Le Chercheur de pistes/49

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Amyot (p. 425-432).
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XXV.

Rencontre.

Arrivés à un endroit où la sente qu’ils suivaient formait une espèce de fourche, Curumilla s’arrêta, les deux gentilshommes l’imitèrent.

— Voici votre route, dit le chef araucan : au bout de ce sentier vous apercevrez le feu du campement de Koutonepi ; moi, je dois vous quitter ici.

Après avoir prononcé ces paroles, Curumilla fit volter son cheval et s’éloigna au galop en leur faisant un dernier signe.

L’ulmen n’était pas causeur de sa nature ; il ne lui arrivait pas souvent d’en dire autant qu’il venait de le faire, tout d’une haleine. Ses amis, convaincus qu’une grande nécessité avait seule pu l’obliger à rompre ainsi ses habitudes, ne lui firent pas d’observation et le laissèrent partir.

Lorsqu’ils furent seuls, ils ralentirent insensiblement l’allure rapide de leurs chevaux pour prendre un léger galop de chasse.

Le général Ibañez était radieux, il respirait à pleins poumons l’air frais du désert qui s’engouffrait avec délices dans sa large poitrine ; tout au plaisir d’être libre, il ne pensait à autre chose qu’à jouir de ce qui s’offrait à sa vue sans s’occuper du passé, qu’avec son caractère insouciant il avait déjà oublié, et ne songeait pas à l’avenir qui ne lui apparaissait qu’à travers un prisme teinté de riantes couleurs.

Don Miguel Zarate, au contraire, sentait, depuis quelques instants, une sombre mélancolie s’emparer de son esprit. Sans pouvoir se rendre compte de l’émotion qu’il éprouvait, il avait comme un pressentiment secret d’un malheur suspendu sur sa tête. En vain il cherchait à chasser ces idées qui l’obsédaient, elles revenaient toujours plus tenaces, et ce n’était qu’avec une espèce de crainte qu’il s’avançait dans la direction où il devait rencontrer Valentin qui cependant était son meilleur ami, tant il redoutait qu’il ne le saluât, à son arrivée, en lui annonçant une mauvaise nouvelle.

Les deux gentilshommes, livrés chacun à leurs pensées, qui, nous le constatons, étaient bien différentes, marchaient ainsi depuis une demi-heure environ sans échanger une parole entre eux, lorsque après avoir tourné un angle que formait la sente ils virent à une trentaine de pas devant eux un cavalier arrêté au milieu du chemin qu’il barrait complétement.

Cet homme paraissait les attendre. Les Mexicains l’examinèrent avec attention. C’était un individu de haute taille, parfaitement armé, portant le costume des riches hacenderos ; mais, par particularité singulière, un masque de velours noir attaché sur son visage empêchait de distinguer ses traits.

Par un mouvement instinctif, don Miguel et le général portèrent la main aux arçons.

Ils étaient sans armes.

— Que ferons-nous ? demanda l’hacendero à son compagnon.

— Bah ! avançons ; nous venons d’éviter de trop grands dangers pour que celui-ci soit à craindre pour nous, dans le cas où cet être mystérieux, qui est là planté devant nous comme une statue équestre, tenterait, ce qui n’est pas impossible, de nous jouer un mauvais tour.

— À la grâce de Dieu ! murmura don Miguel, et il piqua son cheval.

La distance qui les séparait de l’étranger fut bientôt franchie.

Arrivés à une dizaine de pas de lui, les deux hommes s’arrêtèrent.

Santas tardes ! caballeros, cria l’inconnu d’une voix amicale.

Santas tardes ! répondirent d’une commune voix les gentilshommes.

— Salut à vous, don Miguel Zarate, reprit l’inconnu, et à vous aussi, général Ibañez. Je suis heureux de vous voir enfin sains et saufs hors des griffes de ce digne général Ventura, qui, s’il avait pu, vous aurait sans doute joué un fort mauvais tour.

— Caballero, répondit don Miguel, je vous remercie des bonnes paroles que vous me dites et qui ne peuvent sortir que de la bouche d’un ami ; je serais heureux que vous consentiez à enlever le masque qui cache vos traits, afin que je puisse vous reconnaître.

— Messieurs, si j’ôtais mon masque, vous seriez fort désappointés, car mes traits vous sont inconnus ; ne m’en veuillez donc pas de le conserver ; seulement sachez que vous ne vous êtes pas trompés sur mon compte et que je suis bien réellement votre ami.

Les deux Mexicains s’inclinèrent avec courtoisie.

L’inconnu reprit :

— Je savais que dès que vous seriez libres vous vous hâteriez de rejoindre ce brave chasseur français nommé Valentin, que les trappeurs et les gambusinos de la frontière ont surnommé le Chercheur de pistes ; je me suis placé ici où vous deviez inévitablement passer, afin de vous faire une communication de la plus haute importance qui vous intéresse à un degré extrême.

— Je vous écoute, monsieur, répondit don Miguel avec une inquiétude secrète, et je vous prie d’accepter d’avance mes sincères remercîments pour la démarche que vous faites en ma faveur.

— Vous me remercierez lorsque le temps en sera venu, don Miguel ; je ne fais aujourd’hui encore que vous avertir ; plus tard, je l’espère, je vous aiderai, et mon secours ne vous sera pas inutile.

— Parlez, monsieur ! vous excitez ma curiosité au plus haut point, et j’ai hâte de connaître les nouvelles dont vous avez bien voulu vous faire le porteur.

L’inconnu secoua tristement la tête.

Il y eut un instant de silence.

Cette réunion de trois cavaliers dont l’un était masqué, dans cette campagne déserte, où nul bruit ne troublait l’imposant silence de la solitude, avait quelque chose d’étrange.

Enfin l’inconnu reprit la parole :

— Deux mois se sont écoulés, don Miguel, dit-il, depuis que, grâce à la trahison du Cèdre-Rouge, vous avez été arrêté et fait prisonnier au Paso del Norte. Bien des événements que vous ignorez se sont passés depuis cette époque ; mais il en est un surtout dont je dois vous instruire. Le soir même de votre arrestation, au moment où vous rendiez vos armes, votre fille était enlevée par le Cèdre-Rouge.

— Ma fille ! s’écria l’hacendero ; et Valentin auquel je l’avais confiée et qui m’en avait répondu ?

— Valentin avait fait l’impossible pour la sauver, mais que peut un homme contre vingt ?

Don Miguel baissa tristement la tête.

— Après des recherches longtemps infructueuses et des efforts inouïs, un homme, providentiellement aidé par le père Séraphin, était enfin parvenu, la nuit passée, à enlever doña Clara à ses ravisseurs ; mais le Cèdre-Rouge, averti par un hasard incompréhensible, s’est introduit dans la maison où la jeune fille était réfugiée, et s’en est emparé de nouveau.

— Oh ! je me vengerai de cet homme ! s’écria l’hacendero avec colère.

Les yeux de l’inconnu lancèrent un fulgurant éclair à travers les trous de son masque.

— Vous retrouverez auprès de Valentin votre fils et le père Séraphin ; le Cèdre-Rouge doit ce soir partir, à la tête d’une troupe de gambusinos, pour aller dans les déserts du Rio-Gila à la recherche d’un placer que son complice le moine Ambrosio lui a révélé.

— Fray Ambrosio ! dit l’hacendero avec stupeur.

— Oui, votre ancien chapelain, celui qui servait d’espion au squatter, lui révélait vos projets et lui fournissait les moyens d’entrer dans votre hacienda afin d’enlever votre fille.

— Bon ! répondit don Miguel d’une voix creuse, je me souviendrai.

— Le Cèdre-Rouge, je ne sais dans quel but, emmène votre fille avec lui dans les prairies.

— Je le suivrai, quand il faudrait faire mille lieues à sa suite, dit résolument don Miguel. Merci à vous qui m’avez si bien instruit ! Mais d’où vient l’intérêt que vous me portez si gratuitement, puisque, dites-vous, je ne vous connais pas ?

— Plus tard vous le saurez, don Miguel ; maintenant, avant que je vous quitte, un dernier mot, une suprême recommandation.

— Je vous écoute attentivement, caballero.

— Ne parlez à qui que ce soit, pas même au chasseur français, pas même à votre fils, de notre rencontre ; que ce secret meure dans votre sein. Lorsque vous serez arrivé là-bas dans l’Ouest lointain, si vous apercevez devant vous, dans un de vos campements, un morceau de chêne-acajou portant l’empreinte d’un fer à cheval, levez-vous à l’heure de minuit, sortez du camp sans être vu ni suivi de personne ; quand vous serez à cent pas dans les hautes herbes, sifflez trois fois, un sifflet pareil vous répondra, et alors vous apprendrez bien des choses qu’il vous importe de savoir, mais que je ne puis vous dire aujourd’hui.

— Bien ! merci, je ferai ce que vous me dites.

— Vous me le promettez ?

— Je vous le jure sur ma foi de gentilhomme ! s’écria don Miguel en se découvrant.

— Je reçois votre serment, adieu !

— Adieu !

L’inconnu enfonça ses éperons dans le ventre de son cheval, lui rendit la bride, et l’animal partit si rapidement, qu’il parut enlevé par un tourbillon.

Les deux gentilshommes le suivirent longtemps des yeux, admirant la grâce et la souplesse de ses mouvements.

Enfin, lorsque cheval et cavalier eurent disparu dans le lointain, don Miguel reprit sa route tout pensif en disant au général :

— Quel peut être cet homme ?

— Je ne le sais pas plus que vous, viva Cristo ! répondit son ami, mais je vous certifie que je le saurai, quand je devrais, pour l’apprendre, chercher les uns après les autres dans tous les buissons et toutes les cavernes du désert.

— Eh quoi ! s’écria don Miguel, vous viendrez avec moi ?

— En avez-vous douté, don Miguel ? Alors vous m’avez fait injure. Vous n’aurez pas assez de tous vos amis pour vous mettre à la recherche de votre fille et infliger à ce démon de squatter gringo le châtiment qu’il mérite. Non, non, je ne vous abandonnerai pas dans une semblable circonstance, ce serait commettre une mauvaise action ; d’ailleurs je ne suis pas fâché, ajouta-t-il en souriant, de me faire un peu oublier par le gouvernement.

— Merci, mon ami, répondit l’hacendero en lui prenant la main, je savais depuis longtemps que vous m’étiez tout dévoué ; je suis heureux de cette nouvelle preuve d’amitié que vous me donnez.

— Et que vous acceptez ? dit vivement le général.

— De grand cœur, dit don Miguel ; le secours d’un bras de fer comme le vôtre et d’une âme aussi fortement trempée ne peuvent, dans les tristes circonstances où je me trouve, que m’être fort utiles.

— Bien, voilà qui est convenu ; nous partirons ensemble, mil rayos ! nous délivrerons, je vous le jure, doña Clara.

— Dieu le veuille ! murmura tristement l’hacendero.

Après cette parole, la conversation tomba et les deux amis marchèrent silencieusement aux côtés l’un de l’autre.

Un quart d’heure plus tard, ils arrivèrent au campement du Chercheur de pistes.