Le Chevalier de Saint-Georges/39

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H.-L. Delloye (3 - Parisp. 191-206).

XIV.

Un ancien ami.

Je l’ai vu cette nuit, ce malheureux Sévère !…
(Polyeucte, acte I, scène III.)


Cet inconnu sortait sans doute alors du vestiaire ; car il portait le costume complet de tireur les fils serrés du masque cachaient presque entièrement son visage[1].

C’était un homme de petite taille, mais singulièrement bien, fait ; il salua Saint-Georges et se mit à examiner tranquillement les diverses panoplies de la salle d’armes.

— Je veux être pendu ou touché le reste de mes jours si je le connais, dit à voix basse La Boëssière au chevalier. Il n’est pas venu dans un carrosse de place, celui-là, comme la chevalière d’Éon, mais sur ses jambes. Si la conversation ne vous coûte pas plus avec lui qu’avec le charmant adversaire que vous quittez…

— Vous aurait-il parlé ? reprit vivement Saint-Georges.

— Non, mais on a des yeux, et je dois vous dire, chevalier, qu’à dater de ce jour me voilà convaincu que la d’Éon est une femme… Suffit, je ne divulguerai point votre bonne fortune… Je vous laisse avec ce démon, et vous souhaite avec lui beaucoup de plaisir. Voici l’heure de me rendre chez le comte Dolcy, qui part demain, et, comme il doit régler mon compte…

— C’est bien, je vous dirai demain les détails de l’entrevue. Dites seulement à la mère Dick de nous apporter du punch.

Le professeur sortit, non sans jeter un regard au taciturne tireur que le ciel ou l’enfer envoyait au chevalier.

— C’est peut-être un piège, pensa-t-il, je vais dire à la mère Dick d’avoir l’œil sur eux tout en préparant le punch.

Cependant le nouveau venu, après les préliminaires du salut, ne tarda pas à se mettre sur la défensive. Au grand étonnement de Saint-Georges, il prit une garde acculée et se tint d’abord comme un chat, entièrement ployé sur lui-même. Sa pose pétillait de coup d’œil et de malice ; vous eussiez dit qu’il guettait l’instant où le chevalier allait partir…

— C’est peut-être un Italien, pensa Saint-Georges ; mais je le tiens pour malin s’il me fait tomber dans quelque piège !

Le petit homme fit un menacé en quarte sur les armes pour tirer seconde ; ce coup, malgré sa prestesse, fut paré au même instant. C’était le coup favori de Saint-Georges, et l’adversaire du chevalier s’en repentit vite, car il vit son fer dérangé par des croisés et des battemens si vigoureux que ses bras en furent brisés.

Les développemens les plus hardis s’ensuivirent bientôt ; les coups de temps et d’arrêt se succédaient comme des coups de foudre.

Le chevalier s’était aperçu qu’on lui opposait un mauvais jeu ; il s’en vengeait par toute l’admirable pureté du sien…

Représentez-vous le moule du plus admirable cavalier qui se puisse voir : une force de corps herculéenne, une main légère et soutenue à une si belle hauteur que, même dans le temps où les masques n’étaient point encore en usage, Saint-Georges ne blessa personne. Vif, souple, élancé, il étonnait par une agilité qui tenait de celle du cerf. À son pied gauche solidement établi et ne variant jamais, à sa jambe droite constamment perpendiculaire, vous auriez cru voir le lutteur des temps antiques ; il se relevait et repartait comme l’éclair. Ceux qui l’ont vu tirer s’accordent à dire qu’il passait le coup de quarte sur les armes si promptement, touchait, puis repassait son fleuret dans sa main gauche avec tant de vivacité, que le pareur n’avait pas même eu le temps de rencontrer le fer pour la parade… Tirant à botte nommée, d’une portée folle, et tenant toujours hors de mesure avec sa garde imposante, il ménageait si bien sa vitesse qu’il ne remployait qu’à coup sûr. Il était impossible de s’emporter avec lui ; on était pris d’un coup d’arrêt avant que le pied eût touché le sol.

L’inconnu, déjà fatigué, mit alors la pointe en terre. Saint-Georges dégagea son col de son mouchoir et respira quelques secondes avec ce sifflement qui lui était habituel.

— Voici votre bol, monsieur le chevalier, dit la vieille mère Dick en apportant un large plateau sur lequel le punch dansait dans sa coupe comme un follet.

— Un instant, mère Dick, nous n’avons pas encore commencé, dit Saint-Georges, piqué de voir son adversaire garder le silence.

La vue de cette étrange figure soulevait en lui mille idées… Il ne pouvait guère l’entrevoir qu’à travers le treillis du masque, mais elle lui semblait presque illuminée, sous ce masque même, par autant d’éclairs.

L’homme n’avait pas même soulevé sa mentonnière de fil d’archal ; il se remit en garde avec un rire ironique qui ressemblait à un doute.

— Serait-ce un de mes convives de l’autre nuit ? pensa le chevalier. Je vais en finir avec cette énigme !

L’adversaire de Saint-Georges avait les doigts d’une qualité rare, et cependant il n’avait pu enlever encore un seul coup.

Comme une bête fauve qui ferait entendre un rugissement étouffé, il lança alors de sa poitrine quelques sons rauques par lesquels il semblait vouloir s’exciter lui-même. Les fleurets, croisés de nouveau, décrivirent bientôt autour d’eux une gerbe d’étincelles, ces étoiles phosphorescentes glissaient du fer avec la rapidité d’un fluide. Déjà le plastron du malencontreux rival était moucheté des coups de bouton de Saint-Georges, lorsque, le petit homme s’avisa de nier un coup par un geste qui ralluma la rage du chevalier. Se fendant sur lui de toute la puissance de ses moyens devant la vieille Dick, l’unique spectateur de cette scène, il jeta l’inconnu sur le cheval de bois qui se trouva là fort à propos pour l’empêcher d’être tout à fait renversé…

La Boëssière arrivait en ce moment ; il vit Saint-Georges tenant le fleuret fortement appuyé sur la poitrine de son adversaire, de façon à lui en faire baiser la monture. Le chevalier lui criait d’une voix de Stentor :

— Cette fois ; êtes-vous touché ?

— Tudieu ! je le crois, reprit La Boëssière en prêtant sa main à l’infortuné petit homme, qui se releva difficilement. Vous avez bien fait de tirer incognito… Ma servante et moi nous n’en dirons rien.

— Au contraire, cher maître, reprit le chevalier, vous pourriez dire que monsieur est même un tireur habile ; seulement c’est un tireur entêté.

La joue du petit homme avait porté contre un des arguillons de la selle du cheval de bois ; le sang en sortit, mais ce n’était qu’une égratignure.

— Souffrez-vous ? dit Saint-Georges en s’empressant de débarrasser complaisamment de son masque l’inconnu, qui le laissa faire.

Amigo ! senor, Amigo !

Le chevalier tressaillit à cette voix ; elle lui rappelait un souvenir vague de son enfance. Il attendit que La Boëssière eût bassiné d’eau fraîche la joue du tireur pour le considérer ensuite quelques secondes, et il s’écria :

— Tio-Blas !

Laissez-nous seuls, dit Saint-Georges à La Boëssière.

Le maître d’armes obéit. C’était pour lui le véritable jour des étonnemens. Il jeta au punch un regard d’adieu et de regret.

— Vous ne vous trompiez pas, chevalier, je suis Tio-Blas !

 
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Il s’était assis, voulant se remettre sans doute de la fatigue accablante de cet assaut. Saint-Georges ne pouvait se lasser de l’examiner, et véritablement c’était une curieuse étude que le seul visage de l’Espagnol… Il avait vieilli si vite que son front n’avait déjà plus un cheveu ; sur ce front se croisaient mille rides inégales. Le cercle de ses yeux, creusé par la maladie ou la débauche, agrandissait tellement l’expression de son regard fixe que l’on ne pouvait se soustraire à son électricité. Il avait coupé sa barbe, ce qui laissait à nu l’effrayante maigreur de son cou et de sa figure ; les pommettes de ses joues étaient marquées de taches vineuses et violacées comme celles d’un fiévreux ; son front ressemblait à un viel ivoire jauni ; le rictus sardonique décrit par sa bouche avait encore reculé sa ligne habituelle, il donnait à son sourire une empreinte d’astuce et de finesse inouïe.

Ses épaules s’étaient voûtées insensiblement, bien qu’il affectât de se tenir droit et la tête haute ; sa jambe était encore belle, mais ses mollets menaçaient de devenir aussi effilés que ses bras.

Il était difficile alors de juger de son costume, il portait celui de la salle d’armes, et il avait laissé le sien dans le vestiaire…

— Chevalier, dit-il, j’ai voulu voir si vous étiez aussi habile qu’on vous disait. Je crois à votre force maintenant ; vous m’avez prouvé votre supériorité de façon à me convaincre, poursuivit-il en montrant le sang qu’il étanchait de sa joue.

— Ma foi ! Tio-Blas, que ne vous nommiez-vous ? je vous aurais traité en ami vous étiez pourtant un tireur à Saint-Domingue !

— Oui, autrefois… Il y a longtemps de cela !

Il me souvient d’avoir pris des leçons de vous, dans votre troupe…

— Vous voulez-dire dans mon académie ?… on y apprenait des choses utiles ?

— Fort utiles, bien qu’elles ne m’aient servi de rien.

— C’est que vous fûtes heureux ! reprit-il avec un sourire amer.

— Et quand le malheur eût posé son ongle sur moi, Tio-BIas, pensez-vous que j’eusse suivi votre exécrable chemin ? dit le chevalier, qui se rappela les crimes dont on accusait cet homme.

— Vous avez raison de l’appeler exécrable, car il ne vaut pas le diable… cela vient peut-être de la concurrence de métier entre nous et les fermiers-généraux…

— Continueriez-vous ici votre vie de Saint-Domingue ? dit Saint-Georges en se levant de la table où il causait avec l’Espagnol.

— À Dieu ne plaise, chevalier ! nous avons ici trop d’émules dans le beau monde pour que j’y pense… et puis la maréchaussée du royaume de France est plus aguerrie, plus dangereuse que celle de Saint-Marc… On n’échappe pas aux prisons de Paris comme à celles de Saint-Domingue…

— Vous ne vous êtes sauvé de celles-là, Tio-Blas, que pour porter le meurtre et l’incendie à la Rose, pour immoler une jeune fille… On vous accuse de ce meurtre, répondez !…

La figure de l’Espagnol devint blanche comme un linge… ses lèvres tremblèrent, il leva les yeux au ciel.

— Vous avez tué ! s’écria Saint-Georges, malheur à vous ! J’aurais cru qu’un noble, un Espagnol, ne tuait qu’avec une épée !… Que vous avait fait cette innocente enfant, Tio-Blas, et pourquoi vous êtes-vous souillé de cette lâche vengeance ?

— Les ombres de la nuit m’ont abusé, chevalier, je venais pour égorger la créole, j’ai percé le sein de la mulâtresse…

— Vous vouliez frapper Mme de Langey !!! s’écria Saint-Georges avec stupeur.

— Je voulais me venger, dit l’Espagnol, voilà tout.

— Vous avez été l’amant de la marquise de Langey ? dit le chevalier en cherchant à donner à cette demande le ton du doute.

— D’où savez-vous cela chevalier ? reprit l’Espagnol d’un air défiant, qui aurait pu vous l’apprendre ?… je ne vous ai, je pense, jamais parlé de la marquise de Langey… aurait-elle osé vous entretenir de moi ?

— C’est le seul projet de votre horrible action, Tio-Bias, qui a pu me faire soupçonner que vous étiez l’amant de Mme de Langey… ne venez-vous pas vous-même de me parler de vengeance ?

— Oui, reprit Tio-Blas, la vengeance était alors ma conseillère, elle l’est encore aujourd’hui…

— Après vingt ans !

— Qu’est-ce que vingt ans, Saint-Georges, quand on a joué sa vie pour atteindre un but terrible, pour triompher d’une insolente coupable ? Qu’est-ce que vingt ans de haine quand cette haine vous soutient ? Vous ignorez, Saint-Georges, que lorsque vous gémissiez pour cette femme à Saint-Domingue, elle avait déjà arraché depuis longtemps de mon âme tout bonheur et toute joie ? Vous parlez de vingt ans…, mais ajoutez encore le poids de six années précédentes à mon supplice, de six années pendant lesquelles le secret de mes actions est entre moi seul et Dieu !… Vous êtes jeune, Saint-Georges, vous avez la joie et la santé, vous êtes heureux… dès lors vous avez pu oublier ! Moi, je me souviens, mon cœur est peuplé de terribles voix qui ne me laissent pas de trêve ! Ce n’est pas moi, ce sont elles qui demandent une vengeance ! Cette vengeance, Saint-Georges, je l’ai tenue longtemps comme le glaive à mon côté, je l’ai mise sous mon chevet, elle a reposé auprès de moi sous la tente, je l’emportais là-bas à travers les sables, la serrant contre ma poitrine ! La blessure qu’eût faite cette arme eût été aussi rapide que la blessure produite par la flèche de l’Indien, aussi mortelle que la piqûre de l’aspic. Dans mes nuits pesantes, mes nuits sans sommeil, je courais souvent à ce trésor enfoui par ma colère, je m’assurais de sa possession, je le couvais des yeux, attendant pour m’en servir que les temps fussent venus. Hélas ! qui m’aurait dit que j’en serais dépouillé, que cette arme fatale passerait aux mains d’un autre. À qui est-elle maintenant ? qui la possède ? je ne sais. Si je le savais !!! je me précipiterais sur cet homme pour lui arracher mon bien ! Il doit vous en souvenir… un jour que vous couriez sur les rochers avec moi, pour gagner la vallée d’Oya, vous me vîtes porter soudainement la main à mon cœur, vous me demandâtes si je me trouvais mal… j’étais devenu pâle en effet, bien pâle je tremblais d’avoir perdu mon portefeuille… je m’assurai bientôt qu’il n’en était rien, il avait glissé jusqu’à ma ceinture… Ce portefeuille contenait les lettres de la marquise de Langey !… il n’y a que Satan et moi qui puissions savoir les lignes secrètes de ces lettres, mais dans chacune d’elles la perte inévitable de cette femme était écrite, dans chacune d’elles il y avait son arrêt de mort !

— Et ce portefeuille, vous l’avez perdu sans doute ! Il a dû tomber dans votre veste en vous défendant contre les dragons jaunes près la rivière du Cabeuil ?

— J’admire, chevalier, la bonté de votre mémoire… D’où savez-vous que je l’ai perdu ce portefeuille ? reprit Tio-Blas lentement en plongeant son regard clair et terrible dans celui du chevalier. La force de cette muette interrogation fut telle que Saint-Georges, malgré le geste indifférent qu’il affecta de donner pour toute réponse, baissa involontairement les yeux.

Tio-Blas continua :

Vous avez deviné… c’est à l’attaque de la berline du prince de Rohan que je l’ai perdu… Un homme, je ne pus distinguer lequel, me frappa alors d’un coup violent qui me fit glisser à la renverse… Je me retournai, il avait fui.

— Ce portefeuille est tombé peut-être au pouvoir de la marquise ou du prince de Rohan, dit Saint-Georges, pressé de donner le change aux idées de l’Espagnol.

— Je ne le crois pas, répondit-il froidement.

— Qu’en voudriez-vous faire ? M. de Boullogne est toujours épris de la marquise de Langey… On dit qu’il lui abandonne la moitié de ses revenus…

L’état de ce vieillard est devenu tel qu’il s’est ressenti hier même, au jeu du roi, de l’une de ces attaques d’épilepsie auxquelles on prétend qu’il était déjà sujet aux îles… Sa santé est délabrée… Ce n’est pas à son âge qu’il s’inquiétera des amours passés de Mme de Langey…

— Oui… mais dans ces lettres il y a autre chose que de frivoles pages d’amour… encore une fois, il y a du sang !… Et qui vous dit, Saint-Georges, que le misérable état de cet homme, ses infirmités, ses douleurs ne soient point le fruit de sa triste chaîne avec Mme de Langey ? Qui vous dit qu’il n’ait point été robuste comme moi, beau comme moi, comme moi encore jaloux et emporté jusqu’à la haine ? Il a dû souffrir… il a souffert par cette femme… Peut-être en ce moment ne cherche-t-il qu’un moyen de s’affranchir de ce joug honteux pour lui, car on lui nomme partout ses rivaux. Des rivaux peuvent se nier, mais on ne nie pas des lettres !… Oh ! quand je songe que je pourrais à cette heure la ruiner dans l’esprit de ce vieillard, cette femme infâme qui m’a ruiné ; quand je songe que je pourrais la perdre par une seule de ces lettres, cette femme qui m’a perdu !

— Vous ne l’auriez point fait, Tio-Blas, et vous ne le feriez pas si vous retrouviez ce portefeuille… ce serait là une insigne lâcheté ! Pensez-vous que j’aie oublié plus que vous le scandaleux orgueil de la créole ? pensez-vous que même à Paris, où je me suis fait un nom, son mépris tortueux ne cherche pas à me nuire ? Mais je suis heureux, mais j’ai l’avenir devant moi… j’oublie cette femme. Faites comme moi, Tio-Blas, ne vous vengez pas ; le mépris des hommes vous vengera !

— Ce n’est pas dans ces dispositions magnanimes que j’espérais vous retrouver, chevalier de Saint-Georges… Mais vous n’aimez plus Mme de Langey, vous avez quitté dès lors le chemin de la colère… Elle apparaît sans doute à vos yeux comme une morne fleur sans délices et sans parfums… C’est ainsi, mon Dieu, que moi, qui ne cherchais qu’à l’oublier, j’eusse voulu la revoir à mon retour !! mais il était écrit que je n’aurais pas même la gloire de vaincre mon cœur : oui cette femme, cette femme que je méprise, que je hais, que j’ai voulu tuer, eh bien ! Saint-Georges, je l’aime !! Et savez-vous de qui elle est la maîtresse ? D’un misérable joueur, d’un escroc nommé de Vannes.

— De Vannes, avez-vous dit ?

— Lui-même. À son départ de Saint-Domingue, il l’avait suivie en Angleterre… C’est là aussi que M. de Boullogne devait la rejoindre ; les travaux du cabinet l’en empêchèrent. Le prince de Rohan, à peine arrivé, fut mandé pour affaire à Malte, il ne resta à la marquise que de Vannes pour cavalier… Trouvant sans doute que les largesses de M. de Boullogne ne suffisaient pas à son luxe, la créole voulut tenter les chances du jeu. Elle se rendait chaque soir, le visage couvert de son loup, dans un enfer obscur de Lambeth-Street ; de Vannes l’y escortait sous un faux nom… Depuis mon arrestation, et surtout depuis le crime qui la suivit, la fièvre ne me quittait plus. Les jours où elle me permettait de marcher, je les suivais de loin tous deux à distance, me traînant sur leurs pas comme un spectre… Un soir, la marquise crut me reconnaître et poussa un cri… Elle considéra sans doute cette vision comme une folie, car elle entra au jeu résolument, elle excitait elle-même de Vannes à jouer ce qui lui restait. Les mains de cet homme ne firent que ramasser de l’or cette nuit… Le lendemain, quand je le cherchai de nouveau, il était parti : j’appris alors qu’il volait au jeu !… Voilà sous quelle main d’amant se débat à cette heure cette fière marquise, et voilà le misérable qui ose se dire votre ami !

— Je n’accorderai jamais mon amitié qu’à de nobles cœurs. Vous, Tio-Blas, vous en aviez un ; vous étiez plus noble que ce de Vannes, que la calomnie attaque peut-être injustement, mais dont la naissance est loin de valoir la vôtre… Pourquoi dégrader à plaisir votre nature, pourquoi ne jamais vous souvenir, Tio-Blas, que vous êtes le comte de Cerda ?

— Qui a prononcé ce nom ? s’écria l’Espagnol en frappant la table avec rage…… Vous parlez, Saint-Georges, à Tio-Blas le marchand, à Tio-Blas qui vous a tendu la main lorsque vous vouliez fuir le joug pesant de la servitude… Encore une fois, reprit-il en se levant avec fureur, qui vous a dit le nom du comte de Cerda ?

— Vous-même, pâle coupable ! Souvenez-vous de ces nuits où vous me faisiez coucher près de vous dans votre tente ? Ces nuits-là sont gravées dans ma mémoire, Tio-Blas ; votre sommeil me fit peur. Vous parliez tout haut comme dans la fièvre ou le délire, vous me réveilliez en sursaut par des cris que j’aurais crus, sans cela, sortis du creux des rochers : « Je suis le comte de Cerda, disiez-vous ; on peut me croire : une Éthiopienne m’a gravé mon nom sur le bras ; je ne suis pas un marchand, je suis un noble espagnol ! » Un soir il me vint à l’idée de me convaincre de cette noblesse que vous n’avouiez qu’en rêve… Je penchai ma lampe sur vous pendant que vous sommeilliez, car vous sommeilliez ce soir-là ; nous avions fait une marche forcée pendant six jours. Je vis distinctement ce nom de Cerda écrit avec des lettres qui me semblèrent du sang… Dieu voulut qu’alors vous ne vous réveillâtes point, Tio-Blas ; peut-être m’auriez-vous tué !

— Eh bien oui, reprit-il avec une amertume de sourire qui trahissait assez le désespoir de son âme, eh bien oui, je suis un noble… je suis le comte de Cerda !

Et il se mit à pleurer, à pleurer comme une femme… Il avait senti l’abîme profond qui le séparait de Saint-Georges… Depuis qu’ils ne s’étaient vus, la nature de l’esclave s’était relevée, celle du noble, avilie…

— Me permettrez-vous de vous voir comme autrefois ? dit-il à Saint-Georges ; vous n’auriez point reçu Tio-Blas, recevrez-vous le comte de Cerda ?

— Je ne refuserai jamais ma pitié à l’un ou à l’autre. C’est à Dieu seul à vous juger, Tio-Blas ! Abjurez seulement une haine qui va mal au front d’un vieillard. À dater d’aujourd’hui, si vous avez besoin de quelque secours, ma maison vous est ouverte… Laissez la vengeance, elle ramène à sa suite l’insomnie et les remords. Vous m’avez attristé en me rappelant Saint-Domingue, je ne rêvais qu’à de jeunes et frais horizons… Oui… l’image d’une jeune fille m’occupait, douce et tendre image entrevue seulement une heure !… Allons, continua-t-il en agitant la flamme bleuâtre du punch, buvez, Tio-Blas, et tous me reconduirez après jusqu’à ma porte… Je donnerai les ordres nécessaires pour qu’on vous reçoive avec mystère chez moi ; je ne veux pas que votre misère ait à rougir devant des orgueilleux qui valent moins que vous… Mais vous ne buvez pas, vous regardez la flamme de ce punch avec une indifférence qui lui fait honte… Je vous en réponds cependant… tenez ! je bois à votre santé, senor !

— Cette liqueur, Saint-Georges, ne saurait valoir ceci…

C’était de l’opium qu’il porta avidement à ses lèvres et qu’il mâcha…

— Du moins, reprit-il, je dormirai un peu cette nuit !

Il s’habilla et reconduisit le chevalier.

  1. C’est à La Boëssière que l’on doit l’usage du masque. Avant lui on se servait de masques de fer-blanc, d’où l’on tirait le jour par une fente de fil de fer ; mais la dureté et la pesanteur du fer étant fort incommodes sur la figure, par cette raison l’on s’en servait peu, et les tireurs alors couraient risque de s’estropier. Les nombreux accidens résultant de cet usage déterminèrent M. de La Boëssière le père à donner l’idée des masques actuels.
    (Traité de l’art des armes, par La Boëssière le fils, page 12.)