Le Chevalier à la charrette/7

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VII


Lancelot n’avait fait que peu de chemin quand il entendit qu’on le hélait, et il vit la demoiselle du carrefour qui sortait d’un sentier de traverse.

— Sire chevalier, lui dit-elle, je ne suis pas en sûreté dans ce pays, où l’on me hait fort. Je vous demande de m’accompagner et de vous héberger chez moi cette nuit.

— J’irai volontiers avec vous, mais il est trop tôt pour s’héberger.

— Le lieu n’est pas proche, et si vous passez, vous ne trouverez plus aujourd’hui ni ferme ni maison. D’ailleurs ne me protégerez-vous pas ? J’ai grand besoin de vous.

— Vous n’aurez nul mal, dit Lancelot, si je puis vous sauver.

ils chevauchèrent de compagnie jusqu’à ce qu’ils arrivassent, à la nuit tombante, devant une maison entourée d’une palissade. Avant que Lancelot eût pu lui donner la main, la demoiselle avait déjà sauté à bas de son palefroi. Elle le mena dans une très belle chambre où il faisait clair comme en plein jour à cause de la grande quantité de cierges et de torches qui brûlaient, et là elle lui ôta son heaume et son écu, et il se désarma ; enfin elle lui passa un beau manteau d’écarlate fourré d’une grosse zibeline. Il y avait sur un banc deux bassins d’eau chaude avec une blanche serviette bien ouvrée. Quand ils eurent lavé, ils s’assirent à une table couverte de viandes, de hanaps d’argent doré et de pots pleins de moré et de fort vin blanc.

Après le manger, ils allèrent prendre l’air un moment à une fenêtre donnant sur le jardin ; puis la demoiselle mena Lancelot devant un riche lit, très bien garni de draps blancs et d’une couverture tissée d’or et fourrée de vair qui eût été bonne pour un roi. Là, elle prit le chevalier par la main et, s’asseyant à côté de lui, elle lui dit :

— Bel hôte, vous me devez un don. Je vous demande de coucher cette nuit avec moi dans ce lit.

Ah ! quand il entendit cela, certes Lancelot fut anxieux ! Il ne savait plus que faire.

— Demoiselle, murmura-t-il, demandez-moi telle autre chose que vous voudrez !

Mais il lui fallut tenir son serment. Les chandelles éteintes, ils se couchèrent l’un et l’autre, mais Lancelot n’ôta point sa chemise ni ses braies, et il n’osa tourner le dos à cause de la vilenie qu’il y aurait eu à cela, ni le visage à cause du péril ; mais il s’éloigna d’elle autant qu’il put et resta étendu sur les épaules sans bouger ni mot dire : car il n’aurait su faire beau semblant à la pucelle, n’ayant qu’un cœur, et qui n’était à lui.

— Quoi ! sire chevalier, ne ferez-vous autre chose ? dit-elle. Je pense que ma compagnie ne vous réjouit guère. Suis-je donc si laide et si hideuse ?

— Vous m’êtes laide maintenant, bien que vous m’ayez semblé belle autrefois.

— Si vous avez une amie, elle n’en saura rien.

— Mais mon cœur le saura.

— Dieu m’aide ! reprit-elle, vous m’en avez assez dit. Notre Sire vous donne bon repos et la joie de ce que vous aimez !

Elle se leva et alla se coucher dans un autre lit, songeant :

— Je n’ai connu nul chevalier que je prise autant que celui-ci. Son cœur est loyal, comme il y parut au val des Faux Amants.

Car elle devinait bien qui il était, mais elle voulait s’en assurer mieux encore.