Le Chevalier de Saint-Georges/55

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H.-L. Delloye (IVp. 179-194).

XXX.

La rue Boucherat.

Nous sommes entrés dans le monde comme deux frères ; entrons au ciel de front et les mains entrelacées, et non pas l’un devant l’autre.
(Shakespeare, les Méprises, acte V, scène dernière.)

Au quatrième étage d’une maison située dans la rue Boucherat, au Marais, sur un obscur palier qui reçoit le jour d’une lucarne, un homme gros et court tient le pied de biche d’une sonnette ; on dirait qu’il hésite avant d’entrer.

Sur la porte de ce chétif local est clouée une carte jadis blanche, à demi pourrie par l’humidité ; on y lit ce nom : « Le chevalier de Saint-Georges. »

La Boëssière (c’était lui) agita timidement la sonnette. Platon vint ouvrir et l’introduisit.

C’était un misérable appartement.

Un papier à fleurs dont la bordure tombait du plafond en plusieurs endroits, un meuble de Bergame usé et sali, une glace sans dorures à la cheminée, un carreau glacial pour tout parquet.

Sur un lit de sangle beaucoup trop court et dont les pieds de celui qui l’occupait dépassaient le bois, un homme reposait, si toutefois on peut nommer repos les spasmes douloureux qui agitent les moindres fibres d’un malade. Sa tête, d’un brun foncé, se détachait avec vigueur sur un large oreiller blanc ; sa bouche restait ouverte, et des gouttes de sueur découlaient de son front pâle. Sous ses lèvres violettes il était facile d’entendre le choc nerveux de ses dents, qui claquaient la fièvre ; il passait à plusieurs reprises sa main sur sa tête et sur ses yeux…

Dans l’espèce d’alcôve sans rideaux où était placé le lit, l’œil distinguait plusieurs lettres attachées avec des épingles au papier de la muraille… des lettres de femmes sans doute, car l’écriture en était fine et déliée, le papier choisi, et aucune n’avait de signature. Elles commençaient toutes par ces mots : « Cher Saint-Georges, Saint-Georges adoré, cher ange, cher amour, » formules variées et reproduites dans le cours de chaque lettre à l’infini.

Deux fleurets entrecroisés, retenus par un vieux nœud de soie blanche, avaient l’air de protéger contre toute attaque cette tapisserie improvisée. Auprès de la cheminée il y avait un cadre fort simple en bois de sapin c’était le portrait au bistre du chevalier[1]; il était signé Carle Vernet.

Plusieurs de ces esquisses au crayon que les peintres nomment pochades, avec trop de modestie, étaient aussi accrochées à la tenture ; elles représentaient divers traits d’adresse de Saint-Georges : ici on le voyait sauter à travers les portières entr’ouvertes d’un carrosse lancé au trot ; plus loin il tuait de chaque main plusieurs hirondelles au vol.

Mais la plus inouïe, la plus drolatique de toutes ces illustrations était évidemment son duel à l’écumoire.

Dans ce croquis historique, attribué à Carmontel, le chevalier, en petite veste du matin, croisait le fer contre un farouche maître d’hôtel du prince de Conti, qui, fatigué de ses reproches culinaires sur un plat présenté à la table de l’Île-Adam, l’avait appelé Mauricaud et s’était jeté sur lui dans les cuisines en tirant l’épée contre un si terrible adversaire. Réduit à se défendre, Saint-Georges n’avait rencontré pour toute arme qu’une écumoire. Avec cette épée d’un veau genre, il n’en avait pas moins paré tous les coups et désarmé son adversaire.

Le héros de tant de miraculeuses aventures était alors bien changé !

En ce moment il porta les yeux sur La Boëssière, et des larmes coulèrent de son visage défait.

— Quoi ! c’est vous, dit-il, mon digne professeur ! Vous venez visiter votre pauvre élève !

— Je viens vous demander, Saint-Georges, quel est votre médecin… Voilà une fiole de rhum de la Jamaïque qui ne devrait pas se trouver sur ce guéridon… Depuis quand guérit-on la fièvre avec le rhum ?

— Depuis que les médecins, La Boëssière, sont assez stupides pour ne voir jamais que les maux du corps, dit-il en attachant sur le maître d’armes de sombres regards. Est-ce que je puis mourir, moi ? Suis-je donc si faible ? voyez !

Il écarta les plis de sa couverture, et il laissa voir à La Boëssière un torse d’Hercule. Sa respiration était devenue plus tranquille…

— C’est donc de la tête que vous souffrez ? Que voulez-vous, mon pauvre Saint-Georges, les temps sont durs ; il faut être philosophe !… Tenez, moi qui vous parle, devant tout ce qu’il leur plaît de faire et d’inventer j’ai pris un grand parti : j’ai fermé momentanément ma salle d’armes. Je compose des chansons contre les états généraux pour me distraire ; c’est toujours ça…

— Et les nouvelles ?

— Mauvaises ; ne m’en parlez pas. Cependant je vous apporte le Journal général de la cour et de la ville ; vous y verrez la nouvelle dénonciatiom d’un horrible complot formé contre les villes de Paris et de Versailles.

— Et la reine ?

— La reine ? Elle est allée à l’assemblée avec le roi… Vous lirez les détails dans le Journal général ; je l’ai acheté cinq sous chez le limonadier Josserand, au Palais-Royal…

— Dites-moi un peu les gens à la mode… Est-il vrai que Garat ait chanté dimanche rue de Cléry, à la Société des Amateurs ?

— Il a mal chanté ; sa cravate l’engonçait trop… Il y a eu banquet, et Chabanon a fait de jolis vers où vous êtes cité avec honneur…

— Voyons, donnez-les-moi… cela fera passer ma médecine. Que c’est bien à vous de m’être venu visiter !

— Écoutez donc je ne suis pas ingrat, moi ; je n’ai point oublié ce que je vous dois… C’est grâce à vous que j’ai amassé une petite fortune. Vous êtes mon premier, mon meilleur, mon seul élève ! Aussi nous partagerons, n’est-ce pas ? Voici un rouleau que je vous apporte ; cela paiera toujours les gages de Platon, qui vous soigne et qui aurait lui-même besoin d’être soigné, car il se fait vieux, ce cher Platon, reprit La Boëssière en examinant l’ancien gérant de la Rose.

— N’est-ce pas le tambour que j’entends ? dit Saint-Georges. Ouvre la fenêtre, Platon.

— Ce n’est rien, monsieur le chevalier. Des imbéciles qui s’égosillent à crier les nouvelles des districts, dit Platon avec un singulier mépris.

— Oui ; mais l’air est doux, il apaise le feu de ma poitrine… Mes douleurs sont moins aiguës quand je vois entrer dans ma chambre un peu de soleil. Restez près de moi, mon digne maître ; vous êtes toute ma famille… Depuis que ma mère n’est plus, c’est vous, c’est vous seul qui m’avez ouvert les bras !

À ce cruel retour sur son isolement, il se mit à fondre en larmes. Il prit les deux mains de La Boëssière dans les siennes, et les serrant avec force, il lui dit :

— Concevez-vous ce chagrin cruel, mon ami ? mourir seul, mourir sans famille ! arriver au dernier jour sans qu’un des vôtres vous pleure ? Oh ! quelle agonie douloureuse sera la mienne, moi qui sais tant de secrets après Dieu, moi qui compte du doigt en ce moment-ci les absens !

— De quels absens voulez-vous parler, Saint-Georges ?

— Oh ! je me comprends, poursuivit-il avec un amer sourire…

Et sa tête pesante retomba sur sa poitrine ; il examina plusieurs objets épars sur le guéridon.

— Voici la bague d’une morte, reprit-il avec un accent de mélancolie rêveuse. Elle est morte d’hier au couvent de l’Assomption.

Et il baisa la bague pieusement du bout de ses lèvres. Une brise molle entrait dans la chambre ; elle fit voltiger les lettres pendues au mur avec un léger frémissement : on eût dit qu’elles allaient s’entre-parler.

— Silence ! fit-il en se retournant vers elles, vous n’êtes que des profanes et des menteuses ; vos phrases sont effilées comme le dard du serpent. Silence ; vous m’avez trompé !

Il enferma la bague d’Agathe dans un coffret de velours placé près du lit ; elle eût coulé de son doigt tant sa main était devenue osseuse et maigre…

— Illusion et mensonge que tout amour ! reprit-il. Elles me laisseront abandonné à la dernière heure celles qui m’ont vu autrefois jeune et beau. Que suis-je à leurs yeux, si ce n’est un ruban fané ? Je n’emporterai donc qu’un seul sourire dans la tombe, celui de cette femme souveraine dont j’entends encore le noble pas, dont la figure se balance sur moi comme un rayon !… Où sont les joyeux amis, les coureurs d’assauts, d’opéras et de soupers ? Où sont les blanches mains que je pressais, les fiers spadassins prompts à me céder le pas ? Hélas ! pendant que je rugis seul dans la détresse comme un lion épuisé, mon nom court peut-être sur l’aile de la calomnie à l’armée ou à la cour ; un misérable m’insulte, et je ne puis m’en venger ! Encore une fois, La Boëssière, dites-moi que cet homme est mort ou que vous tuerez cet homme !… Quand je ne souffre pas, voyez-vous, j’oublie de Vannes ; mais quand la douleur m’éveille, comme en cet instant, oh ! je voudrais le tuer, je voudrais !…

Il s’interrompit lui-même alors dans cette menace, car la porte de son appartement s’ouvrit. Un homme encore jeune, portant l’uniforme de colonel aux chevau-légers, entra, pâle, effaré… Il écouta d’abord à la porte pour voir s’il n’était pas poursuivi sur l’escalier ; puis se précipitant tout d’un coup entre les bras de Saint-Georges, il l’embrassa quelque temps dans une muette étreinte… Ses vêtemens poudreux indiquaient assez qu’il venait de faire une longue route ; l’altération de ses traits était sensible.

— Mon frère ! s’écria-t-il en pressant de nouveau contre son cœur le chevalier ; mon frère ! je suis Maurice ; ne me reconnais-tu pas ?

Saint-Georges s’était levé à demi sur son séant ; il regardait cet homme avec une incroyable fixité. La contraction instantanée de ses traits était devenue presque effrayante… Maurice en eut peur rien qu’à voir le blanc de ses yeux ouverts et renversés dans leur orbite.

— Mon frère, reprit-il, vous voyez en moi un homme qui vient d’accomplir une promesse sacrée… une promesse faite à un vieillard dont nous devons tous deux porter le deuil !… M. de Boullogne m’a fait appeler hier à son lit de mort ; il m’a tout dit… Je sais votre héroïque générosité, votre abnégation, vos souffrances silencieuses. J’ai juré à mon père mourant d’obtenir de vous un double pardon, le sien d’abord, puis le mien. Me le refuserez-vous ? Je viens à vous, Saint-Georges, comme un accusé qui tremble devant son juge. D’hier seulement, d’hier je sais que vous êtes mon frère ! Ne me repoussez pas ; oh ! donnez-moi votre main !

— Ma main ? répondit-il avec ce rire désordonné et mêlé de larmes que donne la fièvre ; ma main, monsieur le marquis de Langey ! Vous voulez ma main ? Elle est noire, marquis ; vous n’y pensez pas !

— Cette main, Saint-Georges, elle aurait pu se lever sur moi redoutable et menaçante ; elle ne l’a point fait ; elle est retombée sur la garde de son épée… Mais rassure-toi, mon frère ; j’étais digne de vivre ; va, tu n’as point épargné un lâche ! On ne t’insultera plus sourdement, vois-tu ; on ne ternira plus, à ton insu même, ton noble courage. Moi aussi, Saint-Georges, j’ai une épée ; tiens, regarde… elle a du sang !

Et le marquis avait en effet tiré son épée hors du fourreau la pointe en était colorée d’un rouge violet ; il était lui-même blessé à la main en deux endroits.

— Du sang ! s’écria Saint-Georges, que cette vue fit bondir sur son séant. Quel est-ce sang, Maurice, et contre qui venez-vous de tirer l’épée ?

— Contre un homme, Saint-Georges, qui n’avait pas craint de calomnier mon frère, contre un homme dont j’eusse voulu traîner le corps pieds et poings liés jusqu’à votre lit, contre M. de Vannes, que je viens de tuer, entendez-vous ?

— Que tu viens de tuer ! s’écria-t-il en faisant un effort pour s’élancer hors du lit. Oh ! répète-moi que tu l’as tué, et viens m’embrasser après… Maurice, tu es bien mon frère !

Cette rayonnante fierté que donne la joie, Saint-Georges l’éprouvait en cet instant ; d’abondantes larmes couvraient ses joues. Il touchait les mains et l’uniforme de Maurice ; il l’attirait vers lui et le pressait comme un lutteur glorieux contre sa poitrine ; il le montrait du geste à La Boëssière et à Platon.

— Tu n’as qu’une écorchure à ce doigt, dit-il en visitant l’une des mains du marquis ; mais tu l’as tué, tu l’as tué en bonne et loyale défense ! Encore une fois, raconte-moi ce duel ; dis-moi, Maurice, comment tu as pu quitter ton régiment, et pourquoi tu collais encore en entrant ton oreille contre ma porte comme si tu eusses craint que l’on ne vînt te saisir ici ?…

— L’affaire est bien simple, répondit Maurice. J’ai quitté mon régiment parce que mon régiment lui-même me quittait. Mes soldats se sont soulevés ; mes soldats, soudoyés tous par ce misérable agent du duc, par cet odieux de Vannes ! Oui, l’or de son maître a porté coup ; oui, la rébellion a levé la tête et déchiré mon drapeau… Cette épée, Saint-Georges, cette épée rougie du sang d’un traître, elle est désormais inutile, elle ne peut rien pour le service du roi ! Cette épée, je vais la briser, car d’aujourd’hui je ne veux plus commander à des parjures !… Depuis quelque temps d’ailleurs, poursuivit lentement Maurice, la mort a tout fauché autour de moi : ma mère d’abord, ma mère, dont la fin est encore pour moi une sombre et sanglante énigme ; ma mère, joyeuse la veille et que l’on a trouvée devant un fourneau d’alchimie, empoisonnée, avec un flacon entre ses mains ! Pour ce vieillard, notre père à tous deux, je viens hier de lui fermer moi-même les yeux. Je l’ai vu, moi qui te parle, s’éteindre dans les larmes et les regrets, car il déplorait amèrement son injusil t’appelait, il invoquait le nom de ta mère mêlé à celui de Dieu ! J’espérais, Saint-Georges, que tu resterais seul pour me soutenir, et voilà maintenant que je te retrouve dans la fièvre et dans le besoin… Heureusement, ami, que je suis riche ! Viens, partons, suis-moi ; retournons tous deux à Saint-Domingue ! C’est là que s’est écoulée notre première enfance, Saint-Georges ; c’est là que nous devons mourir, nos deux mains entrelacées. Depuis hier, ami, j’ai vu deux hommes finir, l’un sous mon épée, l’autre sous la main de Dieu. Mais tout n’est point dit d’autres spectacles et d’autres morts nous attendent. Ne vois-tu pas, frère, tout le monde courir à sa ruine ; autour de nous n’entends-tu pas la terre qui tressaille sous nos pas ? Oh ! viens à Saint-Domingue, et laisse derrière toi le fléau ; viens à Saint-Domingue, où désormais tu vas rentrer libre, où, si tu le veux, tu seras maître ! Qui pourrait, réponds, valoir pour nous les voiles du Cap gonflées par le vent, la mer des Antilles radieuse sous un beau ciel, les mornes altiers où vit l’aigle ? Déjà plusieurs de ces hommes qui nous entourent émigrent au loin. Allons retrouver, nous aussi, la patrie absente, les beaux sites et les beaux jours. Allons, veux-tu venir ? Partons demain, cette nuit…

— Cette nuit, Maurice, sera peut-être pour moi la dernière. M’aurais-tu reconnu ? dis-moi, suis-je autre. chose qu’un fantôme ? N’importe, mon frère, pars, oh ! pars vite pour ne pas me voir mourir. Détache ce portrait de ma cheminée ; tu le donneras à ceux qui se souviennent de moi là-bas, oui, là-bas… à Saint-Domingue ! où peut-être il y a encore ce qu’il n’y a déjà plus ici, de la paix et du bonheur !…

— Ainsi tu refuses de m’accompagner ; tu crains de succomber dans ce voyage ?

— Mes jours sont comptés. Je quitterai la vie sans regret, puisque j’ai serré mon frère entre mes bras !

— Ah ! jamais, jamais je ne me séparerai de toi ! s’écria Maurice avec un accent d’angoisse. Je ne te laisserai pas seul exposé ainsi à la maladie, à la misère !

— Il faut que tu partes, Maurice ; il faut que tu ailles régler à Saint-Domingue des affaires indispensables. Tu me trouveras guéri et fort à ton retour, reprit-il avec un sourire où perçait une cruelle amertume.

— Voici une copie du testament de notre père, reprit Maurice de Langey en baissant la voix ; tu verras où l’a amené son repentir, sa sollicitude pour toi. Il te donne en partage avec moi le domaine de la Rose.

— La Rose ! s’écria Saint-Georges en jetant sa main fiévreuse vers le papier que Maurice lui présentait, la Rose ! où nous avons été élevés. Quoi ! la Rose la Rose ! à moi !…

— À nous deux, murmura tout bas Maurice.

— Oh ! c’est impossible ! continua Saint-Georges en priant La Boëssière de lui lire le testament, car sa vue était trop faible et les sanglots suffoquaient alors son frère.

— La Rose, reprit le maître d’armes après avoir lu l’écrit. Le testateur exige seulement que Joseph Platon en devienne l’intendant immédiat.

— Intendant ! s’écria Platon, intendant comme M. de Lassis !

— Place à laquelle sont attachés les émolumens de dix mille livres, continua La Boëssière, qui referma le papier.

— Tu vois, Platon, dit Saint-Georges, qu’il ne faut jamais désespérer.

— Il était le serviteur de M. de Boullogne, reprit Maurice, il restera le nôtre ; il partira avec nous.

— Avec vous deux, répondit Platon en essuyant une grosse larme qui roula sur son gilet, avec vous deux ! Avez-vous cru, monsieur le marquis, que je pusse quitter mon maître ? Voyez où il en est, monsieur le marquis, continua-t-il plus bas en l’attirant vers le marbre de la cheminée, sur lequel reposait l’ordonnance du médecin.

Cette ordonnance fit courir le frisson dans les veines de Maurice. Elle n’accusait que trop l’intensité de la maladie et l’impuissance de la médecine à la combattre. Platon s’était jeté à genoux auprès du lit de Saint-Georges ; il le suppliait de ne pas le bannir ; il lui répétait : « Je resterai. » Le pauvre homme était attelé depuis si longtemps à la vie du chevalier, il en avait traversé avec tant de fidélité ses phases diverses qu’il avait contracté pour Saint-Georges une sorte d’attachement superstitieux. Il lui semblait impossible qu’il ne mourût pas le jour où mourrait son maître.

— Mon pauvre Platon, reprit le chevalier, je veux que tu partes, quelque chagrin et quelque vide que me doive causer ta perte. Mais puisque tu as fait la sottise de reprendre ta femme et deux enfans, il faut bien les faire vivre, mon ami… Je vais mieux d’ailleurs, bien mieux… J’irai, oui, j’irai, j’espère, vous rejoindre… Habille-moi, rase-moi… Quand je te dis que j’irai !… La reine va ce soir à l’Opéra… Donne-moi mon habit vert… Bien… Présente-moi la glace… Je veux me voir, je veux me lever… Ne me retiens pas…

Il se leva, mais pour retomber bientôt sur le lit… Il tenait entre ses doigts la rose que la reine lui avait donnée.

— Pauvre rose ! dit-il, déjà flétrie ! Ce sera la dernière qu’elle cueillera à Trianon !

En ce moment la voix aigre d’un crieur public monta jusqu’à la fenêtre :

« Ce qui est arrivé hier à M. Lenoir, ancien lieutenant de police.

» Les nouvelles de la Martinique et de la Guadeloupe, pour deux sous.

» La séance de l’assemblée nationale.

» Arrivée du chevalier de Saint-Georges à la Martinique avec quinze mille fusils, et mauvaise issue de son projet[2]. »

— Mensonge et calomnie ! s’écria le chevalier ; mensonge et calomnie ! dit-il encore une fois en étreignant la main de Maurice. Voilà les infamies de la grande Babylone ! Me flétrir, me perdre, pendant que j’agonise ici ! Oh ! comme il se venge… le duc !…

Il s’arracha du lit, l’œil enflammé de rage, et courut à la fenêtre, traînant ses pieds nus sur le carreau. Le crieur était parti.

— Par pitié, mon frère, dit le marquis, calme-toi. Mon Dieu ! qu’il me tarde de te savoir hors d’ici ! Te quitter en ce moment me semble un crime…

— Encore une fois, Maurice, tu dois partir avec ce fidèle serviteur. Ne viens-tu pas d’entendre le coup de tonnerre qui vient d’éclater là-bas ? En ce moment peut-être il y a deux mondes qui croulent, deux mondes, l’ancien et le nouveau. Marquis de Langey, partez ; vous arriverez peut-être encore à temps pour sauver le domaine que M. de Boullogne vous a laissé. De grâce, hâtez-vous. Il y a là-bas, au cimetière de Saint-Marc, des dépouilles mortelles qui vous sont chères !… Baisez ce sol en entrant, baisez-le, Maurice, car l’épée de l’ange du mal va bientôt l’entr’ouvrir et en disperser les cendres au vent ! Partez ; il me reste encore ici un ami près de mon chevet, c’est ce digne maître, qui m’a offert un asile dans sa maison et qui vous remplacera !

Il avait posé sa main sur celle de La Boëssière. Les pleurs empêchaient seuls le maître d’armes de répondre… Les diverses émotions de cette scène avaient achevé de briser Saint-Georges… Un morne silence succédait à ses paroles.

En ce moment une des épées, mal accrochée sans doute, se détacha de la tapisserie et tomba. La Boëssière la renoua avec respect et revint se placer près du lit où les yeux du malade s’étaient fermés. — Il mâchait encore entre ses dents une des feuilles de la petite rose blanche…

— Il dort, dit Maurice. Promettez-moi de le faire transporter chez vous cette nuit, monsieur La Boëssière ?

— Et de veiller sur lui comme sur mon fils, ajouta le maître d’armes, oppressé par sa douleur ; je vous le promets.

Maurice contempla Saint-Georges quelques minutes : il dormait d’un sommeil calme ; la noble expression de sa figure amaigrie lui donnait l’air d’un martyr… Le marquis lui baisa la main avec amour, et se mettant à genoux, il pria quelques secondes à côté du lit. Quand sa prière fut finie, le violon de Saint-Georges, un Stradivarius, posé sur la cheminée, rendit un soupir.

— Sortons, dit le marquis en faisant un effort sur lui-même. Il partit avec Platon, qui pleurait.

  1. Plusieurs maîtres d’armes, entre autres MM. Grisier et Coulon, possèdent encore à cette heure le portrait de Saint-Georges. Celui de M. Grisier, que nous avons vu dans la salle, le représente en habit rouge et en poudre ; il tient un gros gant et un fleuret. La notice qui est jointe au portrait le recommande aux véritables amateurs.
    (Note de la 1re édition.)

    C’est ce portrait qui figure en tête de notre premier volume. Nous le devons à l’obligeance de M. Grisier.

    Il existe aussi une gravure qui représente la chevalière d’Éon faisant des armes contre Saint-Georges ; elle est assez répandue et a pour titre : The assaut, or Fencing Match, which took place at Carlton-House, on the 9th of april 1787, between Mademoiselle la Chevalière d’Éon de Beaumont and Monsieur de Saint-George.Mlle ou plutôt M. d’Éon, habillé d’une robe noire laissant le bras libre depuis la saignée, portant d’assez laides cornettes et la croix de Saint-Louis sur sa poitrine, y croise le fer contre Saint-Georges, en simple gilet de peau et en culotte. Au nombre des spectateurs on remarque le prince de Galles, depuis Georges IV.

    (Note de la 2e édition.)
  2. Numéro du samedi 6 décembre 1789.