Le Chevalier Sarti, histoire musicale/07

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VII.

LE DERNIER CARNAVAL DE LA RÉPUBLIQUE DE VENISE.



I.

L’armée française s’avançait à grands pas en Italie, et, par une suite de combats miraculeux, elle jetait l’épouvante parmi les puissances coalisées contre le génie de la révolution. Venise, menacée d’un côté par l’Autriche, qui gardait les portes du Tyrol, et de l’autre par les phalanges de Bonaparte, qui touchaient déjà à ses provinces de terre ferme, était toujours indécise, et prétendait faire respecter sa neutralité douteuse par de si puissans adversaires. Ses hommes d’état, blanchis dans les conseils, nourris dans les arcanes de la vieille politique de l’Europe, s’ingéniaient à ourdir des ruses diplomatiques, lorsque l’ennemi était aux portes Scées. Ils ne se doutaient pas, ces pères conscrits du Livre d’Or, que des germes de ruine étaient depuis longtemps introduits dans la ville chère à Vénus, dans la cité glorieuse des doges !

Parmi les étrangers que protégeait un caractère public ; il y avait alors à Venise un nommé Villetard, secrétaire de l’ambassade française. Lallemand, qui était l’ambassadeur en titre, avait succédé à d’Henin, qui fut le premier représentant de la république française auprès de la seigneurie de Saint-Marc. Jeune, ambitieux, ardent propagateur des idées nouvelles, qu’il croyait destinées à changer la face du monde, Villetard avait les qualités et les défauts d’un brouillon fanatique. Il avait attiré et groupé autour de lui tous les esprits mécontens et s’était constitué le chef d’une opposition sourde qui, grâce aux progrès de l’armée française, devenait chaque jour plus redoutable. On n’a pas oublié ce personnage mystérieux que Lorenzo avait rencontré dans un café de la place Saint-Marc, à son arrivée à Venise en 1790, et qu’il avait revu à Padoue, la veille de la révolte des étudians : c’était un noble vénitien, nommé Zorzi. Ami d’enfance d’Angelo Querini, sénateur et érudit fort distingué dont il partageait les sentimens politiques, Zorzi était de ce petit nombre d’esprits éclairés qui, avec Paul Renier, l’avant-dernier doge de la république, avaient essayé en 1762 de réformer la vieille constitution et surtout de limiter la puissance du conseil des dix. Leurs efforts furent combattus avec succès par l’éloquence de Marco Foscarini, le doge alors régnant et l’une des illustrations de Venise. Doué d’une grande intelligence, Zorzi avait beaucoup voyagé, et de ses courses aventureuses à travers l’Europe il avait rapporté dans sa patrie des vues hardies et une fortune délabrée. Il avait connu le père du chevalier Sarti, et s’était lié avec Villetard, dont il servait les projets.

Zorzi était sincère dans l’opposition qu’il faisait au gouvernement de la seigneurie, et s’il désirait ardemment une réforme de la vieille constitution de la république patricienne, il était loin de vouloir qu’on touchât à l’indépendance de sa patrie. C’était un esprit généreux, très convaincu de la nécessité d’une transformation des vieilles sociétés humaines. La philosophie du XVIIIe siècle et la révolution française, conséquence de cette philosophie, étaient, pour Zorzi comme pour Villetard, l’avènement d’un nouvel idéal de justice qu’il fallait réaliser par la persuasion ou par la force. Les menées de Villetard et de ses partisans n’avaient point échappé à la vigilance des inquisiteurs d’état. Plusieurs fois le conseil des dix avait été au moment de les faire arrêter, ainsi que Zorzi et les jeunes gens qu’ils avaient embauchés ; mais on craignait la colère de la France, qu’on voulait ménager pour mieux la tromper. On n’attendait qu’une occasion favorable, un revers de l’armée victorieuse, pour mettre la main sur ce groupe de factieux, qu’on ne perdait pas un instant de vue.

Le chevalier Sarti s’était heureusement tiré du danger qu’il avait affronté lors de son entrevue nocturne avec Beata. Nageur inexpérimenté, il n’avait écouté que son amour en se précipitant du haut du balcon dans le Grand-Canal, et il aurait inévitablement succombé dans ses efforts pour gagner la rive opposée sans la rencontre d’un batelier, marchand de fruits, qui vint à son secours et le transporta presque mourant à son appartement della Giudecca. Remis, après quelques jours de repos, de la secousse violente qu’il venait d’éprouver ; le chevalier se trouva dans l’une des situations les plus pénibles de sa vie. Non-seulement il pouvait craindre que le sénateur Zeno, en apprenant qu’il avait osé s’introduire dans la chambre de sa fille, ne le fît jeter dans un cachot sans autre forme de procès, comme cela se pratiquait à Venise dans les conjonctures difficiles ; mais il comprenait que Beata était perdue pour lui, si les événemens politiques qui se compliquaient à l’extérieur ne venaient contrarier les projets d’alliance formés entre les deux nobles familles. Décidé à n’abandonner l’espoir de posséder la femme qu’il adorait qu’avec le dernier souffle de la vie, Lorenzo ne se laissa pas décourager par les difficultés qui le pressaient de toutes parts. Il résolut de revoir Beata d’une manière ou d’une autre, de pénétrer encore une fois dans le palais de son père et de l’enlever même, si cela lui était possible. Un seul doute l’arrêtait ; était-il assez aimé de la gentildonna pour obtenir son consentement à un parti aussi extrême ? N’avait-il pas eu lieu de se convaincre tout récemment que cette âme si belle et si charmante, qui était capable des plus grands sacrifices de résignation, n’avait pas assez d’énergie et avait trop de hauteur pour braver ouvertement l’opinion des hommes et manquer aux devoirs de sa position ? La nature d’esprit du chevalier Sarti, sa jeunesse et la passion dont il était enivré ne lui permettaient pas de tenir compte de ces diverses nuances du caractère de Beata. Pour une imagination exaltée qui, s’inspirant de Platon, de Dante et de Rousseau, considérait l’amour comme la source de toute grandeur et de toute félicité, pouvait-il exister un autre devoir que celui d’obéir à l’instinct du cœur ?

Lorenzo se promenait un jour sur le quai des Esclavons (riva dei Schiavoni), rêvant à sa triste position et aux moyens de revoir Beata, quand il fut heurté par une espèce de facchino ou de commissionnaire qui lui dit en s’excusant : — Perdono, eccellenza. — Et il continua son chemin en murmurant entre ses dents le refrain d’une vieille chanson populaire :

Sulla riva dei Schiavoni
Là si mangia i bon bocconi[1].

Absorbé dans ses réflexions, le chevalier avait à peine fait attention à cet incident, lorsqu’il fut poussé de nouveau par le même individu, qui était revenu sur ses pas. — Balordo ! lui dit alors le chevalier avec humeur, tu ne vois donc pas clair ?

Eh ! eccellenza, je pourrais vous en dire autant, répliqua le facchino en fronçant de gros sourcils d’un air mystérieux.

Arrivé sur le pont de la Paille {ponte della Paglia), l’homme se retourna comme pour s’assurer si on l’avait suivi. Le chevalier connaissait trop bien les mœurs de Venise pour ne pas deviner que cet homme avait quelque chose à lui communiquer. L’ayant rejoint sur le pont de la Paille, qui est l’un des plus anciens de Venise et où le facchino l’attendait en faisant semblant de regarder le pont des Soupirs, qui rattache le palais ducal aux prisons : — Que me veux-tu ? lui dit le chevalier à voix basse.

— Je regarde cette arche si bien nommée ponte dei Sospiri, répliqua l’homme du peuple sans paraître avoir compris la question du chevalier, sombre et court passage qui sépare la vie de la mort, et à l’entrée duquel on devrait écrire en lettres de bronze :

Per mé si va nella citta dolente,
Per mé si va nell’ eterno dolore !

— Je vois que tu me connais, reprit le chevalier ; parle, qu’as-tu à me dire ?

— Je n’ai rien à vous dire, eccellenza, si ce n’est que la vie est courte, et qu’il vaut mieux la passer en liberté, passarsela in libertà, qu’à l’ombre de ce vieux palais mauresque.

— Crois-tu donc parler à una spia, à un familier du conseil des dix, pour t’exprimer ainsi comme un oracle ? répondit le chevalier avec impatience. Qui t’envoie vers moi, et quelle est ta mission ?

— Ma mission est de vous avertir de prendre garde aux griffes du lion, qui est d’autant plus irritable qu’il se sent vieillir. Par le temps qui court, il fait bon avoir des amis.

— Je ne suis pas plus avancé, répondit Lorenzo d’un air un peu soucieux, et tes énigmes sont toujours impénétrables.

— Si vous êtes curieux d’en savoir davantage, signor cavalière, répliqua le facchino d’un ton résolu, vous n’avez qu’à me suivre.

Étonné de l’invitation, Lorenzo ne sut d’abord que répondre. Il descendit le pont de la Paille, suivant machinalement les pas du facchino, dont le langage réservé et la citation, faite si à propos, décelaient une éducation supérieure à celle d’un homme du peuple. Ce pouvait être un émissaire de l’inquisition chargé de lui tendre un piège, ou bien un partisan déguisé des ennemis de la république qui, connaissant la position difficile du chevalier, voulait l’engager dans quelque entreprise ténébreuse et coupable. Ces idées traversaient rapidement l’esprit de Lorenzo, lorsqu’il vit cet individu prendre une gondole au traghetto du pont de la Paille, et y entrer en lui faisant signe de prendre place à côté de lui. Le chevalier hésita, parut se consulter un peu, puis, réfléchissant aux deux vers de la Divine Comédie que l’inconnu ne lui avait cités évidemment que pour gagner sa confiance, il eut foi en sa bonne étoile et se glissa dans la gondole du facchino.

La gondole s’enfuit rapide comme un oiseau, en rasant les eaux silencieuses et torbide des canaux étroits. Après s’être éloignée à tire d’aile du pont des Soupirs et avoir fait un grand nombre de circuits, comme une hirondelle qui, ayant longtemps poursuivi sa proie, cherche un lieu sûr pour s’abattre, la gondole vint aborder devant une petite porte basse que couronnait un sarment de vigne. À un signal donné, la porte s’ouvrit discrètement, et tous deux, Lorenzo et son compagnon, montèrent un escalier de marbre assez mal éclairé, dont les dalles étaient usées par le temps. Ils furent introduits dans un salon de modeste apparence au milieu duquel était une grande table recouverte d’un tapis à ramages, chargée de livres et de papiers. Quelques vieux fauteuils armoriés, qui accusaient une somptuosité éclipsée et des prétentions à une origine historique, étaient rangés autour de la table. Des cartes de géographie et plusieurs portraits de personnages illustres, parmi lesquels on remarquait celui de Fra-Paolo, le célèbre historien du concile de Trente, étaient suspendus aux murs lambrissés, et complétaient l’intérieur d’un homme studieux et jadis opulent, qui avait dû subir des revers de fortune.

— Asseyez-vous là un instant, monsieur le chevalier, dit le facchino en avançant un fauteuil, et vous ne tarderez pas à vous assurer que je méritais la confiance que vous m’avez accordée en me suivant jusqu’ici.

En parlant ainsi, il souleva une portière en velours et disparut. Resté seul, Lorenzo interrogeait du regard les différens objets qui composaient l’ameublement du salon, cherchant à deviner le caractère de la personne chez laquelle il se trouvait et l’issue de l’aventure où il était engagé, lorsque la portière s’entr’ouvrant de nouveau, il vit apparaître un personnage qui lui dit avec une cordialité empressée :

— Ah ! vous voilà enfin, mon cher chevalier. Savez-vous qu’il y a au moins dix jours que je vous cherche dans tous les coins de Venise ? Vraiment, je commençais à être inquiet de vous, car nous sommes dans un temps où le canal Orfano est le meilleur instrument politique de nos illustrissimes seigneurs. Ma, pazienza, dit-il un peu plus bas en tendant la main au chevalier, qu’il pria de se rasseoir.

L’individu qui s’exprimait avec si peu de retenue contre le gouvernement de la république était ce noble vénitien nommé Zorzi, dont nous avons parlé plus haut et que Lorenzo n’avait pas revu depuis l’événement de Padoue. C’était un homme d’une soixantaine d’années, d’une figure très noble, dont l’expression annonçait une volonté ferme et une intelligence peu commune. Des lèvres minces et serrées, un front étroit et plissé par l’habitude de la réflexion, de beaux yeux noirs dont la flamme tourbillonnait sous une arcade proéminente, une taille nerveuse et souple, des manières distinguées, formaient un ensemble qui saisissait, qui donnait l’idée d’un homme politique peu disposé à s’en rapporter à la Providence pour le gouvernement des choses de ce monde.

— Je vais sans ris doute au-devant de votre pensée en vous expliquant la démarche que je fais auprès de vous, dit Zorzi à Lorenzo, qui l’écoutait en effet avec une certaine anxiété. Ami d’enfance de votre père, dont le dévouement à sa patrie n’était égalé que par l’ardeur de son esprit pour les idées grandes et généreuses que nous sommes à la veille de voir triompher sur le vieux monde qui s’écroule, je vous porte un intérêt d’autant plus vif, mon cher chevalier, que j’ai peut-être contribué, sans le vouloir, à précipiter la crise au milieu de laquelle vous vous débattez. Je sais tout ce qui vous arrive, votre séparation de la famille Zeno et la tentative que vous avez faite récemment pour voir la gentildonna qui vous captive, et qui sera dans quelques jours l’épouse du chevalier Grimani.

Lorenzo fit un mouvement de surprise mêlée d’indignation auquel Zorzi répondit immédiatement : — Vous êtes jeune, chevalier, et vous êtes amoureux, deux grands défauts qui empêchent l’esprit de bien voir ce qui se passe dans le cœur humain. Le temps vous corrigera de l’une de ces infirmités, mais je doute que vous puissiez jamais vous guérir de la noble folie qui caractérise toute une classe d’intelligences qu’on nomme les poètes. Votre père, à qui vous ressemblez beaucoup, est mort victime de ses propres illusions sur les prétendues vertus héréditaires qu’il prêtait aux aristocraties. Ce qui est plus certain, c’est que, loin d’avoir quelque indulgence pour le fils d’un homme qu’il a sacrifié à l’ambition de sa maison, le sénateur Zeno a résolu de vous faire arrêter, ou tout au moins de vous expulser de Venise. Voilà ce que j’ai appris par une voie sûre et ce dont je tenais à vous instruire. Il y a dix jours que mon domestique, tantôt sous un déguisement et tantôt sous un autre, cherche à vous rejoindre, car je n’ai pas voulu, par prudence, l’envoyer à votre domicile, où il aurait pu être remarqué par quelque émissaire de l’inquisition.

— Que faire, monsieur, dans la position où je me trouve ? répondit Lorenzo, à qui la perspective de quitter Venise était cent fois plus douloureuse que la crainte de la prison.

— N’être ni la dupe ni la victime de vos ennemis.

— Des ennemis ! c’est beaucoup dire. Hors le sénateur Zeno, dont j’ai pu blesser les préjugés et alarmer la tendresse paternelle, à qui donc fais-je obstacle ? Je ne possède rien qui soit de nature à exciter l’envie de personne.

— Je m’aperçois que vous êtes encore plus amoureux et plus poète que je ne le pensais, dit Zorzi en souriant. Vous vous imaginez donc que les hommes ont besoin de bonnes raisons pour se haïr cordialement ? Que faisait Abel à son frère Caïn pour être si détesté ? Il était plus beau, plus jeune et plus agréable au Seigneur. Le cœur humain est un foyer de passions, c’est-à-dire de forces qui s’attirent, se repoussent, s’équilibrent et se combinent de mille manières. Mettez seulement deux hommes en présence, et il se dégagera de leur contact, comme de celui de deux corps, une sorte d’attraction ou de répulsion qu’on nomme sympathie et antipathie, deux mots qui expriment admirablement cette action aveugle et fatale de la nature matérielle. L’éducation et les institutions sociales peuvent sans doute donner à ces forces une direction utile, comme on resserre entre deux rives un fleuve impétueux ; mais il n’est heureusement dans le pouvoir de personne de les anéantir. Il n’y a que les imbéciles ou les hypocrites qui s’indignent contre les passions, qui sont à l’homme ce que les vents sont à la voile du vaisseau qui traverse l’océan. Dans tous les temps, un jeune homme intelligent qui, comme vous, chevalier, a su se frayer un passage dans une société gouvernée par le destin, je veux dire par le privilège de la naissance, aurait excité l’envie des heureux de ce monde ; mais à l’heure où nous sommes, en face des événemens qui se préparent, vous devez être considéré comme un ennemi de l’ordre public, parce que les idées que vous professez et les sentimens qui vous animent troublent le repos de ceux qui occupent les meilleures places au banquet de la vie. Il en est de l’ordre comme de Dieu, chacun le définit et le conçoit dans les limites de son égoïsme intellectuel et moral. Mais revenons à l’objet qui vous touche, continua Zorzi après un instant de silence. Vous savez ce qui se passe en Italie, et sûrement vous avez entendu parler des affaires de Montenotte, de Millesimo et de Lodi. Ce sont là les premiers épisodes d’une iliade qui ne durera pas dix ans, et qui pourrait bien se terminer, comme celle des poèmes homériques, par la prise de Troie. Ce qui n’est pas douteux, mon cher chevalier, c’est que la lutte est engagée entre le vieux monde et le nouveau, et si Venise, la ville de Neptune, la citadelle du patriciat, comme l’ont heureusement qualifiée vos condisciples de Padoue, ne se soumet pas à la loi du temps en modifiant sa politique et ses institutions, elle succombera, comme Ilion, sous la colère d’un nouvel Achille, qui vaut bien, je crois, le fils de Pelée. Voulez-vous épouser la belle Hélène et l’enlever au blond Ménélas que lui destine son père ? ajouta Zorzi en laissant errer sur ses lèvres un léger sourire. Joignez-vous à nous. Nous formons un parti déjà puissant qui a des ramifications dans le grand conseil et dans le sénat, et qui compte sur le concours de la jeunesse éclairée et de tous ceux qui souffrent. Nous voulons l’indépendance et la grandeur de notre pays, nous voulons que la vieille république de Saint-Marc s’allie à la jeune république française, qui lui offre l’appui de ses armes victorieuses pour s’enrichir de la moitié de la péninsule. Joignez-vous à nous qui sommes les précurseurs de l’avenir, et nous vous protégerons contre la haine du sénateur Zeno, l’un des partisans les plus obstinés des erremens du passé.

Lorenzo ne répondit pas immédiatement à cette ouverture, qui le surprit encore plus qu’elle ne le flatta. Il se demandait, dans son for intérieur, de quelle importance pouvait être à un parti politique l’adhésion d’un jeune homme sans fortune, sans illustration personnelle et d’une naissance modeste. Il comprenait que Zorzi, ayant été l’ami de son père, cherchât à lui donner de bons conseils pour le tirer de la position difficile où il se trouvait vis-à-vis d’une famille puissante ; mais entre une démarche qui lui paraissait si simple et une sorte de conciliabule à la manière de Catilina, il y avait une différence que saisit le bon sens du chevalier. Cependant le noble vénitien avait de bonnes raisons pour agir comme il le faisait et pour attacher un véritable intérêt à s’emparer de l’esprit du chevalier. Depuis la révolte des étudians de Padoue, où il avait joué le rôle d’un tribun, Zorzi avait été dénoncé au conseil des dix comme un factieux. Déjà son arrestation avait été ordonnée lorsqu’on avisa qu’il serait prudent de ménager encore l’agent de la France, qu’on savait être l’ami et le protecteur du noble vénitien. Zorzi, qui était parfaitement édifié sur les intentions du gouvernement à son égard, n’ignorait pas non plus que le sénateur Zeno avait conseillé la plus grande rigueur contre tous ceux qui avaient des opinions inquiétantes pour la sécurité de l’état. Il avait insisté d’une manière particulière sur la nécessité de faire un exemple qui imprimât la terreur aux sujets de la république, en sacrifiant un personnage tel que Zorzi, qui jouissait d’une grande influence, grâce à ses idées connues, à ses lumières et à ses nombreuses relations dans le populaire et dans la cittadinanza. On comprend maintenant que Zorzi eût besoin de s’entourer de mystère, et que, par haine contre le sénateur Zeno, par affection peut-être pour le fils d’un ancien ami qu’il avait compromis, autant que pour se faire un mérite auprès de Villetard en augmentant le nombre des partisans de la France, il eût le plus vif désir d’attirer Lorenzo Sarti dans une faction peu nombreuse qui se donnait comme l’expression des nouvelles générations. D’ailleurs la propagande est la première condition de l’existence des partis qui aspirent à la domination, et la position critique du chevalier Sarti, son amour pour la fille d’un patricien, pouvaient le rendre un instrument très utile entre les mains d’hommes aussi avisés que Zorzi et Villetard.

Zorzi était un esprit trop pénétrant pour ne pas démêler la cause du silence et de la réserve que gardait Lorenzo, et, allant au-devant des scrupules qui retenaient sa confiance, il lui dit : — Vous êtes surpris, chevalier, de la démarche que je fais auprès de vous, et vous cherchez à comprendre quels peuvent être les vrais motifs de ma conduite ? Ils sont bien simples, je vous assure : c’est l’intérêt, c’est le plaisir de la vengeance, les deux plus puissans ressorts du cœur humain. Comme vous, je hais le sénateur Zeno, et comme vous, je suis menacé d’aller finir mes jours dans un puits ou sous les plombs du palais ducal. Vous voyez que ce n’est point une générosité d’enfant qui me porte à rechercher votre amitié. En vous offrant l’appui de mon expérience et celui de mes amis pour vous aider à sortir du pas difficile où vous vous trouvez, j’entends moins accomplir un devoir que satisfaire une passion ; c’est ce qui doit vous garantir la solidité de l’alliance que je vous propose. Je suis un homme politique, je ne suis ni un saint, ni un philosophe spéculatif en quête d’un futur contingent. Ce n’est point à mon âge qu’on se paie de chimères et qu’on court après la palme du martyre. Tenez-vous à la fille du sénateur Zeno, et voulez-vous empêcher qu’elle devienne la femme de ce fat de Grimani, aux lèvres de rose et au sourire vainqueur ? Je vous offre les seuls moyens par lesquels vous puissiez atteindre le but de vos désirs. Croyez-moi, chevalier, mettez-vous sous la protection d’un parti qui, d’un jour à l’autre, peut gouverner Venise et régénérer l’Italie. Vous n’avez pas d’autre espoir d’échapper à la colère du sénateur et de surmonter les obstacles qu’on oppose à votre amour.

Ces dernières paroles, prononcées avec l’accent de la sincérité, ébranlèrent le chevalier Sarti, qui répondit avec un reste de bon sens bien rare dans un jeune homme de dix-huit ans, chez qui l’imagination et le sentiment étaient les qualités dominantes : — J’accepte avec reconnaissance l’offre de votre amitié ; mais il me reste toujours à connaître, monsieur, ce que vous attendez de moi, et par quels services je puis aider au triomphe de la cause qui vous est si chère. Depuis que j’ai quitté le palais Zeno, vous ne l’ignorez pas, je n’ai plus aucune relation avec les familles patriciennes qui, avant ma disgrâce, m’accueillaient comme l’un des élus du Livre d’Or. Isolé, pauvre, en butte à la haine d’un homme puissant, je n’ai à vous offrir que ma jeunesse et l’ardeur de mes espérances.

Eh : per Dio santo ! s’écria Zorzi, ce sont les âmes qui gémissent dans le purgatoire qui aspirent au paradis, et des mécontens comme vous et moi peuvent seuls désirer des changemens, sinon des révolutions. N’est-ce pas à la race maudite de Caïn qu’on doit l’invention des arts utiles et même celle de la musique, qui nous console dans nos peines ? Si vous étiez le fils du sénateur Zeno, un membre de la minorité satisfaite qui nous opprime, je n’aurais pas plus songé à vous ouvrir ma pensée que vous n’auriez été disposé à m’entendre ; mais vous êtes amoureux, et cela nous suffit, car c’est l’amour qui perdit Troie, a dit un poète charmant. Dans quelques jours, ajouta Zorzi en se levant, je vous mettrai en relations avec un de mes bons amis, dont vous n’aurez qu’à vous louer, je l’espère. Si la signora Beata a pour vous l’affection dont vous êtes digne, il ne dépendra pas de nous que vous ne puissiez mettre à l’épreuve son dévouement.

Telles furent les circonstances fortuites qui rapprochèrent le chevalier Sarti du parti des mécontens, dont Villetard et Zorzi étaient les chefs. Ce parti, peu nombreux encore, ne pouvait se recruter que parmi les jeunes gens d’une certaine distinction qui n’appartenaient pas à l’aristocratie, parmi les citadins éclairés et mécontens, et surtout parmi les nobles de terre ferme, qui désiraient une réforme des vieilles institutions de la république. Par sa position singulière entre l’aristocratie, qui l’avait admis dans ses rangs, et les opinions qu’il avait puisées autant dans les traditions de sa famille que dans ses propres instincts, le chevalier Sarti n’était point une conquête à dédaigner pour les meneurs. Or le moyen le plus sûr et le plus honorable d’arriver au but qu’ils avaient en vue, c’était de pousser le gouvernement de la seigneurie à une alliance avec la France, dont le contact aurait pénétré Venise de l’esprit de la révolution. C’est là précisément ce que ne voulait pas l’aristocratie, qui depuis six cents ans tenait dans ses mains la destinée de l’état. Presque unanime à résister aux innovations qu’on voulait essayer à l’intérieur, elle était divisée sur le choix de la politique à suivre pour se préserver du mal qu’elle redoutait le plus. Tandis qu’une majorité considérable croyait échapper à l’orage en gardant la neutralité, une fraction énergique voulait participer à la lutte en s’appuyant sur l’Autriche, qui était la puissance la plus intéressée à défendre les institutions du passé. On peut affirmer toutefois qu’aucun des partis qui divisaient alors cette république de patriciens, si miraculeusement conservée au milieu des vicissitudes de l’histoire moderne, ne mettait au nombre des éventualités possibles de la guerre qui désolait l’Italie la chute d’une ville merveilleuse qui avait tant contribué à la civilisation de l’Europe. Villetard lui-même était sincère dans ses machinations contre le gouvernement oligarchique, et Zorzi ne lui aurait jamais prêté son concours, s’il lui avait soupçonné des intentions hostiles à l’indépendance de sa patrie. Le peuple, très attaché au gouvernement de son pays, qui lui rendait la vie douce, n’était point susceptible d’être remué par la pensée d’une émancipation et d’une égalité dont il n’éprouvait pas le besoin. Dans une pareille situation, les partisans de la France ne pouvaient prendre trop de précautions pour se dérober à la vue d’un pouvoir jaloux qui connaissait le danger dont il était menacé.

Venise en effet se trouvait alors dans un de ces momens solennels où les opinions politiques ont la gravité et l’importance des sentimens religieux, car elles impliquent une affirmation de l’ordre moral tout entier, comme le disait très bien Zorzi au chevalier Sarti. Il en est toujours ainsi dans les grandes crises de l’histoire, telles que l’avènement du christianisme, la réforme et la révolution française. On ne peut toucher à l’économie des pouvoirs politiques d’une manière aussi profonde que l’a fait la révolution de 89 sans s’appuyer sur une nouvelle notion du droit, qui ne peut être lui-même qu’une manifestation de la pensée religieuse. Au fond des principes qui ont fait la révolution française, et qui la caractérisent éminemment, se trouvent les élémens d’une véritable théodicée. L’église ne s’y est pas plus trompée que les philosophes du XVIIIe siècle, qui, pour accomplir l’œuvre de notre régénération politique et morale, ont dû frapper l’arbre à sa racine, et ce qui prouve qu’ils ont eu raison d’agir comme ils l’ont fait, c’est que toutes les réactions qui ont essayé depuis cinquante ans d’anéantir la liberté politique en Europe ont trouvé dans le pouvoir religieux, et principalement dans le catholicisme, de zélés coopérateurs. Il est en effet aussi impossible aux religions de ne point s’immiscer dans l’ordre matériel des sociétés humaines qu’aux philosophes politiques de se passer d’un idéal divin, source du droit dont ils poursuivent la réalisation. Tout ce qui a été dit depuis Descartes, Leibnitz et Montesquieu jusqu’à nos jours sur les prétendues limites de la raison et de la foi, de la religion et de la société, civile, sont de vaines et subtiles paroles qui n’ont convaincu ni le prêtre, ni le libre penseur, ni les suppôts du despotisme, ni les amans de la liberté.

Le sénateur Zeno était, on le sait, avec François Pesaro, un des hommes les plus importans du parti de la guerre. Éclairé par une longue expérience du pouvoir, par une connaissance profonde des annales de son pays et des gouvernemens de l’Europe, qu’il avait vus fonctionner de près, il ne s’était pas fait d’illusion sur la gravité de la lutte que les novateurs avaient engagée contre l’ordre des sociétés existantes. Plusieurs années avant que la révolution de 1789 ne vînt dessiller les yeux des plus aveugles, le sénateur Zeno, dans une longue conversation avec l’abbé Zamaria[2], avait apprécié avec une grande sûreté de jugement le caractère de la crise politique qu’il voyait approcher. Depuis surtout que la monarchie française avait succombé, autant par les fautes de ses défenseurs que par l’audace de ses ennemis, le sénateur Zeno avait prévu que l’Italie ne tarderait pas à devenir le théâtre d’une guerre pour laquelle il fallait se tenir prêt. Homme des vieux jours, imbu des idées du patriciat, qui avait fait la force de Venise, et dont il possédait plus que personne les grandes traditions et les sentimens élevés, le sénateur Zeno aurait voulu qu’en résistant avec vigueur au tumulte des passions contemporaines, l’aristocratie se montrât plus digne de l’autorité dont elle était investie pour le bien de la nation. Il n’était point éloigné de consentir à quelques réformes partielles de la constitution de l’état, à faire la paix des nécessités du temps en corrigeant les abus reconnus par l’expérience, et en laissant introduire dans l’administration tous les changemens qui seraient compatibles avec la nature de la souveraineté. Depuis que l’armée française avait franchi les Alpes, le sénateur avait compris, au langage impérieux du chef qui la commandait, que la destinée de Venise se trouverait inévitablement engagée dans la lutte qui commençait dans des circonstances si extraordinaires ! Il avait donc conseillé au gouvernement de son pays de s’allier à l’Autriche et de courir les chances de la guerre, qui ne pouvaient pas être plus désastreuses, disait-il, que celles d’une lâche neutralité, qu’on n’était pas sûr d’ailleurs de faire accepter par les deux puissances belligérantes. Il s’était efforcé de convaincre la seigneurie que jamais la république de Saint-Marc ne s’était trouvée en face de plus grandes difficultés, et qu’il fallait bien se garder de confondre la guerre actuelle avec celles dont l’Italie avait été le théâtre depuis la fin du XIVe siècle. — Vous êtes dans une erreur profonde, dit-il un jour en plein sénat après avoir longuement plaidé en faveur de l’alliance avec l’Autriche, si vous pensez que l’armée de bandits qui est à vos portes, et qui traîne après elle le souffle empesté d’une révolution perverse, ressemble à aucune de celles qui ont envahi la péninsule depuis Charles VIII, Louis XII, François Ier, jusqu’à Louis XIV ! Vous n’avez plus à traiter avec une vieille monarchie dont les traditions ambitieuses étaient contenues par un droit public qui obligeait tous les peuples de l’Europe. Que vous soyez les amis de la république française ou ses adversaires déclarés, le danger n’est pas moins grand pour la stabilité de cet état et des institutions qui le régissent. Menacés de périr par la conquête ou de voir cette ville glorieuse devenir la proie d’idées subversives de toute autorité, ne vaut-il pas mieux courir les hasards de la guerre en défendant l’œuvre de nos pères et la civilisation qui l’a consacrée ? Le sénat étant resté insensible à ces sages et patriotiques paroles, le père de Beata s’était écrié en s’appropriant avec bonheur un passage de l’Iliade : « La divine Pallas les prive de la raison. Ils approuvent qui les conseille mal ; aucun n’applaudit à Polydamas, qui leur donnait un avis salutaire[3]. »

Le père de Beata était certainement une des plus nobles personnifications de l’ordre social contre lequel s’était élevée la révolution française. Ses idées, ses sentimens, ses vertus aussi bien que ses erreurs tenaient par les racines les plus profondes à l’état de choses qui allait subir une si grande transformation. Son âme forte et vraiment patricienne, qui s’était identifiée avec le sort de son pays, dont il avait fait la préoccupation constante de sa vie, n’aurait pu concevoir que cette Venise qui lui était si chère trouvât le bonheur et l’indépendance sous une autre forme de gouvernement que celle que depuis six cents ans elle possédait. Toucher à ce gouvernement de minorités choisies qui avait élevé le genre humain et fait la gloire de sa patrie, admettre la plèbe dans les conseils de l’état, étendre à la société civile et politique cette égalité mystique proclamée par l’Évangile comme une vision de la vie future, c’était pour le sénateur Zeno plus que le renversement de vérités éprouvées par l’expérience des siècles, c’était une impiété dans le sens rigoureux de ce mot. Enfermée dans la période historique où elle avait pris son essor, la haute intelligence du sénateur Zeno ne pouvait comprendre l’évolution de l’esprit humain qui avait amené la révolution française, et qui allait détruire ce culte des dieux lares qui, pour l’aristocratie vénitienne comme pour le patriciat romain, était le gage de la grandeur héroïque de la cité terrestre. L’ordre politique et la société civile étaient donc inséparables, pour le sénateur Zeno comme pour les novateurs, de ce fonds d’idées, de notions et de sentimens qui constituent la vie morale d’un peuple, c’est-à-dire sa religion. Il ne peut pas en être autrement dans les grandes périodes de l’histoire, et ceux qui, après cinquante ans d’essais infructueux de conciliation, en sont encore à s’imaginer que les principes qui ont amené la révolution de 89 ne dépassent pas l’ordre politique et la société civile n’ont jamais compris le sens profond de cette révolution, et n’étaient pas dignes de la conduire à ses, fins dernières[4].

Après la république, sa fille était l’objet le plus cher des affections du sénateur. Il l’aimait d’une tendresse profonde, mais calme et pleine de sécurité. Jamais il n’intervenait dans les actes de sa vie intérieure, et Beata était libre d’y ordonner toutes choses selon ses goûts et ses convenances. Excepté dans les grandes solennités qui rappelaient le souvenir d’un événement national ou celui d’un épisode glorieux des annales domestiques, le sénateur Zeno n’avait de volontés que celles de sa fille, qui gouvernait d’une manière absolue son palais et ses nombreux serviteurs. Lorsqu’il vit Beata prendre intérêt à l’avenir d’un jeune enfant qui tenait déjà à sa famille par les liens d’un antique patronage, il fut heureux de cet incident, qui venait jeter un peu de variété dans l’isolement moral où l’avait laissée la mort de sa mère. Quelques années plus tard, Lorenzo s’étant montré digne des soins qu’on lui avait prodigués, le sénateur crut devoir achever l’œuvre de sa fille en adoptant le chevalier Sarti. La révolte des étudians de Padoue, où le chevalier se trouva si malheureusement impliqué, vint rompre l’enchantement du vénérable sénateur. Il n’apprit pas sans un étonnement mêlé de tristesse qu’un jeune homme qui avait été élevé dans sa maison, et qu’il avait comblé de ses bienfaits, avait pu s’oublier jusqu’à tremper dans une manifestation contre le gouvernement de Venise. Les circonstances étaient trop graves pour que le sénateur ne jugeât pas sévèrement un acte qui blessait ses croyances les plus vives. Il ordonna d’éloigner immédiatement de son palais le jeune téméraire qui avait donné un si funeste exemple d’insubordination morale, et défendit à sa fille ainsi qu’à l’abbé Zamaria et à toute sa maison d’avoir désormais aucun rapport avec le chevalier Sarti. On ne sait précisément à quelle cause attribuer la visite tout à fait imprévue que fit le sénateur à sa fille dans la nuit où Lorenzo s’était introduit dans la chambre de Beata. La tristesse et la langueur de la noble signora qui frappaient tout le monde, la résistance passive qu’elle opposait à la conclusion de son mariage avec le chevalier Grimani avaient-elles enfin éveillé des soupçons dans l’esprit de son père, ou bien fut-il averti par quelque subalterne de la présence de Lorenzo ? On l’ignore. Ce qui est certain, c’est qu’après la scène nocturne dont nous avons raconté les détails, le vieux sénateur, qui venait de s’écrier : « Ma fille, vous voulez donc me faire mourir de douleur ? » releva Beata, qui s’était précipitée à ses pieds, en essuyant ses larmes, et lui dit d’un ton sévère, mais paternel : « Je suis bien sûr, ma fille, que vous serez toujours digne de ma tendresse, et que vous n’oublierez jamais le nom que vous portez ! » Ils se séparèrent silencieusement sans autres explications.

Quelle que fût l’impression réelle que gardât le sénateur d’un événement domestique dont il ne pouvait pas deviner toute la gravité, il résolut cependant de presser le mariage de sa fille avec le chevalier Grimani et de renvoyer Lorenzo Sarti à sa mère. Cette dernière résolution ne lui était point inspirée par une crainte personnelle qui était bien loin de son esprit, mais par une pensée toute politique : il voulait donner un exemple de sévérité qui imprimât le respect, au besoin la terreur, à la jeunesse de Venise, dont l’autorité commençait à s’inquiéter. L’intention du sénateur étant parvenue, on ne sait comment, à la connaissance de Zorzi, celui-ci voulut en profiter pour se venger de l’homme éminent qui était le plus opposé au parti de la révolution. C’est alors qu’il chercha à s’emparer du chevalier Sarti, dont la passion pour la fille du sénateur Zeno pouvait faire un instrument précieux entre les mains des meneurs. Beata, après cette nuit d’angoisse et d’inexprimables félicités, était tombée dans un abattement de sinistre augure. Aucune illusion n’était plus possible pour son âme désolée. La volonté de son père et, plus encore, le spectacle de sa douleur lui enlevaient tout espoir de se soustraire à la rigueur de son sort. Dominée par un sentiment profond qui l’avait envahie tout entière et qu’elle savait désormais inconciliable avec la piété filiale, il ne lui restait plus qu’à se résigner au sacrifice de ses espérances. La vie se fermait devant elle. Son rêve de bonheur s’était dissipé au contact d’une réalité poignante, et de quelque côté qu’elle dirigeât ses regards, elle n’apercevait qu’un avenir désenchanté et plein de ténèbres.

Nulla fugae ratio, nulla spes, omoia muta,
Omnia sunt déserta, ostentant omnia letum.


« Point de salut, point d’espoir ! Partout le silence, le désert, la mort[5]. »

Cependant une douceur secrète lui restait au fond du cœur, celle de se savoir aimée ! Lorenzo avait tout bravé pour la voir, il avait tout risqué pour lui sauver l’honneur ! Rassurée, dès le lendemain, sur le sort de son amant, qu’elle savait hors de danger, Beata trouvait dans le souvenir de cette entrevue suprême un charme qu’elle ne pouvait définir. Elle pardonnait au chevalier Sarti jusqu’à ses propositions téméraires, jusqu’au baiser qu’il avait imprimé insolemment sur ses lèvres endormies, tant la femme est indulgente pour tout ce qui lui révèle le désir de la posséder ! Son âme naïve et vierge de tout grossier désir avait conservé comme un frémissement plein de volupté de l’étreinte où l’avait tenue, pour la première fois, celui qui avait grandi à ses côtés comme un frère adoré. Accoudée sur le balcon et la tête entre ses mains, il lui semblait entendre encore la voix de Lorenzo lui racontant l’épopée divine de l’amour, évoquant de son imagination, nourrie de la lecture des poètes et des philosophes, les rêves d’or du genre humain et lui apprenant à lire dans le grand livre des cieux, où les âmes bienheureuses chantent les louanges du souverain maître de la vie et de la mort. — Ces fictions de la fantaisie inspirée, ces imagés de béatitude venant illuminer, les ténèbres d’une nature imparfaite et misérable, ne seraient-elles pas en effet des pressentimens d’un monde mystérieux promis à nos désirs infinis, et se dévoilant chaque jour davantage à nos faibles regards ? Telle était la question que s’adressait Beata, se souvenant des paroles de Lorenzo. C’est ainsi qu’avec son sens si droit, plus apte à bien juger les choses et les rapports de la vie qu’à s’élever dans les régions des poétiques chimères, Beata était pourtant conduite, par le sentiment, jusqu’au seuil de problèmes redoutables ; puis, retombant de ces visions célestes, mais éphémères, dans la triste réalité de sa position, elle rapportait de son ravissement le besoin d’un aliment plus solide pour son cœur affligé. Elle se prit alors d’un goût plus prononcé pour les cérémonies de l’église et les pratiques de la religion, qui n’avaient été pour elle jusqu’ici que des objets d’une pieuse et noble distraction, et lisant les livres saints, non plus à la lumière sèche de l’esprit, selon la belle expression d’un saint personnage, mais à la clarté de l’âme, Beata se sentit pénétrée peu à peu d’une force et d’une onction dont les effets lui étaient inconnus. Elle priait, chantait des hymnes, mêlait ces soupirs à la grande douleur de tous, et, remontant la chaîne des promesses sanctionnées par le divin sacrifice, elle fut étonnée de retrouver au bout de ses aspirations un monde idéal aussi beau, mieux défini et plus consolant que celui qu’elle avait entrevu dans le mirage de l’amour.

Un jour de solitude et de recueillement où Beata, pour mieux confondre sa vie intérieure avec celle de Lorenzo, parcourait d’un œil distrait le poète de l’enfer et du paradis, son attention fut arrêtée par ces trois vers qu’elle n’avait pas remarqués :

O voi ch’avete gl’intelletti sani,
Mirate la dottrina che s’asconde
Sotto’l velaroe delli versi strani[6].

« O vous qui avez l’esprit sain, admirez la doctrine qui se cache sous le voile de ces vers étranges ! »

Surprise d’abord par le sens mystérieux qui se dérobe en effet sous l’image transparente de la poésie, Beata se sentit bientôt comme éblouie par une clarté subite. Il lui semblait qu’un voile était tombé de ses yeux, et que pour la première fois elle comprenait le sens attaché aux belles créations de l’esprit humain. Beata aurait pu s’écrier alors avec un philosophe non moins sublime que le poète catholique : « Où a passé l’amour, l’intelligence n’a que faire[7] ! » Ce travail intérieur de la conscience, cette condensation, dirons-nous, des aspirations du sentiment en une croyance plus ferme et plus pratique se fit avec le calme et la mesure qui étaient les traits distinctes du caractère de Beata ; mais elle sortit de cette épreuve lente et laborieuse avec une résolution dont on verra bientôt les suites.

II

Le chevalier Sarti avait déjà fait plusieurs tentatives infructueuses pour revoir Beata et pénétrer de nouveau dans le palais de son père. Courant les théâtres, les églises et les casinos, il n’avait pu réussir à la rencontrer nulle part. Il s’était rendu plusieurs fois à Murano dans l’espoir qu’un heureux hasard y conduirait aussi la noble gentildonna. Il passait des nuits entières sous son balcon à épier le moindre signe d’intelligence, et toujours son attente avait été trompée. Il lui écrivit alors, mais ses lettres restèrent toutes sans réponse. Dans cette cruelle situation, Lorenzo, ne sachant quel parti prendre, passait tour à tour de l’abattement à la colère, du désespoir à l’indignation. Tantôt il voulait aller se jeter aux pieds du sénateur, implorer son pardon et renoncer à la folle ambition de posséder la main de Beata, pour avoir le bonheur de la voir et de passer humblement ses jours à côté d’elle ; tantôt il s’abandonnait aux pensées les plus téméraires, il allait jusqu’à concevoir un projet d’enlèvement.

L’abbé Zamaria, qui était venu le voir clandestinement et qui avait toujours pour lui la même affection, ne l’avait point encouragé à suivre la première impulsion ; il lui avait fait comprendre que le sénateur Zeno n’était pas homme à revenir d’une détermination qu’il avait prise. — Tu ferais mieux, mon cher enfant, lui dit-il d’un ton sérieux et paternel, d’aller passer quelque temps auprès de ta mère et de te livrer entièrement à l’étude de ton art. Dans les conjonctures difficiles où se trouve la république, il pourrait t’arriver un malheur plus grand, et qui serait peut-être irréparable. — Ces dernières paroles de l’abbé Zamaria, que Lorenzo avait trouvé d’ailleurs moins expansif qu’autrefois et comme attristé lui-même de l’état général des esprits, le confirmèrent dans l’opinion que Zorzi lui avait dit la vérité sur le danger dont il était menacé de la part du sénateur. Alors, ne voyant d’autre moyen de sortir de la position qu’on lui avait faite que la protection de ses nouveaux amis, il se jeta résolument dans leurs bras. Il s’abandonna sans contrainte à la fougue de son âge et de son caractère, à l’attrait de ses illusions, où les idées de transformation politique et d’ambition personnelle se mêlaient confusément dans une vague aspiration de vie nouvelle, d’amour et de poésie. Son imagination ardente, surexcitée par les évé nemens et par la passion sincère et profonde qu’il nourrissait pour la fille du sénateur, déploya ses voiles à tous les vents de l’horizon. Il vit plusieurs fois Zorzi et Villetard, qui flattèrent sa vanité en paraissant attacher un grand prix à son adhésion au parti de la France, fortifié chaque jour de nouveaux prosélytes. On lui fit espérer, non sans quelque raison, que le sénateur Zeno serait bientôt dans l’impuissance de lui nuire, et qu’alors le chevalier Sarti aurait le pouvoir de réaliser le plus cher de ses vœux.

Venise se remplissait de plus en plus de bruit, de trouble et de terreur. Cerné par les armées ennemies, voyant son territoire envahi, ses provinces de terre ferme agitées par les novateurs et quelques-unes prêtes à s’insurger contre la cité souveraine et la domination du patriciat, le gouvernement de la sérénissime seigneurie était acculé dans le labyrinthe de ses ruses diplomatiques. Il croyait toujours pouvoir échapper à la nécessité de faire la guerre, dont il subissait déjà tous les inconvéniens, par un coup du sort ou quelque stratagème de politique ténébreuse. Quand il aurait pu avoir de l’or, des soldats et un général digne de ce nom pour se défendre, il laissait tomber de ses mains débiles ces précieux instrumens de l’indépendance nationale pour se livrer à des intrigues de cabinet. La bataille de Castiglione, livrée le 5 août 1796 aux portes de la république, vint accroître les perplexités de la seigneurie et encourager l’audace des partisans de la France. Le nom de Bonaparte commençait à circuler dans les classes populaires et à exciter la haine des uns, l’enthousiasme des autres, la curiosité de tous. Le chevalier Sarti se prit d’une grande admiration pour le héros de la démocratie française, sur lequel Villetard lui avait donné des renseignemens encore peu connus à une époque où la figure épique du général républicain ne faisait que se dégager du fond merveilleux des événemens contemporains.

— C’est l’homme des temps nouveaux, s’écria un jour le chevalier au milieu d’un groupe de jeunes gens qui l’écoutaient avec déférence, c’est l’incarnation puissante de la révolution française, qui, selon de saintes prophéties, doit faire le tour du monde. Comme Achille dans l’âge héroïque et comme Alexandre au sein de la Grèce florissante, Bonaparte est fils de la chair et de l’idée divine du progrès, dont il est le bras séculier. Il vient aussi de l’Occident au pays de l’aurore propager avec son épée les germes d’une civilisation plus humaine. Tandis que nos vieillards, « assis au-dessus des portes Scées, babillent comme des cigales sur la cime d’un arbre[8], » les Grecs envahissent la plaine lumineuse qui touche à nos rivages et menacent de pénétrer jusqu’à nos lagunes, dernier refuge de la race de Priam. Eussent-ils d’ailleurs un Hector pour les défendre, nos illustres patriciens devront livrer la beauté suprême qui est le sujet de la lutte, et qui s’appelle aujourd’hui la liberté de l’esprit humain, car

Vuolsi cosi colà ove si puote
Ciò che si vuole[9]

Bravo, caro maestrino mio, s’écria tout à coup une jeune femme qui passait sur la place Saint-Marc, tout près du groupe au milieu duquel se trouvait Lorenzo. Tu parles vraiment comme un ange, et, bien que je ne comprenne guère mieux ton beau langage métaphysique que la doctrine de saint Augustin dont nous entretenait le vieux Pachiarotti, notre maître, j’applaudis à tes idées, que je partage avec toute la brillante jeunesse dont tu es, ce me semble, de venu l’oracle. Viva la Francia, viva la liberta ! dit-elle d’une voix argentine en se perdant dans la foule, suivie d’un cortège d’adorateurs.

C’était la Vicentina, revenue depuis peu de temps à Venise d’une excursion qu’elle avait faite dans les principales villes de l’Italie. Protégée par un grand personnage de l’armée française, dont elle avait fait la conquête sur le théâtre de Bologne, elle s’était lancée dans le courant des opinions du jour avec l’étourderie d’une prima donna et d’une jolie femme habituée à régner sur la terre et sur l’onde. Coiffée à la Titus, ses beaux cheveux noirs parsemés de rubans qui simulaient, avec un savant artifice, les couleurs que portait son amant, le sein orné d’une rosette éclatante qui attirait les regards, et qu’on aurait pu prendre aussi pour un symbole séditieux, cette frivole et charmante créature qui s’en allait droit devant elle, écartant les indiscrets d’un coup de son éventail, était l’expression vivante de ce monde curieux d’hommes de plaisir et de fantaisie, de poètes, d’artistes et d’ambitieux de toute sorte, de soldats sans fortune, de femmes à la mode, de citadins éclairés, de rêveurs et de néophytes ardens qui, placés entre l’aristocratie et le peuple insouciant des lagunes, voyaient dans la révolution française une source d’événemens merveilleux, un grand spectacle de la vie qui frappait leur imagination et donnait l’essor à leurs plus douces chimères.

— Quel avenir s’ouvre devant nous ! disait un officier d’un régiment d’Esclavons alors en garnison à Venise, en laissant traîner son sabre sur les dalles de la place Saint-Marc, pour imiter la désinvolture soldatesque des officiers français qu’il avait eu occasion de voir sur la terre ferme. De la gloire, de l’or, des femmes, et la conquête de la vieille Italie, voilà ce qui est au bout de notre épée, si le gouvernement de la seigneurie se décide enfin à accepter les propositions que lui fait l’homme du destin, comme dit M. le chevalier Sarti !

— Déjà la trompette sonne, les escadrons s’ébranlent, les panaches et les aigrettes d’or se balancent dans les airs, et je vois poindre à l’horizon d’azur l’armée française conduite par le génie de la victoire, s’écria un jeune écrivain qui visait à la poésie dramatique, où il avait eu des succès. Venise renaîtra plus charmante et plus belle sous le dogat de M. le chevalier Sarti, qui sera élevé à la dignité suprême par la jeunesse et la démocratie triomphantes. Que dites-vous, signori, de ma prophétie ?

— Qu’elle est plus vraisemblable que ton dernier drame historique, répliqua un critique de la presse vénitienne, qui commençait alors à s’émanciper ; mais il faut la compléter en nous faisant tous membres du sénat, à la place des vieillards impuissans qui ont usurpé les droits du peuple souverain.

— Il s’agit bien de Venise et de sa constitution décrépite, dit un élégant citadin d’un esprit hardi et très cultivé, il s’agit de l’Italie tout entière, dont il faut relever la nationalité au milieu de cette grande régénération des peuples qui se prépare. On ne redonne pas la vie à un corps épuisé. La destinée particulière de Venise est accomplie, elle ne peut plus être désormais qu’un fleuron historique de la patrie commune, alma parens.

— Mais que deviendront les princes qui, au nom du droit public, règnent aujourd’hui dans les différentes parties de la péninsule ? répondit un avocat qui se préoccupait beaucoup plus de la lettre que de l’esprit de la révolution.

— Ce qu’est devenu le duc de Modène, qui s’est enfui de ses états avec d’immenses trésors qu’il est venu cacher au fond de nos lagunes, répondit le premier interlocuteur.

— Et le pape, qu’en ferez-vous ?

— Le grand aumônier de la république universelle, ou bien nous l’enverrons à Constantinople convertir le Grand-Turc et le consoler de n’avoir pu épouser la reine de l’Adriatique, répliqua le citadin avec une froide ironie. Aussi bien son règne n’est plus de ce monde. Qu’en pensez-vous, chevalier ?

Le secret de l’avenir repose sur les genoux de Jupiter, a dit il poeta sovrano que j’invoquais il y a quelques instans, répliqua Lorenzo. Sans prétendre donner mon avis sur des questions aussi graves, il est certain qu’un nouvel idéal de la vie morale s’élève dans l’humanité, et que la destinée de l’Italie est dans les mains de l’homme providentiel qui est aux portes de Venise. Si son âme est à la hauteur de son génie, il peut relever cette nation glorieuse, ove il bel si risuona, dont il parle la langue, dont il porte le sang dans ses veines.

Ainsi allait devisant cette brillante jeunesse, sur laquelle le chevalier Sarti avait acquis un très grand ascendant. Excité par Zorzi et Villetard, et plus encore par le sentiment qui remplissait son cœur, Lorenzo avait secoué cette sorte de rêverie tendre et contemplative qui était sa disposition habituelle et pour ainsi dire la grâce de son esprit. Son caractère ouvert et généreux, son enthousiasme pour les belles choses, ses connaissances variées, la tournure romanesque et un peu métaphysique de son imagination, toutes ces qualités diverses, jointes à l’ardeur de ses convictions et à une volonté impérieuse, lui avaient donné une prépondérance marquée sur cette portion de la population vénitienne qui formait le parti de la France. Le chevalier avait été signalé à la police de l’inquisition, son arrestation avait été ordonnée et allait s’effectuer, lorsqu’on apprit la nouvelle de la bataille d’Arcole, puis de la victoire de Rivoli, remportée le 13 janvier 1797. Ces événemens prodigieux, qui achevaient la déroute de l’Autriche, excitèrent à Venise une émotion profonde. Le gouvernement fut atterré, et les novateurs, au comble de la joie et de l’enivrement, levèrent la tête, menaçant hautement l’aristocratie d’une prochaine déchéance.

Quelques jours après ce glorieux épisode de la campagne d’Italie, qui amena la reddition de Mantoue, Zorzi arriva un matin de bonne heure chez le chevalier Sarti, alla Giudecca. — Vittoria, vitloria ! s’écria-t-il à peine introduit dans la chambre à coucher de Lorenzo. Nous serons bientôt les maîtres de Venise, et il vous sera fait une bonne part, chevalier, dans le triomphe des amis de la liberté ; mais en attendant que ce fait inévitable s’accomplisse, je viens vous apprendre une nouvelle qui vous intéresse particulièrement. La fille du sénateur Zeno épouse dans trois jours le chevalier Grimani. Il s’agit d’empêcher cet odieux sacrifice, et je viens vous en offrir les moyens. Il y a demain une grande fête au casino du Salvadego, où doivent se trouver les Grimani, le sénateur Zeno avec sa fille Beata, et leurs amis les Badoer et les Dolfin. Vous irez aussi, chevalier, et entouré de vos amis, qui vous accompagneront sous un déguisement qu’autorise le carnaval, vous enlèverez la belle Hélène et vous partirez à l’instant pour la terre ferme. Villetard vous donnera pour le général en chef de l’armée française une lettre qui vous mettra à l’abri de toutes recherches.

— Etes-vous bien certain, monsieur, répondit Lorenzo abattu, que la signora Beata ait donné son consentement au mariage dont vous m’apportez la triste nouvelle ?

— Puisque tout est préparé pour la cérémonie nuptiale, jusqu’à l’appartement que doivent habiter les deux époux ! répliqua Zorzi avec impatience. Voulez-vous attendre que le fruit d’or ait été cueilli au jardin des Hespérides pour vous décider à prendre un parti ?

— Eh bien ! répondit Lorenzo tout à coup, je me rends à vos conseils et j’accepte l’offre de mes amis.


III

Le carnaval qui précéda de quelques mois la chute de la république de Venise ne fut ni moins gai ni moins bruyant que ceux des années précédentes. Cette ville unique, monument admirable d’un peuple industrieux qui, sans l’initiative d’un législateur suprême et sans l’aide d’un conquérant, s’était élevé, par ses propres efforts, du sein de la pauvreté et de l’ignorance au comble de la fortune et de la civilisation, allait s’éteindre et disparaître de la scène du monde sans se douter presque qu’elle assistât au dernier banquet de sa vie nationale. Et voyez quelles combinaisons du sorti un état indépendant consacré par les siècles, par les traités et le droit public de l’Europe chrétienne, une puissance catholique qui avait été le boulevard de l’église contre l’islamisme et la barbarie des Turcs, une république italienne qui fut une des merveilles de la civilisation et l’alliée de la France dès le XIIe siècle, va être anéantie et vendue à l’encan par un général républicain qui parle la langue de Dante et de Machiavel, par le représentant d’une grande et généreuse nation qui avait proclamé la fraternité des peuples et le respect des nationalités ! Et lorsque l’Europe indignée se soulève contre le formidable génie qui avait voulu l’enchaîner, lorsqu’elle le relègue par-delà les mers comme un perturbateur du repos public, les rois de la sainte-alliance, en manquant à leurs promesses de liberté, infirment aussitôt la portée de l’acte accompli. Ils relèvent et restaurent tous les anciens pouvoirs qui avaient disparu dans la tourmente révolutionnaire ; mais cette glorieuse république de Venise, qui fut le premier holocauste de l’ambition fatale de Bonaparte, reste entre les mains de l’Autriche. Et on s’étonne ensuite de l’instabilité des sociétés modernes et des secousses incessantes qui viennent ébranler les gouvernemens les mieux affermis ! La révolution de 89 a posé des principes qui ont pénétré dans les entrailles de la terre, et qui la soulèveront sous les pas des audacieux qui essaieraient d’en étouffer la virtualité. Ce ne sont ni des soldats aux gardes ni des vœux à la madone qui peuvent conjurer ces principes, et empêcher la conscience moderne d’organiser le monde à son image. Pendant que les destinées de la république étaient l’objet des douloureuses préoccupations d’un petit nombre d’esprits clair-voyans, pendant que le palais ducal était rempli de soucis, d’ombres gémissantes et de pâles terreurs, et que le bélier de l’ennemi battait les murs de la ville sacrée, jusqu’alors invulnérable, le peuple s’enivrait du bruit de ses grelots et de ses douces chansons. S’il connaissait les événemens extérieurs par la rumeur des gazettes et les propos mystérieux qui échappaient aux partisans de la révolution, il avait une trop grande confiance dans la sagesse de ses maîtres pour s’inquiéter sérieusement du sort de son pays. D’ailleurs le carnaval était à Venise une fête véritablement nationale, et plus les circonstances politiques étaient menaçantes pour le gouvernement de l’aristocratie, plus celle-ci mit de soin à cacher ses inquiétudes aux yeux de la foule étourdie. Aussi voyait-on les lagunes, il canalazzo, la place Saint-Marc, les casinos et jusqu’aux pieux réduits de la pénitence qui étaient si nombreux à Venise, se remplir de lumières discrètes, de mouvement et de masques joyeux et bizarres qui offraient le spectacle d’un rêve magique s’épanouissant au-dessus d’un abîme où allait disparaître bientôt ce monde frivole et charmant.

Nos delubra deùm miseri, quibus ultimus esset
Ille dies, festa velamus fronde per urbem[10].

« Et nous, nous, malheureux, dont c’était le dernier jour, nous parons de guirlandes, comme un jour de fête, les temples de Troie. »

Le soir où devait avoir lieu au Salvadego la brillante réunion dont Zorzi avait parlé au chevalier Sarti, Beata remontait le Grand-Canal dans une gondole avec son père, son fiancé et le sénateur Grimani. Vaincue par les prières du sénateur Zeno et par la crainte qu’une plus longue résistance de sa part n’accrût les dangers dont elle savait que Lorenzo était menacé, Beata avait fini par se laisser arracher une sorte de consentement tacite au mariage qui allait s’accomplir sous d’aussi tristes auspices ; mais en faisant le sacrifice de sa vie au repos de son vieux père, qu’elle voyait accablé d’une si grande douleur, en s’inclinant humblement sous la main de la destinée qui s’appesantissait sur elle, Beata n’avait point perdu l’espoir de retarder encore, sous un prétexte ou sous un autre, le jour funeste où il lui faudrait renoncer aux félicités que l’amour lui avait fait entrevoir. Elle conservait au fond du cœur je ne sais quelle force secrète et quel pressentiment d’heureux augure qui lui faisaient affronter son malheur sans rien perdre de la dignité de sa contenance. Elle souffrait mortellement, mais sans trahir par aucun signe extérieur l’émotion de son âme et le secret de sa vie. Les deux sénateurs étaient silencieux dans la gondole, tandis que le chevalier Grimani, qui était assis à côté de Beata, lui témoignait, par son empressement et des paroles délicates, combien il était heureux de partager le sort d’une femme accomplie dont il n’avait pas été facile de vaincre les scrupules et la pudique résistance.

— Que voulez-vous, chevalier ? lui disait Beata d’une voix timide. Il y a des natures faibles que le bonheur effraie, et qui semblent en redouter l’approche comme si elles devaient y trouver le terme de leur courte existence. Peut-être ne suis-je pas digne de toutes les félicités dont il a plu à Dieu de me combler.

Le chevalier, qui ne pouvait voir dans ces paroles de Beata que l’expression d’une douce tristesse et d’une chaste inquiétude faciles à comprendre en pareille circonstance, s’efforçait de rassurer la gentildonna sur l’avenir qui les attendait en protestant de son amour et de sa soumission aux moindres désirs qu’elle pourrait manifester. La gondole s’avançait vers la Piazzetta au milieu d’un cortège de barques toutes éclairées par des lanternes de couleurs diverses projetant sur l’eau profonde du canalazzo une lumière mystérieuse qui frappait l’imagination en lui ouvrant des perspectives infinies. Des cris, des éclats de rire, des instrumens, des voix mélodieuses retentissaient au fond de ces méandres de la ville enchantée. Arrivés au traghetto, les quatre personnages descendirent sur la Piazzetta, dont la foule encombrait tous les abords. Ils étaient revêtus d’un domino noir, qui était le déguisement le plus commode et celui que préféraient les gens de qualité. Beata, donnant le bras au chevalier Grimani, suivait tristement les deux sénateurs, qui avaient de la peine à se frayer un passage à travers les flots de la multitude qui se précipitait sur la grande place.

Quel spectacle offrait alors ce grand et magnifique théâtre de la grandeur vénitienne où tous les siècles, tous les styles et toutes les civilisations du monde se trouvent représentés ! L’histoire de Venise n’est-elle pas écrite sur ces monumens qui racontent les vicissitudes d’un peuple admirable par sa patience, son activité, par son génie des arts et de la vie politique ? Quelle gaieté, quelle folie charmante, quel enivrement de l’heure qui passe et quelle insouciance du lendemain on voyait éclater au milieu de cette place, où les masques et les costumes les plus bizarres donnaient un échantillon de toutes les conditions de la société, mêlées aux caprices d’une fantaisie adorable : paysans, gentilshommes, docteurs enfarinés de théologie, médecins courbés sous une large perruque et le front armé de lunettes redoutables, cicisbei, monsignori élégans, turcs, zingari, chinois, soldats du pape portant un parapluie à la main, charlatans, devins, moines de tous les ordres suivis et raillés par la nombreuse famille des Arlequins, des Pierrots, des Colombines et des Pantalons, ces types de la vieille comédie italienne qui forment un monde à part dont on ignore l’histoire ! D’où viennent-ils en effet, ces beaux Léandres, ces Lindors à l’habit bleu céleste, ces Scaramouches, ces Brighella et ces princesses à la robe de pourpre, à la voix d’ange et au cœur de colombe qu’on voit danser et rire au clair de la lune et s’ébattre dans un carrefour enchanté comme des ombres bienheureuses ? Qui donc a pu imaginer ces brigate joyeuses d’hommes et de femmes de loisir, ces chœurs de farfadets et d’innamorati courant sur la pointe des pieds à un rendez-vous promis sous une fenêtre bénie où ils restent jusqu’à l’aurore ? Est-ce un rêve, une fiction de la poésie, un ressouvenir du passé, ou bien un pressentiment de l’avenir ? C’est tout cela ensemble, c’est de la féerie et de l’histoire, de la poésie et de la réalité, c’est le carnaval de Venise aux derniers jours de son indépendance. Pendant que ce festin de Balthazar déroule ses pompes et ses folles mascarades sur cette place de Saint-Marc, qui est une des merveilles du monde, le destin de la république siège au palais ducal dans la personne du faible Louis Manini, qui pleure en s’écriant devant quelques conseillers aussi faibles que lui :

… Divùm, inclementia divûm
Has evertit opes, sternitque a culmine Trojam.

« C’est le courroux, l’impitoyable courroux des dieux qui renverse cet empire, et qui précipite du faite Ilion[11]. »

Beata traversait avec peine cette cohue bruyante, l’âme remplie d’une tristesse inconsolable. Enveloppée dans un domino noir qui laissait apercevoir l’élégance et la souplesse de sa taille divine, ses beaux yeux abrités sous un masque de velours qui lui permettait de tout voir sans trahir sa propre émotion, elle s’appuyait légèrement sur le bras du chevalier Grimani, prêtant l’oreille aux lazzi de la foule, aux à parte des couples heureux. Au détour du campanile, au moment d’entrer dans la grande place, Beata fut assez rudement poussée par un flot de masques venant dans le sens contraire, et se trouva tout à coup séparée du chevalier Grimani. Elle voulut ressaisir immédiatement le bras de son fiancé ; mais, heurtée par les divers courans de cette foule innombrable, elle fut comme enfermée dans un cercle qu’elle ne put franchir. Ce cercle, allant toujours se rétrécissant autour d’elle, la poussait vers la Piazzetta et le Grand-Canal malgré les efforts qu’elle faisait pour résister à cette impulsion. La liberté dont on jouissait à Venise pendant le carnaval était si grande, le masque était si respecté et le déguisement autorisait tant d’intrigues et d’espiègleries innocentes, que Beata ne fut pas trop alarmée d’un incident qui n’avait rien de bien extraordinaire, au milieu d’une multitude qui se soulevait et s’apaisait comme les vagues de l’Adriatique. Cependant son inquiétude devint un peu plus vive lorsqu’elle se sentit prendre le bras par un des masques qui l’approchaient et qu’il lui dit à l’oreille :

— Où vas-tu, anima affannata ? et que cherches-tu dans ce tourbillon de folies et de vaines paroles ? Est-ce la paix, la lumière et l’idéal de ta noble vie ?

..........Beata, i tuoi martiri
A lagrimar mi fanno tristo e pio…

Si tu veux me suivre, je te conduirai dans les bras de celui que tu adores et qui est digne de ton amour.

En prononçant ces mots, qui trahissaient un ami de Lorenzo, le masque inconnu pressait les pas de la gentildonna et l’entraînait de plus en plus vers le traghetto où sans doute devait se trouver une gondole prête à les recevoir. Éperdue, indécise, ne sachant comment échapper à la contrainte dont elle se voyait l’objet, Beata fit de nouveaux efforts pour remonter le courant de la foule en repoussant la main qui étreignait son bras. Le masque, reprenant alors son bras avec plus de violence, lui dit : — Pourquoi veux-tu fuir ton bon génie, qui te parle par ma voix ? Sais-tu bien l’avenir qui t’attend, ô noble fille de Venise !


Amor ch’ a nullo amato amar perdona


te suivra comme une ombre jusque dans le lit nuptial où tu ne pourras étouffer des souvenirs vengeurs de la foi trahie ! Le temps presse, l’heure est propice ; écoute les conseils d’un ami, car dans quelques jours peut-être il sera trop tard.

Le masque n’avait pas achevé de prononcer ces dernières paroles, que le cercle qui enfermait Beata fut rompu par un courant de nouveau-venus qui remontait la Piazzetta. Libre alors, la pauvre gentildonna s’éloigna rapidement du lieu où elle avait été entraînée et se perdit dans la foule. Elle tremblait et regardait sans cesse derrière elle pour s’assurer si personne ne la suivait. Son trouble, qui était grand, provenait bien moins du danger qu’elle avait couru d’être enlevée, pensait-elle, que des paroles mystérieuses qu’on lui avait adressées. Ce ne pouvait être évidemment qu’un ami de Lorenzo, qui, pour se faire connaître de la fille du sénateur, lui avait applique les vers de la Divine Comédie que nous avons cités, et que Beata savait par cœur. Que voulaient dire surtout ces mots sinistres : Dans quelques jours il sera peut-être trop tard ? Lorenzo serait-il menacé d’un grand malheur, comme elle avait tout lieu de le craindre ? Cette pensée était la plus amère de toutes au cœur de la noble signora. Ce n’est qu’au Salvadego que Beata retrouva les siens et le chevalier Grimani, qui l’avait cherchée vainement au milieu de la foule, et qui commençait à s’inquiéter de son absence. Elle se garda bien de parler à son fiancé de l’aventure qui la troublait, et, attribuant son éloignement à la violente pression de la multitude qui l’avait arrachée au bras du chevalier, elle contint son émotion et refoula dans son âme ses tristes pressentimens.

La célèbre osteria du Salvadego (le Sauvage) était située au fond de la grande place, à l’angle à main droite lorsqu’on a tourné le dos à la basilique de Venise. Elle avait deux issues, l’une sur la place même, l’autre par derrière, ouvrant sur un petit canal. L’osteria était plus particulièrement fréquentée par l’aristocratie, qui, dans les dernières années de la république, y donnait souvent des fêtes où elle pouvait se rencontrer avec les ambassadeurs des puissances étrangères sans éveiller les soupçons des inquisiteurs d’état. Pendant le carnaval, les vastes et somptueux appartemens du Salvadego étaient transformés en un casino public, dont chaque salle avait une destination particulière. On dansait dans l’une, on jouait au pharaon dans l’autre, on soupait ici, on tenait la conversazione plus loin, et, toutes ces pièces, communiquant de plain-pied, formaient un grand et bel ensemble où l’on pouvait circuler facilement. Des camerini étaient mis à la disposition des personnes qui voulaient s’isoler de la foule et jouir de la fête sans en subir les inconvéniens. Le salon qui avait été choisi pour la réunion de la noble compagnie était l’un des plus spacieux de l’établissement et dominait toutes les autres pièces. Quatre de ses fenêtres avaient jour sur la place, et du fond d’un cabinet de repos qui en était la partie extrême on pouvait plonger le regard dans une longue enfilade d’appartemens lumineux, ou bien contempler du haut de la fenêtre qui s’y trouvait le spectacle unique qu’offrait la place Saint-Marc. C’étaient les Dolfin qui avaient organisé cette fête au Salvadego pour y célébrer la prochaine alliance des deux nobles familles. Un souper de cinquante couverts avait été commandé pour une heure du matin. L’abbé Zamaria, retenu dans son lit par une indisposition assez grave, n’était point au nombre des convives.

Comme il était encore de bonne heure, les personnes qui se trouvaient déjà réunies eurent le désir de se mêler un instant à la foule qui emplissait les différentes salles du casino. On se rendit d’abord à la salle de jeu, où plusieurs tables chargées de zecchini d’or excitaient la convoitise des passans. Un personnage masqué, assis au centre de chaque table et entouré de deux associés qui partageaient sa fortune, remplissait les fonctions de banquier. Un râteau d’ivoire à la main, ce banquier, qui était presque toujours un membre de l’aristocratie, renvoyait aux gagnans ou ramenait à lui des piles de zecchini d’or sans proférer un mot. Les ponteurs, debout autour de la table et non moins silencieux que le banquier et ses deux associés, chargeaient la carte qu’ils avaient devant eux de la somme qu’ils voulaient risquer, gagnaient ou perdaient, s’en allaient ou revenaient, sans qu’on pût lire sur leur visage les émotions diverses qu’ils devaient éprouver. Avoir ces costumes variés, ces masques impénétrables qui représentaient différens types de la nature humaine, moins la vivacité du regard et ces tressaillemens involontaires de la physionomie qui accusent la vie, à les voir groupés silencieusement autour d’un tapis vert où présidait une sorte de Rhadamante un sceptre à la main, on eût dit un troupeau de larves évoquées un instant sur la terre pour y goûter encore le plaisir qui leur avait coûté si cher !

La fille du sénateur, donnant le bras au chevalier Grimani, s’était arrêtée devant l’une de ces tables de jeu. Tout émue encore de l’épisode de la place Saint-Marc dont elle craignait les suites, elle regardait avec distraction les joueurs qui se disputaient l’or amoncelé sur le tapis, lorsqu’elle remarqua un masque qui semblait l’observer avec une attention particulière. Elle détourna la tête pour échapper à l’obsession dont elle se voyait l’objet, mais le masque inflexible suivait tous ses mouvemens sans lui laisser de répit. Beata fit alors un effort pour quitter la salle où, elle se sentait mal à l’aise, quand le masque dont elle cherchait à éviter le regard scrutateur, ayant été favorisé par la fortune, étendit une main blanche et délicate sur le tapis vert pour ramasser l’or qu’il venait de gagner. À la vue de cette main, Beata se troubla si fort que le chevalier Grimani s’en aperçut et lui demanda avec sollicitude : — Qu’avez-vous, signora ? — Allons-nous-en, répondit-elle d’une voix étouffée, ces joueurs me font mal. — Ce n’étaient pas les passions des joueurs qui avaient ému la jeune fille, mais la présence de Lorenzo, dont elle avait cru reconnaître la main.

Beata entraîna le chevalier dans la salle de danse, contiguë à celle qu’on venait de quitter. C’était la plus grande et la plus magnifique du casino. Un orchestre nombreux était placé dans une galerie élevée, où il planait au-dessus de la foule qu’il enivrait de ses rhythmes agaçans. Les suonatori étaient masqués et déguisés comme tout le monde, et le costume dont chacun était revêtu formait un contraste plus ou moins comique avec l’instrument qu’il jouait. Celui qui donnait du cor représentait un ours, les violons des singes, les contrebasses des arlequins, le hautbois était un berger des Abruzzes, la flûte un polichinelle, la clarinette le docteur Pandolfo de la comédie italienne, le basson un loup, et le trompette un soldat de l’armée vénitienne. De beaux lustres chargés de bougies, qui étaient contenues dans des globes de couleurs joyeuses, jetaient une lumière adoucie que de nombreuses glaces de Murano réfléchissaient à perte de vue. Le coup d’œil était d’un effet magique, et un étranger qui serait entré dans cette salle splendide sans posséder aucune notion du pays qu’il aurait visité pour la première fois aurait eu de la peine à distinguer s’il assistait à une scène de la vie réelle, ou si son esprit était le jouet d’une fascination étrange. L’homme éprouve un si grand besoin d’échapper à sa condition ordinaire, quelque élevée qu’elle puisse être, de franchir les limites du monde connu où il s’agite sous le regard de tous, que le masque et le déguisement sous lesquels il peut se dérober un instant à son esclavage sont pour lui une transformation de son être, une métamorphose qui semble lui prêter des facultés nouvelles et le faire participer aux jouissances de l’infini, où il aspire par le sentiment et la connaissance. Le sommeil qui nous arrache aux soucis de la réalité, le rêve qui nous transporte sur ses ailes divines, l’ivresse qui multiplie nos illusions, le jeu qui déchaîne dans notre âme les passions terribles de la convoitise, l’ambition, la gloire, la religion, la poésie et l’amour qui nous transfigurent, ne sont-ils pas des modes différens par lesquels un être borné dans sa substance, mais grand par ses désirs, essaie de trouver une issue au fini qui l’étouffé, comme l’oiseau vient frapper de la tête aux barreaux de la cage où il pleure sa liberté native ? Un bal comme celui qui avait lieu au Salvadego à l’heure suprême où était arrivée Venise, ces tourbillons d’esprits frivoles et sérieux que soulevait une musique enchanteresse, ces masques et ces costumes de toutes les formes, ces carrés de danseurs éperdus où le patricien coudoyait le gondolier, où le pauvre était aussi libre que le riche, et le prince souverain soumis à la même loi de sociabilité polie que le dernier facchino de ses états, où l’amour, le caprice et la curiosité trouvaient un aliment qui se renouvelait toujours sans s’épuiser jamais, c’était comme une vision de ce monde d’enchantemens et d’éternels loisirs que les contes de fées, qui ne sont pas ce qu’un vain peuple de philosophes pense, nous ont fait entrevoir dès le berceau.

En entrant précipitamment dans la salle du bal, Beata regardait de tous côtés avec anxiété, craignant d’être suivie. La rencontre qu’elle avait faite sur la place Saint-Marc, le nouvel incident qui venait de se passer à la table de jeu où elle était certaine d’avoir reconnu Lorenzo, lui faisaient redouter quelque catastrophe dont elle et son jeune amant pourraient être les victimes. Si elle eût osé communiquer au chevalier Grimani ses appréhensions sans mettre à jour la source de ses peines, elle se serait retirée du milieu de cette foule, dont la gaieté turbulente et le contact la faisaient tressaillir jusqu’au fond de l’âme. Cependant, ne pouvant résister plus longtemps au trouble qui s’était emparé de son esprit, Beata feignit d’être inquiète de l’absence de son père, qui était resté à causer avec le sénateur Grimani dans le salon où devait avoir lieu le souper, et manifesta le désir d’aller le rejoindre. Elle allait revenir sur ses pas, lorsqu’elle fut abordée par trois masques, représentant les trois rois mages de l’Évangile avec l’encens, l’or et la myrrhe. L’un des mages, ayant une guitare suspendue à son cou, en fit jaillir quelques accords, et tous trois se mirent à chanter la complainte naïve dont on a pu lire le texte dans la première partie de cette histoire[12]. C’était la reproduction exacte de la scène charmante qui s’était passée à la villa Cadolce, pendant la nuit de Noël où le jeune Lorenzo fut accueilli avec tant de grâce par la fille du sénateur Zeno. Aux sons de la guitare et de ces trois voix harmonieuses qui s’élevèrent tout à coup au-dessus du bruit général, le bal fut comme suspendu, et tout le monde s’approcha du groupe qui entourait les mages. Beata, de plus en plus troublée par cette scène dont elle ne pouvait méconnaître la signification, voulut faire un effort pour échapper à ce spectacle douloureux, et tomba évanouie dans les bras du chevalier Grimani. On s’empressa d’ôter le masque à la gentildonna, mais, pendant que le chevalier Grimani était allé chercher du secours, les trois mages enlevèrent Beata dans leurs bras comme pour la transporter dans une pièce plus convenable à sa situation. Quand ils furent parvenus à la porte du casino qui ouvrait sur le petit canal, il y eut un effroyable tumulte et des cris douloureux dont les personnes qui étaient restées dans la salle du bal ne pouvaient s’expliquer la cause. C’est que les mages venaient d’être arrêtés et l’un d’eux presque tué sur place d’un coup de stylet. Beata, toujours évanouie, fut transportée dans le cabinet de repos qui touchait au salon du banquet. Là, étendue sur un canapé, entourée de son père, de son fiancé et de ses amis, elle reprit lentement ses sens. Fatiguée de l’horrible secousse qu’elle venait d’éprouver, Beata, ayant auprès d’elle sa camériste Teresa, qu’on avait envoyé chercher, pria qu’on la laissât seule un instant, et tout le monde se retira.

Que s’était-il donc passé dans la salle du bal depuis l’apparition des trois mages ? Beata, l’ignorait complètement. Elle interrogea Teresa pour savoir si elle avait entendu parler de Lorenzo, et la camériste ne put rien lui apprendre de précis. Un bruit vague s’était seulement répandu dans le casino qu’on avait fait des arrestations et qu’un nommé Zorzi avait été tué d’un coup de stylet par un sbire. Le nom de Zorzi était bien connu de la signora, mais elle ne soupçonnait pas les relations qui s’étaient établies entre ce’ personnage politique et le chevalier Sarti. Cependant l’épisode de la place Saint-Marc, celui de la table de jeu, la scène du bal et les pressentimens de son propre cœur lui faisaient craindre que Lorenzo ne se trouvât impliqué dans quelque complot sinistre dont elle ne s’expliquait pas la nature. Aurait-il voulu l’enlever pour empêcher l’odieux mariage qui allait briser toutes ses espérances ? Cela était d’autant plus probable, qu’à la dernière entrevue qu’il avait eue avec Beata sur le balcon de son palais, Lorenzo avait osé lui conseiller de quitter son père et sa patrie et de s’enfuir avec lui sur la terre étrangère. Cette idée avilissante, qu’elle n’aurait pas pardonnée à tout autre, émanée de la bouche du chevalier Sarti, lui devenait presque un titre de plus à l’affection profonde de cette admirable créature. Pour apaiser l’inquiétude de sa maîtresse autant que pour satisfaire sa propre curiosité, Teresa demanda la permission d’aller se mêler à la foule, qui emplissait plus que jamais les salles du casino, afin d’y recueillir quelques détails sur les événemens de la soirée.

Restée seule dans le cabinet, dont la porte entr’ouverte lui permettait de plonger un regard furtif dans cette longue suite de salles lumineuses, Beata, brisée par les vives émotions qu’elle venait d’éprouver et par la crainte toujours persistante d’un plus grand malheur, s’affaissa sur elle-même, et fut saisie d’une espèce d’engourdissement physique et moral qui n’était plus la vie et n’était pas le sommeil. Étendue sur le canapé, le coude appuyé sur un coussin de velours, les yeux à demi fermés, et plongée dans cet état indéfinissable où l’âme survit encore à la défaillance des organes matériels, Beata entendait bruire au loin les flots de la gaieté populaire. Les sonorités joyeuses de l’orchestre, qui lui parvenaient adoucies par l’espace qui la séparait de la salle du bal, l’enivrement de la foule que la danse emportait dans un tourbillon infini, les jets de lumière qui pénétraient furtivement dans le réduit où elle s’était réfugiée, les cris qui s’élevaient de la place Saint-Marc, les masques qui passaient devant la porte du cabinet, y dessinant leur ombre fugitive, ces incidens, ces bruits, ces harmonies de la vie heureuse et insouciante formaient un contraste si douloureux avec la situation de Beata, qu’elle se réveilla en sursaut, se mit à sangloter amèrement et s’écria : — Oh ! mon Dieu, mon Dieu, ayez enfin pitié de moi ! — Après un de ces instans de silence qui succèdent d’ordinaire aux crises violentes : — Ah ! dit-elle, les yeux inondés de larmes et son beau visage caché entre ses deux mains selon son habitude de recueillement, qu’elle est vraie et profonde, cette pensée du poète de l’amour, que mon cher Lorenzo m’a appris à admirer :

… Nessun maggior dolore
Che ricordarsi del tempo felice
Nella miseria…

Concentrée ainsi sur elle-même et pleurant comme un ange de lumière égaré dans un lieu de ténèbres (in un luoco d’ogni luce muto), elle se rappelait avec ravissement les doux souvenirs de sa courte et noble vie, l’arrivée de Lorenzo à la villa Cadolce, le duo chanté avec Tognina aux bords de la Brenta, la promenade à Murano, la nuit du balcon, et il disiato riso… baciato da cotanto amante, l’ineffable baiser cueilli sur ses lèvres innocentes, qui en conservaient encore un chaste frémissement. Beata était plongée dans ce mirage d’un bonheur à jamais évanoui, lorsque Teresa entra précipitamment dans le cabinet, et lui dit avec une émotion qu’elle ne sut pas contenir :

— Signora, Lorenzo est arrêté, et l’on croit qu’il est enfermé sous les plombs du palais ducal !

À cette triste nouvelle, que son cœur pressentait depuis longtemps, Beata se leva brusquement, prit son masque, et quitta le casino sans prendre congé de la compagnie. Le sénateur Zeno et les Grimani se retirèrent aussi peu d’instans après en laissant les autres convives fort préoccupés de ce qui venait de se passer.

Dès le lendemain matin, Beata se rendit chez le chevalier Grimani. Elle lui raconta sa vie, son amour, son désespoir, en lui manifestant sa ferme résolution de ne point contracter une alliance dont elle ne se croyait pas digne. — Dieu a disposé de mon cœur, lui dit-elle avec une énergie qui contrastait singulièrement avec sa réserve ordinaire, et je vous estime trop, chevalier, pour vous donner les restes d’une existence vouée au malheur. Non-seulement, ajouta-t-elle, je viens vous conjurer de m’aider à rompre le nœud qui devait nous unir, mais j’attends plus encore de votre générosité : je vous demande à genoux d’employer votre crédit et celui de votre puissante famille pour faire mettre en liberté le chevalier Sarti. Je vous aurai une reconnaissance éternelle de cet acte d’abnégation, qui n’est pas au-dessus de l’idée que je me suis faite de votre caractère.

Vaincu, touché par les larmes de Beata et par l’expression d’un sentiment si profond, dont il apprenait l’existence pour la première fois, le chevalier Grimani se montra digne de la confiance qu’il avait inspirée. Il promit son concours à tout ce que désirait la noble fille du sénateur Zeno. — Quelque pénible que soit le sacrifice que vous exigez, de moi, signora, répondit le chevalier Grimani avec une émotion qu’il ne chercha point à contenir, j’obéirai à vos ordres, comme j’eusse été heureux de le faire toute ma vie. Malheureusement les obstacles que rencontrera votre désir dans la volonté de votre père et du mien ne sont pas les seuls qu’il faille prévoir. J’ignore quelle est l’accusation portée contre le chevalier Sarti, et, dans les circonstances graves où se trouvera république, il se peut que la seigneurie soit peu accessible à la clémence.

— Sauvez-le ! sauvez-le ! s’écria avec exaltation la gentildonna, si vous avez encore quelque pitié pour une femme qui vous fut destinée, et qui ne peut vous donner, hélas ! que son estime et son amitié.

Et tendant au chevalier une main qu’il baisa avec respect, la fille du sénateur se retira.


PAUL SCUDO.

  1. « Sur le quai des Esclavons, on mange de bons morceaux. »
  2. Voyez la première partie de cette histoire, livraison du 1er janvier 1854.
  3. L’Iliade, chant XVIII.
  4. Il y a là une erreur à relever dans le livre, d’ailleurs si remarquable, de M. de Tocqueville, l’Ancien Régime et la Révolution. Voyez chapitre XIV, p. 227.
  5. Catulle.
  6. Enfer, chant IX, terzina 21.
  7. Plotin.
  8. Homère, Iliade.
  9. Dante, Inferno, chant III.
  10. Virgine, Znéide, livre II..
  11. Enéide, livre II.
  12. Voyez la livraison du 1er janvier 1854.