Le Chevalier de Saint-Georges/24

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H.-L. Delloye (1p. 145-164).

XXIV.

Le portefeuille.

À la guerra ! à la guerra ! Espanoles !
(Cantate espagnole.)



La douleur de cet homme était électrique ; elle avait le don de l’attendrissement… Elle pénétra Saint-Georges jusqu’au fond de l’âme ; et, lorsqu’il eut attaché lui-même sa mule à l’un des oliviers desséchés du cimetière, il s’agenouilla…

Le silence n’était troublé autour de lui que par le chant de quelques moqueurs et les versets pieux que l’homme poursuivait à voix basse… Un long abandon avait environné cette tombe de hautes absinthes, qui la cachaient presqu’à tous les yeux : celui qui priait demeura debout devant elle quelques minutes encore… Saint-Georges, épuisé de fatigue, avait reconnu l’église avec un vif sentiment de joie ; c’est là qu’il avait été baptisé. Le curé de Saint-Marc l’avait sauvé une fois ; il écouterait ses peines et lui donnerait peut-être asile… Il était résolu à fuir la Rose ; l’air de la liberté frappait son visage ; il s’exhalait pour lui à chaque pas des émanations divines des rochers, des fleuves, de la plaine. En se retrouvant près de cette église, le mulâtre se sentit plus grand, plus résolu. Il n’y a pas d’esclave devant cette croix de bois qui a sauvé l’univers !

À cette heure qui précède le jour, la douce nature s’éveillait, les mamelons des mornes ruisselaient des perles de la rosée. Saint-Georges admirait cette radieuse bordure qui encadrait la savane ; il aspirait ces parfums. On n’entendait pas encore le tintement de la cloche à cette église nue et pauvre comme une église de village…

L’inconnu priait toujours… la pensée de sa prière l’absorbait ; il ne se leva que lorsque la cloche eut sonné.

Prenant alors son cheval par la bride, il partit après avoir baisé religieusement cette pierre.

Il fallait traverser le jardin du curé pour arriver à sa demeure modeste. Saint-Georges suivit l’homme machinalement ; tout d’un coup il entrevit le curé à travers un massif d’arbres. L’idée lui vint alors d’attendre et de se cacher ; pendant ce temps de recueillement il préparerait sa harangue. Le brave pasteur disait son office. C’était un dominicain au teint fleuri, au visage ouvert ; il ne ressemblait en rien aux capucins envoyés de France à la colonie, qui ne tardent pas à ne plus être capucins dès qu’ils se couvrent de linge et d’étoffes fines, qui se font servir par des négresses et ont dans leur maison un équipage, un cocher et un cuisinier. Expédié à Saint-Domingue par son provincial, le curé de Saint-Marc ne s’était dépouillé ni de son esprit ni de son habit : détail un bon et saint homme. D’abord curé à la Guadeloupe, il était venu à Saint-Domingue.

Saint-Georges le vit bientôt fermer son bréviaire ; l’homme au manteau brun lui parlait bas à l’oreille ; il lui glissa dans la main trois belles piastres d’Espagne…

— Vous n’oublierez point cette messe pour lui, mon père : c’est un anniversaire ineffaçable pour moi. Quand vous direz cette messe, il y en aura, par mes soins, une autre de célébrée au couvent de la Merced… Adieu !

Ces paroles dites, il se remit en selle après avoir bu quelques gorgées d’une outre placée aux côtés de sa monture. Ce fut seulement alors qu’il aperçut le mulâtre derrière les feuilles. La persistance de ce curieux si matinal l’inquiéta. Soit qu’il le prit pour un espion ou un voleur, il s’en fut à lui et l’interrogea avec rudesse. Saint-Georges répondit avec fierté.

— Si tu veux parler, comme tu le dis, au curé de Saint-Marc, pourquoi ne pas le faire ? Il est là…

Le mulâtre garda le silence.

— As-tu une raison ? Dis-la.

— Parce que j’ai peur de le chagriner, monsieur, répondit-il avec amertume. Il me parlera de ma mère, je le sens bien, et je n’aurai pas le courage de lui dire : « Je l’ai quittée ! »

— Tu fuis d’une habitation ? De la partie française, peut-être ?…

— Vous l’avez dit. C’est de la Rose que je fuis.

— De la Rose ?… dit l’homme en rejetant son corps en arrière comme pour mieux envisager le mulâtre… Dès lors, mon jeune gars, rassure-toi, tu n’as qu’à voyager côte à côte de moi, si tu as peur, prends mes pistolets… tu n’as pas d’armes

Voyant que Saint-Georges hésitait :

— Crains-tu que je te livre ? Alors quitte-moi. Mais je te promets asile et bonne tutelle chez moi, par saint Jacques de Compostelle !… Viens avec moi : voici des cigares et des vivres, nous partagerons. Chemin faisant, tu me conteras ton aventure…

Il offrit au mulâtre un coup de son outre, contenant du vin très-passable, et rompit avec lui la moitié de son chocolat. Rassuré par ces prévenances, Saint-Georges rangea sa mule près du cheval barbu de son compagnon ; celui-ci l’interrogea bientôt sur les plus petits détails de l’habitation qu’il fuyait. L’air de secrète anxiété dont il écouta ce récit, dans lequel l’amour de la marquise de Langey tenait une place si grande, surprit beaucoup le mulâtre… Ce morne étranger ne disait rien, il ne l’interrompait pas ; son histoire achevée, il se contenta de lui prendre, la main et de lui dire :

— Merci !

Saint-Georges l’avait racontée, cette histoire, avec une grande naïveté ; il n’avait rien omis, rien déguisé ; son chagrin le plus sensible, c’était cette froide indifférence, ce mépris que la marquise faisait de lui et de son amour.

— Parce que je suis mulâtre, répétait-il, est-ce à dire que je ne vaille pas un blanc ? — Dussé-je me coucher encore à ses pieds comme un chien, je le ferais, disait-il les yeux gonflés de larmes… J’ai bien souffert le jour qu’elle m’a chassé, mais je l’aime !

Le compagnon de Saint-Georges murmura tout bas :

— Moi, je la hais !

Tio-Blas, que nos lecteurs auront sans doute reconnu, était alors bien changé. Un an presque entier avait creusé de nouveau les rides de son visage, comme la pluie creuse les ravins ou la pierre. Respirant pour sa seule vengeance, il n’avait eu garde de laisser échapper une aussi belle occasion d’apprendre la vie de Mme  de Langey par un de ses propres esclaves ; tous ces mille détails vinrent aviver sa rage, ils s’enfoncèrent comme autant de dards en sa plaie. L’amour de ce jeune homme, amour triste et réprouvé, n’émut pourtant pas son cœur, sa fierté de noble et d’Espagnol le mettant au-dessus d’un attendrissement puéril pour un mulâtre. Un seul péril de Saint-Georges éveilla sa compassion, ce fut sa punition pour un crime que lui-même avait conseillé et dont le mulâtre Raphaël n’avait été que l’instrument. Dans ce cœur habité par les anges du mal et de la haine, livré à toute la fougue du brigandage, il se trouva une admiration douloureuse pour cet instant de la vie de Saint-Georges ; l’Espagnol résolut d’en faire un des siens, c’était dans son idée une marque de haute récompense. En lui parlant chaque jour de Mme  de Langey, le mulâtre remplirait l’office d’un homme qui souffle le feu sous les branches sèches, il entretiendrait la flamme de sa colère. Tio-Blas avait souri de dédain au nom de M. de Rohan, il regardait sa propre capture comme une chose impossible et de trop haut prix pour cet homme.

Leurs chevaux descendaient alors un chemin assez difficile… De grands mornes, bordés de précipices, rendaient la marche dangereuse par le nombre de sentiers étroits et profonds encaissés dans une sorte de tuf rouge. Quelques coups de fusil retentirent à cet instant.

— Bravo ! tu n’as pas eu peur, dit l’Espagnol à Saint-Georges, qui en effet n’avait pas doublé le trot de sa mule.

Il se vit bientôt entouré, ainsi que son compagnon, de plusieurs noirs espagnols qui s’approchèrent respectueusement de Tio-Blas.

— Faisons halte, dit-il ; vous avez bien fait de me rejoindre. Voici un nouveau que je vous présente ; votre signal n’a pas eu l’air de l’effrayer, il va dîner avec nous.

Le gazon brûlé servit de nappe, de table et de sièges. Quelques viandes froides, l’eau d’un ruisseau voisin mêlée d’un peu de rhum, du biscuit et de la cassave complétèrent le repas. À travers les arbres on apercevait une jolie savane.

Assis sous un figuier blanc très-élevé, Saint-Georges examinait avec stupeur cette troupe armée, dont l’équipement seul indiquait assez la profession. Sa mule était épuisée de fatigue, Tio-Blas lui en fit seller une autre. Escorté de ses hommes, il devait rejoindre, à renfort de marche, son habitation dominant l’enfoncement voisin de la vallée d’Oya et que les habitans nomment le Tombeau du Diable.

Pour cela il fallait plusieurs jours de route, franchir des mornes roides entrecoupés de ravins. Cette caravane formait un ensemble si curieux que Saint-Georges ne put se défendre d’un certain sentiment d’intérêt en l’étudiant…

C’étaient pour la plupart des noirs de la partie espagnole de Saint-Domingue ; cependant il y avait parmi eux quelques Castillans déguenillés comme l’homme qui les guidait. Le gentilhomme, l’officier réformé, le marchand, le pacotilleur déçu ou ruiné étaient venus grossir ce corps savamment discipliné. Les repas ne duraient ordinairement qu’un quart d’heure, on employait le reste du temps à sonder les forêts environnantes et à éviter les embûches des plumets jaunes, ainsi appelaient-ils les soldats des villes, envoyés à leur poursuite. Comme s’ils eussent encore habité Santo-Domingo, Porto-Plata ou toute autre résidence, ces hommes exécutaient un roulement sur un énorme tambour pour annoncer l’heure de l’Angelus ; alors ces pieux bandits s’agenouillaient sur l’herbe ou les pierres. Les pistaches à la bouche, ils faisaient gaiment la sieste dans leurs hamacs nomades, choisissant deux arbres de la forêt pour y suspendre eux-mêmes ce lit mobile, dans lequel ils se blottissaient enveloppés soigneusement de leurs manteaux, afin de se garantir de la piqûre des insectes. Leurs bras herculéens demeuraient nus, leurs culottes de guingamp bleu étaient retroussées jusqu’au milieu de la cuisse. Ils portaient le trabucco[1] et le poignard effilé. Véritable camp de bohèmes dans les savanes, ils avaient pour eux l’intrépidité et la ruse, d’excellentes armes, des chevaux sûrs. Au lieu d’une méchante case qu’ils eussent partagée dans les terres avec les bêtes à cornes, les gens de guerre hautains ou les citadins nonchalans, ils avaient la tente bleue du ciel, la verdure des plaines et la bouteille de grès où dormait le Xérès à leur ceinture. Leur bagage se composait d’une vieille malle contenant quelques reliques et des cartouches, de morceaux de drap pour le manteau ou l’habit futur, de cables et de longs cornets de poivre connu sous le nom de maniguette. Au défrichement des terres, qui alarmait leur paresse, ils préféraient la chasse des troupeaux par les campagnes endormies, le vol nocturne, le pillage dans les églises. Quelques-uns, — les noués et les boiteux, — avaient mission de sonder le terrain en se traînant devant le passant. Senor, una limosina ! por Maria santissima ; una limosina a este probecito ! Il y avait de tous les métiers chez eux, avons-nous dit, excepté celui d’honnête homme ; mais par la misère qui régnait dans la colonie espagnole, ces flibustiers nouveaux n’étaient-ils pas tous absous ?

Cette vie étrange convenait à Tio-Blas, à sa nature sombre, inquiète ; elle profita bientôt singulièrement au mulâtre. Ces hommes furent étonnés de sa grâce, de sa tournure ; ce fut à qui deviendrait son maître, à qui développerait son élégance et sa force ; les meilleures leçons d’escrime et les plus belles dattes étaient pour lui. Ce complément d’éducation à la Gil-Blas ne pouvait manquer d’abord de lui plaire. Tio-Blas aimait à s’en faire accompagner ; c’était le plus beau joûteur de sa troupe, où nul à coup sûr ne le valait et ne l’eût insulté en vain. Ce noble de Castille, qui s’était fait bandit si effrontément, se surprenait parfois encore à parler devant ses compagnons de la puissance de l’Espagne, la première puissance de l’Europe sous Charles V, lorsque Séville renfermait soixante mille métiers à soie, disait-il ; lorsque les draps de Ségovie et de Catalogne étaient les plus recherchés comme les plus beaux de l’Europe, et qu’il se négociait quatre cent cinquante millions de valeurs en lettres de change dans une seule foire de Médine. Hélas ! il ne fallut pas longtemps à Saint-Georges pour comprendre la différence essentielle de l’état des possessions des deux couronnes. La colonie française pouvait être regardée comme un chêne de belle et vigoureuse nature ; la colonie espagnole présentait l’image d’un arbre caduc, desséché. Dès les premiers pas que le mulâtre fit dans ces landes, il les trouva remplies de fièvre, d’indolence et de misère. De rares cultures à côté d’une végétation luxuriante, un esprit d’insouciance que rien ne pouvait excuser, un état plus triste que celui où Christophe Colomb laissa les premiers maîtres de cette terre ! Les troupeaux erraient dans les campagnes incultes, l’œil rencontrait à peine autour des habitations quelques jardins à légumes et à fruits. La mollesse des colons n’employait même pas les esclaves du sol au travail : ils passaient tout le temps à jouer ou à se faire bercer dans leurs branles. Quand ils étaient las de dormir, ils chantaient ; il fallait que la faim les pressât pour qu’ils sortissent du hamac. Des cases recouvertes des feuilles du palmiste avaient remplacé les somptueux palais d’Ovando ; la boisson des plus riches consistait en un peu d’eau aiguisée avec une pointe de tafia ; ils remplaçaient le pain par les patates, les vases d’émail par la poterie la plus humble. L’intérieur des maisons répondait à cette pauvreté, les fenêtres étaient sans vitres. Les habitans se traînaient comme autant d’ombres pâles par les carrefours et les rues ; une odeur infecte s’échappait de chaque grenier, où l’on ne montait que par une échelle. Parlant peu le jour, babillant la nuit, ce peuple livide, avorté, n’en roulait pas moins le papelito entre ses doigts minces ; conservant la moustache et l’épée des anciens jours, et préférant se battre dans une ruelle derrière la cathédrale plutôt que de remettre le combat au lendemain.

La vue de ces hommes ranima l’orgueil de Saint-Georges. Comme eux, il se sentait déchu de je ne sais quel rang auquel il devait prétendre. Il mûrissait cette pensée au feu des haltes de nuit, par les bois, par les rochers, au milieu des attaques dont la troupe se voyait l’objet ; car durant tout le cours de ce singulier apprentissage de liberté, Saint-Georges vit plutôt les gens de Tio-Blas traqués par les plumets jaunes qu’ils ne furent eux-mêmes les agresseurs.

La vallée d’Oya et peu après le Tombeau du Diable apparurent enfin à ses yeux ; ce fut seulement de nuit que Tio-Blas se glissa dans cette ancienne résidence. Quand il la revit, l’Espagnol ne put se rendre maître d’un tressaillement de joie, car ce n’était pas sans motif qu’il rentrait sous ces planches habitées par un seul domestique noir… Attachée comme un nid d’aigle aux mornes dominant la vallée d’Oya, cette case assez vaste s’éclaira bientôt sous la torche de Tio-Blas… Escorté de Saint-Georges, il s’en fut droit à un grenier rempli de débris d’animaux, de cornes à bœufs et de rouillardes ébréchées, et là, dans une des crevasses du mur masquée par un grand cadre de la Vierge, il plongea son bras nu, et il y saisit un portefeuille…

Il fallait que ce fût quelque dépôt précieux, car il était fermé et scellé de trois cachets ; la couverture était en peau de lézard.

Tio-Blas le prit, s’assura que nul ne l’avait forcé et le mit dans sa basque, après avoir bu avec le mulâtre la moitié d’un flacon de Malaga respectable par sa vétusté.

— Tu vois, mon digne fils, que je t’ai tenu parole ! La vie que nous menons est contrariée parfois, j’en conviens, mais elle a ses charmes. Ne vaut-il pas mieux que tu aies quitté la Rose et ta mère, pour devenir quelque chose chez nous, au lieu de pourrir là-bas sous les coups de fouet ?… Par le grand saint Dominique de mon parent l’évêque, je suis désolé de n’être plus un seigneur ayant palais à Séville ou à Burgos, j’aurais fait de toi mon maître à chanter… Tu pinces fort galamment de la guitare !…

Une grêle de coups de fusil vint ébranler les planches de la hutte pendant cette conversation.

— Ce n’est rien ; les plumets jaunes qui causent avec les nôtres. Il est écrit qu’ils ne nous laisseront pas tranquilles. Heureusement que nous connaissons mieux qu’eux les détours de cette montagne, et sans le besoin que j’avais de reprendre ici ce portefeuille…

On entendit très-distinctement dans l’enfoncement de la vallée d’Oya une seconde fusillade… Tio-Blas, quand elle fut passée, ouvrit la lucarne de la hutte avec précaution ; la solitude semblait avoir repris son silence.

Il serrait déjà sa ceinture de soie autour de ses reins pour partir, quand le nègre gardien de cette aire abandonnée s’écria hors d’haleine en arrivant vers lui :

— Maître, maître ! vous partir cette fois sans vos chiens ! Beaucoup de notre meute sont morts !

Et de son doigt levé sur la vallée d’Oya, alors enveloppée des ombres de la nuit, le Domingois indiquait à Tio-Blas un amas confus d’hommes et de chevaux laissé sur ce nouveau champ de bataille. Une épaisse colonne de fumée montait pesamment vers la hutte. Ce combat avait été l’affaire d’un quart d’heure.

Carrajo ! Il paraît que les plumets jaunes étaient en nombre ! Je croyais mes gens plus avisés ; voyons un peu.

En tournant le flanc de la montagne avec Saint-Georges, dont la mule lançait l’éclair sous ses pieds au milieu des ténèbres, l’Espagnol arriva bientôt au lieu du désastre ; là, il put se convaincre qu’une partie de ses cavaliers avaient péri. Le Domingois lui avait assuré que le conseil de San-Yago avait mis sa tête à prix ; il se hâta de rassembler ceux de sa troupe qui restaient sur pied et de regagner le côté, plus sûr pour eux, de la partie française. Son air d’assurance ne s’était point démenti à la vue de ces blessés et de ces morts. Jusqu’alors Saint-Georges n’avait reçu de lui aucune paie, ce jour-là il doubla celle de sa troupe et lui donna une portugaise[2].

— Ce sera le commencement de ta fortune, lui dit-il ; avec cela tu pourras retourner quelque jour à l’Artibonite, quand je me verrai forcé de licencier mes hommes Si tu veux t’y marier, je me charge de ta dot.

À ce mot de mariage, le mulâtre soupira. Il se rappelait la seule femme qui l’eût aimé malgré son indifférence, Finette, dont sa fuite devait faire le chagrin. L’argent que l’Espagnol lui avait donné fut serré par lui soigneusement près des pièces d’or de sa mère, qu’il gardait dans sa valise.

— Pauvre mère ! pensa-t-il ; que dirait-elle si elle me savait au milieu de ces contrebandiers, vivant de ce que je trouve, complice innocent de cet homme que je n’avais jamais vu ! Oh ! je la reverrai, Dieu le permettra, Dieu, qui me guérit insensiblement de cet amour, qu’un démon avait fait germer en moi ! Grâce au ciel et à mon courage, me voilà fort maintenant contre les tempêtes du cœur ; la vie de ces hommes m’a éclairé : je vois que je suis comme eux un réprouvé de la terre, un misérable, un maudit ! Ma couleur est désormais pour moi une question tranchée : — un peu plus que le nègre, au-dessous du blanc, — rien pour cette femme ! N’importe, j’aime mieux rester parmi ces aventuriers qui pillent que parmi ces insolens qui méprisent ! Puis-je oublier que l’indignité de ma race me suivra jusqu’au tombeau ?

Il reprenait bientôt, navré de douleur :

— Et cependant je l’aime ; j’ai beau me le cacher, je l’aime ! Je lui parle, je la vois ! Ce corps, cette bouche, ont conservé pour moi leur parfum et leur haleine ; j’entends le frôlement de sa robe au milieu même du silence de la forêt ; le bleu du ciel me rappelle son regard, son voile blanc passe souvent dans mes rêves ! Étrange égarement ! il me semble parfois que l’empreinte de ma passion brûlante devra la marquer à des temps voulus ! Dans nos veilles nocturnes, lorsque les étoiles distillent la rosée, il me semble entendre son pas… Si je n’étais point marqué de cet ineffaçable sceau de la servitude ! Ce qui me tue, c’est la conscience amère de cet abaissement, c’est le linceul noir jeté à tout jamais sur mon visage ! Ma mère ! ma triste mère ! vous m’avez pourtant parlé bien souvent de noblesse et de grandeur ; vous m’avez dit souvent que, si le ciel était juste, je devais marcher l’égal d’un blanc ; était-ce folie ou dérision, ma mère ? Je suis dégradé, méprisé de tous, avili ! Pourtant je suis robuste ; les précepteurs de Maurice m’ont trouvé aussi apte qu’un blanc à retenir leurs doctrines. Les portes de l’espérance sont-elles donc fermées pour moi ?

— Pauvre fou ! lui dit un jour l’Espagnol, qui surprit le jeune homme au milieu de ces cruelles imprécations contre lui-même, ne sais-tu donc pas que la vengeance seule a ôté à la douleur son âcreté ? Fi de la vie, si elle ne devait servir qu’à nous faire boire nos larmes ! À quoi bon l’épée, si elle sommeille ? la dague trempée dans le poison, si elle ne tue ? Tu vois dans la vie que tu mènes à mes côtés des nuits ténébreuses, pleines des terreurs du ciel et de la terre ; — à la voix de Dieu, la foudre en sort ! Ne pleure plus sur toi-même, toutes les puissances de l’enfer fussent-elles liguées contre toi, je le jure que tu seras bien vengé !

Au ton morne et froid avec lequel Tio-Blas avait prononcé ces paroles, Saint-Georges le regarda… Plus pâle encore que de coutume, il repassait la lame de sa mancheta sur une roche calcaire, au-dessus de laquelle la cime des pins rendait alors des murmures. En le voyant bientôt rassembler les quelques hommes de sa petite troupe sous la litière d’un bois fort épais, Saint-Georges conçut de vagues soupçons ; on eût dit que le capitaine attendait un coup à faire. Refoulée par les plumets jaunes vers cette partie de l’île française, aux environs de la Montagne-Noire, cette poignée de monde devait y camper la nuit. Le soleil venait de s’éteindre alors derrière les pitons environnés de vapeurs, et cependant le paysage de cette prairie entrecoupée de bouquets de bois paraissait encore enchanté.

Sous les pieds de la Montagne-Noire serpentait la rivière du Cabeuil comme un vaste ruban d’argent ; c’était le point d’intersection de la partie française et de la partie espagnole. Plusieurs sentiers divergens se croisaient dans la prairie ; des lataniers, des acacias, des sapotilliers, renfermés dans une multitude d’enclos, envoyaient de toutes parts leurs odorantes senteurs à la route. Tio-Blas avait ordonné à ses gens de se tenir prêts ; chaque œil était au chemin, chaque main à la gâchette du fusil. Pour être avertis à temps de quelque bonne arrivée, un Espagnol de la troupe qui, par un singulier raffinement de coquetterie, avait laissé croître à volonté l’ongle du pouce de la main droite, afin de tirer de plus beaux sons de sa guitare, venait d’être envoyé près des cannes de la route, quand tout d’un coup il revint à toutes jambes en s’écriant : « Les dragons ! la cocarde blanche ! »

Le jour tombant permettait en effet de discerner au loin ces uniformes… Ils formaient un piquet de cavaliers assez fourni autour d’une berline découverte…

Cette voiture allait alors au trot le plus rapide ; elle était menée par de petits postillons nègres. Au fond de la berline, Tio-Blas entrevit auprès d’une dame dont le voile était rabattu, un homme décoré du plastron de l’ordre de Malte, espèce de cuirasse de satin noir qui lui couvrait le ventre et la poitrine : cette cuirasse était marquée d’une immense croix de Malte en toile d’argent. L’Espagnol n’avait jamais vu ce personnage ; mais il se retourna au cri que poussa Saint-Georges, qui avait reconnu Mme  de Langey.

— C’est bien elle, pensa Tio-Blas ; l’avis que j’avais reçu de cette promenade était sûr !

Arrivée près de la lisière de ce bois touffu, la berline se mit au pas.

— Ce sera pour Maurice une salutaire promenade, dit la marquise ; je vous remercie pour lui, cher prince, des ressorts de votre berline ; c’est un vrai hamac, n’est-ce pas, Finette ?

La mulâtresse avait les yeux fixés sur la rivière du Cabeuil, que les blocs de rochers noircissaient insensiblement de leurs grandes ombres.

— Voilà un paysage, reprit M. de Rohan, qu’il fait bon d’admirer avec un piquet de dragons du roi. On dit ces limites peu sûres ; ces gueux d’Espagnols se multiplient, je crois, comme des moustiques ; ils volent dans l’air !

— Le prévôt des maréchaussées de Saint-Marc vous a fait, cher prince, une galanterie toute royale… À la seule vue de cette escorte…

— On doit songer au trésor qu’elle protège, n’est-ce pas ? Ce trésor, marquise, vaut tous les diamans de la couronne…

Comme de semblables phrases étaient chose peu commune dans la bouche altière de M. de Rohan, Mme  de Langey l’en récompensa par un regard brillant comme la flamme et qui semblait traduire tout son orgueil d’être admirée. Elle avait rabattu sa calèche de soie noire sur ses épaules et balançait à sa main un beau mimosa récemment cueilli…

— Vous tenez, cher prince, à me nier ces bouquets placés, il y a un mois, tous les soirs sous ma moustiquaire… savez-vous que c’est très-mal ? Un grand bailli de l’ordre de Malte n’est admonesté par personne.

— La nuit vient, ma mère, et ces vilains rochers ne me permettent plus de rien voir, dit Maurice en remettant à M. de Rohan sa lorgnette d’approche enrichie de pierreries.

— Et le frais des bords du Cabeuil est dangereux pour vous, madame la marquise, ajouta sa mulâtresse.

— Nos postillons n’ont-ils pas des torches ? reprit M. de Rohan, à qui ce site et cette promenade plaisaient.

Il allait se lever pour donner des ordres quand une masse compacte parut se mouvoir sous la lisière du bois ; elle était à peine reconnaissable, en raison de l’ombre étendue sur la savane comme un réseau noir.

— Respect à la berline, mort aux dragons ! s’écria soudain la voix d’un homme lancé au triple galop de son cheval et suivi à quelque distance de vingt noirs…

Les dragons répondirent par une vive décharge.

— Attirez-les parmi les bayaondes de la Montagne-Noire, continua la voix planant sur cette troupe comme un drapeau.

Les dragons de M. de Rohan, surpris de la risposte nourrie de ces agresseurs, s’étaient déjà débandés à travers la plaine.

— Les lâches ! les misérables ! criait le prince, emporté lui-même à tour de roue par ses postillons. Il avait jeté son manteau sur Mme  de Langey et Maurice éperdus de crainte.

— À moi cet enfant, s’écria l’Espagnol en étendant l’un des chevaux à terre d’un coup de fusil. Me reconnaissez-vous, marquise de Langey ! c’est mon tour !

Elle fut terrifiée… Tio-Blas, l’œil enflammé de rage, la narine dilatée comme celle d’un tigre, flairait cette proie, qu’il était sûr de saisir…

— Et je n’ai pas d’armes ! s’écria M. de Rohan, pas d’armes !

Tio-Blas allait arracher Maurice d’entre les bras étroitement serrés de la marquise quand il se sentit lui-même frappé d’un coup violent qui le fit tomber à la renverse. C’était Saint-Georges qui s’était élancé sur lui ; dégagé des bras terribles de l’Espagnol, Maurice alla retomber sur les genoux de Finette… Le mulâtre n’eut que le temps de se tapir alors le ventre contre terre, car au lieu de se voir attirés dans les bayaondes, où ils eussent péri infailliblement, les dragons, qui avaient repris le dessus, s’annonçaient à trois pas de lui par une sanglante fusillade. Abrité sous des flocons de quelques plantes touffues, Saint-Georges leur échappa, plus heureux que Tio-Blas, qu’on relevait alors par les ordres de M. de Rohan. Mme  de Langey demeurait évanouie dans le fond de sa berline… Criblée par les balles, la troupe de Tio-Blas avait fui dans les ravins ; les liens dont il se trouva garrotté réveillèrent alors l’Espagnol.

Demonio ! cria-t-il en grinçant des dents et en se voyant attaché au derrière de la berline

— Qu’il soit conduit aux prisons de Saint-Marc et que le prévôt des maréchaussées royales soit averti ! dit M. de Rohan à ses dragons ; son procès ne traînera pas en longueur.

Après quelques heures d’une marche pénible par les marais, l’escorte arriva aux portes de Saint-Marc, où la voiture se vit bientôt entourée par le peuple. Les torches des postillons éclairaient seules ce retour lugubre, tout le monde avait soif de la figure du captif. Gonflés par la pression des cordes, les bras de l’Espagnol furent enfin détachés du train de derrière, mais il ne les leva que pour se fouiller lui-même avec une anxiété visible, et s’écrier ensuite d’un ton lamentablement abattu :

A-mi-Dios ! Santa Madre ! j’ai perdu mon portefeuille !

  1. Tromblon.
  2. La portugaise vaut 60 francs.