Le Chevalier de Saint-Georges/25

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H.-L. Delloye (1p. 165-174).

XXV.

Fête à la colonie.

Armado.
Console-moi, mon enfant ; dis-moi quels sont les grands hommes qui furent amoureux.
Moth.
Hercule, mon maître.
Armado.
Et après ?
Moth.
Samson, mon maître. C’était un homme d’un port avantageux, car il porta les portes d’une ville sur son dos comme un portefaix. Et il était amoureux.
(Shakespeare, Peines d’amour perdues, acte I, scène II.)

Souviens-toi ! — Remember !
(Devise de Charles Ier.)


C’était après une nuit belle et parfumée ; les toits de Saint-Marc apparaissaient liserés de larges bandes de soleil ; la ville avait donné le branle à toutes ses cloches.

Chaque rue conduisant à la vaste plaine de l’Artibonite était, contre l’usage, arrosée, balayée et tentée d’un bout à l’autre ; le soleil n’y calcinait plus le pied du passant ; des jasmins, des roses et surtout de beaux géraniums à calice rouge y combattaient l’odeur des marécages.

Confondus avec les soldats de la garnison, les colons étaient çà et là échelonnés sous les armes, le canon tonnait par intervalles comme à l’arrivée du chef de la colonie…

Les officiers publics, les agens du commerce et les hauts propriétaires traversaient à pied ou à cheval le court espace qui sépare la ville de la plaine ; quelques chaises en cuir roussi, à la portière desquelles passait l’éventail ou le bras d’une créole ; des voitures richement ornées, suivies de nègres à cheval ; des mules à guides rouges portant des Espagnols, le teint à couvert sous leur ombrelle ; des archers de la maréchaussée, le sabre au poing, tel était le tableau mouvant que présentait ces quais, assez mal ombragés du reste par quelques arbres chétifs.

Le spectacle qu’offrait la plaine était aussi inaccoutumé…

Comme une vaste arène au sable d’or, elle se trouve alors entièrement vide à son milieu ; elle a pour ceinture une délicieuse écharpe de femmes et de créoles. Sur ces échafaudages légers qui l’entourent, le seul bruit de la fête a rassemblé les plus charmantes reines de la colonie, toutes accourues de Léogane, du Port-au-Prince et du Cap, leurs résidences ordinaires. Les orangers embaument l’air, les limons et les fruits glacés circulent. Ce cordon noir qui décrit de temps à autre des plis sinueux sous les bourrades des archers, c’est le peuple nègre ; il ouvre ses grands yeux jaunes pour jouir de ce spectacle qu’il contemple avec envie, car les créoles seuls se disputeront la victoire dans cette lice, eux seuls ils soulèveront la poussière de cette carrière, eux seuls ils la tremperont de la sueur de leurs coursiers !

Pour les créoles seuls sont réunis dans ce vaste champ les différens jeux d’adresse auxquels ils s’adonnent, le tir au pistolet, la course de bague, l’escrime, le palet, la gymnastique.

Ce sont les dames qui doivent désigner le vainqueur. Comme dans les antiques tournois, tous les combattans seront masqués, afin que le prix décerné par elles ne soit donné qu’au plus digne.

La récompense est au choix du triomphant. Il peut choisir entre ces vases ciselés d’or, entre ces habits de velours, ces couronnes tressées, ces armes, ou bien il peut dicter en roi de cette fête telle condition qu’il voudra, il ne tiendra qu’à lui de commander et de se faire obéir.

Entre des bouquets de cocotiers et de palmistes que le soleil nuançait de teintes veloutées s’élevaient par myriades sur ce terrain des pavillons de toile blanche, tous ornés de flammes distinctes. Peu à peu les combattans masqués en sortirent… Au tam-tam aigu des cornets à bouquins que tenaient les noirs accroupis sur leurs talons devant ces tentes comme des Sphinx de pierre, succéda bientôt le son joyeux des trompettes et des cimbales de la garnison ; la lice s’ouvrit, la poussière s’éleva à flots pressés.

Quel admirable silence ! tout se tait à l’entour dans les champs de cannes, la brise de mer crépite seule par intervalles dans la feuille des tamarins.

Pour coupole, un ciel admirable, pommelé de légers flocons ; pour horizon, le granit azuré des mornes. La tour noirâtre de la prison de Saint-Marc, où l’Espagnol est renfermé depuis un mois, tranchait sur ce tableau dans les vapeurs du lointain.

Au signal donné, les créoles se sont répandus par la plaine. C’est à qui luttera de force, d’agilité, de noblesse ; il semble qu’ils aient résolu de faire valoir aux yeux du nègre hébété leur prééminence de caste. Ici, c’est la feuille du latanier que tranche la balle, plus loin le palet qui atteint le but aux applaudissemens de la foule ; là-bas, comme dans les jeux du cirque, un athlète aux membres bruns s’emboîte au corps d’un rival. De toutes parts ce ne sont qu’écharpes au vent, qu’applaudissemens joyeux, murmures louangeurs tombés de lèvres aussi vermeilles que la rose. Les femmes agitent leurs bouquets, croyant reconnaître leur amant ou leur frère dans le créole masqué qui passe en ce merveilleux carrousel. Étagées comme autant de fleurs sur les gradins, elles se penchent, se sourient, se passionnent, appellent les combattans par leurs noms pour les exciter. Il faut les entendre avouer imprudemment un nom chéri ; leurs éloges font relever le front aux plus modestes. Jusque-là il n’y a pourtant ni vainqueur ni vaincu, les forces sont égales, l’agilité est la même partout, c’est une famille de nobles frères qui combat ; mais parmi ces lutteurs on cherche vainement le maître.

Les chevaux sont hors d’haleine, leurs jambes grêles répandent une pluie de sueur sur le sable. Les combattans eux-mêmes rentrent sous la tente pour se débarrasser un instant du masque, tant la chaleur est ardente ; c’est alors seulement que leurs figures douces et fières s’interrogent ; ils se font frotter d’eaux de senteur par leurs nègres et se disposent à rentrer dans la lice dès que la trompette aura sonné.

Mme de Langey occupe le centre de ces loges odorantes ; elle dépasse chaque femme de la colonie par son faste. Couverte de pierreries et de satin, lascivement penchée vers le prince de Rohan, qui lui sourit, elle écarte le voile qui caresse ses épaules nues et présente à Maurice une belle cerise du Cap, pendant que derrière elle l’esclave préposé au mouchoir ramasse celui qu’elle vient de laisser tomber. Aucun cri de joie, aucun vœu n’est encore parti de sa poitrine ; elle se contente de demander à M. de Rohan le nom des plus beaux officiers du Cap et des plus riches planteurs de la colonie… Repoussant avec une majestueuse indifférence les pastilles ambrées que lui présente M. Gachard dans sa boîte de porcelaine, elle jouit en silence de la jalousie de ses rivales, dont pas une n’égale sa beauté ni sa toilette. Avec un éclair de ses yeux elle terrasse ce qui l’entoure, sa fierté royale a l’air de porter un diadème.

Oh ! qu’elle ne ressemble en rien à ces jeunes femmes vives et tendres dont le cœur va se soulever quand leur amoureux reconnu à quelque signe chéri reparaîtra dans la lice ! Ces créoles aux cheveux de jais, au doux regard, laissent tomber alors de silencieuses pensées derrière leur éventail ; elles se rappellent les causeries de la veille par une nuit étoilée, les aveux, les folles caresses, toute cette vie d’amour qui se mire dans l’azur des fleuves et dans la clarté du ciel ! Celles-là ont déjà peur, leur visage ému revêt tout d’un coup la blancheur du marbre, car un nouveau concurrent vient d’apparaître ; il s’est posé sur le sable, immobile et fier comme un lutteur assuré de vaincre.

Et je vous le jure, dès qu’il a paru ce masque, tous les regards se sont tournés vers lui par un mouvement unanime, simultané…

Robuste et gracieux à la fois, il a l’air de jouer avec tous ceux qui l’attaquent. Tantôt il se dresse comme un véritable épi de blé, tantôt il se plie avec une rare souplesse et glisse sous le bras de ses ennemis avec la rapidité du serpent. Lancés bientôt sur l’arène par son bras nerveux, plusieurs de ces enfans y rebondissent comme la paume ; la lutte est inégale avec ce nouveau venu, tout ploie, tout lui cède. La feuille du bananier que courberait un enfant ne se redresserait pas plus agile, quand il s’incline de lui-même pour se relever. C’est à qui l’enviera parmi les créoles, comme parmi les noirs : une terreur superstitieuse fait croire à ces derniers que c’est un dieu. Il a passé par toutes les épreuves de la lutte, on dirait de l’un des Macchabées par la flamme. On ne l’entend pas respirer avec bruit, ainsi que ses adversaires ; le voilà lui-même ouvrant le tir de la bague sur un cheval nu, tandis que les autres portent la selle.

Une tête de bois représentant un horrible nègre aux lèvres grosses, au nez épaté, aux cheveux crépus et roides comme un balai, forme le faquin d’usage contre lequel il doit pointer le bout de sa lance. Plantée sur un pivot mobile, cette figure, quand on ne l’atteint pas au milieu, tourne aisément et frappe le cavalier d’un sabre de bois peint en rouge. Or, non-seulement le nouveau cavalier n’encourt pas une seule fois cette vengeance, qui donne à rire à la foule, mais il manœuvre son cheval avec une habileté exquise, c’est la grâce du blanc et la force du nègre ; il courbe le front sous les bravos et les bouquets… C’est à qui le proclamera le roi de la fête, il n’écoute rien et va toujours… La fureur étrange avec laquelle il s’attaque à cette tête de nègre semble une chose inexplicable aux spectateurs, on dirait que cette vue a rallumé dans lui quelque colère ou quelque vengeance. Faisant volter son cheval avec toute la grâce d’un écuyer consommé, il s’arrête enfin devant la loge de M. le prince de Rohan et s’élance vers les gradins où siège Mme de Langey…

Alors, seulement alors, un frisson subit s’empara de la marquise ; jusque-là elle s’était vue dominée par l’admiration.

— Quel prix choisissez-vous, monsieur ? dit le prince de Rohan.

— Je demande pour toute faveur qu’il me soit permis d’embrasser celle que je voudrai, dit le jeune homme.

Il avait balbutié ces mots avec l’accent créole, un accent plein d’ingénuité et de douceur. Les femmes s’entre-regardèrent confuses et charmées d’entendre le vainqueur parler ainsi.

À plus d’une prunelle il jaillit alors un rayon d’espoir ; laquelle de ces femmes n’eût pas voulu partager un tel triomphe ?

Elles s’émurent toutes à cette demande imprévue qui circula bientôt dans tous les rangs. Les douairières seules se cachèrent sous les plumes de leur éventail en disant qu’elles refuseraient ce baiser victorieux et qu’il était malséant que ce jeune homme n’eût pas pris la coupe d’or.

Il y en avait en effet une fort belle envoyée de chez l’Empereur, le meilleur joaillier du temps ; cette coupe était incrustée d’agates.

— Vous verrez que ce sera le jeune marquis de Vivonne ! dit Mme d’Esparbac.

— Pourquoi pas M. de Vannes ! répondit Mme de Langey.

— À moins que ce ne soit mon neveu ! s’écria M. Gachard. Il est pourtant moins haut de taille, et se lasse facilement…

— Ce serait plaisant que ce fût un étranger, quelque Anglais du navire l’Yorick, qui fait voile cette nuit même pour Bordeaux…

— Vous n’y êtes pas… c’est le neveu de notre gouverneur, M. de Bongars dit un officier qui voulait de l’avancement…

Mais toutes ces conjectures furent dissipées par le geste du vainqueur, qui, s’avançant tout d’un coup vers Mme de Langey, marqua ses blanches épaules d’un baiser de feu, en soulevant la barbe de son masque…

— Un mulâtre, c’est un mulâtre !

Ce cri poussé par Mme de Langey roula comme la foudre par l’Artibonite.

Le mulâtre jeta son masque.

— Créoles de Saint-Domingue, s’écria-t-il, c’est moi ! Hommes blancs, apprenez que vous avez été vaincus par un homme de couleur !…

— Voilà pour la canaille, reprit-il en lançant à travers la foule les pièces de monnaie qu’il puisa dans ses poches.

Quand il eut contemplé une seconde avec une orgueilleuse assurance la marquise de Langey :

— Adieu, maintenant, reprit-il, ma belle créole.

Transportée de fureur, elle détacha son fouet de sa ceinture, le leva sur lui et lui en coupa le visage…

Le jeune homme se contenta d’essuyer avec sa manche le sang qui coulait, et remontant sur son cheval, au milieu de la stupeur générale, il franchit cette haie de spectateurs dont nul ne songea à l’arrêter…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La nuit de cette fête, le brick l’Yorick, faisant voile pour Bordeaux, reçut à son bord un passager du nom de Saint-Georges. Il paya son passage en monnaie d’Espagne, et quand le navire partit, les matelots purent le voir s’agenouiller du côté de l’ouest avec une larme…

En même temps il sembla au contre-maître que le mulâtre ainsi à genoux du côté de la proue tournée vers l’Ile murmurait ce nom :

— Noëmi !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette même nuit, une immense colonne de feu s’élevait du côté de Saint-Marc, avec un concert de gémissemens horribles. Cet incendie menaçant la Rose avait commencé par la chambre de Mme de Langey. Un homme au teint bronzé, vêtu d’une méchante culotte de guingamp bleu et portant à sa main gauche un reste de chaîne rompue, avait été vu se glissant dans les appartemens de la grande case ; un noir l’avait même entendu prononcer ce cri sourdement articulé : muerte !

La flamme apaisée par les soins et le concours des propriétaires voisins de la Rose, on n’eut à déplorer au matin que la perte d’une aile du bâtiment, celle où reposait d’habitude la marquise de Langey.

Quand les pompes eurent joué et que l’on arriva parmi les décombres noircis, on trouva le corps de Finette à demi brûlé dans la chambre de sa maîtresse, où elle couchait quelquefois. Pour que sa victime ne pût échapper à la mort, le couteau du meurtrier l’avait frappée de plusieurs coups à la gorge… Le sang formait un ruban de corail sur le beau cou de la mulâtresse…

L’Espagnol s’était trompé !

FIN DU SECOND VOLUME ET DE LA 1re PARTIE.