Le Chevalier de l’air - Georges Guynemer/01

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Le Chevalier de l’air - Georges Guynemer
Revue des Deux Mondes6e période, tome 43 (p. 277-313).
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I

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PROLOGUE

— Guynemer n’est pas rentré…

La nouvelle courut, vola d’une escadrille à l’autre, de l’aviation aux troupes, de la zone de l’avant à celle de l’arrière. Et ce fut dans toute l’armée, dans toute la France, une traînée de douleur, comme si, parmi tant de soldats exposés à la mort, celui-là dût seul être immortel.

De telles douleurs unanimes l’histoire nous offre des exemples, mais ce sont des chefs que l’on pleure, et le regret de leur perte s’accroît de leur autorité et de l’importance de leur mission. Ainsi Troie, sans Hector, se découvre-t-elle sans défense. Quand un Gaston de Foix, duc de Nemours, surnommé le Foudre de l’Italie, meurt à vingt-trois ans, après la victoire de Ravenne, nos conquêtes transalpines sont menacées. Le boulet qui frappe un Turenne à Saltzbach atteint le solide édifice construit par Louis XIV. Mais un Guynemer ne commande que son avion. Il est un point perdu dans l’immense espace que la guerre occupe. Ce jeune capitaine, s’il est sans égal dans le ciel, ne conduit pas, sur terre, la bataille. D’où vient donc qu’il ait seul, comme un chef d’armée, le pouvoir de laisser après lui une tristesse collective ? Un enfant de France va nous le dire.

Parmi les témoignages sans nombre de ce deuil national figure une lettre adressée par l’institutrice d’un village de la Franche-Comté, Mlle S… de Bouclans, à la mère de l’aviateur :


« Madame, écrit-elle, vous avez eu déjà l’expression de la sympathie douloureuse et reconnaissante de la grande France, de la France officielle ; je me permets de vous envoyer l’hommage naïf et sincère de la jeune France, des écoliers de Bouclans. Nous avons, le 22 octobre (devançant l’invitation de nos chefs que nous apprenons aujourd’hui), spontanément consacré une journée au souvenir de notre héros Guynemer, votre glorieux fils.

« Je vous envoie, ci-joint, un devoir d’élève choisi au hasard, car tous sont animés des mêmes sentimens. Vous verrez que la gloire immortelle de votre fils rayonne jusque dans les humbles villages, vous sentirez quel culte d’admiration et de reconnaissance les enfans, même du fond des campagnes, ont voué à notre grand As ; ils le conserveront fidèle et pieux à sa mémoire.

« Puisse ce témoignage sincère des sentimens de l’enfance être un allégement de votre douleur, devant laquelle je m’incline profondément respectueuse.

« L’institutrice de Bouclans,
« C. S… »


Et voici le devoir du petit Franc-Comtois Paul Bailly, — onze ans et dix mois, — que la lettre annonçait :


« Guynemer est le Roland de notre époque ; comme Roland il était très vaillant, et comme Roland il est mort pour la France. Mais ses exploits ne sont pas une légende comme ceux de Roland : en les racontant exactement, c’est plus beau que ce qu’on pourrait inventer. Pour le glorifier, on va écrire au Panthéon, parmi les autres grands noms, le sien. On a mis son avion aux Invalides. Dans notre école, on lui a consacré une journée. Ce matin, en entrant à l’école, on a affiché sa photographie ; à la leçon de morale, on a appris par cœur sa dernière citation ; en exercice d’écriture, on a tracé son nom ; en rédaction, on a eu à parler de lui ; enfin, on a dessiné un avion. On n’a pas pensé à lui que quand il a été mort ; avant qu’il soit mort, dans notre école, chaque fois qu’il abattait un avion, on était fier et heureux. Mais quand on a appris sa mort, ce fut un chagrin comme si un membre de notre famille avait été frappé.

« Roland a été l’exemple des chevaliers d’autrefois. Guynemer devra être l’exemple des Français de maintenant, et tous tâcheront de l’imiter et se souviendront de lui, comme on s’est souvenu de Roland. Moi surtout, je ne l’oublierai jamais, je garderai le souvenir qu’il est mort pour la France, comme mon cher papa. »


Tous les traits assemblés par ce petit Français pour dessiner Guynemer sont justes et, dans leur sobriété, ils suffisent : Guynemer est notre Roland, il en a la jeunesse rude et la flamme brûlante. Il est le dernier des chevaliers errans, le premier des chevaliers de l’air. Pour que sa courte vie fasse figure de légende, il suffit de la représenter avec exactitude. S’il a laissé un tel vide, c’est que chaque foyer l’avait adopté. Chacun prenait part à ses victoires. Chacun l’a inscrit parmi ses morts.

Pour que cette gloire ait ravi les enfans, il faut qu’elle soit simple et parfaite. Biographe de Guynemer, je ne songe pas à m’égaler au petit Paul Bailly. Mais je n’éloignerai pas de lui son héros. La vie de Guynemer prend naturellement le rythme légendaire. La vérité précise et limpide ressemble à un conte de fée.

L’antiquité a su trouver d’émouvans accens pour déplorer la perte de jeunes gens fauchés dans leur grâce. « La cité, soupire Périclès, a perdu sa lumière, l’année a perdu son printemps. » Théocrite et Ovide s’attendrissent tour à tour sur le bref destin d’Adonis dont le sang fut changé en fleur. Et dans Virgile, le père des dieux que Pallas supplie avant d’affronter Turnus, l’avertit de ne pas confondre la beauté de la vie avec sa durée :

Stat sua cuique dies ; brève et irreparabile tempus
Omnibus est vitae ; sed famam extendere factis,
Hoc virtutis opus

« Les jours des mortels sont comptés, et le temps que dure leur vie est court, irréparable, mais étendre sa renommée par ses hauts faits, voilà l’œuvre de la vertu…[1]. »

Famam extendere factis : aucun des personnages fabuleux de l’antiquité ne s’est plus hâté que Guynemer de multiplier les faits qui porteraient plus loin sa gloire. Mais l’énumération de ses exploits ne donnerait pas la clé de sa vie, n’expliquerait ni sa force secrète, ni l’attrait qu’il exerçait. « Ce ne sont pas toujours les actions les plus éclatantes qui montrent le mieux les vertus ou les vices des hommes. Une chose légère, le moindre mot, un badinage, mettent souvent mieux dans son jour un caractère que des combats sanglans, des batailles rangées et des prises de villes. Aussi, comme les peintres dans leurs portraits cherchent à saisir les traits du visage et le regard, choses où éclate sensiblement le naturel de la personne, sans se soucier des autres parties du corps, de même nous doit-on concéder de concentrer principalement notre étude sur les signes distinctifs de l’âme…[2]. »

Je rechercherai donc spécialement ces signes distinctifs de l’âme. La famille de Guynemer a bien voulu me confier ses lettres, ses carnets de vol et mille récits précieux de son enfance, de son adolescence, de ses victoires. Je l’ai vu lui-même dans les camps, pareil au Cid Campeador, qui faisait accourir au-dessus de ses tentes, ailes au vent, l’essaim des victoires chantantes. J’ai eu cette bonne fortune de le voir abattu dans les airs un avion ennemi qui tomba en flammes sur la rive de la Vesle. Je l’ai rencontré chez son père : Compiègne était son Bivar. Presque au lendemain de sa disparition, j’ai passé deux veillées funèbres avec ses compagnons d’armes à ne parler que de lui : veillées mouvementées, où nous devions changer d’asile, car Dunkerque et le champ d’aviation étaient bombardés au clair de lune. Ainsi ai-je pu rassembler autour de sa mémoire bien des signes épars qui, peut-être, contribueront à lui composer un halo de clarté. Mais je crains, — et m’en excuse, — de décevoir les professionnels de l’aviation qui ne trouveront ici ni détails techniques, ni cette compétence où le spécialiste se reconnaît. Il appartiendra à l’un d’eux, — et, je le souhaite, à l’un de ses rivaux de gloire, — de nous rendre un Guynemer en action de chasse. La biographie que j’ai tenté d’écrire cherche l’âme plutôt que le moteur ; l’âme a, pareillement, ses ailes.

La France s’est aimée dans Guynemer. Elle ne consent pas toujours à s’aimer. Il lui arrive de se détourner de ses efforts et de ses sacrifices pour admirer et célébrer ceux d’autrui. Il lui arrive de montrer ses défauts et ses blessures avec une ostentation qui les exagère. Elle apparaît quelquefois divisée contre elle-même. Mais celui-là, si jeune, l’avait réconciliée avec elle-même. Elle souriait à son âge et à ses prodiges. Il faisait la paix en elle. Quand elle l’eut perdu, elle le connut à l’explosion de sa douleur. Comme au premier jour de la guerre, la France se retrouva unanime. Et cet amour venait de ce qu’elle reconnaissait en lui son élan, sa générosité, son ardeur, un sang dont les siècles n’ont pu ralentir le cours.

Il n’est guère, chez nous, de foyer qui depuis quarante mois n’ait connu le deuil. Cependant, les pères, les mères, les femmes, les enfans qui me liront ne diront pas : « Que nous importe un Guynemer ? Personne ne parle du nôtre. » Le leur, c’est, la plupart du temps, un fantassin qu’ils n’ont pu assister, dont ils ne connaissent que par ouï dire, dont ils ignorent quelquefois, le lieu de sépulture. Tant de soldats obscurs n’ont jamais été commémorés, qui avaient donné, comme Guynemer, leur cœur et leur vie, qui sans doute avaient connu de pires jours de misère, de boue et d’horreur, sans qu’un rayon de gloire fut jamais descendu sur eux ! Le fantassin qui est le paria de la guerre a le droit d’être susceptible. La grande souffrance des temps s’est abattue sur lui : pourtant, il avait adopté Guynemer, et ce n’est pas la moindre conquête de ce conquérant. De Guynemer, le fantassin n’était pas jaloux. Il en avait subi l’enchantement. D’instinct, il devinait un Guynemer fraternel. Quand les communiqués énuméraient les merveilles de notre aviation, il ricanait dans son trou de taupe : « Encore eux ! toujours eux ! Et nous donc ? » Mais quand Guynemer inscrivait une pièce de plus au tableau, les tranchées exultaient et refaisaient son compte.

Lui-même, d’en haut, regardait avec amitié ces troglodytes qui le suivaient des yeux. Quelqu’un lui reprochant un jour de courir des risques inutiles en multipliant les tours d’acrobatie, il répondit gentiment :

— C’est impossible, après certaines victoires, de ne pas faire une belle pirouette. On est tellement content !

Cela, c’est le cri de la jeunesse. « Ils plaisantent et jouent devant la mort comme hier à la récréation…[3]. » Mais il ajouta aussitôt :

— Cela fait tant de plaisir aux poilus qui nous « guignent » d’en bas[4] !

Le jongleur du ciel travaillait pour son frère le fantassin. Comme l’alouette qui chante fait lever la tête au paysan penché sur son sillon, l’avion vainqueur, par ses renversemens, ses loopings, ses virages serrés, ses spirales, ses vrilles, ses chandelles, ses piqués, par tous les tours de voltige aérienne, distrayait un instant les laboureurs douloureux de la tranchée.

Puissent les lecteurs de ces articles, composés selon les règles fixées par le jeune Paul Bailly, — après, toutefois, qu’ils auront terminé leur lecture, — lever la tête et chercher dans l’azur, où il mena si souvent et si haut les trois couleurs de France, un invisible et impérissable Guynemer !


I. — L’ENFANCE DU NOUVEAU CID


I. — LES ORIGINES

Dans son livre sur la Chevalerie, le bon Léon Gautier, prenant le chevalier au berceau et désireux de lui composer immédiatement une atmosphère surnaturelle, interprète à sa façon la pose du bébé qui dort, souriant aux anges. « Suivant une étrange légende dont l’origine n’a pas encore été suffisamment éclaircie, explique-t-il, l’enfant, dans son sommeil, entend la « musique, » l’incomparable musique que font les astres en gravitant dans le ciel. Oui, ce que les plus illustres savans n’ont pu que soupçonner, ces oreilles à peine ouvertes l’entendent distinctement et en sont ravies. Fable charmante et qui donne à l’innocence en sa fleur plus de droits qu’à la science en son orgueil[5]… »

Le biographe de Guynemer aimerait pouvoir affirmer que notre nouveau chevalier entendit ainsi, dès le berceau, la musique des astres, lui qui devait se sentir appelé à monter vers eux. Du moins autour de ses jeunes années put-il voir s’enrouler la chaîne ininterrompue que font, de Charlemagne à Napoléon, les héros de l’histoire de France.

Georges-Marie-Ludovic-Jules Guynemer était né à Paris une veille de Noël, le 24 décembre 1894. Il a vu dès lors, il a toujours vu dans sa vie trois visages de femmes, — sa mère et ses deux sœurs aînées, — attentives à veiller sur son bonheur. Son père, officier (de la petite promotion de Saint-Cyr de 1880), avait donné sa démission en 1890. Passionné d’érudition, il appartenait à la Société historique de Compiègne, et tout en compulsant les chartes du Cartulaire de Royallieu ou écrivant la monographie de la Seigneurie d’Offémont, il vérifiait les documens qui lui avaient été transmis par ses ancêtres sur les origines de sa famille. Surtout il fut le véritable éducateur de son fils.

Guynemer est un très vieux nom français. Dans la Chanson de Roland, un Guinemer, oncle de Ganelon, lui tient l’étrier au départ. Un Guinemer figure dans Gaydon (le chevalier au geai), qui raconte le triste retour de Charlemagne à Aix-la-Chapelle après le drame de Roncevaux, et un Guillemer dans Fier-à-Bras, où l’on voit Charlemagne et les douze pairs conquérir l’Espagne : ce Guillemer l’Escot est fait prisonnier avec Olivier, Bérart de Montdidier, Auberi de Bourgogne, Geoffroy l’Angevin. Dans Huon de Bordeaux, chanson de geste qui tient de la féerie et du roman d’aventures, Huon, partant pour Babylone, mission lointaine qui lui est confiée par l’Empereur et qu’il remplira avec l’aide du nain sorcier Obéron, rencontre en Palestine, au château de Dunôtre où il doit tuer un géant, une jeune fille d’une grande beauté, nommée Sébile, qui le guide à travers le palais. Comme il s’étonne de son langage français : ’« Je suis née en France, répond-elle, et si j’ai de vous telle pitié, c’est que j’ai vu la croix que vous portez. — En quel pays ? — Au bourg de Saint-Omer, répond Sébile, je suis la fille du comte Guinemer. » Son père était venu naguère en pèlerinage au Saint-Sépulcre et l’avait emmenée. Une tempête les jeta au rivage, près de la tour du géant qui tua le père et garda la fille prisonnière. « Depuis plus de sept ans, ajoute-t-elle, je n’ai pas entendu chanter une messe. » Naturellement, Huon tue le géant et délivre la fille du comte Guinemer.

Dans un article du savant M. Longnon sur L’élément historique de Huon de Bordeaux[6], une note est consacrée au nom de Guinemer : « Dans Huon de Bordeaux, écrit M. Longnon, l’auteur du prologue des Lorrains fait de Guinemer le fils de saint Bertin, deuxième abbé de Sithieu, abbaye qui prit le nom de ce bienheureux et donna naissance à la ville de Saint-Omer où le poème de Huon de Bordeaux fait naître la fille du comte Guinemer. Il est possible que ce Guinemer ait été emprunté par nos trouvères à quelque ancienne tradition wallonne ; car son nom, en latin Winemarus, paraît surtout avoir été employé dans les pays qui, du IXe au XIIe siècle, firent partie du comté des Flandres. Le cartulaire de Saint-Bertin, lui seul, nous fait connaître : 1o un diacre nommé Winidmarus qui, en 723, rédige un acte de vente à Saint-Omer même (Guérard, p. 50) ; 2o un chevalier du comté de Flandres, Winemarus, qui assassina l’archevêque de Reims, Foulques, lequel était alors abbé de Saint-Bertin (Guérard, p. 135) ; 3o Winemarus, vassal de l’abbaye, nommé dans un acte de 1075 (id. p. 195) ; 4o Winemarus, châtelain de Gand, témoin dans une charte du comte Baudouin VII en 1114 (id. p. 255). On pourrait aussi rapprocher du personnage de Huon de Bordeaux Guimer, châtelain de Saint-Omer, qui paraît au début d’Ogier le Danois, si cette forme Guimer ne semblait pas plutôt dériver de Withmarus[7]… »

Sorti des chansons de geste, Guinemer reparaît dans l’histoire des Croisades. Le comte Baudouin de Flandres et ses chevaliers, guerroyant en Terre Sainte (1097), voient venir sur la mer un navire, à plus de trois milles de la cité de Tarse. Ils se portent sur le rivage et le navire jette les ancres. « D’où êtes-vous ? c’est la première question qu’on pose à la première embarcation. — De Flandre, de Hollande et de Frise. » C’étaient des corsaires repentans qui, après avoir écumé les mers, venaient par pénitence en pèlerinage à Jérusalem. Les guerriers chrétiens accueillent avec des transports de joie ces marins dont le secours ne leur sera pas inutile. Parmi eux est un Guinemer, non plus de Saint-Omer, mais de Boulogne. Celui-ci reconnaissant dans le comte Baudouin son seigneur, laisse sa nef et ne veut plus quitter les croisés. « Moult estait riche de ce mauvais gaeng. » L’ancien corsaire alimentera la croisade[8].

Dans un autre chapitre de l’Histoire des Croisades, ce Guinemer assiège Lalische, qui « est une moult noble cité et ancienne, asise seur le rivage de la mer ; c’estoit la seule citez en Surie dont li empereres de Costantinoble estoit sire. » Lalische ou Laodicée en Syrie, Laodicea ad mare, colonie romaine sous Septime-Sévère, fondée sur les ruines de l’ancienne Ramitha, par Seleucus Nicator qui la nomma Laodicée en l’honneur de sa mère Laodice, s’appelle aujourd’hui Latakiéh. Guinemer, qui la croit prendre par force, est assailli à son tour par la garnison qui le fait prisonnier. Baudouin le réclame sous menace et obtient sa délivrance ; l’estimant plus apte à tenir la mer qu’à batailler sur terre, il l’invite à regagner sa nef et à naviguer en vue de la côte, ce que l’ancien corsaire « fit bien volontiers. »

Un catalogue[9] des actes d’Henri Ier, roi de France (1031-1060) mentionne dans le même temps un Guinemer, seigneur de Lillers, qui, pour entreprendre dans son château la construction d’une église, dédiée à Notre-Dame et à saint Orner, avait sollicité l’approbation du Roi. L’approbation est de 1043. Elle intervenait pour compléter l’autorisation de Baudouin, comte de Flandre, et de breu, évêque de Thérouanne, sur la requête du pape Grégoire VI, à qui le constructeur était allé lui-même demander son approbation. Ce Guinemer-là avait-il, comme le corsaire de Jérusalem, une pénitence à accomplir ? Voilà donc, au XIe siècle, bien des Guinemer en chemin, l’un en Palestine, l’autre en Italie. Vers ce même temps, leur famille abandonne les Flandres pour s’installer en Bretagne d’où elle ne quittera plus jusqu’à la Révolution. Le corsaire de Boulogne devient armateur à Saint-Malo : il avait ses raisons pour changer de paroisse. La tradition flamande fait dès lors place à la tradition bretonne qui la continue et que des actes précisent. Un Olivier Guinemer dorme quittance, en 1306, aux exécuteurs testamentaires du duc Jean II de Bretagne. Il tenait un fief sur Saint-Sauveur de Dinan, « dans lequel le duc avait mis mansonniers et estajiers contre raison. » Les exécuteurs testamentaires durent payer, pour libérer la succession, de grosses sommes « en réparation, restitution et dédommagens » et ils eurent soin « de retirer des acquits de tous ceux auxquels ils distribuèrent de l’argent en vertu de leur commission[10]. » Le traité de Guérande (11 avril 1365), qui termine la guerre de succession de Bretagne et donne le duché à Jean de Montfort, mais sous la suzeraineté du roi de France, porte la signature de trente chevaliers bretons parmi lequels un Geoffroy Guinemer. Un Mathelin Guinemer, écuyer, est mentionné dans un acte reçu à Bourges en 1418 ; en 1464, un Yvon Guynemer, homme d’armes, est admis à la grande paye, et celui-là orthographie déjà son nom avec un y.

De cette petite noblesse provinciale qui guerroie obscurément ou cultive son domaine, la trace se suit assez malaisément. Dans un livre qui glorifie les œuvres serviles de l’ancienne société française, Gentilshommes campagnards, M. Pierre de Vaissière a montré comment cette race de propriétaires ruraux était demeurée en contact étroit avec le fond agricole français, conseillant et défendant le paysan, défrichant et entretenant la terre, maintenant la famille sur le sol. Les mémoires du fameux Rétif de la Bretonne illustreraient ce ferme traité d’histoire privée : Rétif nous peint sous les couleurs les plus pittoresques les mœurs patriarcales et autoritaires de son grand-père retenant d’office au village le descendant qui veut se fixer à Paris. Déjà Paris exerçait son attrait, déracinait la jeunesse. La cour de Versailles avait déjà porté atteinte aux autorités sociales arrachées au terroir. Quand la Révolution éclate, il y a encore des Guynemer en Bretagne, mais l’arrière-grand-père de notre héros, Bernard, vit à Paris dans le dénuement, donnant des leçons de droit. Sous l’Empire, il sera nommé président du Tribunal de Mayence, Mayence étant alors le chef-lieu du département du Mont-Tonnerre. En disgrâce après 1815, il ne sera plus que le président du Tribunal de Gannat.

Ici la tradition orale vient se substituer aux écrits, chartes et grimoires, grâce à une circonstance exceptionnelle. Un fils de ce Bernard Guynemer qui en eut quatre, Auguste, vécut jusqu’à quatre-vingt-treize ans, en parfait état intellectuel. Sur la fin, il ressemblait à Voltaire, non seulement de visage, mais d’ironie et de scepticisme. Il [misait dans son passé à pleins seaux et en ramenait toutes sortes de débris de la Révolution, de l’Empire et de la Restauration. C’était une extraordinaire chronique. Il avait été réformé à la conscription : c’est pourquoi il mourut si âgé. Deux sur trois de ses frères ne firent pas de vieux os : l’un, Alphonse, officier d’infanterie, fut tué à Vilna en 1812 ; l’autre, Jules, officier de marine, était mort en 1802, des suites de blessures reçues à Trafalgar. Le dernier, enfin, Achille, que nous retrouverons dans un instant, assura la continuité du nom. Or, cet Auguste Guynemer se souvenait fort bien d’avoir tenu tête à Robespierre. Il avait alors huit ans, et sa directrice de pension avait été arrêtée. Il arrive à l’école : plus d’école. Où est sa maîtresse ? Au Tribunal révolutionnaire. Où est le Tribunal révolutionnaire ? On le lui indique par manière de plaisanterie, et le bambin y entre tout droit pour réclamer la captive. L’auditoire le considère avec stupéfaction, les juges l’accablent de quolibets : sans se décontenancer, il expose le but de sa démarche. Robespierre, mis en belle humeur, lui objecte que sa maîtresse ne lui a rien appris. Aussitôt, pour lui prouver le contraire, l’enfant récite ses leçons. Robespierre, enchanté, l’enlève de terre au milieu des rires et l’embrasse. On lui rendit la prisonnière et l’école fut rouverte.

Donc, sur les quatre fils du président de Mayence, un seul, le plus jeune, Achille, devait faire souche. Né en 1792, engagé à quinze ans, il fut interrompu dans sa carrière militaire par la chute de l’Empire. Il mourut à Paris, rue Rossini, en 1866 : Edmond About, qui avait connu son fils à Saverne, lui a consacré en vingt lignes une notice biographique que voici :


« Un enfant de quinze ans part comme engagé volontaire en 1806. Junot le trouve intelligent, le prend pour secrétaire et l’emmène en Espagne. En 1811, le jeune homme gagne son épaulette sous les ordres du colonel Hugo. Il est fait prisonnier à la capitulation de Guadalaxara, 1812 ; mais il s’évade avec deux camarades, qu’il sauve au péril de sa vie. L’amour ou la pitié d’une jeune Espagnole aide un peu cet effort héroïque, et pendant quelques jours la légende semble tourner au roman. Mais l’homme de guerre reparait en 1813, au passage de la Bidassoa : il y obtient le grade de lieutenant au 4e hussards, et la croix, dont l’Empereur n’était pas prodigue. La rentrée des Bourbons interrompit brusquement une carrière si bien commencée. Le jeune officier de cavalerie se jette dans l’industrie des assurances maritimes ; il y fait honorablement une grande fortune, qu’il dépense avec une générosité toute militaire, semant les bonnes actions sur sa route. Il a travaillé jusqu’à la mort : sa démission date d’un mois, et c’est hier jeudi que nous l’avons porté en terre, à l’âge de soixante quinze ans.

« Il s’appelait Achille Guynemer. Sa famille est alliée aux Benoist d’Azy, aux Dupré de Saint-Maur, aux Cochin, aux de Songis, aux du Trémoul, aux Vasselin, qui ont laissé des souvenirs exemplaires dans le notariat de Paris. Son fils, qui pleurait hier comme un enfant devant la tombe d’un tel père, est le nouveau sous-préfet de Saverne, ce jeune et laborieux administrateur qui a gagné, dès le début, notre reconnaissance et notre amitié. »


L’évasion d’Espagne est encore un récit que la tradition de famille a recueilli. La jeune Espagnole avait fait passer au prisonnier une corde de soie dans un pâté. Un quatrième compagnon de captivité, trop gros pour franchir le soupirail de la prison, ne put s’évader, et les Anglais le fusillèrent. C’est le 31 août 1813 que le lieutenant Achille Guynemer fut, après le passage de la Bidassoa, décoré de la Légion d’honneur. Il avait vingt et un ans. Son arrière-petit-fils, qui ressemble à ses portraits (spécialement à un dessin de 1807), sinon de tous les traits, du moins dans le lier port de tête, devait gagner la Croix quelques mois plus tôt.

D’autres souvenirs d’épopée pouvaient éveiller la curiosité de Georges Guynemer enfant. On lui montrait le sabre et la tabatière du général comte de Songis, frère de sa grand’mère paternelle. La sabre d’honneur avait été donné au général, alors simple capitaine d’artillerie, par la Convention pour avoir sauvé les pièces de la place de Valenciennes ; il est vrai que pour le même fait, Dumouriez le voulait faire pendre. La tabatière venait de l’Empereur, pour avoir commandé le passage du Rhin pendant la campagne d’Ulm.

Achille Guynemer avait eu deux fils. L’aîné, Amédée, sorti de l’École polytechnique, mourut à trente ans sans postérité. Le second, Auguste, fut, sous le second Empire, sous-préfet de Saverne ; après la guerre de 1870, retiré de l’administration, il devint vice-président de la société de protection des Alsaciens-Lorrains dont le président était le comte d’Haussonville. Il avait épousé une jeune fille d’Écosse, miss Lyon : à cette famille appartenaient les comtes de Straethmore, qui portent parmi leurs titres les noms de Glamis et Cawdor cités par Shakspeare dans Macbeth.

Des quatre fils du président de Mayence, un seul, le héros de la Bidassoa, avait laissé des descendans. Ce fils est M. Paul Guynemer, ancien officier et historien du Cartulaire de Royal-lieu et de la Seigneurie d’Offemont, dont l’aviateur était le fils unique. La race qui vient de si loin, qui se perd dans la Chanson de Roland et les Croisades, qui, fixée en Flandre, puis en Bretagne, est devenue, dès qu’elle a quitté la province pour la capitale, nomade, changeante au gré des garnisons de l’officier ou du fonctionnaire, semble s’effiler et s’affiner, condenser toute la puissance de son passé et toutes ses espérances dans un dernier rejeton.

Il est des plantes, comme l’aloès, qui ne peuvent porter qu’une fleur, et quelquefois seulement au bout de cent années. Elles rassemblent alors toute leur sève qui a si longtemps attendu. Il leur part du cœur une longue tige droite, semblable à un arbre et dont les branches régulières ont l’apparence du fer forgé. Au sommet de cette tige s’épanouit une fleur merveilleuse qui est humide et répand des pleurs sur les feuilles comme pour les inviter à la douleur à cause de la menace qui pèse sur elle. Quand la fleur s’est flétrie, le miracle ne se renouvelle pas.

Un Guynemer, c’est la fleur d’une vieille famille française. Il pouvait, comme tant d’autres héros, comme tant de paysans de la Grande Guerre qui furent le froment de la nation, prouver à lui seul sa noblesse. Mais la fée qui fut déléguée à sa naissance déposa dans son berceau quelques feuillets dorés de la plus belle histoire du monde : Roland, les Croisades, la Bretagne et Duguesclin, l’Empire, l’Alsace. Songez donc, l’histoire de France…


II. — L’ENFANCE

Un de nos chefs les plus aimés de la troupe, le général de M… causeur érudit et moraliste charmant, qui, dans sa conversation, a toujours l’air de se promener dans culte histoire de France comme un enchanteur dans une forêt pour y multiplier les sortilèges, me récitait un jour la courte prière qu’il avait composée afin d’obtenir la grâce de bien dresser dans la vie ses enfans :

« Monseigneur Saint Louis, Messire Duguesclin, Messire Bayard, faites que mes fils soient braves et ne mentent jamais. »

Comme on le voit, ce n’est pas un texte écrit pour les étrangers, car il ne s’adresse qu’à des patrons de chez nous. Un Georges Guynemer fut ainsi élevé dans le culte de la vérité. Tromper, c’est s’abaisser. Tout petit, il était déjà fier comme un grand personnage. Cependant, autour de ses jeunes ans, ce n’était que douceur et délicatesse. J’ai montré sa mère et ses deux sœurs penchées sur lui. Ses yeux noirs exerçaient une fascination. Que serait-il de cet enfant dont on ne pouvait déjà supporter le regard et dont on redoutait la fragilité, car la mort avait failli le prendre à quelques mois d’une entérite infantile ? En hâte, ses parens avaient dû l’emmener en Suisse, puis à Hyères, et lui composer une atmosphère de serre chaude. Gâté, choyé, soigné par des femmes, comme Achille à Scyros parmi les filles de Lycomède, ne garderait-il pas toute sa vie l’empreinte d’une éducation trop amollissante ? Le voici avec ses cheveux bouclés, une gentille petite robe de bonne coupe, trop joli, trop frêle, un air de princesse. Son père a la sensation qu’on fait avec lui fausse route, qu’il faut en hâte couper court à cet excès de tendresse. Il le prend sur ses genoux. Une scène de rien, une scène décisive va se passer :

— J’ai presque envie de t’emmener avec moi, là où je vais.

— Où allez-vous, papa ?

— Là où je vais, il n’y a que des hommes.

— Je veux aller avec vous.

Le père semble hésiter et prendre un parti :

— Après tout, mieux vaut trop tôt que trop tard. Mets ton chapeau. Je t’emmène.

Il le conduit chez le coiffeur.

— Moi, je me fais couper les cheveux. Si le cœur t’en dit ?

— Je veux faire comme les hommes.

On asseoit l’enfant sur un tabouret. Dans le peignoir blanc, averses cheveux bouclés, il ressemble à quelque ange des primitifs italiens. Son père, un instant, se prend pour un barbare, et le coiffeur s’arrête, ciseaux en l’air, comme devant un forfait. Ils échangent un signe d’intelligence : le père s’est raidi, il a donné l’ordre. Et les belles boucles tombent.

Mais il faut rentrer au logis. La mère de Georges, le voyant, verse des larmes.

— Je suis un homme, déclare le petit péremptoirement.

Il sera un homme, mais il restera longtemps un gamin aussi. Longtemps ? presque jusqu’à la fin, — à ses heures, jusqu’à la fin.

À six ou sept ans, il commence d’étudier sous la direction de l’institutrice de ses sœurs. Rassemblement commode, mais c’est une jupe de plus. La finesse de ses sentimens, cette crainte d’avoir blessé un camarade qui lui inspirera des gestes touchans, viendront de cette éducation féminine. Les promenades avec son père, déjà fort occupé de lui, provoqueront les réactions utiles. Compiègne enseigne l’histoire à chaque pas : des rois y furent sacrés, des rois y moururent. L’abbaye de Saint-Cornille y abrita peut-être le saint Suaire du Christ. Des traités y furent signés. Louis XIV, Louis XV, Napoléon Ier, Napoléon III y donnèrent des fêtes magnifiques. Et même, en 1901, l’enfant y put rencontrer le tsar Nicolas et la tsarine Alexandra qui y séjournèrent. Ainsi le palais, la forêt lui parlaient. Son père lui pouvait expliquer le passé. Et sur la place de l’Hôtel-de-Ville, il ne manqua pas d’être intrigué par cette jeune fille de bronze qui porte un étendard.

— Qui est-ce ?

— Jeanne d’Arc.

Les parens de Georges Guynemer renoncèrent à l’institutrice et, pour le garder près d’eux, ils le placèrent comme externe au lycée de Compiègne. L’enfant travaillait peu. M. Paul Guynemer, ayant été élevé au collège Stanislas, y voulut faire élever son fils. Georges avait alors douze ans. « Sur une photographie des élèves de cinquième verte, écrit un journaliste des Débats qui eut la curiosité de rechercher ses notes de collège, on remarque un petit garçon ébouriffé, plus mince et plus pâle que les autres, dont les yeux ronds et noirs brillent d’un feu sombre : ces yeux qui devaient huit ou dix ans plus tard chercher et pourchasser dans l’espace tant d’avions ennemis, sont passionnément volontaires. Le même tempérament apparaît sur une photographie instantanée de la même époque où l’on voit Georges jouant à la petite guerre. Les registres du collège pour cette année nous apprennent qu’il a l’intelligence claire, vive, juste, mais qu’il est léger, brouillon, désordonné, insouciant ; il ne travaille guère, il est indiscipliné mais sans rancune ; très orgueilleux, il a « l’ambition du premier rang : » indication précieuse pour comprendre le caractère de celui qui est devenu « l’as des as. » De fait, le petit Guynemer avait à la fin de l’année le premier prix de version latine, le premier prix d’arithmétique, et quatre accessits. »

Le rédacteur des Débats, qui est un érudit, rappelle le mot de Michelet : « Le Français est ce méchant enfant que caractérisait la bonne mère de Duguesclin : celui qui bat toujours les autres… » Le meilleur portrait de Guynemer enfant, je le trouve dans les notes inédites de l’abbé Chesnais qui fut préfet de division au collège Stanislas pendant les quatre années qu’y passa Guynemer. L’abbé Chesnais l’avait pressenti, suivait avec une sympathie inquiète cette nature passionnée.

« Son caractère volontaire et batailleur, dit-il de son élève, se découvrait dans ses yeux. Il aimait peu les jeux tranquilles, mais s’adonnait à ceux qui demandaient de l’adresse, de l’agilité et de la violence. Il avait une prédilection marquée pour un jeu fort en honneur dans les basses classes. C’était la petite guerre. La classe était divisée en deux armées dont chacune était commandée par un général que les élèves choisissaient eux-mêmes. Le général avait sous ses ordres des officiers de tous grades. Chaque soldat portait au bras gauche un brassard mobile. Le but de la bataille était de prendre le drapeau que l’on faisait flotter sur un mur, un arbre, une colonne ou tout endroit dominant la cour. Le soldat privé de son brassard était un homme mort.

« Guynemer, un peu faible et chétif, demeura toujours simple soldat. Ses camarades, appréciant les qualités d’un chef d’armée à la force musculaire qu’il pouvait employer pour maintenir son autorité, n’ont jamais songé à le mettre à leur tête. Il fallait un biceps qui lui faisait défaut. Mais s’agissait-il de choisir les soldats, il comptait parmi les meilleurs et son nom sortait l’un des premiers. S’il ne possédait pas la force, il avait pour lui l’agilité, l’adresse, le coup d’œil, la prudence et la ruse. Son jeu était personnel. Il admettait très difficilement les observations de ses chefs et entendait agir à sa façon. La bataille engagée, il s’attaquait toujours aux plus forts et visait de préférence ceux de ses camarades qui occupaient les grades les plus élevés. Comme un chat, d’une souplesse merveilleuse, il se glissait le long des arbres, se jetait à terre, rampait le long des barrières, se faufilait à travers les jambes de ses adversaires et, bondissant, il emportait triomphant une quantité de brassards. C’était pour lui une grande joie de porter à son général les trophées de sa lutte. Les deux mains appuyées sur ses jambes, le visage radieux, il regardait d’un air narquois ses adversaires surpris de son adresse. Sa supériorité sur ses camarades se faisait surtout remarquer dans les batailles livrées dans les bois de Bellevue. Le champ était plus vaste, l’occasion de surprendre ses adversaires plus variée. Il se dissimulait sous les feuilles mortes, s’accrochait aux branches des arbres, rampait le long des ruisseaux et des ravins. C’est lui qui, bien souvent, était chargé d’indiquer l’emplacement des drapeaux. Mais il ne voulait jamais s’en constituer le gardien. Il ne craignait rien tant que l’immobilité et préférait se jeter dans les bois à la recherche de ses adversaires. Le trajet du collège aux bois de Bellevue se passait dans l’élaboration de plans divers ; il discutait celui de ses camarades et voulait toujours avoir le dernier mot. Le retour était marqué par une critique acerbe qui dégénérait bien souvent en querelle. »

Portrait étonnant où transparaissent presque tous les traits du futur Guynemer, de Guynemer à la bataille. Il ne tient pas à commander, il aime trop à se battre, il est déjà le chevalier aux combats solitaires. Son jeu est personnel. Il entend n’agir qu’à sa façon. Il s’attaque aux plus forts : ni le nombre ni la taille ne l’arrêtent. Sa souplesse, son adresse sont sans égales. Ses muscles ne lui permettent pas d’être un bon gymnaste : aux barres parallèles, à la barre fine il désespère ses moniteurs ; il y suppléera par quoi ? par la volonté. Tous les jeux physiques n’exigent pas la force physique : à l’escrime, à la carabine, il devient un excellent tireur. Enragé de faiblesse, il dépasse les forts. Comme un Diomède, comme un Ajax, il rit en rapportant ses trophées. Une cour de collège ne lui suffit pas : il lui faut les bois de Bellevue, en attendant qu’il ait à lui tout l’espace, tout le ciel. Ainsi l’enfance batailleuse d’un Guynemer rejoint-elle celle d’un Roland, d’un Duguesclin, d’un Bayard : cœurs ardens, énergies indomptables, âmes droites, bientôt formées, dont il faudra seulement régler la fougue.

L’adolescent ne sera pas différent de l’enfant. Élève de mathématiques spéciales, Georges Guynemer ne changera rien à ses habitudes combatives. « À la récréation, il pratiquait surtout le patinage à roulettes. C’était pour lui une source de disputes et de pugilats. Ayant horreur de ceux qui ne jouaient pas, il passait au milieu de leur groupe, les bousculait, les tirait par le bras et les faisait valser comme des girouettes. Il s’enfuyait alors à toute vitesse, poursuivi par ses victimes. Des coups étaient échangés, ce qui ne l’empêchait pas de recommencer quelques secondes après. À la fin d’une récréation, les cheveux en désordre, les vêtemens couverts de poussière, la figure et les mains maculées de boue, Guynemer était épuisé. Le plus robuste de ses camarades ne l’effrayait pas : il s’attaquait à lui de préférence. L’intervention des maîtres était souvent nécessaire pour séparer les combattans. Guynemer se dressait alors comme un coq, les yeux étincelans, sortant de leur orbite et, dans son impuissance, accablait son adversaire de paroles piquantes et parfois même blessantes, d’une voix sèche et railleuse[11]… » La parole, cependant, n’est pas son fait. Sa nervosité lui hache ses phrases. Son accent est frémissant, martelé, tranchant. Il a des affirmations sans réplique. Il a horreur de la discussion : il est déjà tout action.

Cette violence, cette frénésie d’action eût risqué de l’entraîner aux plus déraisonnables, aux plus dangereuses audaces si elle n’eût trouvé son contrepoids dans le sentiment de l’honneur. « Il était de ceux, écrit un de ses camarades, M. Jean Constantin, actuellement lieutenant d’artillerie, pour lesquels l’honneur est une chose sacrée, à laquelle on ne doit faillir sous le prétexte le plus futile, et il apportait dans sa façon d’être, dans ses relations avec ses camarades une franchise, une loyauté qui n’avaient d’égale que sa bonté. Bien souvent, au milieu de nos jeux surgissait quelque discussion. Quels sont les amis qui ne se sont jamais disputés ? Tous deux nous nous entêtions au point de nous battre parfois, mais après, il abandonnait le vain amour-propre d’avoir le dernier mot. Il n’aurait pu supporter de faire du tort à ses condisciples. Jamais il n’a hésité à s’accuser d’une faute commise ; bien mieux, un jour que l’un de ses camarades, bon élève, avait par inadvertance fait une bêtise qui aurait pu nuire à ses notes, j’ai vu Georges aller s’accuser et subir une punition à sa place ; son camarade n’en a jamais rien su, car ces actes-là, il les accomplissait presque clandestinement, avec cette simplicité et cette modestie qui ont toujours fait le charme de son caractère. »

Ce sentiment de l’honneur, il l’avait sucé avec le lait maternel. Son père l’avait exalté en lui. Tout en lui respire la fierté : le port de la tête redressée, le regard des yeux noirs qui semble traverser les objets. Il aime cet uniforme de Stanislas que son père a porté, qu’ont porté Gouraud et Baratier dont la renommée, alors, grandit, et Rostand, alors dans toute la neuve gloire de Cyrano et de l’Aiglon. Il a un sens précis de sa dignité. S’il écoute avec attention le cours, jamais il ne consent à demander des renseignemens ou des conseils à ses condisciples. Il déteste la moquerie et entend qu’on le respecte. Jamais une pensée basse n’est entrée en lui. Un silence suffit parfois à le redresser s’il atteint son fond de noblesse native.

Physionomie mobile et à contrastes, il est tantôt l’espiègle qui secoue de rires toute la classe et l’entraine dans un tourbillon de jeux et de tours, tantôt l’élève lointain, sérieux, réfléchi, que l’on trouve absorbé, que l’on déclare distant, qui ne se révèle plus à personne. Le farouche soldat de la petite guerre est aussi un joueur d’échecs d’une redoutable puissance de combinaison. Là, il devient patient, et ne déplace ses pièces qu’après mûre réflexion. Aucun élève ne peut lutter avec lui. Nul ne le peut surprendre. S’il est battu par un professeur, il n’a de cesse qu’il n’ait obtenu sa revanche. Il a une volonté au-dessus de son âge, et cette volonté a besoin de brusques détentes… Suivre une classe et même se placer à sa tête ne serait rien pour une intelligence de sa vivacité, mais il est de santé délicate. Il apparaît avec des manteaux, des cache-nez, des foulards ou des imperméables, il disparaît à l’infirmerie. Cet enfant qui ne craint ni les coups, ni les bosses, ni les chutes, doit se garantir contre les courans d’air et suivre des régimes. Personne ne l’a jamais entendu se plaindre ; nul ne l’entendra jamais. Souvent il doit interrompre son travail, parfois durant de longs mois. L’année de son baccalauréat, un retour de son entérite infantile l’arrête. — Trois mois de repos, ordonne le médecin à Noël. — Tu referas ta rhétorique l’an prochain, déclare son père qui vient le chercher. — Pas du tout : les camarades ne me passeront pas devant. — Boutade d’enfant à quoi l’on ne prend pas garde. Au bout de trois mois passés en repos et promenades à Compiègne, l’enfant réclame : — Les trois mois sont expirés, j’entends me présenter en juillet. — Tu n’as pas le temps. C’est impossible. — Il insiste. On découvre à Compiègne l’institution Pierre d’Ailly dans un immeuble qui a été, depuis, démoli par un obus. Puisque c’est son idée, il fréquentera ce cours, en externe, en amateur. Chez lui, à la maison, il continuera de se soigner. Et au mois de juillet, à quinze ans, il est reçu bachelier, avec mention.

Mais l’arc ne peut rester tendu. De là, ces divertissemens orageux, toujours sans méchanceté, car il lui répugnait invinciblement de causer de la peine à autrui. L’automne suivant, il rentre à Stanislas et y reprend la suite de ses exploits scolaires.

« Vexé de la place qui lui est réservée près du bureau du professeur, écrit encore l’abbé Chesnais, sous le prétexte, justifié d’ailleurs, de bavardage, il est résolu à causer malgré tout, comme bon lui semble. À l’aide d’épingles, de becs de plume, de fils et de boites, il a bientôt construit une installation téléphonique qui le met en communication avec le camarade qui occupe le bureau le plus éloigné. Il possède les outils nécessaires à l’exécution de ses tours. Son bureau est un véritable bazar : cahiers, livres, porte-plumes, papier se trouvent confondus pêle-mêle au milieu des objets les plus disparates : morceaux de lames de fleuret, produits chimiques, drogues pharmaceutiques, huile, graisse, goupilles, roues de patin gisent au milieu de tablettes de chocolat. Dans un coin, des tubes de verre soigneusement cachés attendent le moment favorable de projeter au plafond une boulette de papier mâché à l’extrémité de laquelle se balance fébrilement une silhouette découpée dans une couverture de cahier. Puis, lorsque la figurine grotesque cessé ses oscillations, une boulette lancée avec adresse la remet de nouveau en mouvement à la grande satisfaction du jeune tireur. Des aéroplanes en papier y sont également remisés jusqu’au moment propice à leur lancement. Le bureau du professeur sert parfois de terrain d’atterrissage… On y trouve de tout, mais dans un désordre tel qu’il ne peut lui-même s’y retrouver. Qui ne l’a vu à la recherche d’un devoir égaré dans un cahier de brouillon ? C’est l’heure de la classe ; la tête enfouie dans son pupitre, il bouscule tout en grande hâte, au grand détriment des cahiers et des livres qu’une bouteille mal bouchée inonde d’encre. La voix du surveillant le rappelle à l’ordre et il s’enfuit bon dernier à toute vitesse.

« Ce n’est pas l’un de ces mauvais esprits dont la seule préoccupation est de troubler une classe et d’entraver le travail de ses camarades. Ce n’est point un meneur. Il agit pour son propre compte et pour sa satisfaction personnelle. Ses farces sont de courte durée et ne portent pas préjudice au travail des autres. D’une nature droite, franche, loyale, il sait revendiquer la paternité de ses actes lorsqu’un maître commettra l’erreur de les attribuer à d’autres. Il n’a jamais permis qu’un camarade fût puni à sa place. Il sait fort bien d’ailleurs se tirer des plus grandes difficultés. Sa franchise lui vaut souvent l’indulgence. S’il est puni par un maître timoré, il se compose un visage terrible et tente de l’effrayer. Lorsqu’au contraire, il trouve devant lui un homme énergique, il plaide des circonstances atténuantes, il est tenace, persévérant, jusqu’à obtenir la punition la plus douce. Il ne garde pas rancune d’une punition qui lui est infligée avec justice. Il souffre de celle qui lui est donnée en public. S’il prévoit qu’une mauvaise note lui sera infligée un jour de lecture de notes, il se réfugie à l’infirmerie pour ne pas en avoir la honte. L’honneur n’est pas un vain mot pour lui.

« Il est sensible aux reproches. Il aime ce qui est noble, ce qui est généreux. C’est un admirateur du courage, de l’audace. Qui ne se rappelle à Stanislas son attitude fière et arrogante lorsqu’un maître le vexe devant ses camarades, ou intervient pour suspendre une querelle où l’amour-propre est en jeu ? Tous ses nerfs se tendent. Son corps se raidit, il est droit comme un morceau d’acier, les bras collés le long des jambes, les mains tendues, les doigts fortement serrés ; la tête immobile, haute, comme décollée du tronc, le visage d’un jaune d’ivoire ; le front sans rides, les lèvres pincées, creusant deux sillons autour de la bouche ; les yeux comme deux boules noires semblent sortir de leur orbite, lancent des feux aveuglans d’une fixité absolue. Il semble qu’il va foudroyer son adversaire ; il garde un sang-froid imperturbable. C’est une statue d’une froideur de marbre. On devine quel orage terrible gronde en lui[12]… »

Bachelier, il s’oriente vers les sciences, ambitionne l’Ecole polytechnique, entre dans la classe de mathématiques spéciales. Il avait, tout petit, manifesté des aptitudes exceptionnelles pour la mécanique, un esprit d’invention qui, on l’a pu voir, servait à ses farces de collégien. À quatre ou cinq ans, n’avait-il pas construit un lit de papier qu’il faisait monter par le moyen de ficelles et de réglettes-poulies ? — Il passait des heures entières, dit son camarade de Stanislas, le lieutenant Constantin, à chercher un problème de mathématiques ou à étudier une question qui l’avait séduit, sans se soucier de ce que l’on faisait autour de lui ; s’il avait trouvé la solution de son problème ou appris quelque chose de nouveau, il était satisfait et redescendait alors dans le temps présent. Tout ce qui avait trait aux sciences l’intéressait particulièrement. Son grand plaisir était de se rendre aux manipulations de physique ou de chimie ; là, il se livrait à toutes sortes d’expériences que lui suggérait son imagination. Un jour, il lui arriva de fabriquer un mélange détonant qui provoqua une explosion formidable, sans autre accident d’ailleurs que quelques vitres brisées…

Ses choix de lectures révèlent les mêmes tendances. Il n’aimait guère à lire, et ne recherchait que les livres d’aventures où sa nature belliqueuse et ses sentimens d’honneur et de loyauté pouvaient s’alimenter. Ses préférences allaient aux œuvres du commandant Driant. Même pendant son année de mathématiques, il les relut. Au retour d’une promenade, quelque jeudi soir, il vint frapper au bureau du préfet, quêtant un livre. C’est la Guerre fatale, la Guerre de demain, l’Aviateur du Pacifique, etc. « Mais vous l’avez déjà lu ? — Ça ne fait rien. » Relit-il réellement ? Il se laisse entraîner sur les mêmes voies. Il rêve, son regard va plus loin.

Quelqu’un, pourtant, va exercer sur cette nature impressionnable, mobile, presque trop ardente, une influence qui déterminera sa direction. Son père lui avait recommandé de choisir avec soin ses amis, de ne pas se livrer au premier venu. Ne pas se livrer au premier venu, il en était bien incapable et plutôt ne se serait-il livré à personne. Nos amis, les choisissons-nous au début de la vie ? Nous ne savons qu’ils sont nos amis que parce que nous les avons trouvés dans notre existence à l’heure voulue. Ils étaient là, sans quoi nous ne les eussions pas cherchés. Une parité de goûts, de sensibilité, d’ambitions nous rapproche d’eux et nous nous apercevons qu’ils ne sont pas simplement des camarades quand ils sont dès longtemps déjà nos amis. Ainsi Jean Krebs devint-il le compagnon habituel de Georges Guynemer. Le père de Jean Krebs est ce colonel Krebs dont le nom reste attaché aux premiers progrès de l’aérostation et de l’aviation. Il était alors directeur des usines Panhard ; ses deux fils faisaient leurs études au collège Stanislas. Joan, l’aîné, est camarade de classe de Georges Guynemer. C’est un silencieux, un concentré, un réfléchi : le visage calme, la parole posée, jamais un mot plus haut que l’autre, un éloignement de tout ce qui est bruyant et agité. Georges bouscule son isolement et s’y installe. L’autre le supporte, sourit, accepte, se lie. Celui des deux qui exerce sur l’autre une autorité, celui qui a le prestige, l’auréole, pour le moment, c’est Jean Krebs. Songez donc : il sait ce que c’est qu’un automobile. Il emmène un dimanche son ami Georges à Ivry et il lui apprend à tenir un volant. Il lui passe toutes ses connaissances techniques. Georges, cependant, se lance à toute allure dans cette voie nouvelle. Il connaît bientôt toutes les marques, tous les genres de moteurs. Pendant les promenades scolaires, si la colonne des élèves monte ou descend les Champs-Elysées, il désigne au passage les voitures : — Ça c’est une Lorraine. Voilà une Panhard. Celle-ci a tant de chevaux, etc. Malheur à qui le contredirait ! Il toise l’insolent et l’écrase d’un mot.

« Les visites d’usines organisées dans l’après-midi du jeudi par le collège le comblent de joie. À l’avance, il choisit ses compagnons auxquels il fait abandonner une partie de tennis. Krebs était de ce nombre. La visite à l’usine de Puteaux, celle de Dion-Bouton, est pour lui un régal dont il parlera souvent. Il s’y rend, non en curieux, mais en connaisseur. Il ne peut demeurer auprès d’un ingénieur chargé de la conduite à travers tous les services. Il lui faut plus de liberté, plus de temps, car il aime se rendre compte de tout, voir et toucher. Le plus petit détail l’intéresse. Il questionne les ouvriers, leur demande l’utilisation d’un écrou, les presse de questions. Le temps passe trop vite à son avis. Ses camarades sont déjà sortis, le préfet de la division a fait l’appel pour s’assurer de son effectif ; un seul manque, c’est Guynemer qui, suivant son habitude de retardataire, est en extase devant le montage d’une machine.

« Les semaines d’ouverture du Salon d’automobile et d’aviation sont une période de tranquillité relative pour ses maîtres. Ce n’est plus l’agité, le nerveux, l’espiègle des jours précédens. Il tient à ses promenades, à ses sorties. Il est un de ceux qui tournent autour du préfet à l’heure du départ pour la promenade. Il est impatient de savoir quel en est le but : « Où allons-nous ?… Vous nous conduirez au Grand-Palais ?… Vous serez un chic type… » Ce n’est pas l’un des nombreux curieux qui circulent autour des stands, les deux mains dans les poches, sans en tirer d’autre bénéfice qu’une extrême fatigue, comme un cycliste tourne autour de sa piste. Son plan est étudié à l’avance. Il connaît l’emplacement du stand qu’il visitera. Il s’y rend directement. Son ardeur et son sans-gêne lui attirent bien quelques admonestations de la part du propriétaire. Il n’en a cure. Il continue à toucher à tout et à fournir des explications à ses compagnons. À son retour au collège, ses poches sont gonflées de prospectus, de catalogues, de brochures choisies qu’il entasse soigneusement à l’intérieur de son bureau[13]. »

Jean Krebs a orienté la vocation de Georges Guynemer. Il a précisé et développé le goût de celui-ci pour la mécanique. Il l’a sorti des vagues abstractions pour le précipiter vers les réalisations matérielles, pour lui faire désirer l’élargissement de vie qu’elles procurent. Il méritait d’être cité dans une biographie de Guynemer. Avant de le quitter, ne convient-il pas de déplorer sa perte prématurée ? Aviateur estimé au cours de la guerre, il trouva dans l’observation l’emploi de ses facultés solides et sûres. La chasse ne l’attirait pas, mais il savait regarder. Il fut tué d’un accident d’atterrissage presque dans le même temps que disparaissait Guynemer. Un de ses compagnons d’escadrille le juge ainsi : — « D’une intelligence remarquable, d’un caractère toujours égal, il avait su s’imposer à ses chefs par son sang-froid, son coup d’œil, la connaissance exacte des services qu’il pouvait rendre. Toutes les fois qu’on lui confiait une mission, on était sûr qu’il revenait l’ayant remplie, quelles que fussent les conditions dans lesquelles il la fallait accomplir. Il avait eu souvent à tenir tête à des avions ennemis mieux armés que lui, et avait même été blessé au cours d’un vol par un éclat d’obus à la cuisse. Il n’en avait pas moins continué à voler et n’était rentré que longtemps après et seulement sa tâche terminée. Sa mort a fait un grand vide dans cette escadrille. Des hommes comme celui-là sont difficiles à remplacer… »

Ainsi le démesuré Guynemer a-t-il eu pour premier ami un camarade qui connaissait exactement ses limites. Il a pu délivrer Jean Krebs d’un excès de probité réaliste, lui verser l’enchantement de ses propres délires, mais Jean Krebs aux ailes figées de ses jeunes ambitions a fourni le moteur. Sans les leçons techniques de Jean Krebs, aurait-il plus tard pu se faire engager au champ d’aviation de Pau et passer avec tant d’aisance son brevet de pilote ? Se serait-il intéressé de si près à l’outillage, aux perfectionnemens de son appareil ? La guerre devait faire de tous deux des aviateurs. Tous deux sont tombés du ciel, l’un en pleine gloire, l’autre presque obscur. Dans leurs causeries à deux, en promenade ou le long des murs de Stanislas, avaient-ils entrevu ce destin ? Jean Krebs, esprit positif, certainement non : il voyait devant lui l’École polytechnique et ne songeait qu’à s’y préparer. Mais Guynemer ? Dans ses notes si précieuses, l’abbé Chesnais nous le montre construisant un petit aéroplane en étoffe dont le moteur était remplacé par un faisceau d’élastique : « À la prochaine, récréation, il monte au dortoir, ouvre la fenêtre, lance son appareil et préside à ses évolutions au-dessus des têtes de ses camarades. » Mais ce ne sont là que jeux de collégien ingénieux. L’excellent prêtre qui fut préfet de division et l’observa en profond psychologue ne reçut jamais confidence de sa vocation. L’aviation, dont les timides essais ne datent que de 1906, progressait rapidement. Après Santos Dumont qui, le 22 novembre 1906, parcourait 220 mètres en vol plané, une pléiade d’inventeurs, les Blériot, les Delagrange, les Farman, les Wright perfectionnaient les moteurs légers. En 1909, Blériot traversait la Manche, Paulhan gagnait le record de la hauteur à 1 380 mètres et Farman celui de la distance avec un parcours de 232 kilomètres. Un visionnaire, le vicomte Melchior de Vogüé, entrevoyait déjà le prodigieux développement de la marche dans les airs. Toute la jeunesse du siècle désirait de s’envoler. Guynemer se portant vers l’invention nouvelle avec sa fougue coutumière, faisait-il autre chose que se livrer à l’engouement général ? Ses camarades rêvaient, comme lui, de la construction et des pièces. Cependant le lieutenant Constantin en juge autrement : « Quand un avion venait à survoler le quartier, il le suivait des yeux et restait à contempler le ciel bien après sa disparition. Son bureau renfermait toute une collection de volumes, de photographies ayant trait à l’aviation. Sa résolution était prise de s’échapper un jour pour monter en avion ; et comme il était extrêmement volontaire, il essaya par tous les moyens. « Tu ne connais pas quelqu’un qui pourrait « m’emmener un dimanche ? » À qui n’a-t-il pas posé cette question ? Mais au collège ce n’était guère facile. Ce fut pendant ses vacances qu’il réussit à mettre ses projets à exécution. Je crois me rappeler que sa première ascension eut lieu à l’aérodrome de Compiègne. Dans ce temps-là on ne connaissait pas les carlingues confortables des appareils actuels ; il dut s’installer tant bien que mal derrière le pilote et s’accrocher à lui, en lui nouant les bras autour du corps pour ne point tomber, mais aussi quelle joie en descendant !… »

Ce qu’il faut retirer de cette confidence, c’est tout simplement la première phrase : Quand un avion venait à survoler le quartier, il le suivait des yeux et il restait à contempler le ciel bien après sa disparition. Si Jean Krebs avait survécu, il pourrait peut-être nous renseigner mieux. Encore n’est-ce point certain. À cet ami raisonnable Georges Guynemer aurait-il révélé ce que lui-même ne démêlait que confusément ? Jean Constantin n’a surpris qu’une rêverie : Guynemer a dû garder pour lui sa résolution. Un peu plus tard, guère plus tard, comme il doit interrompre une fois de plus ses études, — c’est l’année de sa préparation à Polytechnique, — son père, désireux de lui voir prendre du repos, le laisse à Paris chez sa grand’mère. Il suit des cours de sciences sociales. Il achève une éducation qui fut strictement française, dont aucun jour ne fut livré à un étranger. Puis il voyage avec sa mère et ses sœurs. Il mène la vie agréable d’un jeune homme fortuné qui a bien le temps de penser à l’avenir. Y pense-t-il ? Son père, vaguement inquiet de ce désœuvrement, le fait revenir, l’interroge sur la carrière qui le tente, redoutant une de ces réponses indécises comme en font tant de jeunes gens. Et Georges, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, comme s’il ne saurait être question de rien autre, réplique :

— Aviateur.

Le mot provoque la surprise. D’où peut venir cette détermination que l’on croit soudaine ?

— Ce n’est pas là une carrière, lui fait-on observer. L’aviation n’est encore qu’un sport. Tu courras les airs, comme un automobiliste les grandes routes. Et, après quelques années consacrées à ton plaisir, tu te mettras aux gages d’un constructeur. Non, mille fois non.

Alors il dit à son père ce qu’il n’a jamais dit à personne, ce que son camarade Constantin n’a pu que soupçonner :

— Je n’ai pas d’autre passion. Un matin, de la cour de Stanislas, j’ai vu un avion voler. Je ne sais pas ce qui s’est passé en moi. J’ai ressenti une émotion si profonde, une émotion presque religieuse ! Il faut me croire quand je vous demande de monter en avion.

— Tu ne sais pas ce que c’est. Tu n’as jamais vu d’avion que d’en bas.

— Vous vous trompez : j’y suis monté à Corbeaulieu.

Corbeaulieu était un aérodrome voisin de Compiègne. Et ces paroles s’échangeaient quelques mois à peine avant la guerre.


Bien des années avant que Georges Guynemer fût élève au collège Stanislas, un professeur, promis lui aussi à la gloire, y enseignait la rhétorique. Il s’appelait Frédéric Ozanam. Enfant précoce il avait, prématurément lui aussi, éprouvé sa vocation qui le portait irrésistiblement vers les lettres. À quinze ans, il avait composé en vers latins une épitaphe à la gloire de Gaston de Foix, mort à Ravenne. Cette épitaphe, si l’on change deux mots : Hispanae en hostilis, et le nom de Gaston en celui de Georges, résume à merveille le court et admirable destin de Guynemer. Les palmes mêmes n’y sont pas omises :


Fortunale heros ! moriendo in saecula vives.
Eia, agile, o socii, manibus profundite flores,
Lilia per tumulum, violamque rosamque recentem
Spargite ; victrices armis superaddile lauros,
Et tumulo tales mucrone inscribite voces :
Hic jacet hostilis gentis timor et decus omne
          Gallorum, Georgius, conditus ante diem :
Credidit hunc Lachesis juvenem dum cerneret annos,
          Sed palmas numerans credidit esse senem[14].


C’est la paraphrase de la réponse des dieux au jeune Pallas dans Virgile.

Ce Frédéric Ozanam fut pris en pleine force, avant d’avoir atteint sa quarantième année, du mal qui le devait emporter. La vie semblait alors n’être pour lui que lumière et caresse ; il était dans ce moment où tout réussit : les années rudes s’oublient, le chemin montant semble un palier. Il avait à son foyer une compagne parfaite, une fille aimable. Sa réputation grandissait. Il serait un jour prochain de l’Académie ; il connaîtrait, il touchait déjà la fortune et la gloire. Et voici que la mort lui faisait signe. En vérité, elle choisissait mal son heure. Mais quand l’a-t-elle bien choisie au gré des mortels ? Ozanam tenta de l’attendrir. Dans son journal intime, il note son appel auquel il ne s’était point trompé. Et il demande à Dieu un répit. Comme pour fléchir sa pitié, il lui offre une part de sa vie, la plus brillante : il renoncera les honneurs, la gloire, la fortune, il consent à vivre dans l’humilité et l’oubli à la façon de ces pauvres pour qui il a fondé l’œuvre des Conférences de Saint-Vincent de Paul, et qu’il a si souvent visités dans leurs taudis ; mais du moins, qu’il demeure à son foyer, qu’il voie sa fille grandir et qu’il vieillisse quelques années encore auprès de la compagne de son choix. Enfin, sa foi l’emporte, il ne discute plus avec Dieu, il lui dit : « Prenez de moi ce qui vous conviendra, prenez tout, prenez-moi. Que votre volonté soit faite !… »

Rarement le drame de l’acceptation s’est dénoué plus librement. Or, dans le drame qui va emporter Guynemer jusqu’au sacrifice, ce n’est pas la vocation de l’aviateur qu’il faut voir, mais la volonté absolue de servir. L’abbé Chesnais l’a bien compris, qui n’attache pas à cette vocation une importance primordiale. Il rappelle à la fin de ses notes que Guynemer était un croyant qui accomplissait régulièrement ses exercices religieux sans ostentation, comme sans faiblesse : « Que de fois ne m’a-t-il pas arrêté le soir, écrit-il, lorsque je passais près de son lit ! Il voulait avoir une conscience tranquille, sans reproche. Sa légèreté habituelle le quittait à la porte de la chapelle. Il croyait à la présence de Dieu dans ce lieu saint et la respectait… Ses sentimens chrétiens seront une force, un soutien dans ses luttes aériennes. Il combattra avec d’autant plus d’ardeur qu’il jouira d’une conscience en paix avec son Dieu… »

Et l’abbé Chesnais ajoute ces mots qui expliquent la véritable vocation de Guynemer : « Les hasards de la guerre ont merveilleusement mis en relief les qualités contenues dans un corps si frôle. Pensait-il à devenir pilote au début ? Peut-être. Ce qu’il veut avant tout, c’est remplir son devoir de Français. : Il veut être soldat. Il a honte de lui, dit-il dans les premiers jours de septembre 1914 : « Dussé-je me coucher au fond d’un « camion automobile, je veux aller au front. J’irai. »

Il ira. Ni le goût de la gloire, ni celui de l’aviation ne seront pour rien dans son départ. Ils ne seront pour rien dans sa fin.


III. — LE DÉPART

Au mois de juillet 1914, Georges Guynemer est avec sa famille à Biarritz, villa Delphine, au bord de la plage d’Anglet. Cette plage est toute blonde au soleil, mais la brise de l’Océan la rafraîchit. On y paresse délicieusement. Cette plage est en outre un excellent terrain d’atterrissage. Son sable accueille mollement les appareils. Georges Guynemer ne quitte guère la plage d’Anglet. Chaque fois qu’un avion descend, il est là pour le recevoir. Il est le factionnaire de l’aviation. Mais les avions, à cette époque, sont rares. Il suit son idée. La ténacité est un de ses traits dominans. Il est déjà celui qui ne renonce jamais. Les baigneurs qui croisent cet éternel flâneur ne se doutent point qu’il caresse obstinément un unique projet et qu’il y suspend son avenir.

Cependant l’horizon de l’Europe s’obscurcit. Depuis l’assassinat de l’archiduc Ferdinand d’Autriche à Sarajevo, l’électricité s’accumule dans l’air, l’orage est prêt à éclater. Le jeune homme se soucie bien de l’archiduc d’Autriche et de l’horizon de l’Europe ! L’air de la mer est salubre et il cherche dans l’espace des aéroplanes invisibles. Les conversations autour de lui respirent l’inquiétude : il n’a pas le loisir de les écouler. Les regards des femmes sont chargés d’angoisse : il ne remarque pas le regard des femmes. Le 2 août, l’ordre de mobilisation est affiché. La guerre, c’est la guerre !

Alors, comme un irréel appareil, Guynemer chasse son rêve dans l’espace. Il a brusquement rompu avec ses projets d’avenir. Il est tout entier à une autre idée fixe qui fait étinceler ses yeux et barre son front. Il a bondi chez son père et, sans reprendre haleine, il déclare :

— Je m’engage.

— Tu as de la chance.

— Ah ! bien, vous m’autorisez…

— Je t’envie.

Il avait craint de rencontrer un obstacle à cause de cette chétive santé qui l’a déjà si souvent contrecarré et qui l’écartait provisoirement de sa préparation à l’Ecole polytechnique. Le voilà rasséréné. Le lendemain il est à Bayonne, se débrouillant parmi les formalités nécessaires. Il passe la visite médicale : il est ajourné. Les majors l’ont trouvé trop long, trop maigre : aucune tare physiologique, mais un corps d’enfant qui a besoin de se fortifier et s’élargir. En vain les a-t-il suppliés : ils se sont montrés impitoyables. Il rentre désolé, humilié, furieux. La villa Delphine va traverser des jours de malaise : on connaît son obstination, on commence de craindre pour lui. Et il revient à la charge, il insiste auprès de son père, comme si son père était tout-puissant et le pouvait à son gré embaucher pour la Patrie.

— Si vous m’aidiez, je ne serais pas ajourné.

— Et comment ?

— Un ancien officier a des relations dans l’armée. Vous parleriez pour moi.

— Je veux bien.

M. Guynemer fait à son tour le voyage de Bayonne. Dès cette date, dès le premier jour de la guerre, il s’est promis de ne jamais contrarier le service militaire de son fils, de le favoriser même en toute occasion. Il tiendra parole, on verra dans la suite au prix de quels tourmens. Le commandant de recrutement entend sa requête. C’est l’heure des enthousiasmes rapides : il a subi bien des assauts, calmé bien des exaltations importunes ou impossibles : « Monsieur, répond-il, je prends, croyez-le, tous ceux qui peuvent servir. C’est à l’ancien officier que je m’adresse : en votre âme et conscience, estimez-vous votre fils capable de porter le sac et de faire un fantassin ? — Je ne puis l’affirmer. — Ferait-il un cavalier ? — Il ne supporte pas le cheval à cause de son ancienne entérite. — Alors, vous voyez bien : il convient de l’ajourner. Fortifiez-le : plus tard on le prendra, la guerre n’est pas finie. »

Pour la seconde fois, Georges se voit refusé, car il a assisté à l’entrevue. Il rentre avec son père à Biarritz, pâle, muet, douloureux, dans un tel état de colère et d’amertume que son visage en est décomposé. Rien ne le console, rien ne le distrait. Par ces magnifiques journées d’août, la mer est toute lumière et la plage invite à jouir des molles heures d’été : il ne va pas à la plage et méprise la mer. Ses parens inquiets se demandent si, pour sa santé même, il ne convient pas de désirer son dangereux départ. De toutes façons, il faut qu’ils soient déchirés.

Pas une seule fois, depuis le jour de la mobilisation, Georges Guynemer n’a eu d’autre pensée que celle-ci : servir. Servir n’importe où, n’importe comment, dans n’importe quelle arme, mais partir, aller au front, ne pas rester là comme ces étrangers qui n’ont pas quitté Biarritz, comme ces vieillards ou ces enfans inutilisables qui, maintenant, sont tout ce qui reste de la population mâle. « Dussé-je me coucher au fond d’un camion automobile, je veux aller au front : j’irai, » a-t-il écrit à son ancien préfet de Stanislas. On va voir ce que peut cette volonté tendue.

Les trains ont emporté les premières recrues. C’étaient des trains fleuris et remplis de chansons. Des plus lointaines provinces les fils de France sont accourus. Un élan unanime les a précipités à la frontière assaillie. Et cet élan s’est canalisé dans un ordre parfait Les chants mêmes étaient graves et quasi sacrés. La nation a vécu l’une de ses plus grandes heures et s’en est rendu compte. Elle a refait d’un coup son unité, elle a retrouvé sa jeunesse. Cependant les nouvelles qui peu à peu sont venues ont répandu une angoisse sans nom, — l’angoisse et non le doute. Le gouvernement a quitté Paris pour s’installer à Bordeaux. La capitale est menacée. L’ennemi est entré dans Compiègne. Compiègne n’est plus à nous. La Jeanne d’Arc de la place de l’Hôtel-de-Ville a pour hommes d’armes des casques à pointe. Puis la victoire de la Marne a soulevé le poids qui oppressait toutes les poitrines. À la villa Delphine on a su que Compiègne était délivré. Cependant les trains de troupes vont renforcer les combattans. Et tous ces départs, Georges Guynemer les a vécus ; il les a vécus jusqu’à la souffrance, jusqu’à la révolte, jusqu’à l’horreur de soi-même. Ses camarades, ses amis, sont partis ou demandent à partir. Ses deux cousins germains, les neveux de sa mère, Guy et René de Saint-Quentin, ont été, l’un tué à la bataille de la Marne comme sergent, l’autre, conseiller d’ambassade à Constantinople, revenu en hâte dès la déclaration de guerre pour réclamer ses galons de lieutenant de réserve, deux fois blessé dans la même victoire d’une balle à l’épaule et d’un éclat d’obus à la cuisse. Est-il possible qu’il reste là, seul, quand toute la France s’est levée ?

Dans la Chanson d’Aspremont, qui est une de nos plus entraînantes chansons de geste, Charlemagne, parlant pour l’Italie avec son armée, passe par Laon. Dans le donjon, cinq enfans, dont son neveu Roland, sont enfermés sous la garde de Turpin. L’Empereur, qui les connaît bien, les a mis sous clé de peur qu’ils ne rejoignent ses troupes. Mais quand ils entendent sonner les cors d’ivoire et les chevaux hennir, ils n’y tiennent plus et décident de s’échapper. Ils essaient d’enjôler le portier, mais le portier est insensible, — insensible et incorruptible. Ce fidèle serviteur est aussitôt roué de coups de bâton. On lui prend ses clés, on lui passe sur le corps et voilà nos cinq pages hors de prison. Leur aventure ne fait que commencer. Pour se procurer des chevaux, ils attaquent cinq Bretons qu’ils désarçonnent. Pour se procurer des armes, même opération. Tant et si bien qu’ils rejoignent l’armée de l’Empereur avant qu’elle ait franchi les Alpes. Notre nouveau Roland va-t-il se laisser distancer par ces terribles enfans de jadis ? Ce n’est pas l’armée avec ses cors d’ivoire qu’il a entendu partir, c’est toute la nation en marche qui se bat pour vivre et pour durer, et pour faire vivre et durer avec elle l’honneur, la justice et le droit.

Le voici à nouveau tout triste et déconfit, sur la plage d’Anglet. Un avion capote sur le sable. Il s’agit bien d’avion, ne sait-on pas que son ancienne passion est morte, et mort son rêve ? Depuis le 2 août, il n’y a plus songé. Cependant il entre en conversation avec le pilote, qui est un sergent. Et, tout à coup, une idée s’empare de son esprit. L’ancienne passion refleurit sous une forme nouvelle, le rêve est ressuscité :

— Comment peut-on s’engager dans l’aviation ?

— Arrangez-vous avec le capitaine : allez à Pau…

Georges, aussitôt, court à la villa Delphine. Ses parens ne reconnaissent plus son pas, son visage des jours précédens. Il a repris l’entrain d’autrefois. L’enfant est sauvé.

— Papa, je veux aller à Pau demain.

— Pourquoi ce voyage à Pau ?

— Pour m’engager dans l’aviation. Avant la guerre, vous ne vouliez pas d’un aviateur, mais, en guerre, l’aviation n’est plus un sport.

— En guerre, c’est autre chose, en effet.

Le lendemain, il débarque à Pau. Le capitaine Bernard-Thierry commande le camp d’aviation. Il force la porte du capitaine Bernard-Thierry que les sous-ordres croient lui barrer. Il explique son cas, il plaide sa cause avec un tel feu dans les yeux que l’officier en est comme ébloui et fasciné. Au ton dont le capitaine Bernard-Thierry objecte les deux ajournemens successifs, Georges Guynemer le devine ébranlé. Comme à Stanislas, quand il voulait faire amoindrir une punition, mais avec combien plus de chaleur convaincante, car il joue son avenir, il presse, il multiplie les argumens. Un fluide d’envoûteur part de sa bouche et de son regard. Et puis, tout à coup, l’enfant reparaît, qui supplie, qui va pleurer.

— Mon capitaine, accordez-moi cette grâce. Mon capitaine, employez-moi. Employez-moi à n’importe quoi, tenez, à nettoyer ces avions qui sont là. Vous êtes ma dernière ressource. Que par vous je fasse enfin quelque chose dans la guerre !

Le capitaine, gravement, réfléchit. Il a deviné la puissance qui habite ce corps si mince. Il ne rebutera pas un tel suppliant :

— Je peux vous prendre comme élève-mécanicien.

— C’est cela, c’est cela : je connais les automobiles. Guynemer exulte : les leçons techniques de Jean Krebs se présentent déjà à sa mémoire et lui faciliteront sa tâche. L’officier lui a donné une lettre pour le bureau de recrutement de Bayonne. Il retourne à Bayonne pour la troisième fois. Cette fois il est inscrit, on le prend, il signe un engagement volontaire. C’est le 21 novembre 1914. Point n’est besoin qu’il raconte son voyage à son retour à la villa Delphine : il est rayonnant.

— Tu vas partir ? lui disent sa mère et ses sœurs.

— Sans doute.

Le lendemain, il débute au camp d’aviation de Pau, comme élève-mécanicien. Il est entré dans l’armée par la porte basse, mais il y est entré. Le futur chevalier de l’air n’est que le dernier des écuyers. « Je ne vous demande pour lui aucune faveur, a écrit son père au capitaine : qu’il soit à même de rendre tous les services qu’il est capable de rendre, voilà ce que je réclame pour lui. » Il faut qu’il soit éprouvé, il faut qu’il mérite, il faut qu’il passe par tous les ordres mineurs avant de revêtir le casque sacré. L’enfant choyé de Compiègne et de la villa Delphine connaît l’apprentissage le plus rude. Il couche sur la planche, il est employé aux plus salissantes besognes, la corvée de quartier, le nettoyage des cylindres, le transport des bidons de pétrole. Dans le milieu où il est, il entend des paroles et des théories qui le font bondir et ne distingue pas encore la distance qui, si souvent, sépare du cœur les théories et les paroles. Le 26 novembre, il écrit à l’abbé Chesnais : « J’ai le plaisir de vous annoncer qu’après deux ajournemens et en vaine tentative d’engagement, j’ai enfin réussi. Patience et longueur de temps… Je vous écris de la chambrée entre deux camarades qui échafaudent des théories sociales. »

Comment supporterait-il cette vie d’ouvrier ? Ses parens n’étaient pas sans inquiétude. Ils hésitaient à quitter Biarritz pour rentrer dans Compiègne et reprendre possession de leur hôtel de la rue Saint-Lazare en bordure de la forêt. Mais, loin d’en être accablé, l’enfant se fortifiait dans les travaux manuels. L’esprit, chez lui, a toujours porté la matière, a toujours tiré d’elle ce qu’il a voulu, l’a contrainte, en quelque sorte, à lui obéir en toute occasion. Il poursuivait son but avec une énergie indomptable. Il décomposait l’avion avant d’y monter. Il apprenait à le connaître par le détail.

Sa préparation à l’École polytechnique lui assurait une supériorité éclatante dans son milieu. Il pouvait raisonner les lois de la mécanique, expliquer aux camarades ébahis ce que c’est que la résultante de plusieurs forces et l’équilibre des forces, leur donner des notions inattendues de cinématique et de dynamique. Mais il apprit à son tour à connaître par les expériences de construction ou de réparations les degrés de résistance des matériaux d’aviation : bois, aciers, fils d’acier, aluminium et ses composés, cuivre, alliages de cuivre, tissus Il vit construire les ailes, ces fameuses ailes qui l’emporteraient un jour dans l’azur : longerons en frêne ou en hickory, nervures en bois léger, croisillonnage intérieur en corde à piano, entoilage, haubanage. Il vit assembler ces élémens à tenon et mortaise, fixer les fils tendeurs, emboîter l’extrémité des mâts, rattacher enfin toutes les parties de l’avion, ailes, gouvernails, moteur, châssis d’atterrissage au fuselage qui sera sa base de résistance. Comme un peintre broie ses couleurs avant de s’en servir, Georges Guynemer prélude à ses vols futurs en touchant de ses mains, — de ses longues mains fines et blanches d’étudiant riche, devenues hâlées et calleuses quand elles ne sont pas tout enduites de graisse ou de cambouis, devenues dignes d’être des mains ouvrières, — chaque pièce, chaque boulon, chaque écrou de ces appareils dont il attend la libération de sa volontaire servitude.

Un de ses futurs camarades, le sous-lieutenant Marcel Viallet (qui eut la gloire d’abattre un jour deux avions allemands en dix minutes, de sept balles) le représente ainsi à l’école de Pau : « J’avais déjà l’attention attirée par « cette fillette » habillée en tourlourou qu’on rencontrait dans le camp, les mains pleines d’huile de ricin, la figure maculée, les vêtemens déchirés. Je ne sais ce qu’il faisait à l’atelier, mais il ne devait pas y briller par sa présence. Tout le temps, nous le voyions tourner autour des zincs. Avec sa petite figure intéressée il nous amusait. Et quand nous décollions, avec quel regard admiratif et plein d’envie nous observait-il ! Il nous posait sans cesse des questions, nous demandait des renseignemens. Sans en avoir l’air, il s’instruisait. Pour une réponse sur l’art de voler, il aurait couru à l’autre bout du terrain nous chercher quelques gouttes d’essence pour notre briquet[15]… »

Il s’instruit et, quand il voit clair, il veut franchir l’étape. Le jour de l’an arrive : triste jour de l’an de la première année de guerre. Quelles étrennes va-t-il demander à son père ? Une aide pour passer son brevet de pilote : « Ne connaissez-vous donc pas dans votre promotion de Saint-Cyr quelqu’un qui s’occupe de moi ? » Son père est toujours associé à ses démarches vers l’avant. L’enfant n’a cure de créer des conflits entre l’amour paternel et le service du pays : il sait bien que son père ne lui donnera jamais que des conseils d’honneur, et sans pitié il lui impose l’obligation de lui faciliter les risques mortels. M. Guynemer connaissait en effet dans sa promotion de Saint-Cyr d’anciens camarades devenus généraux. L’intervention de l’un d’eux hâta pour l’élève mécanicien la nomination d’élève pilote (26 janvier 1915).

Le premier carnet de vol de Georges Guynemer, soldat de 2e classe, s’ouvre à cette date du 26 janvier 1915. Il porte à sa première page :

Mercredi 27 janvier : corvée de neige
Jeudi 28 : ———id.
Vendredi 29 : conférence et corvée de neige.
Samedi 30 : corvée à l’aérodrome Blériot.
Dimanche 31 : ——————id.
Lundi 1er février : sortie sur Blériot rouleur 10 minutes.

Au Blériot rouleur qui ne quitte pas la piste succède, le mercredi 17 février, un Blériot trois cylindres 25 HP, dit le Pingouin à cause de ses sauts, qui ne s’élève guère qu’à trente nu quarante mètres du sol. Ce sont les premiers bonds avant de s’élancer dans l’espace. Puis un Blériot six cylindres lignes droites. Les bonds se multiplient. Enfin, le mercredi 10 mars, le carnet porte deux sorties, de vingt minutes chacune, sur Blériot six cylindres 50 HP, l’une à 600 mètres d’altitude, l’autre à 800, avec virages et descentes en vol plané. L’enfant, cette fois, est parti dans le ciel. Le véritable premier vol de Guynemer date donc du 10 mars 1915.

Ce carnet de cinquante feuillets se termine le 28 juillet 1916 par ce procès-verbal :

Vendredi 28 juillet. — Ronde front armé. Attaqué un groupe de quatre avions ennemis et forcé l’un d’eux à atterrir. Attaqué un deuxième groupe de quatre avions qui se disperse aussitôt. Plus d’un des avions en chasse et tiré 250 cartouches environ : le Boche pique fortement, paraissant atteint. Aux dernières cartouches tirées avec la Vickers, une pale de l’hélice est fauchée par les halles, le moteur déséquilibré imprime de violentes secousses à l’appareil en le détériorant gravement. Atterri en vol plané à l’aérodrome de Chippilly sans accident.

Une note en marge indique que l’appareil paraissant atteint a été abattu et que l’état-major anglais a confirmé sa chute. Cette victoire du 28 juillet 1916 sur la Somme est la onzième de Guynemer ; le total des heures de vol est alors de 348 heures 25 minutes. Ce carnet de cinquante pages permet de mesurer le chemin parcouru.

Jeunes gens passionnés qui, dans tous les domaines, guignez les trophées d’un Guynemer, n’oubliez pas que le chemin de gloire s’ouvre par la corvée de neige.

Henry Bordeaux.

  1. Énéide, livre X (édition Garnier).
  2. Plutarque, Vie d’Alexandre.
  3. Henri Laredan (Illustration du 6 octobre 1917). »
  4. Pierre L’Ermite (Croix du 7 octobre 1917).
  5. La Chevalerie, par Léon Gautier, A. Walter édit. 1895.
  6. Romania, 1879, page 4.
  7. De cette note on peut rapprocher cette page du Wauters, table chronologique des Chartes et diplômes imprimés, vol. 2, p. 16, année 1103 : « Baldéric, évêque des Tournaisiens et des Noyonnais, confirme la cession de la dîme et du patronat de Templeuve, qui a été faite à l’abbaye de Saint-Martin de Tournai, par deux chevaliers de cette ville, Arnoul et Guinemer, et par le chanoine Géric.

    « Actum Tornaci, anno domenice incarnationis M. C. III, regnante rege Philippo, episcopante domo Baldrico pontifice.

    « Analectes pour servir à l’histoire ecclésiastique de la Belgique, 2e année, p. 10. »

  8. Recueil des Historiens des Croisades. — Historiens occidentaux. t. 1er, L, III, et 23, p. 145 : Comment Guinemerz et il Galiot s’accompainièrent avec Baudouin.
  9. Catalogue des actes d’Henri Ier, roi de France (1031-1060), par Frédéric Soehnée, archiviste aux Archives nationales, élève diplômé des Hautes études (librairie Honoré Champion).
  10. Histoire de Bretagne, par dom Lobineau, 1707 : tome I, p. 293. Recherches sur la chevalerie du duché de Bretagne, par A. de Couffon de Kerdellech, t. II. Nantes, Vincent Forest et Émile Grunaud, imprimeurs-éditeurs.
  11. Notes inédites de l’abbé Chesnais.
  12. Notes inédites de l’abbé Chesnais.
  13. Notes inédites de l’abbé Chesnais.
  14. Héros fortuné ! Tu meurs ; mais tu vivras dans les siècles. O vous, ses compagnons d’armes, couvrez son tombeau de fleurs ; répandez-y à pleines mains les lis, les violettes et la rose nouvelle. Élevez-lui un trophée où les lauriers de ses victoires soient entrelacés à ses armes, et sur sa tombe, avec la pointe de votre épée, gravez ces mots : « Ici repose un héros, la terreur de l’ennemi et l’honneur de la France, Georges, qu’une mort prématurée a enlevé à la terre. Si la Parque eût compté ses années, elle l’aurait trouvé presque enfant, mais en comptant ses lauriers, elle a cru frapper un vieillard. » (Journal des Débats, 1er novembre 1917.)
  15. Petit Parisien du 27 septembre 1917.