Le Cheval sauvage/11

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H. Lecène et H. Oudin (p. 75-78).

XI

L’ESCALADE


Pour le moment nous étions en sûreté. Les Mexicains ne pouvaient plus passer derrière nous et ils n’osaient se risquer de front à portée de nos armes. Toutefois, nous nous trouvions encore dans une position extrêmement critique, car les ennemis, auxquels étaient venus vers le soir se joindre un renfort de six cavaliers armés également de mousquets, semblaient décidés à nous bloquer toute la nuit et à nous obliger, faute de vivres, à capituler.

Tandis que, perdu dans de sinistres pensées, je restais en observation, j’aperçus dans le rocher une crevasse longitudinale qui montait en s’élargissant et en s’approfondissant vers le sommet de la colline. C’était un sillon creusé probablement par les eaux de pluie en découlant du plateau le long de la paroi perpendiculaire. Quoique l’escarpement du rocher fût partout également abrupt, ce sillon offrait néanmoins une inclinaison marquante ; et, après l’avoir inspecté soigneusement du regard, j’acquis la conviction qu’un homme habile à grimper pourrait, en le remontant, arriver jusqu’au plateau même. Il y avait, en effet, dans le rocher, certaines saillies qui pouvaient servir d’appui au pied, et çà et là croissaient dans les fentes des pousses de cèdre rampant, dont celui qui ferait l’escalade pourrait s’aider.

Sans hésiter, je communiquai ma découverte à mes compagnons. Tous deux s’en montrèrent fort réjouis et déclarèrent, après un bref examen, le chemin très praticable. Mais dans quel but grimper là-haut ? Nous n’avions aucune perspective de pouvoir descendre de l’autre côté. D’ailleurs, si nous étions sûrs d’échapper à toute attaque, une fois arrivés au plateau, nous étions tout aussi certains de n’y pas trouver d’eau, et la soif était pour nous plus redoutable encore que les Mexicains. En outre, tant que nous restions au pied de la colline, nous gardions nos chevaux qui pouvaient nous servir à fuir et, dans un cas extrême, nous pourrions les manger. Mais faire l’ascension de la hauteur, c’était nous condamner à les perdre. Aussi la lueur d’espoir qui nous était apparue un moment s’évanouit-elle presque aussitôt.

Jusqu’alors Ruben ne s’était pas prononcé. Il restait pensif, appuyé sur son long rifle. Lorsqu’il eut gardé cette attitude pendant plusieurs minutes sans dire une parole, un sourire éclaira sa rude physionomie :

— Combien de yards a ton lasso, Bill ? demanda-t-il.

— Vingt, répondit Garey.

— Et le vôtre, jeune homme ?

— Au moins autant, peut-être un peu plus.

— Très bien, dit-il d’un air satisfait ; avec mon lasso cela fait une longueur de cinquante-six yards. Il est vrai qu’il y a à décompter les nœuds, mais nous avons par contre nos brides en sus. Écoutez donc mon idée. D’abord nous grimpons là-haut, dès qu’il fait assez noir pour ne pas être aperçus ; nous emportons nos lassos et nous les lions bout à bout ; si la courroie n’est pas assez longue, nous y attachons nos brides. L’ennemi, nous croyant toujours aux aguets, n’osera pas s’approcher de nos chevaux qui n’auront rien à craindre jusqu’au jour. Pendant ce temps, nous attachons notre lanière de soixante mètres environ à un arbre et nous nous laissons descendre tout doucement de l’autre côté de la colline. Une fois dans la prairie, nous pendons nos jambes à notre cou, nous filons en droite ligne sur la garnison du capitaine, nous y faisons lever une demi-douzaine de ses meilleurs tireurs, et tous montés à cheval nous revenons à la colline, nous tombons sur les Mexicains endormis et nous leur administrons la plus belle volée qu’ils aient reçue depuis le commencement de la guerre.

Nous nous empressâmes, Garey et moi, de donner notre acquiescement à ce plan, et il ne nous fallut pas longtemps pour ne faire qu’une seule lanière de nos trois lassos et pour attacher solidement nos chevaux, de manière à les empêcher de bouger de place ; cela fait, nous attendîmes la nuit.

Ruben ne s’était pas trompé dans ses prévisions. La nuit, qui tomba bientôt, fut aussi ténébreuse que nous pouvions la souhaiter. D’épais nuages noirs couvrirent tout le firmament, un orage s’annonça, et déjà quelques grosses gouttes de pluie mouillaient nos selles. Tout à coup un éclair embrasa tout le ciel et illumina la prairie comme si l’on avait allumé des milliers de torches. Cette circonstance nous était défavorable : un seul sillon lumineux pouvait révéler tout notre plan aux ennemis.

— Bah ! dit Ruben après avoir considéré le ciel ; nous grimperons entre deux éclairs.

Il avait à peine achevé de parler que pour la seconde fois un véritable incendie s’alluma dans le ciel et projeta sur l’immensité de la prairie des reflets si intenses que nous pûmes distinguer aisément les boutons des habits de nos adversaires.

Pendant ce temps, Garey s’était noué le lasso par un bout autour des reins et avait commencé l’escalade. Il avait atteint à peu près la moitié de la hauteur à gravir, lorsque la plaine s’illumina de nouveau. Je levai les yeux et le vis sur une saillie, le corps collé contre le rocher, les bras en l’air. Tant que dura le feu du ciel, il resta dans cette attitude immobile. Mes regards anxieux interrogeaient les mouvements des cavaliers ; mais aucun d’eux ne bougeait ; ils n’avaient rien vu.

Un nouvel éclair me permit d’inspecter le rocher. La forme humaine avait disparu. Il n’y avait plus que la ligne noire du lasso, qui pendait du haut du plateau, et qu’on eût pris pour une crevasse. Garey était arrivé jusqu’au sommet de la colline, sain et sauf.

C’était mon tour. Il ne me fut pas difficile, en me tenant à la lanière, de monter d’une saillie à l’autre ; et avant que l’éclair eût reparu, j’avais rejoint le plus jeune de mes compagnons.

Cinq minutes après, Ruben était avec nous ; alors nous enroulâmes la lanière et nous cherchâmes un endroit pour opérer notre descente.