque à intervalles égaux, avec un fracas terrible.

Un laps de temps assez long s’écoula.

Tout à coup, sans qu’aucun bruit sensible pour don Miguel l’eût prévenu, Valentin releva la tête par un mouvement brusque :

— Les voilà, dit-il.

— Vous vous trompez, mon ami, répondit don Miguel, je n’ai rien entendu.

Le chasseur sourit.

— Si, comme moi, fit-il, vous aviez passé dix ans dans le désert à interroger les bruits mystérieux de la nuit, votre oreille serait habituée à ces vagues rumeurs, à ces soupirs de la nature qui, pour vous, n’ont pas de sens en ce moment, mais qui, pour moi, ont toutes une signification et pour ainsi dire une voix dont je comprends toutes les notes, vous ne diriez pas que je me trompe ; interrogez le chef, vous verrez ce qu’il vous répondra.

— Deux hommes gravissent la colline en ce moment, dit sentencieusement Curumilla, il y a un blanc et un Indien.

— Comment pouvez-vous reconnaître cette différence ?

— Bien facilement, répondit en souriant Valentin, l’Indien est chaussé de mocsens qui touchent le sol sans produire d’autre bruit qu’une espèce de frottement, le pas est sûr, fait par un homme habitué à marcher dans le désert, à ne poser le pied que solidement, sans hésiter ; le blanc a des bottes avec de hauts talons qui, chaque fois qu’il les pose, rendent un son clair et retentissant, les éperons attachés après les bottes produisent un cliquetis métallique continuel, le pas est timide, maladroit, à chaque instant une pierre ou une motte de terre s’écroule sous le pied posé en hésitant, qui ne trouve que difficilement un point d’appui solide ; il est facile de reconnaître que l’homme qui marche ainsi a l’habitude du cheval et ne sait pas se servir de ses pieds ; tenez, les voilà qui pénètrent dans la grotte, vous entendrez bientôt le signal.

En ce moment le cri du coyote retentit à trois reprises différentes, à intervalles égaux.

Valentin répondit par un cri semblable.

— Eh bien, m’étais-je trompé ? dit-il.

— Je ne sais que penser, mon ami ; ce qui m’étonne surtout, c’est que vous ayez entendu nos amis si longtemps d’avance.

— Le terrain de cette grotte est un excellent conducteur du son, répondit simplement le chasseur, voilà tout le mystère.

— Diable ! ne put s’empêcher de dire don Miguel ; vous ne négligez rien, il me semble.

— Pour vivre au désert il ne faut rien négliger, les plus petites choses ont leur importance, une observation faite avec soin peut souvent sauver la vie à un homme.

Pendant ces quelques mots, échangés entre les deux amis, un bruit de pas s’était fait entendre, se rapprochant de plus en plus.

Deux hommes parurent.

L’un était la Plume-d’Aigle, le sachem des Coras.

Le second le général Ibañez.

Le général Ibañez était un homme de trente-quatre à trente-cinq ans, d’une taille élevée et bien prise, d’une figure fine et intelligente.

Ses manières étaient gracieuses et nobles. Il salua amicalement l’hacendero et Valentin, serra la main de Curumilla et se laissa tomber auprès du feu.

— Ouf ! dit-il, je n’en puis plus, messieurs ; je viens de faire à cheval une course à me briser les os ; la pauvre bête est fourbue, et pour me remettre j’ai fait une ascension pendant laquelle j’ai cru vingt fois que je resterais en route, ce qui serait immanquablement arrivé si notre ami la Plume-d’Aigle n’était venu charitablement à mon secours ; il faut avouer que ces Indiens grimpent comme de véritables chats, c’est une justice à leur rendre : nous autres, gente de razon[1], nous ne valons rien pour faire un tel métier.

— Enfin, vous voilà, mon ami, répondit don Miguel, Dieu soit loué ! j’avais hâte de vous voir.

— De mon côté, je vous avoue que mon impatience était tout aussi vive, surtout depuis que j’ai appris la trahison de ce misérable Cèdre-Rouge ; cet imbécile de Wood me l’avait adressé en me le recommandant si chaleureusement que, malgré toute ma prudence, je me suis laissé empaumer par lui, peu s’en est fallu que je ne lui livrasse tous nos secrets ; malheureusement le peu que je lui en ai dit suffit cent fois pour nous faire fusiller comme des conspirateurs vulgaires et sans portée.

— Ne vous désolez pas, mon ami ; d’après ce que m’a dit aujourd’hui Valentin, peut-être avons-nous un moyen de déjouer les trames de l’infâme espion qui nous a dénoncés.

— Dieu le veuille ! Mais rien ne m’ôtera de la pensée que Wood est pour quelque chose dans ce qui nous arrive. Je me suis toujours méfié de cet Américain froid comme un glaçon, aigre comme une carafe de limonade, et méthodique comme un vieux quaker. Que voulez-vous attendre de bon de ces hommes qui convoitent la possession de notre territoire, et qui, ne pouvant nous le prendre d’un seul coup, nous le ravissent par lambeaux et par parcelles ?

— Qui sait, mon ami, peut-être avez-vous raison. Malheureusement, ce qui est fait est fait, nos récriminations rétrospectives ne remédieront à rien.

— C’est vrai ; mais vous le savez, l’homme est ainsi partout et toujours ; lorsqu’il fait une sottise, il est heureux de trouver un bouc émissaire qu’il puisse charger des iniquités qu’il se reproche à lui-même : c’est un peu mon cas en ce moment.

— Ne vous donnez pas plus de fautes que vous n’en avez, mon ami, je suis garant de votre loyauté et de la pureté de vos sentimens ; quoi qu’il arrive, soyez persuadé que je saurai toujours vous rendre justice et au besoin prendre votre défense envers et contre tous.

— Merci, don Miguel, ce que vous dites là me fait plaisir et me réconcilie avec moi-même ; j’avais besoin de cette assurance que vous me donnez pour reprendre un peu courage et ne pas me laisser complétement abattre par le coup imprévu qui nous frappe et menace de renverser à jamais nos espérances au moment même où nous pensions les voir réalisées.

— Allons, allons, messieurs, interrompit Valentin, l’heure se passe ; le temps presse, ne le perdons pas davantage, occupons-nous à trouver le moyen de réparer l’échec que nous avons éprouvé. Si vous me le permettez, je vais soumettre à votre approbation un projet qui, je le crois, réunit toutes les chances de succès désirables et tournera en notre faveur la trahison même dont vous avez été victimes.

— Parlez, parlez, mon ami, s’écrièrent les deux hommes en se préparant à écouter.

Valentin prit la parole.

  1. Littéralement homme de raison, expression gracieuse dont se servent les blancs pour se distinguer des Indiens, qu’ils affectent de considérer comme des bêtes brutes et auxquels ils n’accordent même pas d’âme.