Le Chevalier de Saint-Georges/40

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H.-L. Delloye (3 - Parisp. 207-221).

XV.

Le fouet.

Au jour désigné pour l’ouverture des représentations de Mme de Montesson, tout n’est que mouvement au Palais-Royal ; les décors, arrivés la veille de Villers-Cotterets, sont déjà placés dans la grande galerie ; on voit circuler des valets, des accordeurs de harpe, des machinistes.

Les actrices s’habillent dans les appartemens de M. le Régent (ceux que ce prince avait en effet habités) ; ils conservent encore les mêmes décorations et les mêmes appliques ; rien n’y manque, depuis les panneaux et l’alcôve de la chambre à coucher, qui sont en glaces, jusqu’à l’escalier dérobé et à la petite porte donnant sur la rue Richelieu…

C’est là que Mmes de Montesson, de Genlis et de Blot mettent leur rouge.

La cour est remplie d’équipages. On remarque principalement ceux du duc de Bourbon, du maréchal duc de Richelieu, du duc de Lauzun, de la duchesse de Valentinois, de la princesse d’Hénin, de la duchesse de Grammont et de la comtesse de Brionne…

Dans les salons du palais qui précèdent la galerie, l’éclat des girandoles le dispute à la magnificence des tapis et des dorures ; tout annonce une fête où l’on vient in fiocchi, une fête qui fera parler d’elle tout un grand mois.

C’est la douce princesse de Poix causant avec M. de Vaudreuil, c’est l’idolâtrée comtesse de Châlons traînant à sa suite son amant, le duc de Coigny ; un peu plus loin l’on admire la svelte comtesse de Simiane, aussi fraîche qu’une miniature de Halle ; la princesse de Beauveau, à l’esprit coquet, et la comtesse de Blot, au jargon sentimental.

Voici les bonnes amies de Mme de Montesson qui cherchent à disposer déjà ce noble public en sa faveur, pendant que le duc d’Orléans félicite ironiquement Mme de Barbantane sur sa toilette. Mme de Barbantane, qui a le nez d’un rouge éclatant, a choisi une robe cerise, comme pour faire encore ressortir ce malheureux nez.

Les paniers de la vieille comtesse de Montauban prennent tant de place que M. le duc de Chartres, M. de Lauraguais et le prince d’Hénin se récrient ; ces paniers leur cacheront la jolie Mme Potocka pendant la représentation, Mme de Montauban ne la quittant pas plus que son ombre. La littérature est représentée par Laharpe, Marmontel, Collé, d’Alembert, M. de Sauvigny, M. de Foncemagne, etc. Monsigny, Janovitz et Carmontel causent dans un coin du salon ; Carmontel regarde en-dessous, non par hypocrisie, mais parce qu’il médite plus à l’aise, et que demain il mettra tout ce monde en gouache, en transparent ou en proverbe.

Le programme annonce Vertume et Pomone, opéra joué par Mmes de Montesson, de Genlis et le marquis de Clermont. Tous les danseurs de l’Opéra paraîtront dans le ballet. Jarnovitz et Saint-Georges joueront des concertos de violon.

Cependant on vient de passer dans la galerie, dont les portes ouvertes laissent voir le miraculeux décor dû à M. Pierre, peintre du duc d’Orléans.

Tout dans ce décor n’est qu’amarante, jasmin et jonquille ; on se croirait dans un véritable jardin. Entre chaque fenêtre voltigent des Amours, avec des bottines couleur de paille et d’argent, des ailes d’un bleu dur et de fort belles guirlandes. Ils effeuillent des fleurs sur les divers domaines de M. le duc d’Orléans, tels que Villers-Cotterets, Saint-Cloud, Sainte-Assise, le Raincy, etc. Le faux plafond de la galerie représente un dôme de fleurs sur lequel sont venus se percher les plus éclatans d’entre les oiseaux d’Afrique. Le rideau du théâtre porte cette devise : Aux Muses.

Tout le monde a fait irruption dans la galerie… On se cherche, on se place ; les banquettes n’y suffisent pas. Il y a une harpe magnifique sur l’un des côtés de la scène, c’est la harpe de Mme de Montesson, rivale de sa nièce, Mme de Genlis.

Dans les coulisses, Mme de Montesson et Mme de Genlis se querellent déjà ; le duc d’Orléans s’impatiente. Pour les spectateurs, ils attendront ; c’est l’emploi des spectateurs de société !

Le retard du chevalier augmente la colère de Mme de Montesson ; il n’est pas là pour admirer son habit garni de pommes d’api et d’autres fruits, car la marquise joue Pomone… Il paraît enfin, il est monté dans sa loge par la petite porte qui servait jadis au Régent ; il éprouve une invincible envie de rire en voyant la marquise sous ce déguisement champêtre. Mme de Blot, qui se trouve sur le théâtre, prend Saint-Georges à part pour lui dire que Mme de Montesson ressemblera à une serre chaude…

L’impatience de Saint-Georges perce dans ses moindres gestes ; il sourit à Mme de Blot, se hâte de balbutier quelques complimens dont la marquise est la dupe, et sachant qu’Agathe sera dans la salle, il passe à travers une armée d’habilleurs et de laquais pour gagner la galerie.

Mme de Genlis se déguise en femme et joue ce soir Vertume, n’est-ce pas, monsieur de Genlis ?

— Certainement, comte, et Mme de Montesson fait Pomone.

— Puisque nous voilà placés à côté l’un de l’autre, aidez-moi donc, Genlis, poursuivit le comte de Lauraguais : je ne sais si j’extravague, mais il me semble voir ici la jolie fille pour laquelle j’ai tiré l’épée à ce souper… vous savez !…

Allons donc ! cette jeune personne là-bas ? C’est la propre cousine de Mme de Montesson. Demandez à Durfort, il vous dira que c’est Mlle Agathe de La Haye… qui doit épouser sous peu de jours M. le marquis de Langey……

— Vous direz ce que vous voudrez, Genlis, moi je suis certain que c’est notre endormie du souper.

— Et vous avez raison, Lauraguais ; il n’y a rien là que de très-ordinaire : tout est expliqué, dit M. de Durfort, et vous allez voir Mme de Montesson la présenter à tout le monde comme sa parente après le spectacle.

— Comment, serait-ce avec le jeune marquis de Langey que j’aurais croisé l’épée ? s’écria le comte de Lauraguais. Tubleu ! il est solide du poignet !

— Erreur, mon cher comte, Mme de Montesson s’est elle-même enquise du fait. Le fameux domino est un voisin de terre de la belle demoiselle, un compatriote amoureux, un rustre de province, qui n’était venu à Paris que pour le bal de l’Opéra. Quel dommage qu’il n’ait pas voulu se démasquer ! Nous aurions vu là une figure d’Amilcar !

— Il a défendu fort vaillamment cette jolie fille.

— Il l’aimait… comme on peut aimer à Saint-Malo, patrie de Mlle de La Haye… Il fallait entendre Mme de Montesson nous conter l’autre jour cet amour exaspéré ! Il paraît que le malheureux en était fou !

— Et, reprit Lauraguais, il est reparti ?

— Dès le lendemain, ajouta M. de Durfort, il a craint de s’être fait une mauvaise affaire… Quelle sera sa fureur en apprenant le mariage de Mlle de La Haye !

— De qui donc parles-tu, Durfort ? interrompit étourdiment le duc de Chartres, qui vint se jeter à travers la conversation. Est-ce de la Fleury, celle que j’ai mise sur ma liste à la page des abominables ?

— Pas le moins du monde, monseigneur ; je parle de la cousine de Mme de Montesson ; vous la voyez, elle cause indolemment là-bas avec ce jeune homme…

— Et par la sambleu ! c’est le jeune marquis de Langey… il a obtenu aujourd’hui même un régiment de cavalerie… oui, le roi a signé : c’est une grande faveur !…

— Aussi, monseigneur, n’est-ce qu’à Mme de Montesson qu’il la doit. Il faut croire qu’elle avait à cœur de marier Mlle de La Haye… car elle a fait elle-même les démarches pour enlever d’assaut cette compagnie…

— N’importe, reprit le duc, et je crois que tu vas être de mon avis, Lauraguais ; ce provincial m’alarmerait beaucoup si j’étais M. de Langey…

— C’est-à-dire, continua Lauraguais, renchérissant sur l’idée du duc, que nous ferions bien de l’avertir, ce brave jeune homme ; entre gens mariés, on se doit ces égards-là…

— C’est une belle chose qu’un régiment, dit Genlis, et je pense toujours à M. de Puisieux, mon tuteur, qui m’a fait faire colonel à l’âge de six ans ; mais ce qui en plaît surtout aux femmes, c’est que leurs maris voyagent.

— Croirais-tu d’aventure le provincial assez hardi pour profiter d’une absence ? dit le duc. Voilà Saint-Georges, il est fort expert en ces matières. Interrogeons-le…

Ils n’en eurent pas le temps ; la toile se leva et Mme de Montesson parut. Son costume excita quelques rires sous l’éventail ; sa voix, qui était trop faible pour un rôle d’opéra, devait évidemment la faire échouer. L’excessive politesse de l’assemblée l’accueillit ; mais elle ne put se dissimuler que Mme de Genlis et M. de Clermont (depuis ambassadeur de Naples) avaient tous les honneurs de l’opéra.

Le chevalier venait de se placer à côté du duc de Chartres et de M. de Genlis ; il avait un rôle d’auditeur enthousiaste à jouer dans cette soirée, et, il faut le dire, la nouvelle du prochain mariage de Mlle de La Haye l’avait tellement stupéfié qu’il le remplit fort mal.

Son attention ne fut pas même partagée entre le spectacle et la vue d’Agathe ; elle se concentra entièrement sur la jeune fille…

Placé à l’un des angles de l’orchestre, qui permettait de voir à la fois le théâtre et les spectateurs, Saint-Georges, encore atterré du coup fatal qu’il venait de recevoir, la regardait dans une agitation de pensées difficile à décrire…

Introduite dans cette société brillante qu’elle avait longtemps rêvée, la délicieuse enfant la contemplait alors dans un étonnement naïf ; elle avait l’air de toucher elle-même timidement les ombres flottantes de quelque féerie splendide. Sa beauté rayonnante n’avait pas eu besoin de recourir à des artifices coquets de toilette ; elle ne portait pas, comme Mme de Langey, des girandoles magnifiques de diamans, des rubis au doigt et des rivières de pierreries sur la gorge. À la brillante fraîcheur de son visage, à la grâce de ses manières, à son doux maintien et surtout à un air de mélancolie véritable empreinte ce soir-là sur ses traits, il était facile de voir qu’elle n’était point de cette cour… Les vieux seigneurs l’avaient remarquée dès son apparition dans la salle, les plus jeunes lui avaient offert galamment leur place.

À côté d’elle, Maurice de Langey recueillait avidement les doux murmures s’élevant de toutes parts sur sa beauté. Il s’applaudissait d’avoir avoué cet amour à sa mère. Depuis cette aventure funeste du bal de l’Opéra, aventure qu’Agathe ne lui avait confiée qu’en lui taisant le nom du masque son libérateur, Maurice de Langey s’était résolu à tout risquer… Ce fut donc à sa mère qu’il s’adressa ; il s’attendait d’abord à la voir se récrier comme M. de Boullogne ; il lui fit le plus vif portrait de la tyrannie de Mme de Montesson, de l’esclavage injuste de Mlle de La Haye et des espérances de fortune qu’on voulait lui enlever… Depuis la scène du labyrinthe à Saint-Assise, Mme de Langey nourrissait contre la marquise l’espoir d’une revanche ; l’occasion était trop belle, pour la perdre. Elle s’en fut la trouver et lui déclara l’amour du jeune marquis pour sa cousine. Le marquis de Langey avait désiré la place de capitaine des chasses, il ne l’avait pas obtenue : il s’en vengerait noblement, au dire de Mme de Langey, en épousant une fille sans fortune… Cette confidence fit récrier la marquise de Montesson ; elle se hâta de dire que lors même que le procès ne serait pas jugé, le marquis, son fils, pouvait épouser Mlle Agathe. Elle s’offrit elle-même à faire les démarches nécessaires pour lui obtenir un régiment. On ne saurait trop presser ce mariage, ajouta Mme de Montesson ; il faut donner un éclatant démenti à ces bruits de captivité répandus sur Mlle de La Haye. Moi-même, bonne amie, je prétends la présenter à M. le duc d’Orléans comme ma cousine et la femme de M. Maurice de Langey !……

La marquise de Langey n’attribua la chaleur de ces promesses inattendues qu’au plaisir que devait éprouver Mme de Montesson de voir marier sa cousine. Mlle de La Haye n’était-elle point l’objet de ses alarmes jalouses ? Son apparition au Palais-Royal ne serait plus un danger ; dût-elle attirer les regards du duc d’Orléans, elle aurait son mari pour protecteur. Ainsi pensa Mme de Langey ; mais elle fut dupe : elle ignorait que ce n’était plus le duc d’Orléans qui inquiétait la marquise de Montesson, mais Saint-Georges !

Le caractère connu du chevalier, plus encore que la scène du souper, avait éclairé la jalousie de la marquise ; elle avait compris que cette étincelle pouvait devenir un volcan.

Agathe de La Haye était jeune et belle ; Mme de Montesson commençait à s’apercevoir des ravages terribles qu’imprime le temps aux plus charmantes natures.

Cependant tout l’ensemble de sa personne offrait encore en ce moment même une charmante illusion d’optique sur ce théâtre, où elle s’avançait en souveraine. Elle jeta un coup d’œil furtif vers le coin du duc de Chartres et parut piquée de ce que Saint-Georges ne la regardait pas.

Elle entama son grand air avec un éclat qui devait au moins le faire retourner : Saint-Georges contemplaît toujours Agathe…

Le front du chevalier rayonnait ; il venait de découvrir que les yeux d’Agathe ne cherchaient pas la scène plus que les siens…

Pour que rien ne manquât en cette circonstance à la douleur qui venait l’atteindre, il remarqua que la jeune fille était placée près de la surperbe marquise de Langey et de M. de Boullogne… La joie du triomphe animait le front du vieillard ; on eût dit qu’il avait à cœur de se parer devant tous de ce fils auquel on venait enfin de rendre justice. Il parlait déjà de l’issue future du procès de Mlle de La Haye ; il racontait à qui voulait l’ouïr les charmantes qualités du jeune marquis, pendant que la sensuelle Mme de Langey roulait autour d’elle des œillades vives et quêteuses, et se donnait beaucoup de mal pour tourmenter les belles lignes de son buste.

— Tu n’écoutes pas, Saint-Georges, dit le duc de Chartres, tu n’écoutes pas Clermont, qui est adorable dans le rôle du dieu Pan !… Il me donne envie d’aller en Arcadie, parole d’honneur !

Le chevalier ne répondit pas, mais ses yeux étincelèrent… Il avait surpris dans l’attitude de Mlle de La Haye l’expression d’une invincible curiosité… Évidemment ce n’était point la scène que l’inquiétude de son regard poursuivait, c’était un personnage inconnu qu’elle semblait chercher dans tous ces spectateurs empressés…

Parmi ces seigneurs étalant autour d’elle l’éclat de leur insolence, Agathe n’avait que trop tôt reconnu les principaux acteurs de ce terrible souper ; elle les avait entendu nommer par leur nom ; elle avait glissé auprès d’eux comme un fantôme. Ce n’était pas à eux que son beau regard, doux comme une prière, s’adressait, c’était à son libérateur adoré, au chevalier de Saint-Georges !

Sa froideur pour Maurice n’était que trop invincible ; la tristesse du jeune marquis l’avait émue, et l’intervention de sa mère l’avait décidée ; mais elle ne lui donnait elle-même sa main que pour s’arracher du cœur un amour qu’elle ne pouvait y voir germer sans pâlir : Agathe de La Haye aimait Saint-Georges !

Ce rôle de libérateur que le chevalier avait joué était, nous l’avons dit, le rôle le plus merveilleusement adapté au caractère de cette jeune personne ; il avait fait sur elle une impression décisive.

Que de fois, depuis ce jour, n’avait-elle pas dans ses rêves tendu les mains vers ce noir visage ; que de fois n’avait-elle pas cru le voir se pencher vers elle comme un bienfaisant génie ! On avait parlé si souvent devant Agathe des talens du chevalier qu’elle brûlait de le voir, de le juger, de l’entendre ! Heureuse de l’avoir enfin aperçu, elle ne craignit pas d’échanger avec lui en cet instant de longs et tristes regards ; leur suavité mélancolique toucha Saint-Georges, et bientôt, à l’aide de ce colloque muet, il s’établit entre eux un échange hardi, passionné, une sorte de combat… Le chevalier redevint ce qu’il était, c’est-à-dire un aventureux génie, un dangereux, un vainqueur ; Agathe, une faible femme résiliant sa force et son amour entre ses mains.

Elle le regardait comme une belle vierge dans l’extase… Par quel charme singulier l’avait-il dominée à cette distance, par quel admirable éclat l’avait-il éblouie ? c’est ce qu’Agathe pouvait à peine s’expliquer. Bientôt elle ne vit plus que lui seul dans cette salle, lui seul dont l’habit et les dentelles lui parurent admirables, même à côté de celles du duc de Chartres, qu’il dépassait de la tête…

L’opéra fini, elle le perdit de vue un instant ; il venait de quitter sa place. Le cœur d’Agathe battit ; il lui sembla qu’on lui avait enlevé tout son bonheur. Il reparut bientôt tenant son violon entre ses mains ; Agathe ne remarqua même pas que Jarnowitz lui cédait l’honneur d’être entendu le premier…

Il préluda…… Agathe crut voir s’ouvrir pour elle les portes du ciel. Sensible au delà de tout aux charmes de la musique, elle avait souvent apprécié le vrai talent de Maurice ; mais qu’était ce talent modeste, défiant de lui-même, près de celui de Saint-Georges ? Jarnowilz n’obtint pas les mêmes applaudissemens que le chevalier ; on eût dit qu’il le craignait.

Pendant que Saint-Georges disposait ainsi de toutes les facultés de cette enfant, la plongeant dans une foule de sensations inconnues, Maurice de son côté observa avec stupeur que la bague d’Agathe ornait son doigt… Il la reconnut cette bague scintillante au feu des lustres ; il la vit courir comme une folle étoile sur les cordes de l’instrument ; il sembla à Maurice qu’elle jetait un reflet de sang sur l’archet…

Depuis un quart d’heure il épiait Agathe sourdement, et il la voyait pâle, émue, aspirant les parfums sonores qu’exhalait cette symphonie d’Haydn…

Elle regardait le chevalier avec une expression céleste de félicité…

Alors seulement Maurice de Langey se prit à penser qu’Agathe ne l’aimait peut-être pas ; que, puisqu’elle s’était cachée de lui pour se rendre à ce bal de l’Opéra, c’était un autre que lui qu’elle avait eu dessein d’y chercher. La vue de ce mulâtre ralluma toute sa rage… N’osait-il pas lui rendre tout chemin maussade ? ne montait-il pas sur le théâtre où Maurice allait monter ? Maurice avait joué récemment devant Agathe un air de Corelli ; ce morceau était difficile ; il l’avait étudié. Admis à faire de la musique avec la reine, il l’avait exécuté à Versailles aux applaudissemens de Marie-Antoinette, qui était fort difficile.

Le chevalier venait de descendre de son piédestal ; la place était vide. Agathe demeurait encore éblouie…

Soudain Maurice la quitta, et il s’élança sur le théâtre… Il prit le violon de Saint-Georges, un magnifique Amati.

Il se fit un grand silence. C’était un défi tacite que Maurice portait à Saint-Georges tout le monde frémit pour l’imprudent.

Maurice de Langey exécuta la sonate ; il regarda fixement Agathe tout le temps de ce morceau… Ce regard ne put échapper au chevalier, qui, avant la fin de l’air, demanda à l’un des laquais de service de lui apporter son fouet…

— Et qu’en veux-tu faire ? lui demanda le duc de Chartres, pendant que les plus flatteurs escortaient Maurice, qui descendait du théâtre.

— Jouer cet air avec mon fouet, monseigneur, si toutefois le duc d’Orléans me le permet.

Une acclamation unanime d’étonnement courût sur chaque banc de la galerie.

Le fouet de Saint-Georges, qui venait de lui être apporte par Joseph Platon, était vraiment curieux. Le manche se composait d’une infinité de pierres précieuses, le chevalier prétendait que chaque étoile de cette radieuse constellation représentait une femme qui l’avait aimé…

Cela était peut-être un peu trop avantageux ; mais ce qui le parut davantage aux spectateurs, c’est que Saint-Georges osât s’avancer au point de dire qu’il jouerait l’air de Corelli avec ce fouet…

Les dernières notes de Maurice vibraient encore quand il déploya ce fouet et exécuta l’air avec une singulière précision.

— Bravo ! Saint-Georges, bravo ! s’écrièrent les spectateurs.

Et la galerie entière se leva comme un seul homme, chacun battit des mains à cette incroyable adresse… Maurice s’était penché à l’oreille de Mme de Langey ; il échangeait avec elle de rapides paroles.

En ce moment, et par contenance, le mulâtre avait baissé les yeux ; il regardait attentivement le rubis d’Agathe, qui jetait un vif éclat. Alors aussi, les lois de l’étiquette étant violées par cette admiration universelle dont Saint-Georges était l’objet, tout le monde l’entoura, ce dernier trait ayant paru la fusée la plus éblouissante de la fête.

— Jouer cet air avec votre fouet, monsieur ! s’écriait la belle comtesse de Châlons.

— Monsieur de Saint-Georges, s’écria Maurice avec une indicible expression de mépris, en s’approchant pâle et tremblant du chevalier, vous devez être fort sur le fouet, car ma mère, m’a dit qu’à Saint-Domingue elle vous avait donné du sien par le visage !…

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Saint-Georges demeura muet un instant comme un homme frappé du tonnerre, puis il s’élança avec la fureur du lion vers le jeune homme…

La foule qui les entourait les sépara.



FIN DU TROISIÈME VOLUME.