Le Chevalier de Saint-Georges/Epilogue

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H.-L. Delloye (IVp. 195-203).

Épilogue.

1791.

Allons, il paraît que les Français prendront leur café au caramel.
(Williams Pitt, alors ministre d’Angleterre.)
Histoire de la guerre civile en France, par l’auteur du Règne de Louis XVI, t. 1er, p. 275.

Le dix-huitième siècle était jugé : chaque pièce de son armure croulait ; on allait voir le squelette. La ruine imminente des colonies se chargeait assez de prouver aux incrédules l’imbécillité des niveleurs et le danger des sophistes. La question de la traite déférée par Pitt au parlement d’Angleterre n’était qu’un piége adroit que ce ministre avait présenté pour nous faire tomber dans ses filets en couvrant d’un masque de philanthrope les plans du cabinet britannique. Il avait fait même ajourner la question à plusieurs années afin de donner le temps à l’affaire des noirs de mûrir, c’est-à-dire de se faire elle-même révolution. À Paris, la traite avait été discutée à peu près de la même manière que la querelle pour la musique de Piccini et de Gluck, c’est-à-dire que les disputeurs n’étaient ni musiciens ni politiques. En attendant qu’ils fussent d’accord, la révolte, l’incendie, le pillage s’étaient emparés de la Martinique et de la Guadeloupe et n’avaient pas tardé à se communiquer à Saint-Domingue.

La plus belle de nos colonies tendait la gorge au couteau. Partout l’effervescence, les déclamations, les massacres. Le contre-coup de la révolution de France se faisait sentir aux îles après les encyclopédistes, les tueurs ; après Voltaire et Franklin, Jean François et Biassou. La philosophie nègre prêchait son code à sa manière. Les nobles de Saint-Domingue avaient émigré comme les nobles de Paris : il fallait s’emparer à Saint-Domingue des domaines dont le maître était absent, comme on allait écrire à Paris biens de la nation sur le toit des fugitifs et des proscrits.

Comparé au peuple de Paris, le peuple noir fut-il plus atroce ? nous ne le croyons pas, car ce peuple avait moins lu.

Comme à Paris, ce n’était pas encore le temps de Robespierre ; ce n’était pas non plus encore, à Saint-Domingue, le temps de Toussaint Breda[1]. Les généraux nègres ne portaient pas encore l’uniforme à galons d’or ; les femmes de la colonie ne brodaient pas encore des chemises de batiste à Toussaint[2] et n’entretenaient pas avec lui de galantes correspondances. Le nègre Dessalines n’avait pas encore de salons et ne portait pas sur sa tête poudrée un peigne en diamans sorti des ateliers de l’Empereur[3] et qui eût fait à lui seul la fortune d’un homme. Les tueurs noirs d’Haïti n’avaient point encore de ceinture magnifiquement frangée ; ils ne montaient pas, comme Toussaint, un cheval accablé sous le poids d’un harnois d’or massif ; ils n’avaient ni musiciens ni état-major.

Non, en vérité, non, ils étaient plus rustiques dans leur équipage de révoltés. Jean François lui-même n’était pas encore élevé au rang de grand d’Espagne, et Biassou ne se disait pas généralissime des pays conquis.

Cependant diverses parties de Saint-Domingue étaient devenues la proie des flammes. Des hommes de couleur et surtout des Espagnols s’étaient fait les agens de la révolte.

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Une nuit du mois d’août 1791, un homme au front basané, vêtu d’une simple veste de nankin et qui par une singulière manie de décorum portait l’ordre de Saint-Jacques attaché à son caleçon, descendit de cheval à une portée de fusil de la Rose, cette ancienne habitation de M. de Boullogne, dont il ne restait plus alors que quelques pans chétifs de murailles. Il attacha sa monture aux branches d’un tamarin et se mit à considérer cette ruine…

Au milieu de bois de cèdre rompus, de chapiteaux d’acajou, de ferrailles, de plomb et de décombres de toute sorte, les galeries extérieures de la grande case gisaient à terre, fracturées à grands coups de hache et déjà envahies par une foule de plantes hâtives. L’or des balustres avait disparu ; mais à la lueur verdâtre de la lune, il était facile de reconnaître l’action de la fonte : les noirs avaient trafiqué déjà de ces opulens débris de la Rose. Le délabrement était complet… Au sein de quelques fourrés lointains scintillaient çà et là de vives lumières qui faisaient reluire le mousquet des sentinelles chargées de veiller sur cette portion de la plaine. L’empreinte meurtrière du pillage était inhérente à ce domaine autrefois si beau, maintenant jonché de ronces et laissant voir le ciel à travers mille fissures.

Le personnage dont nous avons parlé examinait les moindres détails de cette dévastation profonde avec un minutieux intérêt…

Et l’on eût dit vraiment qu’il ne pouvait s’arracher à ce tableau, car de temps à autre un sourire de satisfaction errait sur ses lèvres.

Il tira bientôt de la sacoche suspendue à son cheval plusieurs paquets de lettres cachetées que venait de lui remettre un nègre du Cap ; il en brisa les scels avec une anxiété visible, comme si ces nouvelles eussent été pour lui d’un grand prix.

En refermant une large missive timbrée de France et marquée d’un cachet de cire noire, il soupira.

— Je ne l’attendrai plus ici !… murmura-t-il. Et il essuya une larme sur sa joue brune…

Il regarda bientôt du côté de l’Ouest ; quelques clameurs sourdes partaient de cette direction. L’homme écouta et ne tarda pas à se voir rejoint par une foule de noirs, accoutrés grotesquement pour la plupart ; ils brandissaient des torches et des coutelas entre leurs mains.

Celui qui précédait leur bataillon était un nègre assez vieux, obèse, agrafé dans un uniforme étroit (celui de général français) et montant un cheval blanc richement caparaçonné. Sur les épaules grêles de ce chef improvisé dansait une paire énorme d’épaulettes ; la poignée de son sabre était ornée de pierreries. Deux mulâtres l’accompagnaient, comme aides de camp sans doute, car ils se tenaient fidèlement près de son cheval et faisaient partie de son poudreux état-major.

Du plus loin qu’il les aperçut, l’homme ôta son chapeau et éleva son mouchoir vers eux en signe de ralliement.

Puis après avoir sifflé trois fois et rassemblé à ce signal quelques compagnons qui s’élancèrent des fourrés, il se trouva en présence du général.

— C’est un renfort que je t’amène, senor, dit celui-ci en montrant sa troupe.

— Je le sais, répondit l’homme.

— Grâces soit rendues au comte de Marmelade ! Veut-il que ce soit lui ou moi qui harangue ces dignes gens ?

— Comme il y a ici des héros de tous les pays, reprit gravement le comte de Marmelade, et comme vous possédez plusieurs langues, j’aime mieux que ce soit vous !

Santa Maria purissima ! je m’en acquitterai aussi bien qu’un autre, général ! mais ne descendez-vous pas de cheval pour vous concerter quelques minutes avec votre ami ? Nous sommes ici dans un charmant endroit pour une halte ; ici, moi qui vous parle j’ai vu près de mille esclaves le front courbé sur ce sol pour le produit du maître… Ces quatre pans de mur que vous regardez là, c’est ou plutôt ce fut la Rose !

— La Rose ! as-tu dit ? mais en est-tu bien sûr ?… je n’aperçois là que des décombres !…

Et malgré lui sans doute le général noir se prit à rêver… Un soupir mal étouffé s’échappa de sa poitrine. On eût dit qu’il connaissait ces lieux aussi bien que l’homme ; il prononçait des noms qui leur avaient appartenu.

Tout d’un coup la rage eut l’air de reprendre le dessus sur cette émotion de quelques minutes ; il montra le poing à ces ruines inoffensives, et tirant son grand sabre hors du fourreau, il en frappa le sol en prononçant ce seul mot :

— Vengeance !

En même temps il venait de remonter à cheval, et il échangeait avec l’homme quelques paroles rapides…

La prédiction du vaudou se trouvait accomplie à l’égard de Zaö, car ce général noir, ce comte de Marmelade, c’était lui ! Il portait une magnifique brochette de décorations et commandait à près de quatre cents hommes.

— Parlez-leur, senor, dit Zaö à son nouvel acolyte.

— Compagnons ! cria l’homme, c’est moi qui cette nuit ai reçu l’ordre du comte de Marmelade de vous diriger… Vous devez tirer vengeance des habitans de Saint-Marc, qui osent vous refuser du pain et des vivres. Vous connaissez l’ancienne prison de cette ville, c’est un château fort dans lequel plusieurs colons se sont retranchés ; mais, pour la plupart, ce sont de pâles vieillards tremblant pour leurs femmes et pour leurs filles ; ils ne sauraient lutter contre un plan d’attaque bien établi. Je sais, à n’en pas douter, que plusieurs d’entre eux ont des trésors, des diamans qu’ils veulent aller de là enfouir au Morne-Rouge. C’est à nous, braves noirs, à nous emparer de l’or de ces despotes, qui ont assez longtemps fatigué le pays de leurs vexations et de leurs usures. Ne vous souvenez-vous plus que l’Espagne et la France ont obtenu dans le temps qu’on comblât les mines de l’île, et souffrirez-vous que ces hommes jettent au Morne-Rouge de tels trésors ? Non, mille fois non, et pendant que la nuit s’étend sur la ville faisons prisonnier Blanchelande, puisque cette nuit le gouverneur Blanchelande couche à Saint-Marc !

À ce discours, auquel la pantomime emphatique de l’orateur donnait un irrésistible ascendant, tous les noirs levèrent leurs sabres, et jaloux de conquérir quelques-unes de ces vaines décorations dont les affublaient les Espagnols, ils ne tardèrent pas à prendre le chemin de la ville.

Quand ils arrivèrent, ils avaient éteint leurs torches ; mais la vedette du fort les aperçut, et elle tira un coup de fusil.

Ce fut le signal de la lutte : les dragons et les noirs en vinrent aux mains. La prison de Saint-Marc se vit en un instant cernée et incendiée ; les malheureux qui en sortaient, échappés aux flammes, qui noircissaient tout autour d’elles, étaient sur-le-champ égorgés. L’homme courait partout, comme s’il eût déjà connu la prison ; il bravait les tourbillons de fumée qui le suffoquaient. Après avoir escaladé la muraille du château avec sa ceinture, et le poignard à la main, il entra dans la chambre de ces hommes réveillés tous en sursaut. Escorté de sa troupe, il ne trouva guère qu’une faible résistance. Arrivé à la porte d’une petite chambre, le pied lui manqua, et il tomba tout d’un coup dans un puits construit en forme d’oubliette dont le plancher fléchit sous son poids.

Ajuto ! Ajuto ! cria-t-il d’une voix lamentable en se voyant accroché miraculeusement par son habit à un large crampon de fer qui le retint suspendu…

Une main inconnue lui jeta une ceinture, et le malheureux remonta à la margelle avec l’adresse d’un chacal.

Muerte ! cria-t-il en reconnaissant un uniforme d’officier français ; je suis perdu ! Mes armes ont roulé au fond de ce gouffre de pierre…

Et présageant sans doute que son ennemi allait le tuer dès qu’il reconnaîtrait son erreur, il l’étreignit lui-même dans ses bras robustes avec une force surhumaine. Mais celui qu’il attaquait eut le bonheur de se dégager, et tirant son épée, il lui en perça le cœur…

L’homme roula à terre avec le bruit d’un taureau. Il allait murmurer une imprécation contre l’officier quand il vit arriver un valet, une lanterne à la main et les cheveux en désordre, courir au prisonnier pâle d’inquiétude en s’écriant :

M. de Langey !

Les yeux de l’homme s’enflammèrent une dernière fois d’un feu sombre…

— Langey ? murmura-t-il, vous avez dit M. de Langey ?

Joseph Platon approcha sa lanterne du front du mourant, il était livide, et Maurice lui-même ne l’envisageait qu’avec frayeur.

— Le ciel est juste, Maurice… Tio-Blas ne devait mourir que de votre main… à deux pas du lieu où repose encore celui qu’il a tué… le fils a vengé le père !

— Que veut dire cet homme ? demanda le marquis à Platon. Mon père n’est-il pas mort victime d’un duel, et non d’un assassinat ?…

— Un seul homme au monde, reprit l’Espagnol, en tirant de sa veste avec d’incroyables efforts une lettre scellée de noir… un seul homme pouvait vous dire ce secret de sang. Maurice, il ne l’a point fait… il ne le fera point… il est mort…

— Mort ! et de qui voulez-vous parler ? dit Maurice avec angoisse.

— Du chevalier de Saint-Georges ! lisez.

FIN DU QUATRIÈME ET DERNIER VOLUME.
  1. Toussaint l’Ouverture.
  2. Mémoires d’un naturaliste, tome 3, p. 251.
  3. Fameux joaillier de Paris.