Le Chercheur de pistes/50
XXVI.
Le Cèdre-Rouge.
Valentin avait été averti, près d’une heure auparavant, par l’Unicorne, du dénoûment de la négociation du chef comanche auprès du gouverneur de Santa-Fé et de la mise en liberté immédiate des condamnés ; il les attendait donc.
Bien qu’ils ignorassent dans quel lieu ils le trouveraient, le chasseur supposait que l’Unicorne leur aurait laissé un Indien pour les guider auprès de lui.
Il ne fut nullement surpris de les voir.
Du plus loin qu’il les aperçut il s’avança vers eux, suivi par don Pablo et le missionnaire, tandis que de leur côté l’hacendero et le général pressaient le pas de leurs montures afin de les joindre plus tôt.
L’entrevue fut ce qu’elle devait être entre le père et le fils, Valentin et ses amis.
Tous ces hommes, à l’âme fortement trempée, au cœur grand et généreux, oublièrent un instant la douleur qui les accablait pour être tout, et sans arrière-pensée, au bonheur de se voir réunis.
Quelques heures s’écoulèrent ainsi en causeries tristes et douces, dont la pauvre enfant qui avait été si audacieusement enlevée fit tous les frais.
Valentin dressa, avec ses amis, un plan d’excursion qu’il allait tenter à la recherche de la jeune fille, plan dont la hardiesse aurait fait frémir l’homme de nos pays le plus résolu ; mais les cinq aventuriers qui allaient le mettre à exécution ne redoutaient aucun des dangers mystérieux du désert qu’ils allaient affronter, et ils ne connaissaient pas la crainte.
Nous disons cinq, parce que le père Séraphin avait fait ses adieux à ses amis et était allé rejoindre l’Unicorne, avec lequel il voulait pénétrer dans les villages comanches, afin d’y répandre les lumières de l’Évangile.
Cependant il ne désespérait pas de retrouver ses amis dans les prairies, où lui-même allait se rendre.
Vers le soir, Curumilla arriva. L’araucan était couvert de poussière, son visage était inondé de sueur.
Sans prononcer une parole, il s’assit devant le feu, sortit son calumet de sa ceinture, l’alluma et commença à fumer.
Valentin le laissa faire sans lui adresser un mot, mais aussitôt qu’il le vit absorbé par sa pipe, il lui posa la main sur l’épaule.
— Eh bien ? lui dit-il.
— Curumilla les a vus, répondit l’ulmen.
— Bon ! ils sont nombreux ?
— Dix fois le nombre des doigts de mes deux mains et une fois en plus.
— Caramba ! s’écria Valentin, ils sont tant que cela ? Nous aurons fort à faire alors.
— Ce sont des chasseurs résolus, appuya le chef.
— Hum ! savez-vous quand ils partiront ?
— Ce soir, au lever de la lune nouvelle.
— Ah ! ah ! Je vois leur projet, fit le chasseur ; ils veulent traverser le gué del Toro avant le jour.
Curumilla baissa affirmativement la tête.
— C’est juste, observa Valentin ; une fois le gué del Toro traversé, ils seront dans le désert et n’auront plus, comparativement, rien à redouter, ou du moins ils le supposent. Il faut avouer, reprit-il en s’adressant à ses amis, que le Cèdre-Rouge est un coquin bien remarquable : rien ne lui échappe, mais cette fois il a affaire à rude partie : j’ai une revanche à prendre contre lui, et, avec l’aide de Dieu, je la prendrai éclatante.
— Qu’allons-nous faire ? demanda don Miguel.
— Dormir, répondit Valentin. Nous avons encore plusieurs heures devant nous, profitons-en ; dans la nouvelle vie que nous commençons, il ne nous faut rien négliger ; le corps et l’esprit doivent être reposés, afin que nous puissions agir vigoureusement.
Curumilla s’était levé ; il reparut apportant avec lui deux rifles, des pistolets et des couteaux.
— Mes frères n’avaient pas d’armes, dit-il en déposant son fardeau devant les deux Mexicains.
Ceux-ci le remercièrent avec effusion. Grâce à la prévoyance de l’Indien, qui songeait à tout, ils pouvaient désormais s’élancer hardiment dans le désert.
Quelques minutes plus tard, les cinq hommes dormaient profondément, ainsi que l’avait dit Valentin.
Nous profiterons de leur sommeil pour retourner auprès du Cèdre-Rouge, que nous avons laissé sur le point d’escalader la fenêtre de doña Clara, tandis que Fray Ambrosio et Andrès Garote, ses deux complices, faisaient le guet à chaque angle de la rue.
D’un bond, le bandit fut dans la chambre, après avoir d’un coup de poing enfoncé la fenêtre.
Doña Clara, éveillée en sursaut, se jeta en bas du lit en poussant des cris perçants à l’aspect de l’effroyable apparition qui surgissait devant elle.
— Silence ! lui dit le Cèdre-Rouge d’une voix menaçante en lui appuyant sur la poitrine la pointe de son poignard ; un cri de plus, et je vous tue sans pitié.
La jeune fille, tremblante de frayeur, leva sur le bandit un regard voilé par les larmes ; mais le visage du Cèdre-Rouge avait une telle expression de cruauté qu’elle comprit qu’elle n’avait rien à espérer de cet homme ; elle adressa du fond du cœur une prière au Seigneur et se résigna.
Le bandit bâillonna la pauvre enfant avec le rebozo qui gisait sur le lit, la plaça sur ses épaules et redescendit dans la rue par la fenêtre qu’il escalada une seconde fois.
Dès qu’il eut mis pied à terre, il siffla doucement pour que ses complices le rejoignissent, ce qu’ils firent immédiatement ; et, toujours chargé de son fardeau, il se dirigea avec eux du côté du rancho del Coyote.
Pendant le trajet, qui ne fut pas long, les bandits ne rencontrèrent pas une âme.
Garote ouvrit la porte, alluma un cebo ; les bandits entrèrent, et la porte fut barricadée avec soin derrière eux.
Ainsi, après quelques heures à peine de liberté, la malheureuse jeune fille était tombée de nouveau entre les mains de ses ravisseurs et réintégrée par eux dans la misérable chambre où elle avait passé de si longs jours dans les larmes et la prière.
Le Cèdre-Rouge porta doña Clara à demi évanouie dans la chambre, lui ôta le rebozo qui la bâillonnait, rentra dans la salle et ferma la porte derrière lui.
— Là, dit-il avec satisfaction, voilà qui est fait ; la brebis est rentrée au bercail, n’est-ce pas, révérend père ? Cette fois, espérons qu’elle n’échappera pas.
Le moine sourit.
— Nous ferons bien de ne pas rester longtemps ici, dit-il.
— Pourquoi donc ?
— Parce que cette retraite est connue et que l’on ne manquera pas de la visiter bientôt.
Le squatter haussa les épaules.
— Écoutez, Fray Ambrosio, dit-il avec une grimace sinistre qui avait la prétention d’être un sourire, je vous prédis que tout coquin que vous êtes vous courez grand risque de mourir dans la peau d’un imbécile, si l’on n’a pas le soin de vous écorcher auparavant, ce qui pourrait fort bien arriver.
Le moine frissonna : la gaieté du Cèdre-Rouge avait cela de particulier qu’elle était plus redoutable encore que sa colère.
Le squatter s’assit sur un banc ; et se tournant vers le gambusino :
— À boire ! dit-il rudement.
Garote prit une cruche de mezcal et la plaça devant son terrible associé.
Celui-ci, sans se donner la peine de verser la liqueur dans un verre, porta la cruche à ses lèvres et but jusqu’à ce que la respiration lui manquât.
— Hum ! dit-il en faisant claquer sa langue contre son palais, c’est bon de se rafraîchir quand on a soif. Écoutez bien mes ordres, mes chers enfants, et tâchez de les exécuter à la lettre, ou sinon votre peau de coquin payera pour vous.
Les trois hommes s’inclinèrent en silence.
— Vous, Nathan, continua-t-il, vous allez venir avec moi ; il est inutile que vous restiez ici : votre présence est nécessaire au Cerro-Prieto où campent nos compagnons.
— Je vous suivrai, répondit laconiquement le jeune homme.
— Bien. Maintenant, vous autres, retenez bien ceci : nos ennemis ne supposeront jamais que j’aie commis la faute de ramener ici ma prisonnière, ce serait tellement absurde que cette idée ne leur viendra pas un instant ; ainsi vous pouvez être tranquilles, nul ne troublera votre repos. Demain, dès que la lune se lèvera, vous ferez endosser des vêtements indiens à la péronnelle dont je vous confie la garde, vous la mettrez à cheval et vous me rejoindrez au Cerro-Prieto. Immédiatement après votre arrivée nous partirons.
— Bien, répondit Fray Ambrosio, nous veillerons.
— J’y compte, ou sinon, je ne donnerai pas un cuartillo de votre peau maudite, mon révérend père.
Après avoir prononcé ces aimables paroles, le squatter saisit la cruche de mezcal, la vida d’un trait et la jeta à toute volée à travers la salle, où elle se brisa en éclats, à la grande joie du bandit.
— Allons, au revoir et à demain ! dit-il. Venez, Nathan.
— Au revoir ! répondirent-ils.
Le squatter et son fils sortirent du rancho, dont la porte fut soigneusement verrouillée derrière eux.
Le père et le fils marchaient silencieux auprès l’un de l’autre.
Ils étaient plongés dans de sombres réflexions causées par les événements de la nuit.
Ils furent bientôt hors de la ville. La nuit était sombre, mais les ténèbres n’existaient pas pour les squatters, habitués à se diriger dans toutes circonstances sans courir le risque de s’égarer jamais.
Ils marchèrent ainsi assez longtemps, le rifle sur l’épaule, sans échanger une parole, mais prêtant l’oreille aux moindres bruits de la nuit et sondant à chaque instant les ténèbres de leurs yeux de chat-tigre.
Tout à coup, dans le silence, ils entendirent le pas ferme d’un homme qui s’avançait à leur rencontre.
Les squatters armèrent leurs rifles, afin d’être prêts à tout événement.
Au bruit sec produit par l’échappement de la détente, une voix se fit entendre, bien que celui à qui elle appartenait fût encore invisible.
— Que mes frères ne tirent pas, ils tueraient un ami !
Ces paroles étaient prononcées en langue apache, dialecte bien connu des squatters.
— C’est un Indien, dit Nathan.
— Crois-tu que je ne l’ai pas reconnu ! répondit brutalement le Cèdre-Rouge ; et il ajouta dans la même langue : Il n’y a pas d’amis dans l’ombre du désert. Que mon frère s’écarte de ma route, ou je le tue comme un coyote.
— Est-ce ainsi, reprit l’Indien, que le mangeur d’hommes reçoit celui que Stanapat, le grand sachem des Comanches, lui envoie pour lui servir de guide ? Alors, adieu ; je me retire.
— Un instant, by God ! s’écria vivement le squatter en baissant son rifle et faisant signe à son fils de l’imiter, je ne pouvais deviner qui vous étiez ; avancez sans crainte et soyez le bienvenu, frère, je vous attendais avec impatience.
L’Indien s’avança : il portait le costume et les peintures caractéristiques des guerriers apaches ; en un mot, il était si bien déguisé, que Valentin lui-même n’aurait pu reconnaître en lui son ami la Plume-d’Aigle, le sachem des Coras, bien que ce fût lui.
Le Cèdre-Rouge, tout joyeux de l’arrivée de son guide, le reçut de la façon la plus affable.
Depuis longtemps il connaissait Stanapat le plus féroce guerrier de toutes les nations indiennes qui sillonnent dans tous les sens les immenses déserts du Rio-Gila, et avec lequel nous ferons bientôt connaissance.
Après plusieurs questions auxquelles la Plume-d’Aigle répondit sans se troubler et sans se couper une seule fois, le Cèdre-Rouge, convaincu qu’il était réellement l’homme que le chef apache avait promis de lui envoyer, bannit toute défiance, et causa amicalement avec lui, l’entretenant de certains guerriers qu’il avait connus jadis, et dont il lui demandait des nouvelles.
— Comment se nomme mon frère ? dit-il en terminant.
— Cœur-de-Pierre, répondit la Plume-d’Aigle.
— Bon, fit le squatter ; mon frère porte un beau nom ; ce doit être un guerrier renommé dans sa tribu.
L’Indien s’inclina.
Quelque temps après, les trois hommes arrivèrent au camp des gambusinos, établi dans une position formidable sur le sommet d’un roc nommé le Cerro-Prieto (la Montagne-Noire).
Les gambusinos reçurent le Cèdre-Rouge avec les témoignages de la joie la plus vive, car sa présence annonçait un prochain départ, et tous ces hommes à demi sauvages, dont la plus grande partie de l’existence s’était écoulée dans les prairies, avaient hâte de quitter les lieux civilisés pour reprendre leur vie d’aventure, si pleine de charmes et de péripéties étranges.