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Le Chevalier de Saint-Georges/18

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H.-L. Delloye (1p. 69-83).

XVIII.

Le numéro 143.

« Tel est le sort qui t’attend, » me dit la reine en me montrant l’homme qu’on battait.
(Hélène de Tournon.)


Huit mois s’étaient passés depuis cette scène, assez terrible pour laisser dans l’âme de Mme de Langey une trace ineffaçable.

L’habitation de la Rose regrettait toujours le même maître, absent et retenu en France par d’indispensables devoirs ; mais elle avait l’honneur de posséder le même gérant, M. Joseph Platon, le plus vertueux et le plus borné des mortels.

Comme tout bon économe doit le faire, M. Joseph Platon tenait un registre exact de ses nègres ; ce registre lui eût fait honneur assurément près de M. de Boullogne, car il dénotait un esprit d’ordre peu commun.

Imaginez en effet un vrai livre d’histoire dans toute l’acception du mot, une sorte d’Encyclopédie biographique où la naissance et la mort de chaque noir se trouvaient cotées scrupuleusement à côté de celles des animaux domestiques, des clous, de l’huile, du suif, des houes, serpes, haches, harnois, voitures, denrées et autres objets. La régularité candide de M. Joseph Platon allait jusqu’à écrire ses pertes comme ses profits, les dégâts des noirs et leurs bons services, leurs friponneries et leurs beaux traits.

De la sorte, le registre de M. Joseph Platon eût pu fournir une ample moisson d’observations morales au philosophe, les bons et les mauvais points du digne archiviste étant toujours accompagnés de réflexions en marge et d’annotations caractéristiques :

« Pompée (no 104). — Excellent sujet. — Il n’a passé aux verges que dix-huit fois. — Aimant le tafia et ses devoirs, il eût fait un excellent douanier…

« Adonis (no 5). — Gaillard né pour la cuisine. M. Printemps l’honore de son estime. Il étique deux mulets en un quart d’heure…

« Benjamin (no 122). — Fort mauvais sujet. Il s’est fait marron parce que son commandeur lui avait refusé du suif ; pour échapper aux recherches, il s’est plongé dans la rivière de l’Artibonite, où il a échappé aux recherches en se cachant la tête sous une grande feuille d’arbre.

« Un, deux, trois, quatre, cinq… reprenait Platon en additionnant sur ses doigts. Ci-contre, ce mois-ci, vingt-six noirs morts à l’hôpital, six d’enfuis et quatre…

— Voilà un joli compte à présenter, s’écria-t-il en s’interrompant lui-même tout à coup et en écrasant de fureur sa plume contre son papier. Que va dire M. de Lassis l’intendant ? Depuis que cette damnée marquise nous est tombée de nues à la Rose, tout va de mal en pis. Je le lui disais bien l’autre jour, — comme je vous le dis là, mon cher monsieur Printemps : — « Madame la marquise, vous les tuez, vous les exterminez, ces malheureux ! » Que diable ! on a beau être nègre, on n’est pas de fer, n’est-ce pas, monsieur Printemps ?

— Qu’a-t-elle donc fait ?

— C’est du joli ce qu’elle m’a fait ! Écoutez cela, vous qui êtes disciple de Comus, comme disent MM. Vadé et Piron, deux agréables chansonniers… Vous serez d’abord disposé à l’excuser en faveur du motif ; mais vous ne tarderez pas à voir sa perversité… Il faut qu’elle soit grande, puisque vous m’en voyez malade et gardant le lit… Vous savez, mon cher, que depuis la mort (mort bien heureuse !) de Poppo son singe elle l’a fait empailler ; mais ce que vous ignorez sans doute, ce que je vous ai toujours caché, c’est que c’est moi qu’elle avait chargé de cet office !… Me choisir ! moi, son ennemi personnel ! Mon titre de naturaliste m’a valu cela, mon cher ! Donc, après avoir empaillé Poppo de mon mieux, il y a huit mois, je le lui portai… Je ne saurais vous peindre toute mon émotion, Printemps : je voyais encore mon infortuné perroquet jonchant le parquet du salon de ses plumes jaunes et rouges, ce même perroquet, vous le savez, qui disait si bien le nom de Rosette, ma femme !…

Ici Platon s’essuya l’œil gauche du coin de sa couverture.

— N’importe… c’était mon devoir, je présentai le hideux magot à la marquise. Jamais, mon ami, je ne l’avais trouvé si laid : deux yeux verts d’émail, posés par moi dans ses orbites, donnaient une expression de Caligula à sa figure ; ses pattes osseuses et velues, clouées solidement par moi à la planchette, avaient l’air de vouloir se lever encore sur mon innocent volatil !… La marquise le reçût cependant comme on recevrait un oncle d’Amérique ; Saint-Georges et M. Maurice le placèrent dans sa berline inoccupée jusque-là…

— Il n’y a rien encore de tragique en tout ceci, dit M. Printemps, aspirant une prise de Virginie…

— Attendez. Vous n’avez pas oublié que, durant sa vie, le monstre était friand au dernier degré de tortues fraîches… Il les pourchassait sans s’inquiéter seulement des caïmans de l’Ester. La preuve de ceci, c’est que sa gourmandise a causé sa mort et que le ciel, ou plutôt je ne sais quel aspic intelligent nous en a délivrés. Eh bien ! mon digne ami, croiriez-vous que toutes les semaines, depuis ce jour, mes négrillons battent l’eau de l’Ester pour le bon plaisir de la marquise, chez laquelle ce goût s’est déclaré ? Oui, mon cher monsieur Printemps, son plus grand bonheur est de voir mes nègres pêcheurs descendre pour chercher dans l’eau ces quadrupèdes ovipares dont vous faites de si excellons bouillons, et que, vous le savez, on surprend rarement à terre… Le seigneur Poppo, ou plutôt son horrible squelette empaillé, est habillé le matin de dentelles, comme s’il vivait encore, et du fond de sa berline il regarde cette belle pêche d’un air de roi… Or vous n’ignorez pas, Printemps, que si la marquise a hérité de cet amour singulier de son singe pour la chasse de la tortue, le caïman, personnage assez vorace de son fait, n’y renonce pas pour cela. Donc, pas plus tard qu’avant-hier, en se livrant à ce dangereux plaisir par ordre de Mme la marquise, quatre de mes négrillons effarouchèrent la femelle d’un caïman, surprise au milieu de ses œufs, et la firent crier… À l’instant les malheureux en virent une véritable armée accourir de tous les points et fendre l’onde en silence, si bien que M. le marquis Maurice s’est blotti d’effroi contre son ami le mulâtre. Mes noirs voulaient fuir, mais le plaisir de la marquise aurait été incomplet ; elle était alors dans sa calèche avec M. de Rohan, notre nouveau gouverneur, qui cria aux nègres de continuer et lança lui-même le harpon au milieu du groupe… Ce harpon rebroussa, et ce fut alors une épouvantable boucherie… Les caïmans avaient glissé adroitement sous l’eau, monsieur Printemps, ni plus ni moins que je glisse ma main sous cet oreiller ; mais rassemblés en embuscade au milieu de ces laîches très-fourrés, ils se jetèrent bientôt un à un sur leurs victimes. Vainement les hommes de notre suite leur lâchèrent-ils une bordée de coups de fusil ; le jour baissait, et nous n’entendîmes plus bientôt que le bruit aigu de leurs dents… Puis la berge reprit son silence…

Quatre négrillons de perdus, monsieur Printemps, et le tout pour un dîner !

— Il est vrai que la marquise ferait mieux de ne pas s’occuper elle-même de sa table, monsieur Platon, cela regarde son maître d’hôtel…

— Aussi, rassurez-vous, vais-je les porter à son compte sur mon registre… Car enfin il n’est pas juste, s’écria le gérant, portant la main à son magnifique bonnet de coton avec un geste désespéré, il n’est pas juste que ces quatre noirs me retombent sur le dos.

Et il écrivit :

« Item, ci-contre, pour le compte de Mme la marquise, bouillon de tortue… quatre nègres. »

— Vous avez là une page blanche, reprit le maître d’hôtel, c’est le no 143.

— Si fait, il y a le nom ; lisez plutôt : « Saint-Georges, venant de l’habitation des Palmiers, à la Guadeloupe… » Je n’ai rien à faire avec celui-là, vous le savez bien… C’est le protégé de la marquise, mon disciple ! un gaillard qui, si l’on n’y prend pas garde, sera bientôt élevé sur un pied parfait d’égalité avec le jeune marquis. Il était jadis sous ma domination exclusive. Mon Dieu, oui ! je pouvais le faire passer par les verges quand bon me semblait, sans la permission de cette Mme la marquise ; mais bast ! à présent il ne fait pas un geste que Mme d’Esparbac ne s’extasie et que M. Maurice ne se roule par terre, en lui criant : « Bravo, bravo, mon jaune ! » Tenez, vous ne le voyez plus venir dans les cuisines, j’en suis sûr…

— Vous avez raison, le voilà un vrai monsieuril partage les jeux de M. Maurice, il a même l’audace de réussir comme si c’était un vrai créole ! Le maître d’escrime de M. le marquis me disait l’autre jour qu’il n’avait jamais vu un poignet si vigoureux ; il l’a jeté par terre deux ou trois fois.

— Sans compter, monsieur Printemps, que je lui ai inculqué, voyez-vous, de ces airs distingués auxquels on reconnaît le professeur, dit Platon en s’apercevant que le maître d’hôtel ne lui faisait pas assez d’honneur de Saint-Georges ; c’est le produit naturel de ma conversation, je le sais, mais je suis certain que cela a mis en tête au mulâtre une foule de billevesées. Je vous déclare toutefois, mon ami, que ce serait à mon corps défendant que je le ferais punir si la marquise me l’ordonnait… Je n’ai point voulu annoter ses beaux faits sur mon registre, parce que cet enfant est vraiment un être à part et que je le considère comme un ami de cœur qui a longtemps battu mes pantalons et mes casquettes… Du reste, pendant que vous me tournez mon infusion d’orangers, secourable monsieur Printemps, vous allez sans doute le voir venir, car je l’attends pour me faire la lecture… C’est le seul office qu’il ait conservé près de moi, son ancien maître !… Justement j’ai là un nouvel ouvrage qui m’arrive de France, l’Émile de M. Jean-Jacques Rousseau, que M. Lassis m’envoie avec ce magnifique habit prune-de-monsieur.

— L’habit est magnifique en effet, murmura le maître d’hôtel avec un regard de convoitise, les manchettes sont du meilleur goût. Mais le roman ?

— Ne voyez-vous pas que ce doit être un traité complet d’instruction élémentaire ? Lisez le second titre : De l’Éducation ! Il paraît que c’est un livre fort agréable… pour les professeurs. L’auteur a entrepris de démontrer à son élève l’astronomie sans sphère, la géographie sans cartes et la musique sans notes… Quand j’étais aux gabelles, j’ai dévoré la Nouvelle Héloïse, du même auteur ! Hélas ! Rosette m’a cependant coûté plus de larmes que cette Héloïse !

— Quant à moi, dit M. Printemps, en ma qualité d’ancien chef d’office du maréchal de Saxe je dois vous dire qu’il y avait dans ma jeunesse un poète du maréchal que j’affectionnais par-dessus tout, c’était M. Dorat, un capitaine de dragons…

— Je me le rappelle fort bien, un petit sec, poudré, avec lequel j’ai eu un jour une discussion à la barrière… Il s’étonnait, le petit monsieur, que j’osasse le fouiller, et menaçait de porter plainte à M. d’Argenson.

— Il lui est arrivé un bien bon tour à ce M. Dorat chez le maréchal, et je suis sûr que vous ne le connaissez pas, Platon ! Malheureusement, continua le maître d’hôtel en tirant sa montre hors de son gousset, il est trois heures, et il faut que j’aille visiter les cuisines…

— Et moi donc, si vous saviez quelle récréation m’attend ! il faut que dans une demi-heure je regarde administrer des coups de fouet, du haut de cette fenêtre, à deux imbéciles d’esclaves, un mulâtre et une mulâtresse, ma foi, qui ont manqué de respect à M. Gachard !

— Comme si ce gros financier n’avait pas assez de commandeurs chez lui pour exécuter ses ordres !

— Dites ceux de Mme la marquise, Printemps ! ce mulâtre et sa femme, le 141 et le 142, sont de l’habitation de la Rose. Je ne sais quelle brèche l’énorme lovelace du nom de Gachard a voulu faire à leur ménage, mais le mari s’est fâché, et il a osé dire qu’il empoisonnerait M. Gachard… Pour ce crime, si vous ne le savez pas, je vous l’apprends, l’exposition au soleil et la quarantaine entre eux deux. Vingt coups pour chacun… fit-il en montrant le fouet pendu au mur. Ils se disent mariés, ils partageront.

— Respect à la loi ! monsieur Platon, c’est trop juste ; mais je ne veux pas voir l’exécution : à cause de la mulâtresse… Mlle Finette, que j’adore comme une reine, est de cette couleur…

— Bon ! vous voilà devenu sensible parce qu’elle vous a donné dans l’œil ! Si mon ex-épouse, Mme Platon, dite Rosette, avait eu le fouet d’un nègre commandeur en perspective, elle n’eût point trahi ses devoirs et fût restée blanche comme le linge qu’elle repassait !

La conversation de ces deux sublimes personnages fut interrompue bientôt par les notes d’un air lent et mélancolique qui s’approchait de leur oreille en franchissant chaque pas de l’escalier. Cet air à deux voix gardait l’empreinte naïve de toutes les chansons créoles ; il eut le pouvoir d’arracher M. Joseph Platon à certains calculs d’agronomie que, malgré sa fièvre, il se croyait forcé d’entamer. La porte s’ouvrit, et la jolie Finette bondit Joyeusement jusqu’au milieu de la chambre avec Saint-Georges.

Ils étaient tous deux aussi rayonnans, aussi élancés que deux jeunes palmiers saluant le premier soleil ; leur poitrine haletait ; ils venaient d’arpenter à la course une longue avenue de tamarins bordant les hattes de la case.

Si bien qu’à son madras coquettement chiffonné, à son air d’autorité féminine sur le jeune mulâtre ; à certains embrassemens espiègles donnés et rendus en entrant dans cette chambre, M. Printemps, le vertueux prétendu de Mlle Finette, ne put s’empêcher de froncer le sourcil d’un air jaloux.

— D’où venez-vous ainsi, mes jeunes ramiers ? murmura M. Platon d’un air moitié sévère, moitié curieux. Mademoiselle Finette à sa jupe blanche déchirée par les broussailles, et vous, mon élève, vous avez encore votre fusil armé, et vous ne me rapportez pas même un bidibidi[1] ce matin !

— Mon cher maître, répondit Saint-Georges, vous êtes à la diète, il faut vous le rappeler. Ma mère Noëmi, qui s’est faite votre docteur, ne vous a-t-elle pas recommandé les boissons chaudes ? Je vous lirai un chapitre de ce livre, si vous voulez ?

— Au diable la lecture ! Que votre mère se connaisse en tisanes, mon cher Saint-Georges, je ne dis pas le contraire, je me résigne aux siennes pour guérir ma toux et ma fièvre (diable de fièvre que j’ai attrapée l’autre jour à cette expédition des tortues aux bords de l’Ester !). Mais que la marquise n’envoie pas demander seulement de mes nouvelles !…

— C’est ce qui vous trompe, monsieur Platon, nous venons tous deux en son nom vous assurer de toute la peine que lui cause votre maladie… Elle m’a chargé aussi de vous annoncer une nouvelle !… M. de Lassis s’en vient passer trois mois à la Rose ; il arrive à la fin de cette semaine…

— M. de Lassis arrive sans m’avoir prévenu, s’écria Platon d’un air étonné et en laissant retomber ; la tête sur l’oreiller d’un air de profond abattement… On veut donc ma destitution !

— Voudrait-on la mienne aussi, continua M. Printemps en se rapprochant du lit du gérant, qui se regardait d’un air alarmé dans un petit miroir de poche.

Tout d’un coup il écarta violemment sa couverture et s’élança du lit, couvert d’une simple culotte de nankin.

— Ah ! ils veulent ma mort, grommela Platon, eh bien ! je m’en vais les satisfaire, je me jeterai par la fenêtre, Printemps, je serai le Decius des économes !

Et de sa main furieuse M. Platon poussa les verroux de sa fenêtre. Il ressemblait à Don Quichotte plus qu’à Decius.

— Qu’allez-vous faire, monsieur Platon ? s’écria douloureusement le maître d’hôtel en le retenant par sa culotte. Vous n’avez pas de reproches à vous faire, vous êtes comme moi un homme intègre ! M. de Lassis verra nos livres.

— Ne venez-vous pas d’entendre, Printemps, qu’il arrive dans le mois le plus désastreux, un mois de malheur, un mois de pertes ? M. de Lassis ne m’aime pas, je le sais, il a ses créatures, Printemps.

— Calmez-vous ; M. Gachard a beaucoup d’empire sur lui, et vous allez faire dans quelques secondes une chose agréable à M. Gachard. Il est bientôt la demie, continua le maître d’hôtel à voix basse en tirant sa montre…

— Je vous comprends, il faut me montrer au peuple, on n’arrive au crédit que comme cela… Veuillez prévenir de ma part le nègre commandeur qu’il se rende à son office. Il est en bas sous la cloche de la cotonnerie…

— C’est cela, et malgré la fièvre, faites bonne contenance, monsieur Platon, dussiez-vous mettre du rouge… Les coupables vont se voir amenés dans cinq minutes, et M. Gachard sera prévenu.

— Quel état que celui de gérant de la Rose, continua Platon en s’enveloppant d’une robe de chambre à fleurs et en chaussant ses pieds de superbes pantoufles rouges, quel état ! je regrette le port de Bercy ! Et toi, que fais-tu là, messager de malheur ? dit-il à Saint-Georges, qui montrait à Finette un cadre de papillons.

— Je montrais à Finette ces beaux scarabées que nous avons pris ensemble ; vous savez, monsieur Platon, répondit le mulâtre avec un accent ému, quand au lieu de me punir comme les autres vous me faisiez chasser pour votre table du matin au soir…

— J’espère que te voilà satisfait à cette heure, Saint-Georges, reprit Platon d’un air de brusquerie inaccoutumée, rien ne te manque. Tu feras bien, mon garçon, de ne pas faire de bêtises dorénavant, tu serais soumis au joli traitement que tu vas voir !

— Qu’est-ce donc, monsieur ? dit Finette en voyant Platon saisir à la muraille son long fouet. La voix de la mulâtresse était suppliante.

— Rien, reprit le gérant, seulement comme j’ai la fièvre, avance-moi ce fauteuil, Saint-Georges.

Le mulâtre obéît ; M. Printemps, qui était sorti l’intervalle d’une seconde, remontait l’escalier tout essoufflé.

— Entendez-vous la cloche ? dit-il à Platon, le Gachard et Mme de Langey sont là sous votre fenêtre. Le Gachard en beau gilet mordoré et en grand habit pluie de paillettes, la Langey avec son parasol, sous lequel M. de Rohan lui conte sans doute quelque ravissante histoire…

— Cela est vrai ! s’écrièrent simultanément les deux enfans. Et quel flot de monde, bon Dieu c’est un spectacle ! Tous les bourgs sont accourus !

De l’appui de cette fenêtre, d’où la tête grotesque de Platon ressortait alors armée de son casque à mèche comme celle d’un proconsul, il put voir bientôt le terrain fauve qui s’étendait devant lui rempli d’une foule de noirs et de créoles. Le mulâtre et la mulâtresse apparurent bientôt, conduits par un commandeur ; c’étaient le 141 et le 142 qui allaient subir la quarantaine de coups exigée. M. Gachard, la main appuyée sur sa canne à bec de corbin, lorgnait la femme d’un air satisfait et avec cette sorte de joie lascive que les peintres donnent aux satyrs. Cette créature, presque aussi belle que Finette, avait tout au plus seize ans, le mulâtre était du même âge. On le tourna bientôt vers le soleil le plus ardent, une pierre fort lourde posée en travers sur sa tête. Là, durant l’espace de quatre minutes, le bras du commandeur le força de se baisser et de se relever successivement. Ses genoux fléchissant de lassitude sous ce fardeau, on l’attacha au poteau, la tête peu à peu inclinée sous la grande pierre, si bien que la sueur ruisselant de ses membres baignait le sable autour de lui. Vingt coups mesurés retentirent bientôt sur cette peau brune et luisante, que le sang ne tarda pas à marbrer de ses sillons rouges. Le col renfoncé dans les épaules sous l’impitoyable chapiteau qu’il soutenait, le mulâtre ne poussa pas un seul cri… Pour sa femme, elle ne put supporter aussi courageusement un pareil supplice… Aux cris horribles de cette malheureuse, Saint-Georges se sentit ému ; par un mouvement instinctif, Finette et lui se jetèrent dans les bras l’un de l’autre avec des larmes… Les lèvres de Finette tremblaient, celles de Saint-Georges étaient mouillées d’écume ; c’étaient deux esclaves de leur couleur qui venaient d’être frappés… Ce terrible retour sur lui-même semblait avoir éteint toute force au cœur du jeune homme… Finette et Saint-Georges se regardaient enfin comme deux naufragés suspendus à la même planche, une même condition de mort pesait sur eux. Cette exécution sinistre, si commune cependant aux colonies, ils venaient de la voir avec des sens plus sûrs, plus subtils, plus éclairés ! Sous la soie et la dentelle qui le couvraient, Saint-Georges retrouvait ce même corps sur lequel le fouet du commandeur s’était levé ; le matin encore sa jeune imagination rêvait la liberté, le bonheur ; cet affreux spectacle le rejetait violemment dans l’esclavage.

Heureusement pour lui et pour ses enfantines illusions, il ne vit point Mme de Langey riant du bout de ses lèvres roses à M. le gouverneur et lui montrant à la fenêtre la figure de son gérant immuable comme la loi.

Lorsque M. Platon referma la fenêtre et baissa les stores, une main passait délicatement sur les épaules de Saint-Georges ; c’était celle de Noëmi.

Les yeux de cette mère étaient sans larmes, elle avait bu déjà bien d’autres douleurs et d’autres supplices. Elle pressa le mulâtre contre sa poitrine quand il partit et recoucha elle-même l’honnête monsieur Platon, dont la fermeté romaine avait, on le pense bien, rallumé la fièvre. Il se renfonça dans le lit après s’être mis sur la conscience un chapitre de Jean-Jacques sur le maître et le disciple, et d’une main affaiblie comme celle de Sylla mourant il écrivit le supplice de ses deux numéros 141 et 142 sur son registre.

Le nom de Saint-Georges était inscrit, on le sait, sous celui qui suivait, — le 143 !…

  1. Raie