Le Chercheur de pistes/18

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Amyot (p. 156-166).
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XVIII.

Le père Séraphin.

— Messieurs, dit-il, voici ce que je propose : la trahison du Cèdre-Rouge en livrant au gouvernement le secret de votre conspiration, vous place dans une position critique dont vous ne pouvez sortir que par un moyen violent ; vous êtes entre la vie et la mort ; vous n’avez pas d’autre alternative que la victoire ou la défaite ; le feu est aux poudres, le terrain est miné sous vos pas, une explosion est imminente… Eh bien, relevez le gant que vous jette la trahison, acceptez franchement la position qui vous est faite : n’attendez pas qu’on vous attaque, commencez la lutte ; souvenez-vous de cet axiome vulgaire, mais d’une exactitude rigoureuse en politique et surtout en révolution : Celui qui frappe le premier frappe deux fois. Vos ennemis seront effrayés de votre audace, abasourdis de cette levée de boucliers à laquelle, maintenant surtout, ils sont loin de s’attendre, car ils se figurent tenir entre leurs mains tous les fils de la conspiration, erreur qui les fait ajouter foi aux délation d’un espion vulgaire, et qui les perdra si vous manœuvrez avec adresse, avec promptitude surtout. Tout dépend du premier choc : il faut qu’il soit terrible et les terrifie ; sans cela, vous êtes perdus.

— Tout cela est vrai ; mais le temps nous manque, observa le général Ibañez.

— Le temps ne manque jamais quand on sait bien l’employer, répondit péremptoirement Valentin ; je vous le répète, il faut prévenir vos adversaires.

En ce moment, un bruit de pas retentit sous les voûtes de la caverne.

Le plus grand silence régna instantanément dans la salle où se trouvaient les cinq conjurés.

Machinalement chacun chercha ses armes.

Les pas se rapprochèrent rapidement, un homme parut à l’entrée de la salle.

À sa vue, les assistants poussèrent un cri de joie et se levèrent en s’écriant avec respect : « Le père Séraphin ! »

Cet homme s’avança en souriant, salua gracieusement, et répondit d’une voix douce et mélodieuse dont le timbre sonore et pur avait un accent qui allait à l’âme :

— Reprenez place, messieurs, je vous en prie, je serais désespéré de vous causer un dérangement quelconque. Permettez-moi seulement de me reposer quelques instants à vos côtés.

On se hâta de lui faire place.

Disons en peu de mots ce que c’était que ce personnage, dont l’arrivée imprévue causait tant de plaisir aux personnes réunies dans la grotte.

Le père Séraphin était un homme de vingt-quatre ans au plus, bien que les fatigues qu’il supportait, les durs travaux qu’il s’était imposés et qu’il remplissait avec une abnégation d’apôtre, eussent laissé des traces nombreuses sur son visage aux traits fins et réguliers, à l’expression douce, ferme et empreinte d’une mélancolie sublime, rendue plus touchante encore par le rayon d’une ineffable bonté qui s’échappait de ses grands yeux bleus et pensifs. Cependant toute sa personne respirait un parfum de jeunesse et de santé qui dévoilait son âge, sur lequel un observateur superficiel aurait facilement pu se tromper.

Le père Séraphin était Français ; il appartenait à l’ordre des Lazaristes.

Depuis cinq ans déjà il parcourait, missionnaire infatigable, sans autre arme que le bâton destiné à soutenir sa marche, les solitudes inexplorées du Texas et du Nouveau-Mexique, prêchant l’Évangile aux Indiens, sans souci des privations terribles, des souffrances sans nom qu’il endurait incessamment et de la mort toujours suspendue au-dessus de sa tête.

Le père Séraphin était un de ces nombreux soldats, martyrs ignorés de l’armée de la foi qui, se faisant un bouclier de l’Évangile, répandent au péril de leur vie la parole de Dieu dans ces contrées barbares, et meurent héroïquement, tombant bravement sur leur champ de bataille, usés par les pénibles exigences de leur sublime mission, vieux à trente ans, mais ayant conquis quelques âmes à la vérité et répandu la lumière parmi les masses ignorantes.

L’abnégation et le dévouement de ces hommes modestes, mais si grands par le cœur, sont trop dédaignés et trop inconnus en France, où pourtant se recrute le plus grand nombre de ces martyrs ; leurs sacrifices passent inaperçus, car, grâce à la fausse connaissance que l’on a des pays d’outre-mer, on est loin de se douter des luttes continuelles qu’ils ont à soutenir contre un climat mortel aux Européens d’une part, et à leurs prosélytes d’une autre.

Et qui le croirait ? les plus acharnés adversaires qu’ils rencontrent dans l’accomplissement de leur mission ne se trouvent pas parmi les Indiens, qui presque toujours les accueillent sinon avec joie du moins avec respect, mais, bien au contraire, parmi les hommes auxquels leurs travaux profitent et qui devraient les aider et les protéger de tout leur pouvoir.

Il n’est sorte de vexation et d’humiliation que leur fassent endurer les agents mexicains ou des États de l’Union américaine, pour tâcher de les dégoûter et de les contraindre à abandonner l’arène où ils combattent si noblement.

Et à ce propos, nous observerons en passant qu’il n’existe peut-être pas de peuple au monde aussi intolérant que les Nord-Américains, c’est aux catholiques surtout qu’ils en veulent ; ils les persécutent de toutes les façons, bassement, lâchement, suivant leur coutume ; car lorsqu’ils se trouvent, comme cela arrive souvent, en face d’hommes qui ne sont pas d’humeur à laisser impunément insulter et rabaisser en eux la nation à laquelle ils tiennent à honneur d’appartenir, alors ces Américains si farouches deviennent plats et lâches autant qu’ils s’étaient d’abord montrés brutaux et insolents.

Si nous ne craignions de nous laisser entraîner dans de trop longues digressions, nous pourrions rapporter ici de curieuses anecdotes à ce sujet.

Le père Séraphin s’était attiré l’amitié et le respect de tous ceux avec lesquels le hasard l’avait mis en rapport.

Charmé de rencontrer un compatriote au milieu de ces vastes solitudes si éloignées de cette France qu’il n’espérait plus revoir, il s’était étroitement lié avec Valentin, auquel il avait voué une profonde et sincère amitié.

Pour ces mêmes motifs, le chasseur, qui admirait la grandeur du caractère de ce prêtre si plein de véritable religion, s’était senti entraîné vers lui par un penchant irrésistible.

Souvent ils avaient fait de longues courses ensemble, le chasseur guidant, à travers les déserts désolés de l’Apacheria, son ami vers les tribus indiennes.

Dès que le père Séraphin eut pris place auprès du foyer, la Plume-d’Aigle et Curumilla se hâtèrent de lui rendre tous les petits services qu’ils crurent lui devoir être agréables, et lui présentèrent quelques morceaux de venaison rôtie avec des tortillas de maïs.

Le missionnaire se prêta avec une joie douce au manège des deux chefs et accepta ce qu’ils lui donnèrent.

— Il y a bien longtemps que nous ne vous avons vu, mon père, dit l’hacendero ; vous nous négligez ; ma fille me demandait encore de vos nouvelles il y a deux jours, elle a hâte de vous voir.

— Doña Clara est un ange qui n’a pas besoin de moi, répondit doucement le missionnaire ; j’ai passé près de deux mois au milieu de la tribu comanche de la Tortue, ces pauvres Indiens réclament tous mes soins, ils ont soif de la parole divine.

— Êtes-vous content de votre voyage ?

— Assez, ces hommes ne sont pas tels qu’on nous les représente ; leurs instincts sont nobles, comme leur nature primitive n’est pas faussée par le contact de la civilisation viciée qui les entoure, ils comprennent facilement ce qu’on leur explique.

— Comptez-vous rester quelque temps panai nous ?

— Oui, ce dernier voyage m’a extrêmement fatigué ; ma santé est dans un état déplorable, il me faut absolument quelques jours de repos afin de pouvoir reprendre les forces nécessaires pour continuer mon ministère.

— Eh bien, mon père, venez avec moi à l’hacienda, vous resterez avec nous et vous nous rendrez bien heureux, mon fils, ma fille et moi.

— J’allais vous le demander, don Miguel ; je suis heureux que vous veniez ainsi au-devant de ma pensée ; si j’accepte votre offre obligeante, c’est que je sais que je ne vous incommoderai pas.

— Bien au contraire, nous serons charmés de vous posséder au milieu de nous.

— Ah ! je connais la bonté de votre cœur.

— Ne me faites pas meilleur que je ne suis, mon père ; il y a un peu d’égoïsme dans mon fait.

— Comment cela ?

— Dame, en travaillant à l’éducation des Indiens vous rendez un immense service à la race à laquelle je tiens à honneur d’appartenir, car je suis Indien aussi, moi.

— C’est vrai, répondit en riant le prêtre ; allons, je vous absous du péché d’égoïsme en faveur de l’intention qui vous le fait commettre.

— Père, dit alors Valentin, le gibier est-il abondant dans le désert en ce moment ?

— Oui, il y en a beaucoup ; les bisons sont descendus en foule des montagnes ; les elks, les daims et les antilopes foisonnent.

Valentin se frotta les mains.

— La saison sera bonne, dit-il.

— Oui, pour vous ; quant à moi, je n’ai pas à me plaindre, les Indiens ont été remplis d’égards pour moi.

— Tant mieux, je tremble toujours quand je vous sais au milieu de ces diables rouges ; je ne dis pas cela pour les Comanches, qui sont des guerriers que j’estime et qui vous ont toujours témoigné le plus grand respect, mais j’ai une peur affreuse que ces scélérats d’Apaches ne finissent par vous jouer un vilain tour.

— Pourquoi avoir ces idées, mon ami ?

— Elles sont justes ; vous ne pouvez vous imaginer combien ces voleurs apaches sont traîtres, lâches et cruels ; je les connais, moi, j’ai de leurs marques ; mais soyez tranquille. Si jamais ils se portaient à quelque extrémité sur vous, je sais la route de leurs villages ; il n’existe pas de coin au désert que je n’aie sondé jusque dans ses derniers détours. Ce n’est pas pour rien que l’on m’a surnommé le Chercheur de pistes ; je vous jure que je ne leur laisserai pas une chevelure.

— Valentin, vous savez que je n’aime pas vous entendre parler ainsi ; les Indiens sont de pauvres ignorants qui ne savent pas ce qu’ils font, il faut leur pardonner le mal qu’ils commettent.

— C’est bon ! c’est bon ! grommela le chasseur, vous avez vos idées là-dessus, moi j’ai les miennes.

— Oui, reprit en souriant le missionnaire, mais je crois les miennes meilleures.

— C’est possible ; vous savez que je ne discute pas avec vous sur ce sujet, car je ne sais comment vous faites, mais vous parvenez toujours à me prouver que j’ai tort.

Tout le monde se mit à rire de cette boutade.

— Et les Indiens, que font-ils en ce moment ? reprit Valentin, se battent-ils toujours ?

— Non, j’ai réussi à amener Habautzelze — l’Unicorne, le principal chef des Comanches, — et Stanapah — la Main-pleine-de-sang, le chef des Apaches, — à une entrevue dans laquelle la paix a été jurée.

— Hum ! fit Valentin d’un ton incrédule, cette paix ne sera pas longue, l’Unicorne a trop de raisons d’en vouloir aux Apaches.

— Rien ne donne à supposer, quant à présent, que vos prévisions se réalisent bientôt.

— Pourquoi cela ?

— Parce que lorsque j’ai quitté l’Unicorne, il se préparait à une grande chasse aux bisons, à laquelle cinq cents guerriers d’élite doivent prendre part.

— Ah ! ah ! et où aura lieu cette chasse, le savez-vous, père ?

— Certainement, l’Unicorne m’a même recommandé, quand je l’ai quitté ce matin, de vous y inviter, car je lui avais dit que je vous verrais.

— J’accepte de grand cœur, une chasse aux bisons a toujours eu beaucoup de charme pour moi.

— Du reste, vous n’aurez pas loin à aller pour trouver l’Unicorne, il est tout au plus à dix lieues d’ici.

— C’est donc aux environs que se fera la chasse ?

— Certes, le rendez-vous est dans la plaine de la Pierre-Jaune.

— Je ne manquerai pas de m’y trouver, père ; ah ! je suis heureux, plus que vous ne pouvez le supposer, de l’heureuse nouvelle que vous me donnez.

— Tant mieux, mon ami. Maintenant, messieurs, je vous prie de m’excuser, je me sens tellement brisé de fatigue, que si vous le permettez je vais prendre quelques heures de repos.

— Je suis un imbécile de ne pas y avoir songé, s’écria Valentin en se frappant le front avec dépit ; pardonnez-moi, père.

— J’y ai songé pour mon frère, dit Curumilla ; si mon père veut me suivre, tout est prêt.

Le missionnaire le remercia en souriant, se leva, salua les personnes présentes, et, appuyé sur la Plume-d’Aigle, il suivit Curumilla dans un autre compartiment de la grotte.

Le père Séraphin trouva un lit de feuilles sèches recouvertes de peaux d’ours, et un feu arrangé de façon à brûler toute la nuit.

Les deux Indiens se retirèrent après avoir salué respectueusement le prêtre et s’être assurés qu’il n’avait plus besoin de rien.

Après s’être agenouillé sur le sol de la grotte, le père Séraphin fit sa prière, puis il s’étendit sur son lit de feuilles, croisa les bras sur la poitrine et s’endormit de ce sommeil d’enfant dont ne jouissent que les justes.

Cependant, après son départ, Valentin s’était penché vers ses deux amis.

— Tout est sauvé, leur dit-il à voix basse.

— Comment ? expliquez-vous, répondirent-ils avec empressement.

— Écoutez-moi : vous finirez la nuit ici ; au point du jour, tous deux, vous partirez pour l’hacienda de la Noria, en compagnie du père Séraphin.

— Bon ! après ?

— Le général Ibañez se rendra, de votre part, auprès du gouverneur, l’invitera à une grande chasse aux chevaux sauvages ; cette chasse aura lieu dans trois jours.

— Je ne comprends pas où vous voulez en venir.

— Cela n’est pas nécessaire en ce moment ; laissez-vous guider par moi, surtout arrangez-vous de façon à ce que toutes les autorités de la ville acceptent votre invitation et assistent à la chasse.

— Ceci est mon affaire.

— Très-bien ; vous, général, vous rassemblerez le plus d’hommes que vous pourrez, de façon à ce qu’ils puissent vous seconder au premier signal ; seulement, cachez-les de telle sorte que nul ne soupçonne leur présence.

— Fort bien, répondit don Miguel, cela sera fait comme vous nous le recommandez ; mais vous, pendant ce temps-là, où serez-vous ?

— Moi ?

— Oui.

— Vous le savez bien, répondit-il avec un sourire d’une expression indéfinissable, je chasserai le bison avec mon ami l’Unicorne, le grand chef des Comanches.

Brisant brusquement l’entretien, le chasseur s’enveloppa dans sa robe de bison, s’étendit devant le feu, ferma les yeux et s’endormit ou feignit de s’endormir.

Après quelques minutes d’hésitation, ses amis imitèrent son exemple.

Et la grotte redevint calme et silencieuse comme au jour de la création.