Le Chevalier Sarti, histoire musicale/08

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VIII.

MORT DE BEATA. — CHUTE DE VENISE.



I.

Sous prétexte de servir la passion du chevalier Sarti et d’enlever Beata, Zorzi et Villetard avaient organisé un vrai complot politique. On voulait s’emparer de plusieurs personnages importans de la république, tels que François Pesaro et le sénateur Zeno, dont on connaissait l’hostilité contre les idées nouvelles, et intimider par un coup d’audace les ennemis de la démocratie et de l’alliance française. C’est Zerzi qui avait abordé Beata sur la place Saint-Marc, où il faillit l’enlever, et c’est lui aussi qui avait eu l’idée de la mascarade des rois mages, dont l’apparition au Salvadego avait causé à Beata une si grande émotion. Pendant ce temps-là, les autres conjurés, disséminés dans les différentes salles du casino, s’efforçaient de mettre à exécution le plan qui avait été conçu par Zorzi, sans se douter que depuis plusieurs jours ils étaient surveillés par la police de l’inquisition. Les deux portes du casino étaient gardées à vue par des sbires déguisés, et c’est à l’une de ces entrées que Zorzi reçut dans le côté droit un coup de stylet qui fit manquer l’entreprise. L’instinct de Beata ne l’avait pas trompée, c’était bien Lorenzo qui se trouvait à la table de jeu au moment où la fille du sénateur s’y était arrêtée au bras du chevalier Grimani. Ce masque, qui la poursuivait d’un regard impitoyable, c’était le chevalier Sarti, qui l’avait attendue à la sortie de son palais, et qui n’avait perdu ses traces que sur la place Saint-Marc. Il n’y a pas de déguisement qui puisse cacher aux yeux d’un amant la femme qu’il aime. La taille élégante de Beata, sa démarche noble et les molles langueurs de sa contenance auraient suffi au chevalier Sarti pour lui révéler la présence de la signora, quand même l’encombrement de la place Saint-Marc ne lui eût pas permis de l’approcher assez pour respirer le parfum de sa blonde chevelure. Après la scène muette de la salle de jeu, Lorenzo, ayant ramassé l’or qu’il venait de gagner, était sorti du casino pour aller changer de déguisement et prendre le costume de l’un des rois mages. Il fut arrêté à la porte du Salvadego et conduit sous les plombs du palais ducal.

Le chevalier y passa une nuit horrible. Aucune explication ne lui fut donnée sur les imputations dont il était l’objet. Le sénateur Zeno avait-il voulu se débarrasser d’un jeune téméraire qui avait osé lever les yeux sur sa fille, ou bien le chevalier Grimani aurait-il eu quelques soupçons du complot qui se tramait contre sa fiancée ? Pourquoi Beata avait-elle opposé une si vive résistance au masque qui l’avait abordée sur la place Saint-Marc en lui parlant un langage dont elle ne pouvait méconnaître l’origine ? Est-ce que l’odieux mariage qui allait s’accomplir et auquel on voulait la soustraire ne lui répugnait pas autant que se l’était imaginé le pauvre Lorenzo, qui avait cru trouver dans une fille de Venise une de ces créatures chimériques nées d’un souffle de la fantaisie ? Qu’était-ce donc que la vie de ce monde, si rien ne résistait au contact du malheur, et si un caractère aussi noble que celui de Beata pouvait succomber lâchement aux préjugés d’une société avilie ? — Ah ! les femmes ! se disait Lorenzo, ce sont des monstres de volupté et de sentiment, d’égoïsme sordide et d’abnégation héroïque, moitié anges et moitié démons, où la vérité et le mensonge, la force et les plus honteuses faiblesses se combinent et s’entremêlent d’une si étrange manière, qu’on ne sait si on doit les bénir ou les mépriser, les haïr ou les adorer !

Le lendemain de la nuit qui suivit son arrestation, Lorenzo essaya d’obtenir du geôlier qui vint lui apporter un déjeuner plus que frugal quelques éclaircissemens sur sa situation. On ne lui répondit que par des monosyllables insignifians, en lui recommandant là patience et la soumission aux ordres de la seigneurie.

— Mais de quoi m’accuse-t-on ? répliqua Lorenzo avec vivacité.

— Je l’ignore, répondit le familier de l’inquisition, et ma mission n’est point de m’enquérir de la cause qui m’amène ici tant d’illustres convives.

— Pensez-vous qu’on me retienne long-temps dans ce lieu de misère ?

Dio lo sà, répondit le geôlier en se retirant et en fermant la porte avec fracas.

Les prisons si connues dans l’histoire sous le nom de plombs de Venise étaient des espèces de mansardes placées sous le toit du palais ducal et recouvertes en feuilles de zinc ou de plomb. C’étaient des cellules où l’air et l’espace étaient assez rigoureusement mesurés. Le plus grand supplice qu’éprouvaient ceux qui s’y trouvaient renfermés, c’était, après l’incertitude du sort qui les attendait, une chaleur étouffante pendant l’été et un froid excessif en hiver. Casanova, dans ses Mémoires, plus véridiques qu’on ne pense, a laissé une description des plombs de Venise dont on ne peut contester l’exactitude. Dans ce palais mauresque, bâti en 1355, par le doge Marino Faliero, sur les débris de celui qui avait été construit à l’origine de la république en 807 par Angelo Partecipazio, se trouvaient réunis tous les pouvoirs, tous les rouages du gouvernement de Venise, depuis le représentant viager de la souveraineté sur son trône d’or, le grand-conseil, le sénat, l’inquisition, les tribunaux, jusqu’à l’exécuteur des ordres rigoureux pourchassant devant lui les anime dannate, et qui, après avoir traversé le pont des Soupirs, les faisait descendre de cercle en cercle dans ces puits ténébreux, bolgie infernali, où l’on entendait :

Diverse lingue, orribili favelle,
Parole di dolore, accenti d’ ira[1].

Peu de jours après l’arrestation du chevalier, qui avait eu lieu à la fin du mois de février 1797, le geôlier, qui s’était montré d’abord si laconique, entra un matin dans la cellule de Lorenzo, qu’il trouva plus triste et plus abattu que la veille. — Eh bien ! signore, lui dit-il, car on voit à vos manières distinguées que vous appartenez sans doute à quelque illustrissime famille de Venise, que faites-vous donc là accroupi sur la fenêtre par un temps aussi froid ? Par san Marco benedetto, n’allez-vous pas contracter aussi cette vilaine maladie du désespoir qui ne sert à rien, et qui a laissé ici tant de victimes ? Tenez, ajouta-t-il avec un air de bonhomie, voici de quoi vous distraire un peu. Ce sont quelques vieux livres qui m’ont été légués par un de vos prédécesseurs qui n’a quitté ces combles où l’on voit briller au moins la lumière que pour descendre dans un lieu moins favorable à la lecture.

Le geôlier remit alors à Lorenzo trois ou quatre volumes reliés avec un certain luxe.

— Vous êtes bien légèrement vêtu pour la saison où nous sommes, reprit le geôlier avec sollicitude, et puisqu’on a égaré le manteau que vous portiez au moment de votre arrestation, j’ai cru pouvoir vous offrir cette robe de chambre en velours qui vous tiendra un peu plus chaud que votre bel habit de soie. C’est un cadeau que m’a fait une gentildonna en reconnaissance des petits services que j’ai pu rendre à son mari, qui a été six ans mon pensionnaire. Voyons, continua-t-il, enveloppez-vous à l’instant dans cette bonne douillette, et croyez bien qu’on n’est pas un Turc pour être chargé d’une si pénible mission.

Ces prévenances, ces attentions presque délicates de la part d’un gardien de ces tristes demeures étaient fort extraordinaires. Lorenzo, enveloppé dans la riche robe de chambre qu’on lui avait apportée, et dont les cordons de soie entremêlés de fils d’or entouraient plusieurs fois sa taille, se mit à feuilleter les livres que le geôlier avait déposés sur une petite table aux pieds vermoulus qui, avec une chaise et un lit délabré, formait tout le mobilier de sa chambre. Ces volumes contenaient les dialogues de Platon, la Divine Comédie et la Nouvelle Héloïse. Ce choix d’œuvres préférées, fournies par le hasard, étonna le chevalier. Il lut quelques pages du Phédon, du Philèbe, où le maître essaie de donner une définition du souverain bien, qu’il ne faut pas confondre avec le plaisir, et se plut davantage à la lecture de la République, où la description de la fameuse caverne, image de la vie humaine, avait une certaine analogie avec l’état de son âme et de sa situation ; mais la froide dialectique de Socrate et de son divin disciple, ces subtilités d’un art suprême, qui avaient pu intéresser le chevalier Sarti alors qu’il était libre et plein d’espérances, n’étaient pas de nature à le distraire longtemps de l’unique objet qui remplissait son cœur. C’était Beata, Beata dans les bras de son époux et radieuse de bonheur, qu’il avait sans cesse devant les yeux ! Son imagination exaltée lui retraçait tous les détails de ce mariage inique. Il voyait la fiancée à l’église prononçant le mot irrévocable, assise au banquet au milieu de ses nombreux amis, et puis se glissant furtivement dans la chambre nuptiale,… horrible pensée dont il ne pouvait supporter l’obsession !

— La voilà, s’écria-t-il avec désespoir, cette noble patricienne que je croyais au-dessus de la caste odieuse où elle est née, la voilà qui répudie devant Dieu les sentimens de sa jeunesse ! Rendue à elle-même et dépouillée de l’éclat que lui avait prêté mon fol enthousiasme, la fille du sénateur Zeno n’est plus qu’une femme comme les autres, une esclave des préjugés et des somptuosités de la société. Tout sourit maintenant à ses désirs. Après une jeunesse enchantée par un amour passager, qui aura déposé au fond de son âme quelques souvenirs voilés qu’elle pourra évoquer dans les jours d’ennui sans se compromettre aux yeux du monde, la voilà en pleine possession de tous les avantages de la vie, tandis que moi, pauvre insensé, qui avais pris au sérieux une fantaisie de gentildonna, je suis condamné peut-être à passer mes jours dans une prison d’état ! Ah ! que n’ai-je suivi les conseils de l’abbé Zamaria ! Le culte de l’art m’aurait guéri d’une passion funeste qui empoisonnera toute mon existence.

Dans les premiers jours du mois de mars, le geôlier Girolamo, dont les prévenances pour le chevalier Sarti devenaient de plus en plus délicates, entra dans sa cellule avec un vase rempli de branches de lilas. — Je vous apporte, lui dit-il d’un air tout joyeux, les prémices du printemps. Je sais par une longue expérience que la vue des fleurs produit toujours une impression agréable sur les prisonniers, et comme je tiens à ce que vous soyez content de mes petits services, j’ai fait venir de Murano ces premières pousses de lilas dont l’odeur parfumera votre chambrette. Dame ! monsieur le chevalier, on n’a pas de ces attentions-là pour tout le monde.

Tout en remerciant Girolamo de sa bonne volonté, le chevalier ne parut pas étonné qu’on eût de pareils soins pour un détenu sans appui et sans nom. Sans expérience de la vie, et l’imagination frappée du lâche abandon dont il se croyait l’objet, Lorenzo était resté presque insensible à ces témoignages réitérés d’un cœur compatissant qui cherchait à lui alléger le poids de la solitude. Il ne s’était pas demandé une seule fois, dans son aveuglement, quelle main pieuse et discrète avait pu introduire dans une prison aussi rigoureuse des livres si bien choisis pour les besoins de son esprit et tant de douceurs incompatibles avec le régime de ces lieux sinistres. Cette riche robe de chambre dans laquelle il était enveloppé, ce linge blanc qui recouvrait son grabat, ces fleurs qui répandaient dans sa cellule un parfum d’espérance et de liberté, ne parlaient-ils pas assez clairement ? Le hasard est-il donc si intelligent, qu’on puisse lui attribuer les effets d’une âme miséricordieuse ? Un peu désappointé de l’inutilité de ses efforts pour distraire son prisonnier, qu’il voyait toujours plongé dans une morne tristesse, Girolamo, en se retirant, dit à Lorenzo avec un accent tout particulier : — S’il y a des anges en paradis, monsieur le chevalier, il y a sur la terre des femmes qui leur ressemblent.

En effet c’était l’âme de Beata qui avait opéré ces miracles ; c’était elle qui, avec le concours du chevalier Grimani, constamment généreux, et par le crédit de sa propre famille, avait obtenu d’adoucir la captivité de Lorenzo, et de faire pénétrer dans ces tristes lieux un rayon de sa pieuse sollicitude. Ce n’était plus cette femme timide que le moindre mot équivoque faisait tressaillir, et qui cachait son amour comme un avare cache son trésor ; marchant la tête haute et le front rayonnant d’innocence, la fille du sénateur Zeno ne s’était interdit aucune démarche pour intéresser les amis de son père au sort du chevalier Sarti. Elle avait gagné le geôlier à prix d’or et en lui promettant de lui faire obtenir un emploi supérieur à celui qu’il remplissait, s’il consentait à faire tenir à son prisonnier les objets dont il pourrait avoir besoin. Munie d’un ordre des inquisiteurs d’état que lui avait procuré, non sans de grandes difficultés, le chevalier Grimani, Beata allait tous les matins s’informer auprès de la femme du geôlier de la santé de Lorenzo, plus d’une fois même elle avait supplié Girolamo de lui permettre de monter avec lui dans la cellule qui renfermait toutes les joies de sa vie ; mais Girolamo répondait par un refus invariable à une demande qu’il n’eût pu satisfaire qu’au péril de sa tête. L’arrestation du chevalier Sarti avait été pour Beata une de ces catastrophes qui transforment et mûrissent promptement les caractères qui les subissent. Cette nature élégante et fière s’était laissé envahir par un sentiment vague, plein de charme et de rêverie innocente, où la pitié avait au moins autant de part que l’attrait mystérieux du sexe. Lorsque plus tard elle sentit s’élever du fond de son cœur ce trouble délicieux qui nous enivre et nous transporte au-dessus de nous-mêmes, elle en fut effrayée et s’efforça de le refouler dans sa source, ou tout au moins de le contenir dans de justes limites. Gouvernant sa vie avec la prudence et la dignité qui lui étaient propres, elle crut avoir atteint le but qu’elle désirait en conciliant son amour pour Lorenzo avec les exigences de sa position, son rêve de bonheur avec son devoir de fille et de patricienne. Elle s’endormit ainsi, pendant quelques années, comme un alcyon sur la cime des flots amers, bercée par leurs murmures décevans ; mais survint un orage qui souleva les eaux de l’abîme, et Beata se réveilla en sursaut, tout émue du danger qu’elle avait couru. Après avoir vu Lorenzo renvoyé du palais de son père, elle chercha pour son cœur, fortement éprouvé, des consolations dans l’art, dans la poésie, que Lorenzo lui avait fait comprendre, et dans les cérémonies de l’église, qui sont elles-mêmes un long poème en action, racontant les plus grands miracles de l’amour.

Beata resta pendant quelque temps encore dans une sorte d’indécision douloureuse, attendant je ne sais quel coup du sort qui vînt éclaircir sa destinée. L’arrestation du chevalier Sarti mit un terme à ces cruelles perplexités, et Beata sortit de ces épreuves du malheur avec une résolution inébranlable ; on aurait dit que ce n’était plus la même femme timide, réservée, tendre, compatissante, mais fière, et tenant à dérober au vulgaire le secret de son ravissement intérieur ; le voile était déchiré, et le souffle de l’amour avait élevé son cœur au-dessus des vanités de la société.

Un soir que Beata était seule avec son père dans le grand salon du palais Zeno, elle contemplait le noble vieillard assis devant une table, où il examinait des papiers d’état qu’on venait de lui apporter. Une lampe posée sur la table du sénateur éclairait à peine ce vaste salon carré, rempli de portraits de famille parmi lesquels se trouvait celui de la mère de Beata. La gentildonna, émue à l’aspect de cette tête blanche qui succombait sous le poids des soucis politiques, s’approcha de son père en silence et tomba à ses genoux, qu’elle mouilla de larmes. Le sénateur, presque aussi touché que sa fille, l’attira doucement sur son cœur, et lui baisant le front avec une effusion qui ne lui était pas habituelle :

— Oui, oui, ma fille, je vous comprends, lui dit-il d’une voix étouffée, je ne vous forcerai jamais à contracter une alliance qui ne répond pas à vos désirs.

Ce n’était pas là la réponse que Beata avait espéré tirer de la bouche de son père. Lorenzo était toujours en prison, et malgré ses démarches incessantes et les nombreux appuis qu’elle avait acquis à sa cause, elle n’avait pu réussir encore à l’arracher de sa captivité. Un mot de son père aurait peut-être aplani toutes les difficultés, et c’est ce mot qu’elle n’osait lui demander ouvertement, essayant de le faire jaillir, par ses caresses, de son cœur paternel. Le sénateur Zeno, eût-il deviné tout l’intérêt que prenait sa fille au chevalier Sarti, n’était pas homme à faiblir sur une question aussi grave. Les circonstances où se trouvait la république exigeaient toute la vigilance et toute la rigueur de l’autorité.

Les jours s’écoulaient, et les événemens extérieurs de la guerre devenaient de plus en plus menaçans pour Venise, sans que les démarches de Beata en faveur du chevalier Sarti eussent amené aucun résultat. Sa santé, déjà fort altérée, aurait eu besoin de repos et de cette sérénité d’esprit qu’elle avait perdue et qu’elle ne devait plus retrouver. Dans cet état d’alanguissement, que venait augmenter encore la tristesse profonde où elle voyait son père plongé, l’âme de cette noble fille se repliait sur elle-même, comme si elle eût cherché pour ainsi dire à condenser ses espérances, à donner une forme plus arrêtée aux vagues aspirations vers un idéal entrevu, à ces hymnes que chante la jeunesse à la beauté du jour, à ces douces chimères de la poésie dont elle s’était nourrie jusqu’alors. Beata allait donc souvent à l’église, et particulièrement à San-Geminiano, située au fond de la place Saint-Marc, et qui n’existe plus aujourd’hui. Elle y était attirée par le souvenir de la scène touchante qui s’y était passée une année auparavant, lorsque Lorenzo, caché derrière un pilier, s’était précipité sur le livre de prières que Beata avait laissé tomber à terre dans un moment de contrition.

Une après-midi où elle se sentait plus désolée qu’elle ne l’avait jamais été, parce que depuis plusieurs jours elle n’avait pu pénétrer chez le geôlier Girolamo, dont la conduite commençait à éveiller les soupçons des inquisiteurs d’état, Beata se rendit à l’église San-Geminiano. On était dans le mois d’avril, et rien ne laissait espérer à Beata la délivrance possible du chevalier Sarti. Il devait y avoir ce jour-là à San-Geminiano je ne sais plus quelle cérémonie à laquelle devaient prendre part plusieurs jeunes élèves des scuole de Venise. Beata, qui était connue du maître de chapelle et du plus grand nombre des jeunes personnes qu’il avait sous sa direction, monta à la cantoria, tribune grillée qui se trouvait derrière le maître-autel. Un orgue de petites dimensions était placé en avant de la tribune, qu’il divisait ainsi en deux compartimens, dont chacun était occupé par un chœur de voix virginales. Après quelques préludes sur l’orgue exécutés par le maître de chapelle, auprès de qui Beata était assise ayant à ses côtés sa camériste, les jeunes filles commencèrent à chanter des litanies de Lotti, célèbre compositeur de l’école de Venise dont les cendres reposaient dans l’église même de San-Geminiano. Chacun de ces chœurs, à deux parties et sans accompagnement, disait une strophe que l’autre reprenait ensuite avec la même onction pénétrante, et puis les deux groupes confondaient leurs accens isolés dans un ensemble harmonieux. Ces pieuses lamentations, d’une harmonie aussi pure que les voix qui les murmuraient, ces doux accords qui se dilataient lentement et répandaient dans le vaisseau de l’église une sonorité mystérieuse si bien appropriée au sens des paroles liturgiques, cette poésie de la prière qui remonte au berceau du genre humain et qui résume en quelques mots accessibles à tous les plus grandes vérités de l’ordre moral, produisirent sur Beata une impression profonde et décisive. Son cœur s’entr’ouvrit, comme si une secousse violente en eût brisé les ressorts et qu’un rayon de miséricorde en eût éclairé les replis les plus cachés. Elle tomba à genoux presque machinalement, et un déluge de larmes vint inonder son visage, fatigué par les angoisses. Saisie tout à coup d’un besoin d’expansion et de prière plus fort que sa volonté, ce qui est bien le signe de la vraie douleur, Beata, sans proférer un mot et comme dominée par l’émotion qui remplissait son âme, fit signe au maître de chapelle de se lever de son siège et se mit à sa place. C’était pendant un de ces momens de silence où le chœur se taisait pour laisser aux fidèles quelques minutes de recueillement. Beata promena hardiment ses doigts sur l’un des claviers du petit orgue, et en tira une succession d’accords dont elle n’avait pas trop conscience, mais qui répondaient à ces divins murmures du sentiment, venas divini susurri, que la parole est impuissante à traduire. Elle tremblait, pleurait amèrement, et, dans cet état d’exaltation extraordinaire, Beata ne put s’empêcher de donner un libre cours à sa douleur en chantant ce qui lui venait à l’esprit. Elle se rappela ou plutôt son cœur lui dicta une belle phrase d’un Miserere de Stradella, pour une seule voix de ténor, qu’elle avait souvent chanté avec l’abbé Zamaria. Cette phrase de quelques mesures seulement, mais touchante et pathétique, Beata se l’appropria avec une telle puissance d’émotion religieuse, qu’elle la fit éprouver à toutes les personnes qui l’entouraient. On ne s’expliquait pas cet étrange épisode qui venait interrompre la cérémonie du jour.

Miserere met, Domine, disait-elle en levant ses beaux yeux au ciel, comme pour y chercher la force qui lui manquait, tout en regrettant les joies de la terre. — Miserere meî secundum magnam misericordiam tuam. Puis, reprenant les premières paroles qui exprimaient le grand besoin de son cœur défaillant, Miserere meî… miserere meî, Domine, s’écria-t-elle à plusieurs reprises en poussant un sanglot qui retentit dans l’église, et produisit un étonnement général. Chacun se demandait tout bas ce que cela voulait dire, lorsqu’au milieu de la stupeur silencieuse qui avait succédé à cette scène émouvante qui s’était passée derrière le treillage de la cantoria, on vit un inconnu fendre la foule qui remplissait la grande nef, en criant tout haut comme un insensé : — C’est elle… c’est elle… je l’ai reconnue à sa voix, c’est l’ange de ma vie… laissez-moi passer !

Celui qui causait un pareil scandale n’était autre que le chevalier Sarti, sorti de prison depuis quelques jours.


II

La république de Venise, resserrée presque aux limites de ses lagunes, berceau de sa puissance, n’avait plus alors que peu d’instans à vivre. Travaillée au dedans par le parti démocratique que les agens de la France y avaient suscité, pressée au dehors par les armées ennemies qui occupaient ses provinces de terre ferme, elle attendait que le sort se fût prononcé sur elle sans essayer de se le rendre favorable par une détermination courageuse qui l’eût au moins amnistiée devant l’histoire. C’est en vain que des hommes énergiques, comme François Pesaro et le sénateur Zeno, conseillaient depuis longtemps au gouvernement de la seigneurie de secouer les ténèbres dont il était enveloppé et d’opposer au danger imminent qu’ils lui signalaient une résistance plus efficace que des ruses diplomatiques. Ce gouvernement de vieillards, qui possédait plus de ressources qu’il n’en fallait pour braver les menaces de Bonaparte et tenir en échec sa fortune, retombait toujours dans cette léthargie fatale qui a perdu la république. Cependant ni le caractère du chef de l’armée française, ni la portée de son génie et l’influence qu’il pouvait avoir un jour sur les destinées du monde, n’avaient échappé à la sagacité de l’aristocratie vénitienne. Dès les premiers rapports que les ambassadeurs de Venise eurent avec cet homme redoutable, ils furent frappés de l’étendue et de la profondeur de son coup-d’œil, et communiquèrent au sénat l’impression qu’ils en avaient reçue. « La variété des objets, disent les commissaires envoyés près du général Bonaparte dans le mois de juin de l’année 1796, la finesse de ses observations, l’étendue de ses vues, la manière dont il les développait, ses aperçus sur les intérêts de sa nation et des autres, tout cela nous autorise à penser, non-seulement que cet homme est doué de beaucoup de talent pour les affaires politiques, mais qu’il doit, avoir un jour une grande influence dans son pays[2]. » Depuis cette conférence, les événemens de la guerre n’avaient que trop confirmé les prévisions des deux patriciens. Le 25 mars 1797, le procurateur François Pesaro et le sage de terre ferme, Jean-Baptiste Cornaro, furent envoyés à Goritz, où se trouvait le général Bonaparte, pour se plaindre de l’oppression qu’exerçait l’armée française sur les provinces de la république. Dans cette longue entrevue, les commissaires vénitiens eurent lieu de se convaincre que le sort de leur pays dépendait de l’intérêt qu’aurait Bonaparte à le sacrifier à son ambition, dont ils avaient sondé l’égoïsme implacable.

De retour à Venise, François Pesaro propagea l’alarme, et, avec le concours de son ami le sénateur Zeno et des autres partisans d’une alliance ouverte avec l’Autriche, il poussa le gouvernement à prendre des mesures énergiques. On ordonna secrètement la levée en masse des paysans du Véronais et du Bergamasque, dont la diversion pouvait être funeste à l’armée française. À la première nouvelle qu’eut le général Bonaparte de ces préparatifs d’armement, il envoya à Venise un de ses aides de camp, Junot, avec une lettre menaçante pour le doge, Louis Manini. Junot fut introduit dans le grand conseil, présidé par le doge, le 15 avril 1797. Il lut à haute voix la lettre du général en chef, puis le ministre du directoire, inspiré par les conseils de Villetard, son secrétaire, demanda la mise en liberté de tous les partisans de la France qui remplissaient les prisons de la république. C’est à l’occasion de ces événemens politiques que le chevalier Sarti sortit des plombs de Venise, où il était resté enfermé un peu plus de six semaines.

Rendu à la liberté, Lorenzo fut bientôt instruit, par la voix publique, de tout ce qui s’était passé pendant le temps de sa captivité. Il apprit alors quelle avait été la conduite admirable de Beata, la rupture de son mariage avec le chevalier Grimant, les démarches hardies et compromettantes qu’elle n’avait pas craint de faire en faveur des prisonniers. Tout Venise était persuadé que c’était à l’influence de la noble fille du sénateur Zeno qu’on devait l’élargissement des victimes de l’inquisition. Saisi de honte et de remords d’avoir pu méconnaître un seul instant le caractère angélique de cette femme, qui se montrait à lui sous une face toute nouvelle, le chevalier Sarti ’courut au palais Zeno, résolu à tout braver pour implorer son pardon. Hélas ! il trouva la maison tout en deuil ! L’abbé Zamaria était mort depuis quelques jours. Cet esprit charmant, qui reflétait la gaieté bénigne et l’insouciance du peuple vénitien, s’était éteint sans douleur, comme una lucciola di mare qui s’est épuisée à bourdonner et à s’ébattre autour du rayon de lumière qui l’avait porté. Plusieurs fois il avait demandé à voir son cher Lorenzo, dont il ignorait la captivité. Beata avait ordonné aux domestiques de lui cacher un malheur qui aurait attristé inutilement ses dernières heures, qui furent douces et sereines. N’ayant trouvé au palais que le vieux Bernabo, dont l’accueil froid et morose fut loin de l’encourager à renouveler la tentative, le chevalier Sarti eut le pressentiment qu’il pourrait rencontrer Beata à l’église San-Geminiano, où il y avait, ce jour-là, une cérémonie extraordinaire. Après l’avoir cherchée inutilement dans tous les coins et recoins de l’église, Lorenzo reconnut sa voix, et, traversant la foule comme un fou, il monta précipitamment à la cantoria, où il vit Beata entourée de toutes les jeunes scolare qu’elle avait émues, et qui pleuraient avec elle en ignorant la cause de sa douleur. L’arrivée de Lorenzo, le désordre de ses traits et de ses paroles, l’étonnement, le ravissement de Beata à la vue du chevalier qu’elle croyait encore et pour longtemps sous les plombs, donnèrent à cette scène la signification qui lui manquait. Ce fut bientôt l’histoire de tout Venise, et au milieu de cette ville remplie de soldats, de bruits et d’anxiété, on ne s’entretenait que de l’amour touchant et romanesque du chevalier Sarti pour la fille du sénateur Zeno.

Les partisans de la révolution, qui, depuis l’apparition de Junot à Venise, avaient relevé la tête et parlaient haut comme les maîtres futurs de la république, exaltaient la conduite généreuse de Beata. Fille d’un patricien, disaient-ils avec enthousiasme, elle n’a point dédaigné les vœux du chevalier Sarti, qui lui doit tout, jusque la liberté qu’il vient de récupérer. Voilà un signe éclatant du triomphe des idées nouvelles, ajoutaient-ils, et il appartenait à notre brave chevalier de pénétrer le premier dans le cœur de l’aristocratie. Ces propos et d’autres encore témoignaient de la popularité du chevalier Sarti parmi la jeunesse qui formait le noyau du parti démocratique. L’imagination de Lorenzo, le charme de sa personne, la position singulière où il se trouvait entre l’aristocratie qui avait accueilli sa jeunesse et les instincts de sa nature avide de mouvement, de justice et de lumière, lui avaient acquis un grand nombre d’amis dévoués. On s’intéressait à son amour comme à un épisode du drame politique dont on attendait avec impatience le dénoument.

La délivrance inespérée du chevalier Sarti fut, pour la fille du sénateur, un événement qui précipita la crise où son âme était engagée. En voyant apparaître Lorenzo au moment où elle laissait échapper ce cri de miséricorde qui avait retenti dans l’église San-Geminiano, il lui semblait que Dieu, dont elle venait d’invoquer le secours, avait répondu à son appel. Étourdie d’abord par ce coup inattendu, puis enivrée du bonheur de savoir Lorenzo hors de tout danger, Beata, après ces secousses réitérées, qui lui avaient donné une énergie dont on ne la croyait pas capable, retomba dans une sorte de langueur qui effraya son père. La lutte intérieure qu’elle soutenait depuis si longtemps avait épuisé les forces de la gentildonna. La mort récente de l’abbé Zamaria, la situation de la république, la tristesse que son père et tous les siens en éprouvaient, achevèrent de briser sa constitution. Ses relations avec la famille Grimani étaient rompues, et ce n’est pas sans étonnement que leurs amis communs apprirent que l’alliance projetée entre les deux illustres familles était sacrifiée à M. le chevalier Sarti. La malignité du monde aristocratique, qui se trouvait offensé d’une préférence aussi choquante, n’épargna pas les suppositions blessantes pour expliquer une inclination si peu digne d’une patricienne. De telles injures, si elles fussent parvenues jusqu’aux oreilles de Beata, n’auraient point atteint le but que s’en proposaient les méchans. Son âme, après de nombreuses hésitations, était entrée dans un ordre d’espérances qui la plaçait au-dessus des misères de la vie. La lumière s’était faite en elle, et le mot suprême, le fiat lux, avait été prononcé par l’amour. Ses doutes s’étaient dissipés, les contradictions de son cœur et de sa raison, dont elle avait eu tant à souffrir, de ses devoirs comme fille et de sa tendresse pour Lorenzo, s’étaient enfin conciliées dans une vérité supérieure qu’elle entrevoyait depuis longtemps. Dieu, en se révélant à elle dans une de ces visions du sentiment qui témoignent autant de son existence que le spectacle merveilleux du monde extérieur, Dieu lui avait expliqué l’énigme de sa destinée. Aussi, dans la défaillance physique où elle était tombée depuis quelque temps, Beata éprouvait une douceur infinie, une sécurité profonde. Elle avait désormais une conscience nette du but où elle aspirait. Loin de répudier aucune des illusions de sa jeunesse, elle s’en faisait un appui pour se raffermir dans sa nouvelle croyance. Ce qui n’avait été jusqu’alors pour Beata que le pressentiment d’une nature bien douée lui parut une certitude, et le bonheur qui échappait ici-bas à son âme contristée, elle crut l’entrevoir dans un meilleur avenir. Dieu enfin, tel que Beata l’avait senti surgir de son cœur ému, loin d’être la contradiction du sentiment qui avait rempli sa vie, en était la conséquence et le couronnement.

Un soir, Beata, se trouvant plus faible que les jours précédens, était restée dans sa chambre seule avec son père, dont l’inquiétude pour la santé de sa fille était devenue extrême. On avait déjà consulté plusieurs médecins, qui tous avaient déclaré que ce n’était qu’une maladie de langueur pour laquelle il fallait surtout des distractions. Le sénateur était assis au chevet de la gentildonna, dont il contemplait les traits altérés avec une tristesse silencieuse. Une lampe ombragée de fleurs posée sur un guéridon éclairait à demi cette scène simple comme les grandes douleurs de la vie. La tête blanche du vieux sénateur Zeno s’inclinait sur le lit où reposait Beata, et de son regard attendri il semblait interroger le cœur de sa fille. Aucune explication n’avait eu lieu entre eux depuis la rupture du mariage projeté avec le chevalier Grimani. Comme cela arrive souvent en pareilles circonstances, le sénateur était presque le seul à ignorer ce qui était connu de tout Venise. Son esprit était trop préoccupé de la situation de la république et trop imbu des préjugés de l’aristocratie pour avoir deviné que l’inclination de Beata pour le chevalier Sarti était la véritable cause du mal qui avait dévoré une santé aussi florissante. Cependant l’effet produit sur sa fille par le renvoi du chevalier Sarti et par sa détention sous les plombs du palais ducal n’avait pas échappé à la sagacité du sénateur. Sans attacher au chagrin de Beata plus d’importance qu’il n’en avait à ses propres yeux, il comprenait que l’éloignement d’un jeune homme intelligent, qu’elle avait vu grandir à ses côtés comme un frère et dont elle avait soigné l’enfance, avait dû lui être extrêmement pénible.

— Comment vous trouvez-vous, ma fille ? dit le sénateur en prenant la main de Beata, qui avait la moiteur de la fièvre.

— Je me sens beaucoup mieux, mon père, répondit la gentildonna d’une voix affaiblie. Tout me donne lieu d’espérer que je serai bientôt en état de me rendre à Cadolce, dont le bon air achèvera de me guérir.

— Que Dieu vous entende, ma fille ! répliqua le sénateur en portant la main de Beata à ses lèvres. Après un moment de silence et d’attendrissement comprimé : — Vous savez, dit le sénateur, que le chevalier Sarti a été mis en liberté ?

— Oui, mon père, j’ai appris cette bonne nouvelle qui m’a rendue bien heureuse !

Un nouveau silence succéda à cet aveu, qui surprit le sénateur par la fermeté d’accent que Beata avait mise dans ses paroles. Ils se regardèrent tous deux, le père et la fille, comme deux êtres qui se seraient révélé involontairement un secret important.

— Je ne doute pas, ma fille, répondit lentement le vieux sénateur, que le sort du chevalier Sarti ne doive vous intéresser ; mais je suis bien certain aussi que vous n’avez jamais oublié que vous êtes l’héritière d’une grande maison.

— Hélas ! je n’ai que trop sacrifié à ces chimères de la vanité humaine, dit Beata d’une voix plus ferme encore. Je sais ce que je vous dois, mon père ; mais je sais également ce que je dois au sentiment profond que Dieu a gravé dans mon cœur.

Le sénateur eut à peine le temps d’exprimer l’étonnement qu’il éprouvait, lorsque Bernabo vint l’avertir qu’un messager d’état lui apportait l’ordre de se rendre immédiatement au palais ducal.

Cette scène domestique se passait dans la soirée du 30 avril 1797, quinze jours après la délivrance du chevalier Sarti. Les événemens politiques s’étaient compliqués depuis d’une façon sinistre. L’insurrection de Vérone au 17 avril et les épisodes sanglans qui s’en étaient suivis avaient excité l’indignation du général Bonaparte, qui venait de déclarer la guerre à la république. Vérone avait été reprise par l’armée française, Padoue occupée, et une division s’avançait jusqu’aux bords des lagunes. La consternation était dans la ville de saint Marc. Le rapport des commissaires envoyés récemment près de Bonaparte était parvenu au doge dans la soirée du 30 avril, et ce rapport ne laissait plus aucun doute sur les intentions du général en chef relativement à la constitution de Venise. Le doge épouvanté, au lieu de communiquer ce rapport au sénat, comme le prescrivait la constitution, réunit dans ses appartemens un conseil privé de quarante-trois personnes, parmi lesquelles se trouvaient François Pesaro et Marco Zeno[3]. Il était dix heures du soir quand le sénateur, quittant précipitamment la chambre de sa fille, arriva au palais où siégeait éperdu le dernier représentant d’une illustre république de patriciens. Il monta péniblement l’escalier des Géans, et, traversant une longue file d’appartemens somptueux, il pénétra jusqu’à celui qu’occupait le souverain de Venise.

Adparet domus intus, et atria longa patescunt ;
Adparent Priami et veterum penetralia regum.

Louis Manini, tenant à la main le rapport des commissaires, était assis sous un baldaquin orné d’arabesques d’or et sculpté de ses armes. Les quarante-trois personnes qu’il avait réunies formaient un demi-cercle autour de son trône chancelant. Un silence profond régnait dans cette assemblée clandestine, dont chaque membre appréciait l’importance, et l’illégalité. On se regardait avec terreur, et personne n’osait prendre la responsabilité de proposer le premier une mesure de salut.

— La gravité des circonstances, dit enfin le doge d’une voix oppressée, a fait juger cette réunion nécessaire pour que chacun de vous pût indiquer les moyens les plus convenables d’exposer au grand conseil la situation de la république ; mais avant de faire vos propositions, je vous prie d’entendre le chevalier Daniel Delfino.

Le chevalier Delfino, prenant alors la parole, raconta que, pendant son ambassade à Paris, il avait eu l’occasion de faire la connaissance d’un financier qui avait une grande influence sur le général en chef de l’armée française. Or, comme ce financier se trouvait maintenant en Italie, le chevalier Delfino proposait de l’aller trouver et de réclamer ses bons offices pour apaiser la colère de Bonaparte et en obtenir de meilleures conditions pour la république.

À cette incroyable puérilité d’un vieux diplomate qui, pour sauver son pays contre une armée envahissante, n’avait rien de mieux à proposer qu’une intrigue d’antichambre, le procurateur François Pesaro s’écria avec indignation : « Ce sont des armes qu’il nous faut, et non pas de vaines paroles ! Défendez-vous donc, si vous voulez au moins être dignes de la mort qu’on vous prépare. » Cette sortie vigoureuse d’un noble caractère ne fit qu’accroître la terreur de l’assemblée, dont François Capello exprima les sentimens secrets en disant que, personne ne connaissant encore le traité de Leoben, qui venait d’être signé entre la France et l’Autriche, il était prudent de ne pas s’écarter du système de temporisation qu’on avait suivi jusqu’alors.

Un murmure approbateur s’éleva dans l’assemblée à ce conseil pusillanime d’un patricien qui avait été aussi ambassadeur à la cour de France lorsqu’éclata la grande révolution de 1789, dont il avait apprécié admirablement l’esprit novateur, tant il est vrai que, dans la vie publique comme dans la vie privée, l’intelligence est une faible garantie de la sagesse des hommes ! Enfin le doge, déployant le rapport des commissaires qu’il avait à la main, se mit en devoir d’en lire le contenu d’une voix entrecoupée par des sanglots. Lorsqu’il fut arrivé à ce passage du rapport où le général Bonaparte dit aux commissaires de la république : « Je viens de conclure la paix avec l’empereur. Je pouvais aller à Vienne, j’y ai renoncé. J’ai quatre-vingt mille hommes… Je ne veux plus d’inquisition, plus de sénat… Je serai un Attila pour Venise[4]. » — Misérable ! s’écria tout à coup le vieux sénateur Zeno, qui ne put contenir plus longtemps l’indignation amassée dans son cœur, misérable bandit, digne représentant d’une révolution perverse ! Il ose porter la main sur un édifice politique qui a résisté à tant d’orages, et qui est une merveille de la civilisation ! Ah ! si Dieu veut exaucer les vœux que je forme contre le soldat audacieux qui nous tient un pareil langage, c’est lui qui sera traité un jour comme un Attila ; c’est lui que le monde civilisé expulsera de son sein comme un perturbateur du repos public. Puisque vous ne savez pas vous défendre, je lègue la vengeance de ma patrie à la vieille aristocratie de l’Europe. »

Ces paroles, et l’accent avec lequel elles furent prononcées, produisirent sur l’assemblée un effet extraordinaire. La lecture du rapport fut interrompue ; chacun cherchait à deviner sur la physionomie de son voisin l’impression qu’il avait reçue. Sur ces entrefaites, on vint apporter au doge une lettre du commandant de la flottille, qui annonçait que l’ennemi avait commencé les hostilités contre les Vénitiens. En effet on entendait dans le lointain des coups de canon qui retentissaient sourdement dans ce palais du patriciat comme la voix du destin. Le doge, plus tremblant que jamais, marchait à grands pas dans la salle du conseil, en disant tout haut, et les larmes aux yeux : « Cette nuit même, nous ne sommes pas sûrs de dormir tranquillement dans notre lit. » Alors François Pesaro laissa échapper de sa poitrine oppressée ces mots, que l’histoire a recueillis : « Je vois que c’en est fait de ma patrie. Je ne puis la secourir, mais un galant homme trouve une patrie partout. » Après quelques secondes d’un silence de sinistre augure, le sénateur Zeno se leva de son siège, et, tendant la main à son ami, il lui dit avec une tristesse profonde qui fut partagée par tous ceux qui étaient dignes de le comprendre :

Venit summa dies et ineluctabile tempus
Dardaniae. Fuimus Troes, fait Ilium et ingens
Gloria Teucrorum[5]


Il était quatre heures du matin quand le sénateur Zeno rentra dans son palais, l’âme navrée de tout ce qui venait de se passer. Il se rendit immédiatement dans la chambre de sa fille, qu’il trouva entourée de serviteurs et de deux médecins qu’on avait mandés pendant une crise qui avait excité les plus vives inquiétudes. Le sénateur s’assit au chevet de Beata, et à la vue de ce beau visage endolori, le pauvre père ne put contenir son émotion, de grosses larmes silencieuses s’échappèrent de ses yeux. Il passa le reste de la nuit à veiller à la conservation du seul bien qui lui restât désormais.


III

Cependant une amélioration sensible s’était produite dans la santé de Beata au commencement du mois de mai. La crise qu’elle avait traversée paraissait être un effort de la nature pour ressaisir la plénitude de ses facultés. Très faible encore, mais soutenue par l’espoir d’une convalescence prochaine, Beata se disposait à partir pour la terre ferme. Tout était prêt à la villa Cadolce pour la recevoir. Une après-midi, se sentant comme vivifiée par l’éclat d’un beau soleil de printemps, Beata manifesta le désir de faire une courte promenade pour essayer ses forces, disait-elle, et se préparer à entreprendre un plus long voyage. On fit préparer une gondole découverte qu’on remplit de ouate, et sur laquelle on jeta un large tapis de velours bleu, à franges d’or. Des coussins de satin rose lui formaient une espèce de lit de repos sur lequel elle put s’étendre sans trop de fatigue. Beata mit ce jour-là une robe blanche et un fichu de crêpe noir, vêtement simple qu’elle aimait à porter, parce qu’il plaisait à Lorenzo. Son père voulut l’accompagner, mais elle le pria de n’en rien faire et de la laisser aller seule avec Teresa la camériste. Beata emporta un grand bouquet de fleurs diverses ; elle en détacha une branche de chèvrefeuille qu’elle mit à son sein pardessus le fichu de crêpe noir. Étendue dans la barque, ayant en face d’elle la bonne Teresa, qui lui était si dévouée, ses beaux cheveux blonds déroulés sur les coussins de satin rose qui soutenaient son corps amaigri, la fille du sénateur offrait comme une image mélancolique de Venise expirante. Elle luttait contre la destruction dont elle sentait les atteintes en se disant tout bas avec la jeune captive du poète :

Je ne veux pas mourir encore…

Beata se fit conduire à Murano et s’arrêta longtemps en face de la charmille di San-Stefano, qui lui rappelait à la fois des souvenirs poignans et le plus beau jour de sa noble vie. Puis elle ordonna à l’un de ses gondoliers de lui chanter la jolie complainte qui avait excité l’hilarité de son amie Tognina, voulant compléter le tableau de son rêve de bonheur :

La luna è bianca…
Il sole è rosso…
Lo sposalizio si farà.
La luna dice al sole :
« Il lume tuo mi schiarerà…
« E Gesu Cristo ci benirà…

— Oui, oui, répondit Beata avec un sourire de tristesse, il nous bénira dans ce monde ou dans l’autre.

— Ah ! signora, répliqua Teresa, que l’exclamation de sa maîtresse avait émue, pouvez-vous penser à la mort, quand tout vous parle de la vie et des félicités qui vous attendent !

Après avoir satisfait au désir de son cœur ingénu, Beata retourna paisiblement à Venise. La journée était déjà fort avancée. Le soleil, qui commençait à quitter l’horizon, projetait sur la ville merveilleuse ces beaux rayons jaunes d’un soir d’été, qui sont comme le dernier adieu du jour qui s’en va. Les cloches de Saint-Marc tintaient dans le lointain, et leurs notes mélancoliques étaient en harmonie avec l’aspect de la nature et les sentimens de Beata. Au lieu de franchir le petit canal de’ Mendicanti, qui est en face de Murano, faisant un détour par l’isola di San Pietro, la barque qui portait un si précieux trésor traversa lentement le canal di San-Marco, qui forme l’entrée magnifique de cette longue voie triomphale qu’on appelle il Canalazzo. Il était à peu près huit heures du soir. Les ombres s’allongeaient derrière la gondole silencieuse, dont le sillage ressemblait à un brasier d’étincelles d’or. À gauche, la belle église di San-Giorgio-Maggiore se dégageait de la pénombre qui enveloppait l’île tout entière, tandis que le quai des Esclavons, la Riva dei Schiavoni, était rempli d’une foule curieuse qui faisait face à la mer, comme si elle eût été frappée de quelque spectacle inattendu. Tous les regards étaient dirigés sur la gondole de Beata, dont la pâleur et la défaillance inspiraient une douloureuse compassion. Arrivée près de la Piazzetta, Beata crut apercevoir Lorenzo au milieu d’un groupe de personnes qui se tenaient sur le traghetto. Elle fit approcher la gondole, et, ayant reconnu en effet le chevalier Sarti entouré de plusieurs de ses amis, elle posa une main sur son cœur, et de l’autre elle lui envoya un baiser, comme pour lui dire un éternel adieu,… puis la barque disparut dans l’ombre de la nuit naissante. Un cri d’admiration s’éleva du milieu de cette foule attendrie par le témoignage d’un amour si profond et si naïf.

Ce fut là le dernier effort de la pauvre Beata. Au lieu du soulagement qu’elle avait espéré, sa faiblesse ne fit que s’accroître de jour en jour, et bientôt il ne resta plus le moindre doute sur sa fin prochaine. Elle ne souffrait pas, elle s’éteignait comme une flamme qui n’a plus d’aliment. L’intérêt qu’on prenait à cette noble créature était si grand à Venise, surtout parmi les partisans de la révolution qui allait s’accomplir, que la foule encombrait le palais Zeno pour avoir de ses nouvelles. Le chevalier Grimani fut l’un des premiers à accourir auprès de la femme qui lui avait été destinée, et dont il avait pu apprécier le caractère élevé. Après avoir reçu les sacremens de l’église avec une sérénité qui excita l’admiration du prêtre et des serviteurs de sa maison qui assistaient à cette pieuse cérémonie, Beata éprouva un soulagement moral dont son pauvre corps ressentit pendant quelques heures la douce influence. Sans se faire aucune illusion sur son état, elle profita des instans de répit que lui accordait la nature pour accomplir un vœu de son cœur : elle pria son père de faire venir le chevalier Sarti. Le sénateur acquiesça au désir de sa fille sans hasarder la moindre observation. On n’eut pas besoin d’aller chercher bien loin le chevalier, car, depuis huit jours, il n’avait pas quitté le palais, où Teresa l’avait introduit et le tenait caché par pitié ; mais avant qu’il fût permis à Lorenzo d’entrer dans la chambre de la signora, Beata fit un effort pour se vêtir de la robe blanche et du fichu de crêpe noir qu’elle portait le jour de la promenade à Murano. Elle mit aussi une branche de chèvrefeuille à sa ceinture, et fit placer près de son lit une Bible et la Divine Comédie de Dante Alighieri. Lorsque tous ces préparatifs furent terminés et que Beata put lire sur tous les objets dont elle s’était entourée l’expression de son âmr, le sénateur Zeno, précédant le chevalier Sarti dans la chambre de sa fille, lui dit avec émotion : — Venez contempler votre ouvrage, monsieur le chevalier !

— Non, mon père, répondit Beata, c’est l’ouvrage de Dieu.

Le sénateur se retira en laissant la camériste Teresa avec Beata et le chevalier. La chambre était remplie de fleurs et éclairée comme s’il se fût agi d’une fête nuptiale. — Asseyez-vous là, près de moi, Lorenzo, dit Beata avec un sourire charmant.

Lorenzo, tombant à genoux, saisit la main de Beata, la couvrit de baisers et de larmes. — Pourquoi pleurez-vous, mon ami ? lui dit-elle avec douceur. J’ai un si grand plaisir à vous voir, et j’ai tant de choses à vous dire ! Asseyez-vous, Lorenzo, et écoutez-moi.

Lorenzo se releva avec peine, et s’assit tout près du lit de Beata. La camériste, qui se tenait debout derrière le chevet de sa maîtresse, allait se retirer dans le fond de la chambre, lorsque Beata lui dit : — Tu peux rester, car je n’ai plus de secrets pour toi, ma bonne Teresa.

— Savez-vous, mon ami, reprit Beata après avoir appuyé sa tête languissante sur sa main droite pendant que Teresa prenait soin d’écarter de son visage les longues mèches de ses cheveux dénoués, savez-vous qu’il y a bien longtemps que j’aspire au bonheur que je goûte en ce moment ! Dès le jour où la Providence vous a conduit à la villa Cadolce, dès ce jour bienheureux qui est le premier de mon existence morale, je me suis sentie attirée vers vous par une force invincible contre laquelle je n’ai cessé de lutter. Je vous vois encore apparaître dans le salon de mon père pendant cette belle nuit de Noël, je vous vois avec vos cheveux blonds et la grâce touchante du jeune âge, et je sens toujours au fond de mon cœur le doux frémissement que me firent éprouver les réponses naïves qui s’échappaient de vos lèvres innocentes. Quoique je fusse plus âgée que vous de quelques années, je n’étais pas moins ignorante sur la nature des sentimens qui peuvent nous agiter. Je n’avais jamais rien senti de semblable à ce que votre présence me fit éprouver. J’étais à la fois charmée et confuse en vous voyant. Absent, je m’inquiétais de vous et je vous recherchais ; présent, vous me troubliez jusqu’à la confusion de moi-même. Je ne savais comment gouverner mon pauvre cœur. Élevée par des hommes, puisque je n’ai pas connu ma mère, hélas ! habituée dès l’enfance à contenir l’expression de mes pensées, je n’avais personne autour de moi à qui je pusse demander un conseil. Mon amie Tognina était d’un caractère trop opposé au mien pour m’encourager à lui ouvrir mon âme. Sa gaieté bruyante effarouchait ma timidité naturelle. Un jour que je me promenais avec elle dans une allée ombreuse du parc de Cadolce, elle me fit tressaillir par les questions indirectes qu’elle me faisait à votre sujet. Ce fut aussi pendant le soir de ce même jour qu’après avoir entendu chanter à Guadagni l’admirable morceau de Gluck :

Che farò senza Euridice ?
Dove andrò senza il mio bene ?

je vous vis pleurer à la porte du salon où nous étions tous réunis, et puis disparaître tout à coup. Vos larmes me touchèrent, je fus inquiète, je sortis du salon pour m’assurer de ce que vous étiez devenu, et en vous apercevant accoudé derrière le citronnier de la grande allée, je sentis dans tout mon être une commotion si profonde, qu’elle éveilla mon instinct. Je compris alors pour la première fois ce que j’étais pour vous, et quel genre, d’intérêt vous m’aviez inspiré : je devins triste, soucieuse de l’avenir, et mécontente de moi-même. J’eus honte de ma faiblesse, je cachai mon secret au fond de mon cœur avec l’inquiétude d’un coupable, et je pris la ferme résolution de vous éloigner de moi ou de réprimer vos illusions par la froideur de mon maintien. Ce que j’ai souffert, mon ami, dans cette lutte homicide contre le sentiment le plus pur de la nature, Dieu seul le sait. Ma position était affreuse. Fille unique d’un patricien austère qui a conservé toutes les idées des temps qui ne sont plus, fiancée à un homme de mon rang et qui était digne de mon affection, je me sentais captivée par un enfant pour ainsi dire que j’avais vu croître à mes côtés, et dont j’avais pris plaisir à développer la belle intelligence. Que penserait-on de moi ? Que dirait le monde si l’on venait à découvrir ma faiblesse pour un jeune homme confié à ma sollicitude ? L’idée qu’on pourrait mal apprécier le sentiment étrange que j’éprouvai pour vous me rendait surtout malheureuse ! Le moindre regard, la moindre parole un peu équivoque qu’on m’adressait à votre sujet me faisaient rougir. Je ne savais quelle contenance prendre pour ne pas trahir le secret de mon cœur. Plus je faisais d’efforts pour étouffer une passion insensée qui ne pouvait que troubler ma vie, et moins je réussissais à vous oublier. Pardonnez-moi, Lorenzo, ces aveux, qui n’ont rien de blessant pour vous, car c’est votre âge, bien plus que la condition où Dieu vous a fait naître, qui me paraissait un obstacle infranchissable. D’autres sujets de tristesse vinrent encore aggraver ma position, ajouta Beata d’une voix plus faible en baissant les paupières. Je me reprochai la trop grande sévérité de ma conduite à votre égard, et je craignis d’avoir contribué peut-être à vous jeter dans un monde indigne de vous.

À cette manière discrète et touchante de lui rappeler les fautes qu’il avait commises, le chevalier Sarti, saisissant avec transport la main de Beata, qu’il pressa contre son front humilié ; — Ah ! signora, dit-il avec douleur, je n’étais pas digne de troubler par mes erreurs une âme aussi pure que la vôtre !

— La lettre que je reçus de vous quelque temps après, continua la gentildonna en entr’ ouvrant ses beaux yeux et en laissant errer sur ses lèvres pâles un sourire de joie enfantine, cette lettre, qui ne m’a pas quittée depuis, ajouta-t-elle en tirant de son sein un papier tout froissé, me rendit en partie le calme intérieur que j’avais perdu. Je fus touchée de l’expression de vos sentimens, je fus heureuse d’avoir été comprise, mais je n’eus pas le courage de vous répondre, ni la force de prendre une résolution. Contente du présent, j’oubliai l’avenir et les inextricables difficultés de ma position, et mon cœur se remplit de vagues et lointaines espérances. Je laissai courir le temps, jouissant avec délices des témoignages discrets de votre affection, dont je me rappelle les moindres particularités. La promenade à Murano, que nous fîmes ensemble avec Tognina, est surtout présente à mon souvenir. À partir de ce jour, le plus beau de ma vie, ma destinée fut irrévocablement fixée. En écoutant les belles paroles qui sortaient si abondamment de votre bouche inspirée, j’éprouvai je ne sais quel ravissement intérieur où mon âme s’éleva à la hauteur des idées que vous veniez d’exprimer avec tant d’éloquence ; je dérobai à vos regards les larmes de bonheur que je ne pus m’empêcher de verser, et je revins à Venise comme transfigurée par la poésie de vos nobles sentimens. J’hésitais cependant à rompre le silence que j’avais imposé à mon cœur depuis tant d’années. Mon père, qui avait en moi une si grande confiance, et dont je craignais avant tout d’affliger la vieillesse, m’obligeait à garder vis-à-vis de vous une extrême réserve. J’ai eu pendant un moment quelques lueurs d’espérance sur les intentions de mon père à votre égard, et je compte parmi les instans heureux de ma vie les quelques jours qui précédèrent votre départ pour l’université de Padoue. Hélas ! mon illusion fut de courte durée. Je ne vous dirai pas, mon ami, tout ce que j’ai souffert pendant votre longue absence, ni les innocens stratagèmes qu’il m’a fallu employer pour retarder mon mariage avec le chevalier Grimani : je ne vous rappellerai pas non plus tout ce qui est survenu depuis votre retour à Venise, ajouta Beata en posant sur ses yeux la main qui lui restait libre ; mais pour que vous puissiez comprendre la conduite que j’ai tenue depuis le jour fatal où vous avez quitté le palais de mon père, je dois vous dire ce qui se passait dans mon âme pendant que je luttais ainsi contre la destinée que je m’étais faite.

En prononçant ces dernières paroles, Beata, fatiguée par les efforts qu’elle venait de faire, fut prise d’une toux sèche et si persistante, qu’on fut obligé de la soulever de son lit et d’humecter ses lèvres de quelques gouttes d’essence. Le chevalier tremblait en tenant dans ses bras le corps épuisé de cette femme adorée qui lui dit en tournant vers lui ses yeux presque éteints : — Si vous manquez déjà de courage, mon ami, que sera-ce donc plus tard !

Lorenzo, pour toute réponse, se mit à sangloter si fort, que Teresa, effrayée, sonna le médecin qui veillait dans l’antichambre. La crise ne dura pas longtemps. Beata, soulagée, fut remise dans la position qu’elle avait auparavant, et le médecin se retira ainsi que les domestiques qui l’avaient suivi.

« Mon ami, reprit la gentildonna avec un doux et charmant sourire qui vint éclairer subitement ce beau visage déjà flétri par la souffrance, après le bonheur de vous avoir connu, je vous dois encore les plus pures jouissances que j’aie goûtées dans ce monde. Oui, cher Lorenzo, j’ose vous le dire aujourd’hui pour la première fois, le sentiment que vous m’avez inspiré a été pour moi la source d’une vie nouvelle. Vous avez réveillé mon âme endormie et vous lui avez communiqué une impulsion pour laquelle je vous devrai une éternelle reconnaissance. C’est un devoir pour moi de vous raconter comment s’est opéré, dans les dispositions secrètes de mon cœur, un si grand changement.

« Vous le savez, mon ami, ayant perdu ma mère de très bonne heure, j’ai été élevée par des serviteurs dévoués, sous la surveillance de mon père et de l’abbé Zamaria, qui prit un soin tout particulier de mon instruction. On m’enseigna plus de choses que les femmes de mon temps et de ma condition n’avaient coutume d’en apprendre, et les livres eurent plus de part à mon éducation que l’instinct de la nature. Je manquai de cette discipline qu’insinuent dans le cœur d’un enfant les baisers de la femme qui lui a donné le jour, et dont rien ne saurait remplacer la tendresse. Heureusement les arts et surtout la musique, ce langage mystérieux du sentiment qui nous révèle ce que la parole est impuissante à exprimer, vinrent tempérer par leur douce influence ce qu’il y avait de trop sévère, de trop aride peut-être dans la nourriture qu’on donnait à mon esprit.

« Vivant au milieu d’une société brillante qui ne pensait qu’au plaisir, adorée de mon père, qui, pour me rendre plus digne de l’héritage qu’il me destinait, aimait à m’entretenir du spectacle de l’histoire et des problèmes redoutables qui touchent au gouvernement des hommes, sa principale occupation, je grandissais comme une plante qu’on soigne trop et à qui l’on mesure l’air vivifiant, ou comme un oiseau qui, dans la cage d’or où il est éclos artificiellement, ignore les vicissitudes de la liberté. Soumise aux devoirs de mon sexe, à ceux de ma position, j’accomplissais tout ce qui m’était prescrit par les bienséances du monde que j’avais sous les yeux sans en comprendre bien le sens. Les arts, la littérature et même les pratiques extérieures de la religion me paraissaient des distractions aimables, l’ornement nécessaire d’une société polie. Ainsi s’écoulaient les jours paisibles de mon existence, et mon âme, bornée dans ses désirs, parce qu’aucun accident de la route n’avait éveillé encore sa noble curiosité, ne s’élevait pas au-dessus de l’horizon de la vie matérielle.

« C’est alors que la Providence vous conduisit à la villa Cadolce. Je pris soin, à mon tour, de votre éducation, et, sous la haute surveillance de l’abbé Zamaria, je me plaisais à cultiver votre belle nature et à en faire jaillir les sources généreuses. On eût dit que mon cœur inoccupé avait saisi avec empressement l’occasion de satisfaire ses besoins d’affection, que vous étiez pour moi comme un jeune frère sur lequel une sœur plus âgée aime à exercer ses instincts de maternité. Je ne vous dirai pas, mon ami, quel bonheur j’éprouvai à voir se développer chaque jour votre intelligence si docile aux soins qu’on lui prodiguait, de quel ravissement je fus saisie lorsque je vis éclater dans vos yeux et sur votre front si pur l’étincelle de la vie morale. Une émotion confuse et inexplicable m’agitait à votre aspect, une joie intime et délicieuse qui doit ressembler au tressaillement de bonheur qu’éprouve une mère alors qu’elle voit l’âme de son enfant se dégager — qual mattutina stella — des limbes de l’instinct me pénétrait aussi aux moindres paroles que je vous entendais proférer. Il me semblait que tout se renouvelait au dedans de moi, qu’une sève printanière circulait dans mes veines, et que mon cœur s’emplissait d’un souffle régénérateur. Éclairée par cette lumière intérieure que je ne savais comment qualifier, je promenais sur le monde des regards curieux. Chaque chose m’apparaissait sous un aspect nouveau. La société, les arts et la nature me parlaient un langage que je comprenais pour la première fois, et l’horizon de la vie s’était agrandi tout à coup devant mon âme enchantée.

« Ah ! Lorenzo, quels jours d’inexprimable félicité succédèrent pour moi à ce réveil de mon cœur ! Quels momens délicieux je passai à la villa Cadolce en assistant aux leçons que vous donnait l’abbé Zamaria avec un entrain et une ardeur de jeune homme ! Combien j’étais heureuse de vous sentir à mes côtés pendant ces promenades charmantes que nous faisions à Vicence, à Padoue et sur les bords de la Brenta ! Je n’ai point oublié la visite que nous fîmes à la villa Grimani et la scène qui s’ensuivit le soir, sous la charmille. En chantant avec mon amie Tognina le duo si frais et si élégant de Clari que le cher abbé Zamaria accompagnait sur la mandoline, je croyais exprimer, mes propres sentimens ; j’étais comme enivrée de l’écho de mon âme, et, en contemplant la lune qui s’égayait au-dessus de nos têtes et dont la lumière mystérieuse éclairait discrètement ce paysage enchanté, je compris ce qu’était la poésie de la vie. Je vous voyais, Lorenzo, sans vous regarder. L’inquiétude que vous éprouviez me révéla l’existence d’un sentiment analogue au mien, et lorsque la barque des ouvrières en soie remonta le canal de la Brenta et que leurs voix mélodieuses emplirent le silence de cette nuit sereine en chantant la jeunesse et la brièveté des jours qui nous sont accordés, mon cœur s’ouvrit tout entier à la douce espérance. Je ne savais trop ce que je voulais, ni vers quel avenir tendaient mes aspirations ; mais j’étais heureuse de vivre, et tout souriait à ma faible raison, qui n’apercevait rien au-delà de la sphère étoilée et des heures fugitives.

« J’emportai mon bonheur à Venise. Malgré les sages conseils de mon oncle, ce prêtre vénérable qui a tant souffert et qui avait pour vous une si grande affection, malgré les pressentimens et les scrupules de ma conscience, je m’abandonnai aux rêves décevans qui charmaient mon imagination. Je résolus de surveiller mon cœur, de vivre à côté de vous sans trahir ma faiblesse, et de laisser faire la destinée. Ma timidité naturelle, la réserve que m’imposait une situation unique, la tendresse de mon père, la sévérité de ses idées, les engagemens qu’il avait contractés pour mon avenir, et d’autres circonstances que j’ai oubliées n’empêchaient pas mes illusions de se maintenir, de s’enraciner, pour ainsi dire, dans la substance de mon être et de m’envelopper de nuages d’or qui me cachaient la réalité. Je vous admirais, Lorenzo ; votre intelligence si vive, l’ardeur de connaître qui s’était emparée de vous, la tournure romanesque de votre imagination, et, — je puis, tout vous dire maintenant, — l’élégance de votre personne, l’expression de vos traits me causaient une émotion de tendresse et d’orgueil. J’étais fière de vos succès dans le monde, je vous voyais grandir dans la vie avec une joie secrète, vos goûts devenaient les miens ; les livres que vous préfériez, je m’efforçais aussi de les comprendre, et le paradis était dans mon cœur. Mais comment vous expliquer, mon ami, ce que j’ai éprouvé le jour où Tognina nous conduisit à Murano ? Cette journée bénie du ciel décida de ma destinée. En entendant sortir de votre bouche tant de belles paroles, en vous écoutant définir la poésie, que vous appeliez l’essence de tout ce qu’il y a de grand et de beau sur la terre, je fus comme éblouie de l’éclat de votre esprit. Je ne pus contenir l’impression de ravissement que vous aviez produite en moi ; je me dérobai à vos regards, et, appuyée sur la fenêtre du camerino, je savourai la béatitude d’un rêve de bonheur. Les autres incidens de cette soirée mémorable achevèrent d’élever mon esprit jusqu’à l’idéal que vous m’aviez fait entrevoir, et je revins à Venise en bénissant la Providence de vous avoir conduit sur mon chemin.

« Vous savez le reste, — ajouta Beata, visiblement fatiguée de l’effort qu’elle venait de faire. — Votre départ pour l’université de Padoue, la tristesse de l’absence, l’irritation de mon père contre vous et les malheurs qui en furent la suite, tout vint m’accabler à la fois. Je résistai pendant quelque temps à la pression des événemens par la patience et l’inertie naturelle de mon caractère ; je me réfugiai dans mon for intérieur, et je fortifiai mon âme par la lecture des livres qui vous étaient chers, surtout par celle de la Divine Comédie, dont vous m’aviez fait connaître tant d’admirables passages. Par un artifice de la douleur que vous ignorez sans doute, je m’identifiai avec l’adorable Francesca da Rimini, dont le sort me paraissait digne d’envie ; je me mis à chanter aussi la musique qui vous plaisait ; enfin j’évoquai toutes les forces de mon être pour vivre avec votre pensée, et cela ne me suffisait pas ! Je sentais au dedans de moi un vide affreux que je ne savais comment combler. J’eus recours alors à la prière solitaire et aux pratiques de la religion, que je n’avais jamais négligée, mais qui n’avait jamais été pour moi un objet de méditation. Je ne trouvai pas d’abord dans le recueillement ni dans le spectacle des cérémonies du culte l’apaisement que j’y avais cherché. Il me fallut de plus grandes douleurs pour faire jaillir de mon âme l’étincelle divine qui m’entr’ouvrit le royaume des éternelles espérances. L’événement qui eut lieu la nuit dans ce palais et votre arrestation au casino du Salvadego me donnèrent une force de résolution dont je ne me croyais pas capable. En vous apercevant agenouillé à mes pieds dans la cantoria de San-Geminiano pendant que mon pauvre cœur vous cherchait sous les plombs du palais ducal, je vis clairement que ce miracle ne pouvait être que l’œuvre de Dieu.

« Je ne suis pas une savante comme vous, mon ami. Je ne pourrais pas analyser l’espèce de révolution qui s’est faite en moi depuis les derniers événemens que je viens de rappeler. Ce que je puis seulement vous affirmer, c’est que l’émotion que j’ai ressentie dans l’église San-Geminiano a achevé d’initier mon esprit aux mystères de béatitude infinie que la journée passée à Murano m’avait fait pressentir. La poésie dont vous avez rempli mon âme ce jour-là m’a fait comprendre Dieu ; l’amour m’a rendue chrétienne. Ah ! soyez mille fois béni, Lorenzo, pour tout le bien que vous m’avez fait ! Sans vous, je serais restée une créature bien misérable ! Vous avez éveillé les plus nobles instincts de ma nature, vous avez suscité dans mon cœur le besoin d’aimer, et le sentiment profond que vous m’avez inspiré a été la cause de tout le bonheur que j’ai pu goûter dans ce monde ; il me sera un titre, je l’espère, devant la miséricorde de Dieu. Je regrette pourtant la vie… — ajouta Beata, dont la respiration haletante indiquait l’épuisement, — oui, je regrette la vie que j’aurais partagée avec vous et la douce lumière du ciel qui aurait éclairé notre bonheur ! Cher Lorenzo, pourquoi Dieu ne s’est-il pas révélé plus tôt à mon âme insouciante ? Il m’aurait donné le courage de surmonter tous les obstacles qui nous séparent sur cette terre !… Mais que sa volonté soit faite. Nous nous reverrons dans un monde meilleur. N’est-ce pas, Lorenzo, que vous croyez avec moi à cette vie future qu’ont pressentie les poètes et les philosophes de tous les temps, me disiez-vous, et qui nous est promise par le maître divin qui a dit : « Il sera beaucoup pardonné à qui a beaucoup aimé ? » Ah ! je le sens mieux que je ne puis l’exprimer, ce monde que nous traversons si rapidement ne peut être qu’un passage, une station, que sais-je ? une épreuve qui nous est imposée par le créateur de tant de merveilles ! Toutes choses ici-bas nous parlent d’un juge rémunérateur du bien et du mal, tout nous atteste la destinée immortelle de notre âme. L’éclat du jour, les magnificences de la nature, nos désirs infinis et la rapidité des heures qui nous sont départies, l’idéal de justice et de beauté qui s’élève et subsiste en nous malgré les iniquités et les imperfections des hommes que nous avons sous les yeux, l’insatiable curiosité de notre esprit jointe à la faiblesse de nos organes, des aspirations vers le bonheur et la perfection dans un être fragile et périssable…, tout cela peut-il se concevoir sans une vie future ? Non, cher Lorenzo, Dieu n’a pu mettre dans mon cœur le sentiment profond que vous m’avez inspiré pour m’abandonner ensuite ! Vous l’avez dit, vous l’avez dit, cher compagnon de ma courte existence : l’amour est le souverain maître de la vie et de la mort ; il a élevé mon âme jusqu’à la poésie qui m’a fait connaître la grandeur de Dieu, comme le dit aussi Béatrice dans ces beaux vers que vous m’avez fait connaître :

Questo decreto, frate, sta sepulto,
Agl’ occhi di ciascun il cui ingegno,
Nella flamma d’amor none è adulto[6]. »

Une pâleur mortelle, suivie d’un affaissement qui dura quelques minutes, avertit le chevalier que la pauvre Beata était suspendue dans l’abîme par un dernier souffle de vie. Il sanglotait bruyamment en pressant la main déjà froide de la gentildonna contre ses lèvres, et il allait appeler du secours, lorsque Beata ; entr’ouvrant péniblement ses beaux yeux, lui dit tout bas, comme si elle eût deviné sa pensée : « Pas encore, mon ami… j’ai une prière à vous adresser. Tenez, lui dit-elle en lui offrant une mèche de ses cheveux qu’elle avait cachée dans un Évangile qui était sous sa main, conservez cela en souvenir de moi. Lorenzo, ô vous que j’ai tant aimé, ne m’oubliez pas ! Quel que soit le nombre de jours qui vous sera départi par la Providence, que mon nom reste doux à vos lèvres ! Réjouissez-vous, comme dit le saint prophète, de la femme de votre jeunesse. »

Puis, tirant de son sein un christ en ivoire, qu’elle embrassa avec effusion, elle le présenta au chevalier en lui disant : « Imitez-moi, mon ami, et que nos âmes se confondent à travers Jésus-Christ ! »

Le chevalier s’empressa de satisfaire au désir de Beata, qui, ayant remis le crucifix sur sa poitrine, ajouta : « Maintenant je suis heureuse, nous nous reverrons… je vous attendrai, je serai la stella matlutina que vous invoquerez dans les grandes difficultés de votre vie, Lorenzo… » murmurait-elle de ses lèvres contractées par le frisson de la mort.

À ce spectacle, le chevalier se mit à crier : « Au secours ! au secours ! » Les domestiques, les médecins, un prêtre et te sénateur Zeno entrèrent précipitamment dans la chambre de la gentildonna agonisante. Le sénateur s’approcha du lit de sa fille, qui, faisant un effort suprême, s’écria : « Jésus, mon Dieu ! ayez pitié de moi… » Ce furent les dernières paroles qu’elle put articuler. Lorenzo, éperdu, se précipita sur la main glacée de Beata, et dit dans une sorte d’extase : — Ita ne’ Beata nell’ alto cielo, nel reame ove gl’ angeli hanno pace ! « Beata s’est envolée comme un ange dans le royaume des cieux[7] ! »

Beata était morte dans la nuit du 10 au 11 mai 1797. Quelques jours après, le 16 mai, une flottille amenait sur la place de Saint-Marc une division de l’armée française, et la république de Venise avait cessé d’exister.

Telle fut la jeunesse du chevalier Sarti, dont plus tard j’achèverai de raconter la vie.


PAUL SCUDO.

  1. Dante, Inferno, chant III.
  2. Ces commissaires étaient les patriciens Nicolas Bataja et Nicolas Erizzo. Voyez Daru, t. VII, p. 19.
  3. Voyez Daru, t. VII.
  4. Voyez Daru, ibid.
  5. « Hélas ! il est venu, ce jour…, le dernier jour de cet empire ! ilion n’est plus, ils ne sont plus les Troyens et leur gloire immense. »
  6. « Cette loi est incompréhensible pour celui qui n’a pas été éclairé par l’amour. » (Dante, Paradiso.)
  7. Dante, Vita Nuova.