Le Chercheur de pistes/48

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Amyot (p. 417-425).
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XXIV.

Libres.

Don Miguel Zarate et le général Ibañez ignoraient complétement ce qui se passait au dehors.

Les bruits de la ville n’arrivaient pas jusqu’à eux.

S’ils avaient voulu consentir à interroger leur geôlier, celui-ci, qui commençait à redouter pour lui-même l’effet des mauvais traitements qu’il avait fait subir aux deux gentilshommes, n’aurait sans doute pas hésité à leur donner tous les renseignements possibles à l’effet de se réhabiliter dans leur esprit ; mais chaque fois que cet homme se présentait à eux, et qu’il ouvrait la bouche pour parler, ils lui tournaient le dos avec mépris en lui intimant d’un geste l’ordre de se taire et de se retirer au plus vite.

Ce jour-là, selon leur coutume, les deux hommes s’étaient éveillés au lever du soleil ; ils s’étaient jetés en bas de leurs cadres et avaient fait leur toilette.

Puis, avec une liberté d’esprit incompréhensible, ils avaient causé entre eux de choses indifférentes.

Tout à coup un grand bruit se fit entendre dans la prison, un cliquetis d’armes arriva jusqu’aux prisonniers, et des pas pressés s’approchèrent des chambres dans lesquelles ils étaient détenus.

Ils prêtèrent l’oreille.

— Oh ! oh ! dit le général Ibañez, il paraît que c’est enfin pour aujourd’hui !

— Dieu soit loué ! répondit don Miguel, je suis heureux qu’ils se décident à en finir avec nous.

Ma foi, moi aussi, fit gaiement le général, le temps commençait à me paraître d’une longueur extrême dans cette prison où l’on n’a pas la moindre distraction ; nous allons donc une fois encore revoir ce beau soleil qui semble craindre de se montrer dans cet antre ! Viva Cristo ! je me sens d’une gaieté folle rien qu’à cette pensée, et je pardonne de grand cœur à mes juges.

Cependant le bruit se rapprochait de plus en plus, des voix confuses se mêlaient au retentissement des pas sur les dalles et au froissement des sabres.

— Les voilà, dit don Miguel, dans un instant ils seront ici.

— Qu’ils soient les bienvenus s’ils nous apportent la mort, cette suprême consolatrice des affligés, fit le général.

En ce moment une clef grinça dans la serrure et la porte s’ouvrit.

Les deux prisonniers reculèrent avec étonnement à la vue du gouverneur qui se précipita dans la chambre, suivi de deux ou trois officiers.

Certes, si les condamnés s’attendaient à voir quelqu’un, ce n’était pas le digne général Ventura.

L’étonnement du général Ibañez fut si grand à cette apparition imprévue, qu’il ne put s’empêcher de s’écrier avec cet accent de gaieté caustique qui formait le fond de son caractère :

— Que diable venez-vous faire ici, seigneur gouverneur ? seriez-vous, vous aussi, devenu tout à coup un affreux conspirateur comme on prétend que nous le sommes ?

Avant de répondre, le général se laissa tomber sur un siége en essuyant avec son mouchoir la sueur qui ruisselait sur son front, tant il avait mis de hâte à se rendre à la prison.

Trois ou quatre officiers étaient demeurés immobiles sur le seuil de la porte toute grande ouverte.

Les condamnés ne comprenaient rien à ce qui se passait.

— Est-ce que par hasard, dit en riant le général Ibañez, qui n’en croyait pas un mot, vous viendriez nous rendre la liberté, mon cher gouverneur ? ce serait un trait des plus galants et dont je vous aurais la plus vive reconnaissance.

Le général Ventura releva la tête, fixa sur les prisonniers des yeux pétillants de joie et leur dit d’une voix entrecoupée.

«Oui, mes amis ! oui, j’ai voulu moi-même venir vous annoncer que vous êtes libres ; je n’ai consenti à laisser à personne le soin de vous apprendre cette heureuse nouvelle.»

Les condamnés reculèrent avec étonnement.

— Hein ! s’écria le général Ibañez, est-ce sérieusement que vous parlez ?

Don Miguel considérait attentivement le gouverneur, cherchant encore à deviner sur son visage les causes de sa conduite.

— Venez ! venez ! s’écria le général Ventura, ce trou est hideux, n’y restez pas davantage.

— Ah ! fit amèrement don Miguel, vous trouvez ce trou hideux ; vous avez été bien longtemps à vous en apercevoir, car voilà près d’un mois que nous l’habitons, sans que jusqu’ici la pensée vous soit venue de vous en inquiéter.

— Ne m’en veuillez pas, don Miguel, répondit vivement le gouverneur ; c’est bien contre mon gré que vous avez été si longtemps détenu ; s’il n’avait tenu qu’à moi, depuis longtemps vous seriez libre ; mais, grâce à Dieu, tout est fini à présent ; j’ai réussi à vous faire rendre justice. Venez, sortons ; ne restez pas un instant de plus dans ce bouge infect.

— Pardon, caballero, dit froidement don Miguel ; mais, si vous le permettez, nous resterons encore ici quelques instants.

— Pourquoi donc cela ? demanda le général Ventura en écarquillant ses gros yeux avec surprise.

— Vous allez l’apprendre.

Don Miguel désigna un siége au gouverneur et s’assit lui-même ; le général Ibañez l’imita.

Il y eut quelques minutes d’un silence profond entre ces trois hommes qui cherchaient à sonder leurs plus secrètes pensées.

— J’attends qu’il vous plaise de vous expliquer, dit enfin le gouverneur, qui avait hâte de sortir et que le temps pressait.

— C’est ce que je vais faire, répondit don Miguel. Vous venez nous annoncer que nous sommes libres, monsieur ; mais vous ne nous dites pas à quelles conditions.

— Comment, à quelles conditions ? fit le gouverneur, qui ne comprenait pas.

— Sans doute, appuya le général Ibañez ; encore faut-il que ces conditions nous conviennent ; vous sentez bien, cher monsieur, que nous ne pouvons sortir d’ici sans savoir ni pourquoi ni comment. Viva Cristo ! nous ne sommes pas des malotrus dont on se débarrasse de cette façon ; il faut que nous sachions si nous devons accepter les propositions que vous venez nous faire.

Le général a raison, monsieur, dit à son tour l’hacendero ; le soin de notre honneur ne nous permet pas d’accepter une liberté qui pourrait l’entacher ; nous ne sortirons donc d’ici que lorsque vous vous serez expliqué.

Le gouverneur ne savait plus du tout où il en était ; jamais il n’avait eu affaire à des prisonniers si récalcitrants. Il se creusait en vain la tête pour deviner comment il se faisait que des hommes condamnés à mort refusaient si péremptoirement la liberté.

Ses idées étaient trop étroites, son cœur trop lâche pour comprendre ce qu’il y avait de grand et de noble dans la détermination de ces deux hommes qui préféraient une mort honorable à une vie flétrie qu’ils n’auraient due qu’à la pitié de leurs juges.

Cependant il fallait les décider à sortir, le temps s’écoulait rapidement et l’obstination des prisonniers pouvait tout compromettre.

Le général Ventura prit bravement son parti et s’exécuta sans plus tarder.

— Messieurs, dit-il avec une feinte admiration, je comprends tout ce que vos scrupules ont de noble, je suis heureux de voir que je ne me suis pas trompé sur la grandeur de votre caractère ; vous pouvez en toute sécurité quitter cette prison et reprendre dans le monde la place qui vous appartient. Je ne vous poserai aucune condition ; vous êtes libres purement et simplement. Voici les pièces de votre procès, les preuves qui avaient été fournies contre vous ; prenez tout cela, détruisez-le, et agréez mes sincères excuses pour tout ce qui s’est passé.

En disant ces mots, le gouverneur tira de sa poitrine une énorme liasse de papiers qu’il tendit à don Miguel. Celui-ci la repoussa de la main avec dégoût ; mais le général Ibañez, moins scrupuleux ou plus adroit, s’en empara vivement, y jeta les yeux pour s’assurer que le gouverneur ne le trompait pas, et la jeta dans le brasero placé au milieu de la chambre.

En moins de cinq minutes tout ce grimoire indigeste fut consumé.

Le général Ibañez le regarda brûler avec un certain plaisir ; désormais il était bien réellement libre.

— Je vous attends, messieurs, dit le gouverneur.

— Un mot encore, s’il vous plaît, dit l’hacendero.

— Parlez, monsieur, je vous écoute.

— En sortant de prison, où devons-nous nous rendre ?

— Où vous voudrez, messieurs. Je vous répète que vous êtes entièrement libres, vous agirez comme vous le jugerez convenable ; je ne vous demande même pas votre parole d’honneur de ne plus conspirer.

— Bien, monsieur, fit don Miguel en tendant la main au général Ventura, votre procédé me touche ; merci !

Le général rougit.

— Venez, venez, dit-il pour cacher son embarras, à cet éloge si peu mérité.

Les deux prisonniers n’hésitèrent plus à le suivre.

Cependant la nouvelle de la délivrance de don Miguel s’était répandue dans la ville avec la rapidité d’une traînée de poudre.

Les habitants, rassurés par la contenance des Comanches et sachant qu’ils n’étaient venus que pour sauver celui au sort duquel la population tout entière s’intéressait, s’étaient enhardis peu à peu à sortir de leurs maisons et avaient fini par envahir les rues et les places qui étaient littéralement remplies de monde ; les fenêtres et les toits regorgeaient d’hommes, de femmes et d’enfants dont les yeux fixés sur la prison attendaient avec anxiété que don Miguel sortît.

Lorsqu’il parut, une immense acclamation l’accueillit.

L’Unicorne s’avança vers le gouverneur :

— Mon père a rempli sa promesse, dit-il gravement, je remplis la mienne : les prisonniers blancs sont libres, je me retire.

Le gouverneur avait écouté ces paroles en rougissant et en ne sachant quelle contenance tenir.

Le sachem s’était remis à la tête de son détachement de guerre qui s’éloignait rapidement aux applaudissements de la foule ivre de bonheur.

Cependant don Miguel, intrigué par la scène qui venait de se passer devant lui, et qui commençait à soupçonner un mystère dans la conduite du gouverneur, se tourna vers lui afin de lui demander l’explication des paroles du chef indien, explication à laquelle échappa heureusement le gouverneur, grâce à l’empressement des habitants, qui, de tous les côtés, se jetaient sur le passage des prisonniers, afin de les féliciter.

Arrivés à la porte du cabildo, le général Ventura salua courtoisement les deux hommes et se hâta de rentrer dans l’intérieur du palais, heureux d’en être quitte à si bon compte et de ne pas avoir été forcé de déchirer lui-même le manteau de générosité dont il avait fait parade aux yeux de ses prisonniers.

— Que pensez-vous de tout cela ? demanda l’hacendero à son ami.

— Hum ! murmura le général Ibañez, la conduite du gouverneur me semble assez louche. C’est égal, nous voilà libres. Je vous avouerai, mon ami, que je ne serais pas fâché de m’éloigner un peu de ce pays, dont l’air me semble, malgré les protestations du général Ventura, assez malsain pour nous.

En ce moment, et avant que don Miguel pût lui répondre, le général sentit qu’on lui touchait légèrement le bras.

Il se retourna.

Curumilla était devant lui le visage souriant.

Don Miguel et le général étouffèrent un cri de joie à la vue du brave et excellent Indien.

— Venez, leur dit-il laconiquement.

Ils le suivirent assez difficilement à travers les flots pressés de la foule qui les accompagnait avec des cris et des vivats, et à laquelle ils étaient contraints de parler et d’adresser des remercîments.

Arrivés dans une petite rue située près de la place, et qui était presque déserte, Curumilla les conduisit à une maison devant laquelle il s’arrêta.

— C’est ici, dit-il en frappant deux coups.

La porte s’ouvrit.

Ils entrèrent dans la cour. Trois chevaux tout sellés les attendaient tenus en bride par un peon.

Les trois hommes se mirent en selle.

— Merci, frère, dit chaleureusement l’hacendero en serrant la main du chef ; mais comment donc avez-vous appris notre délivrance ?

L’araucan sourit doucement.

— Partons, dit-il sans répondre autrement à cette question.

— Où allons-nous ? demanda don Miguel.

— Rejoindre Koutonepi, répondit Curumilla.

Les trois hommes s’élancèrent à fond de train.

Dix minutes plus tard ils étaient hors de la ville, et galopaient à toute bride dans la campagne.

— Oh ! s’écria gaiement le général Ibañez, que c’est bon le grand air ! Que cela fait du bien de le respirer à pleins poumons, lorsque l’on est resté deux mois étouffé entre les murs épais d’une prison !

— Arriverons-nous bientôt ? demanda don Miguel.

— Dans une heure, répondit le chef.

Et la course continua aussi rapide.