Le Chevalier à la charrette/21

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XXI


À neuf jours de là finissait le délai des quarante jours. Le félon se présenta tout armé devant le roi Artus, et déclara que, puisque Lancelot ne venait pas, il emmènerait la reine au royaume de Gorre.

— Certes, dit messire Gauvain, si Lancelot était là, vous ne seriez pas si pressé d’avoir cette bataille ! Mais vous l’aurez, si vous la désirez si fort que vous en faites semblant, car je combattrai pour l’amour de madame et de lui.

Là-dessus, il alla se faire armer par ses écuyers.

Or, au moment qu’il montait sur son destrier d’Espagne, un chevalier entra au château : c’était Lancelot. Ah ! quelle joie lui fit messire Gauvain ! Sur-le-champ, il se défit de son écu, de son heaume, de son haubert, et son ami s’arma de ses armes. Le roi, cependant, accourait embrasser Lancelot, et la reine après lui, et les compagnons ; et déjà toute peine était oubliée, car le bonheur défait et efface la douleur à l’instant. Mais Lancelot, lui, n’oubliait pas Méléagant et il se hâta d’aller à lui.

— Méléagant, dit-il à son ennemi tout ébahi de le voir, vous avez assez crié et brait pour avoir votre bataille ! Mais, grâce à Dieu, je suis hors de la tour où vous m’aviez enfermé par trahison. Il est trop tard pour clore l’étable, comme dit le vilain, quand les chevaux n’y sont plus.

Tous deux se rendirent dans un vallon, entre deux bois, tout semé d’herbe fraîche et menue ; à l’abri d’un sycomore planté au temps d’Abel pour le moins, courait une fontaine vive sur des graviers clairs comme de l’argent : le roi s’assit là avec la reine, après avoir posé des gardes, et, quand le cor eut donné le signal, les deux champions laissèrent courre leurs chevaux.

Au premier choc, la lance de Méléagant vola en éclats : car ce n’était pas sur la mousse qu’il frappait, mais sur des ais durs et secs ! Celle de Lancelot perça l’écu et le serra au bras, et le bras au corps, et fit plier le corps sur l’arçon, et culbuta le cheval en même temps que l’homme. Aussitôt Lancelot mit pied à terre, et courut sus à Méléagant, l’épée à la main, en se couvrant de son écu. Et tous deux commencèrent de s’assommer à grands coups sur les heaumes, de se rompre leurs boucliers, de se tailler leurs hauberts sur les bras, les épaules et les hanches. Et ainsi jusqu’à midi.

À ce moment, Méléagant parut se lasser. Il était touché en plus de trente endroits, car Lancelot était beaucoup meilleur escrimeur que lui ; il avait reçu de si forts coups sur le chef, que le sang lui coulait du nez et de la bouche, et au point qu’il en avait les épaules couvertes, bref il ne faisait plus rien qu’endurer et se défendre. Soudain, comme il avançait d’un pas pour éviter un très lourd horion, Lancelot le heurta si rudement qu’il le fit choir, épuisé, et aussitôt lui sauta dessus et le saisit par son heaume ; mais les courroies étaient fortes : il eut beau traîner Méléagant, elles ne rompirent pas. Alors il le frappa du pommeau de son épée à lui faire entrer les mailles de sa coiffe dans la tête, et tant que l’autre se pâma : puis il coupa les lacs et arracha le heaume ; mais il attendit que Méléagant fût revenu à lui, et, au lieu de lui trancher le cou, il lui demanda s’il s’avouait outré.

— Merci ! cria le félon. Par tous les saints qu’on prie au Paradis, ayez merci de moi !

Et, tout en disant ces mots, il soulevait bellement le haubert de son vainqueur pour lui bouter son épée par le ventre. Ce que voyant, Lancelot haussa la sienne et d’un seul coup lui fit voler la tête.

Comme il essuyait sa lame toute souillée de sang et de cervelle, Keu le sénéchal courut lui ôter l’écu du col.

— Ha ! sire, dit-il, vous avez bien montré, ici ou ailleurs, que vous êtes la fleur de la chevalerie terrienne.

Ensuite vint le roi Artus, qui accola Lancelot tout armé comme il était et voulut délacer lui-même son heaume. Puis messire Gauvain arriva, avec la reine plus heureuse que femme ne le fut jamais, et tous les autres barons.

Le roi commanda de dresser les tables, et sachez qu’il octroya à Lancelot un honneur qu’il n’avait jamais accordé à nul chevalier, pour haut homme qu’il fût : car il le fit asseoir tout à côté de lui, sur son estrade. Et certes il était arrivé qu’il y fît siéger quelque chevalier vainqueur au tournoi ou à la quintaine, mais non pas si près de sa personne. Telle fut la place de Lancelot, ce jour-là, par la prière du roi Artus et le commandement de la reine sa dame, et il en était tout confus.

Lorsqu’ils eurent mangé leur content, les chevaliers s’en retournèrent à leurs logis ; mais le roi retint Lancelot et le fit asseoir à une fenêtre de la salle, ainsi que la reine, monseigneur Gauvain et Bohor l’exilé. Et là il lui demanda le récit des aventures qui lui était advenues depuis son départ de la cour, et les entendit avec plaisir ; puis il manda ses grands clercs et les fit coucher par écrit. C’est ainsi qu’elles nous ont été conservées au livre de Lancelot du Lac.