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Le Chevalier de l’air - Georges Guynemer/02

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Le Chevalier de l’air - Georges Guynemer
Revue des Deux Mondes6e période, tome 43 (p. 542-579).
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II

PLEIN CIEL

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I. — LA PREMIÈRE VICTIME

L’apprenti pilote a donc quitté le sol pour la première fois, à l’école de Pau, le 17 février 1915, sur un Blériot à trois cylindres. Mais il n’a fait qu’exécuter des bonds, d’ailleurs assez audacieux. Son moniteur lui a crié casse-cou : « Trop de confiance, folie, veine fantastique ! » Le soir même, il décrit à son père ses impressions : « Avant le départ, un peu inquiet ; en l’air, follement amusant. Pendant les glissades et les oscillations, je n’étais pas du tout gêné, c’était même drôle… Enfin, je me suis bien diverti, mais heureusement que maman n’était pas là… Je crois que je ne me suis pas fait une réputation de prudence. J’espère que ça ira, je le saurai bientôt… » Pendant tout le mois de février, il multiplie les expériences. Enfin, le 10 mars 1915, le voilà qui décolle plus sérieusement et monte à 600 mètres. Dès le lendemain, il prend le brevet de l’Aéro-Club. Le surlendemain, il écrit à sa sœur Odette cet hymne d’allégresse — oh ! pas long, mais unique dans sa correspondance : « … Descente en plané ininterrompu de 800 mètres. Vue splendide (coucher de soleil)… »

Vue splendide (coucher de soleil) : c’est, je crois bien, dans les deux cents lettres adressées à sa famille, le seul paysage. Plus tard, — pas beaucoup plus tard, ni fréquemment, — le nouvel aviateur donnera quelques détails d’observation, dont la précision même paraîtra pittoresque. Mais, cette fois, il s’abandonne à l’ivresse de l’air, il jouit de voler, comme s’il en avait le droit. Il a connu cette sensation d’allégement que donne la séparation de la terre, ce plaisir de fendre le vent, de posséder son appareil, de voir, de respirer, de penser autrement qu’en bas, de naître enfin à une vie nouvelle et solitaire dans le monde élargi. Les hommes se sont brusquement rapetissés. Une main prodigieuse a comme nivelé toutes les surfaces, où les ombres portées maintiennent seules quelque diversité, tandis que le dessin des objets se renforce, prend toute l’importance du relief. Le sol est maintenant tracé de figures géométriques qui attestent le travail humain et sa régularité, immense damier bigarré traversé par les lignes des routes et des rivières, avec les îlots que font les forêts et les agglomérations des villes et des bourgs. Est-ce la chaîne des Pyrénées couvertes de neige qui, rompant cette uniformité, arrache à l’aviateur un cri d’admiration ? Quelles nuances d’or et de pourpre le couchant a-t-il distribuées à la nature ? Cette demi-phrase est comme un aveu d’amour à la joie de vivre violemment arraché, le seul aveu que ce brusque Roland se permettra. Car sa correspondance offre un caractère surprenant. Lue par des yeux superficiels, elle paraîtrait désespérément monotone. Mieux comprise, cette monotonie prend bientôt son véritable sens d’oppression, d’hallucination, d’envoûtement. Georges Guynemer est dès lors livré à un unique but. Pas une fois il ne s’en détourne. Ou s’il s’en détourne, c’est pour un bref adieu à ses parens qui font partie de sa vie, qu’il associe à son œuvre. Ses avions, ses randonnées, puis ses chasses, dans sa correspondance il n’y a que ça. Pas d’entrée en matière, pas de trait final : il commence en pleine action, il est lui-même tout action. Que ça ? Mais c’est sa raison d’être, son cœur, sa flamme, son âme, lui tout entier à ses proies attaché.

Pour former un bon pilote, le dressage est long et minutieux. L’impatient Guynemer a toutes les patiences. L’écolier indiscipliné de Stanislas va devenir le plus appliqué des apprentis. Ses connaissances scientifiques lui fournissent une méthode. Il accomplira des progrès très rapides dès ses premiers vols prolongés. Mais il voudra se perfectionner selon les principes mêmes de l’aviation. Élève mécanicien, il a vu construire les appareils. Il entend ne faire qu’un avec celui qui lui sera confié. Chacun de ses sens recevra peu à peu cette éducation qui en fera un instrument de contrôle et de sécurité. Les yeux, — ces yeux perçans qui excelleront à sonder le ciel, à y voir naître l’ennemi à des distances incalculables, — s’ils ne peuvent lui rendre compte du mouvement que par rapport au sol, et non relativement à l’air, sauront du moins percevoir les moindres déviations d’horizontalité dans les trois dimensions : rectitude de direction, horizontalité latérale et longitudinale, et apprécier exactement les variations d’angle. L’ouïe, si le moteur est ralenti, ou arrêté, interprète le son produit par l’air soufflant sur les cordes à piano, les haubans, les montans, les toiles. Et le toucher, plus sûr, sent à la plus ou moins dure résistance des commandes l’action de la vitesse, en attendant que ses mains adroites sachent déclencher la mort. « L’oiseau, dit le manuel de M. Maurice Percheron, a les pennes de ses plumes qui relient ses organes de stabilité à son cerveau ; l’aviateur exercé a ses commandes qui appellent le mouvement voulu du pilote et lui traduisent les actions perturbatrices du vent. » Mais ces mouvemens voulus du pilote ne seront jamais, chez un Guynemer, la résultante de réflexes nerveux. À aucun instant, fût-ce dans le plus grand danger, il ne cessera de réfléchir et de se commander à soi-même la manœuvre. La rapidité de la conception et de la décision est chez lui foudroyante, mais elle ne cédera jamais le pas au seul instinct. Guynemer pilote, Guynemer chasseur, Guynemer en pleine bataille, ne cesse pas de diriger avec son cerveau son appareil et son tir. C’est pourquoi son apprentissage est si important. C’est pourquoi il y attache, d’instinct cette fois, tant d’importance. Il a les nerfs toujours tendus et il combine ses effets. À la base de tous ses actes, il y a sa volonté, cette volonté invincible qui a forcé les portes de l’armée et les a refermées sur lui-même, prisonnier de sa vocation.

Il se familiarise avec toutes les manettes du moteur, avec les commandes. Il ne craint pas, hors les exercices, tandis que les camarades flânent, de remonter sur l’appareil, comme un enfant sur un cheval de bois, et de prendre les leviers en main. Au départ, il cherche le moment précis du décollage, la ligne d’ascension la plus aisée ; en course, il se fait son assiette, évitant de trop piquer ou de trop cabrer, maintenant le vol horizontal, assurant ses deux équilibres, latéral et longitudinal, s’accoutumant aux vents, adaptant l’amplitude des mouvemens à chaque sorte de remous. Et quand il redescend, à mesure que le sol paraît se précipiter sur lui, il se rend compte de l’angle et de la vitesse de descente et trouve la hauteur où ralentir son vol. Bien que ses débuts aient été assez habiles pour que ses premiers moniteurs demeurassent convaincus longtemps qu’il avait déjà piloté, il ne faut pas tant, chez Guynemer, admirer le don que l’obstination. Il réussira mieux que les autres, parce qu’il s’est épuisé toute sa courte vie à vouloir mieux réussir, — mieux réussir pour mieux servir. Il travaille plus que tous les autres, il recommence quand il n’est pas satisfait de lui-même et il veut découvrir les causes de ses erreurs. D’autres sont aussi bien doués que lui pour le pilotage, mais son énergie dépasse la commune mesure, dépasse toutes les mesures.

Elle s’exerce dans tous les domaines. Il a rompu son corps à compléter, pour ainsi dire, l’avion. Il sera le centaure de l’air. Le vent qui souffle dans ses haubans et ses toiles le fait lui-même vibrer comme les cordes à piano. Si sensible, il se dirige comme avec ses gouvernails. Rien de ce qui concerne ses voyages ne lui est étranger, rien n’est négligeable à ses yeux. Il apporte un soin méticuleux à vérifier ses instrumens de bord : le porte-carte, la boussole, l’altimètre, le compte-tours, l’indicateur de vitesse. Avant chaque vol, il s’assure par lui-même que son appareil est en parfait état. À la sortie du hangar, il l’examine comme un cheval de course. Son application n’est jamais en défaut. Que sera-ce quand il disposera d’un avion à lui ?

À Pau, il multiplie les sorties, il change de marque, passe du Blériot Gnome au Morane. Les altitudes varient entre 500 et 600 mètres. Le 21 mars, il passe à l’école d’Avord. Le 28, il monte à 1 500 mètres ; le 1er avril, à 2 600. Les vols s’allongent : une heure, une heure et demie. La descente en spirale d’une hauteur de 500 mètres, moteur arrêté, les voyages triangulaires, l’épreuve d’altitude, celle de durée, qui doivent lui conférer le brevet militaire, sont bientôt pour lui des jeux. En mai, il pilote presque quotidiennement un passager sur M.S.P. (Morane-Saunier- Parasol). Son livret ne porte, pour toute cette période, qu’une seule panne. Enfin, le 25 mai, il est envoyé à la réserve générale d’aviation. Le 31, il vole deux fois sur un Nieuport avec passager. L’apprentissage est terminé : le 8 juin, le caporal Georges Guynemer est désigné pour faire partie de l’escadrille M. S. 3, qu’il rejoint le lendemain à Vauciennes.

La M. S. 3, c’est la future N. 3, l’escadrille des Cigognes. Elle est déjà commandée par le capitaine Brocard, sous les ordres de qui elle s’illustrera. Védrines en est. Le sous-lieutenant de cavalerie Deullin y arrive presque en même temps que Guynemer dont il deviendra bientôt l’ami. Peu à peu, les rejoindront Heurteaux, de la Tour, Dorme, Auger, Raymond, etc. tous les preux célèbres de l’escadrille, pareils aux pairs de France qui suivirent Roland sur les routes d’Espagne. Le camp d’aviation est à Vauciennes, proche Villers-Cotterets, dans ce pays de Valois aux belles forêts, aux châteaux de plaisance, aux grasses prairies, aux contours délicats atténués par la vapeur humide qui monte des étangs ou des bois : « Calme complet, écrit, le 9 juin, Guynemer ; pas un bruit, on se croirait dans le Midi, sauf que les habitans ont vu le fauve de près et savent nous apprécier… Védrines m’a pris en amitié et me donne d’excellens conseils : il m’a recommandé à ses mécanos, qui sont le vrai type du Parisien débrouillard, inventif et bon vivant… » Le lendemain, il fournit quelques détails sur son logement, puis il ajoute : « Je me suis fait monter un support de mitrailleuse et je suis prêt à partir en chasse… Hier, à cinq heures, j’ai virevolté au-dessus de la maison, à 1 700 ou 2 000 mètres. M’avez-vous vu ? J’ai poussé mon moteur pendant cinq minutes pour que vous m’entendiez… »

Il est à peine sorti de la maison, et le bon hasard veut qu’il soit précisément appelé à combattre, au-dessus des lignes qui protègent sa maison. Le front de la VIe armée à laquelle il est rattaché, de Ribécourt au-delà de la forêt de Laigue, passe devant Bailly et Tracy-le-Val, se creuse au saillant ennemi de Moulin-sous-Touvent, se redresse sur Autrèches et Nouvron-Vingré, couvre Soissons, dont les faubourgs mêmes sont menacés, doit se rabattre sur la rive gauche de l’Aisne où l’ennemi a conquis en janvier (1915) la tête de pont de Condé, Vailly, Chavonne, et franchit à nouveau le fleuve à Soupir qui nous appartient. Laon, la Fère, Coucy-le-Château, Chauny, Noyon, Ham, Péronne vont être le but de ses reconnaissances. La guerre prend un caractère plus poignant, plus direct pour le soldat qui a son foyer immédiatement derrière lui. La rupture du front sur le secteur qui lui est confié découvrirait les siens. Il est en sentinelle devant eux. La patrie n’est plus seulement alors le sol historique de la collectivité française, la terre sacrée dont toutes les parcelles sont solidaires ; elle est encore le coin chéri de l’enfance, l’asile des parens, et, pour ce collégien d’hier, le théâtre des vacances et des belles promenades. Ne vient-il pas de quitter la maison paternelle ? Mal accoutumé à cette séparation, voici qu’il lui rend visite par le chemin des airs, le seul dont il dispose à son gré. Il n’utilise pas le voisinage de Compiègne pour venir tirer la sonnette, car il est soldat et respecte les consignes ; mais, au retour de ses randonnées, il n’hésite pas à faire un crochet pour passer au-dessus de chez lui, et là-haut, dans le ciel, il se livre à toutes sortes de cabrioles et d’acrobaties pour attirer l’attention et prolonger l’entrevue. Quel amoureux fut plus ingénieux et plus fou dans ses rendez-vous ? À tout moment, dans sa correspondance, il rappelle ses passages. « Vous avez dû voir ma tête, car je ne quittais pas la maison des yeux… » Ou bien, après un renversement qui a précipité en bas, comme du lest, toutes les frayeurs : « Je suis désolé que mon virage de l’autre jour ait causé des émotions à maman, mais c’était pour voir la maison sans avoir besoin de me pencher à la portière, ce qui est désagréable à cause du vent… » Ou bien encore il jette un papier qu’on ramasse dans le parc du comte Foy : « Tout va bien. » Il croit rassurer ses parens sur son sort, et vous devinez leur état quand ils aperçoivent, juste au-dessus d’eux, un avion qui danse et à la jumelle le tout petit point noir d’une tête qui se penche. Mon Dieu ! qu’il a donc une singulière façon de les rassurer !

Cependant, à Vauciennes, le nouveau venu est essayé. Au débarqué, on l’avait trouvé bien chétif, bien malingre, un peu réservé et distant, trop bien mis, l’air d’une « demoiselle. » Il passait pour un pilote déjà expert, capable de faire des vrilles après trois mois à peine de pilotage. On se méfiait un peu de ce gamin qu’on n’osait pas blaguer à cause de ses yeux « dont le feu et l’esprit sortaient comme un torrent[1]. » On allait voir. Une légende s’est répandue sur le grand nombre de bois que Guynemer aurait cassés lors de ses débuts à son escadrille. Elle est radicalement fausse, et le carnet de vol la dément. Le débutant tient dès le premier jour ce que son apprentissage a promis. Après un ou deux vols d’essai, il part, le dimanche 13 juin, en reconnaissance au-dessus des lignes ennemies et rencontre chez eux trois avions allemands. Le 14, il décrit à son père ce qu’il a vu. Sa correspondance consent encore à la description. La terre le retient encore. Bientôt elle cessera de l’intéresser : « L’aspect de Tracy et Quennevières, explique-t-il, est invraisemblable : des ruines, un enchevêtrement inextricable de tranchées se touchant presque, le sol retourné par les obus dont on aperçoit les trous par milliers. On se demande comment il peut y avoir là un homme vivant. D’un bois il ne reste debout que quelques arbres, le reste est abattu par les marmites, et partout on voit la couleur jaune de la terre littéralement labourée. C’est incroyable comme à plus de 3 000 mètres on distingue bien tous ces détails. On voyait à 60 ou 70 kilomètres, et je n’ai jamais perdu Compiègne de vue. On distinguait Saint-Quentin, Péronne, etc. comme si on y était… »

Le lendemain 14, nouvelle reconnaissance. Itinéraire : Coucy, Laon, la Fère, Tergnier, Appilly, Vic-sur-Aisne. Ces deux premières expéditions se sont déroulées sans un coup de canon. Mais, dès le 15, cette apparente sécurité découvre la menace. Le 15, il est salué par les obus, et de tout près. C’est le baptême du feu, qui ne lui inspire que cette phrase à la du Guesclin : « Aucune impression, si ce n’est de curiosité satisfaite. »

Les jours suivans, il vit dans la tempête, et il rit. Le nouveau Roland, le chevalier téméraire et prodigieux, se révèle déjà tout entier dans les lettres qui vont suivre. Le 16, il part en ronde, portant à son bord, comme observateur, le lieutenant de Lavalette. Son appareil reçoit un éclat d’obus dans l’aile droite. Le 17, l’avion rentre avec huit blessures, deux à l’aile droite, quatre dans le fuselage, de plus un montant et un longeron sont atteints. Le 18, au retour d’une reconnaissance avec le lieutenant Colcomb, on lui compte trois nouveaux éclats : un dans l’aile droite, un dans le gouvernail, un dans le fuselage. Mais le carnet de vol ne contient que les procès-verbaux. Sa correspondance donne plus de détails. « Décidément, écrit-il le 17 juin à sa sœur Odette, les Boches ont pour moi une affection toute spéciale, et les pièces de mon coucou me servent de calendrier. Nous sommes partis hier sur Chauny, Tergnier, Laon, Coucy, Soissons. Jusqu’à Chauny mon observateur a compté 243 obus ; Coucy a tiré 500 à 600 coups, en tout mon observateur estime à 1 000 coups. On n’entendait qu’un roulement, et partout ça éclatait, dessous, dessus, devant, derrière, à droite, à gauche, car nous descendions prendre des photographies à un endroit qu’ils voulaient nous empêcher de voir. On entendait siffler les éclats ; il y en a un qui, d’après les trous dans l’aile, a passé dans le champ de l’hélice sans la toucher, puis à 50 centimètres de ma figure ; un autre est entré par le même trou, mais sans ressortir, je vais vous l’envoyer ; de plus il y en a un dans le gouvernail et un dans le fuselage (le carnet de vol en signale davantage). Mon observateur, qui est observateur depuis le début, dit n’avoir jamais vu une canonnade approchant de celle-là et qu’il était heureux de rentrer. À un moment, il y eut un culot de 105 millimètres, — on le reconnaît à sa forme et à sa couleur d’éclat, — qui nous retombait dessus et qui nous a rasés. On voit en effet souvent les éclats des grosses marmites. C’est très curieux. En rentrant, nous sommes tombés sur le capitaine Gérard, à qui mon observateur a dit que j’avais un cran épatant : zim boum boum ! Il a répondu qu’il le savait… Je vais vous envoyer une photographie de mon coucou avec ses neuf éclats : il est superbe. »

Le lendemain, 18 juin, il adresse ses confidences à sa mère. L’ennemi a bombardé Villers-Cotterets avec une pièce à longue portée qu’il s’agit de repérer. Cette fois, il emmène comme observateur le lieutenant Colcomb : « À Coucy, canonnade terrible de précision : toc, toc, deux éclats de l’aile droite dont l’un à un mètre de moi ; nous continuons à observer au même endroit. Tout à coup fracas effroyable : un obus éclate de 8 à 10 mètres sous l’appareil. Résultat : trois trous, un montant et un longeron abîmés. Nous continuons à observer encore le même point pendant cinq minutes, toujours encadrés, naturellement. Au retour, tir moins précis. À l’atterrissage, mon observateur m’a félicité de ne pas avoir bougé ni fait des zigzags qui auraient gêné son observation : nous n’avons en effet effectué que des changemens d’altitude, de vitesse et de direction très légers et très lents. Dans sa bouche, les complimens ont de la valeur, car il n’y a pas mieux comme cran. Le soir, le capitaine Gérard, commandant l’aviation de l’armée, m’a appelé et m’a dit : « Vous êtes un rude type, vous ; vous ne déparez pas la collection, au contraire. Comme débuts !… » et il m’a demandé depuis combien de temps j’étais caporal. Y a bon. Mon coucou est superbe avec ses pièces datées en rouge. On les voit toutes, car celles de dessous débordent sur les côtés. En l’air je montrais les trous d’aile au fur et à mesure au passager et il était enchanté aussi, d’est un sport palpitant. L’ennuyeux, c’est quand ils éclatent dessus, car je ne les vois pas, mais je les entends. C’est l’observateur qui me renseigne alors. Pour l’instant, le roi n’est pas mon cousin…

Le lieutenant, aujourd’hui capitaine Colcomb, a complété ce récit ! Pendant toute la durée de l’observation, en effet, le pilote n’exécuta pas une manœuvre, n’imprima aucune secousse pour éviter le tir. Il enlevait seulement son appareil un peu plus haut, et redescendait ensuite tranquillement au-dessus du point à photographier, comme s’il était maître de l’air. Puis ce dialogue s’échangea :

L’observateur : J’ai fini : nous pouvons rentrer.

Le pilote : Mon lieutenant, faites-moi le plaisir de photographier pour moi les éclats qui tombent autour de nous.

Les enfans ont toujours eu la passion des images. Et les images furent prises.

Les chasseurs et les bombardiers, dans l’histoire de l’aviation, ont retenu l’attention publique un peu au détriment de leurs camarades, les observateurs. Plus tard, on connaîtra mieux les admirables services rendus par ces derniers. Par eux, le champ de bataille s’éclaire, les ruses, les préparatifs de l’ennemi se déjouent : ils sont les yeux du commandement. Ils sont aussi les amis de la troupe. Le 29 avril 1916, le lieutenant Robbe survole à 200 mètres les tranchées du Mort-Homme et rapporte un exposé détaillé de l’enchevêtrement des lignes. Un an plus tard, presqu’au même lieu, le lieutenant Pierre Guilland, observateur à bord d’un biplan de la division marocaine, est descendu par trois avions ennemis au moment où sa division dont il suivait la progression pour la signaler, part à l’assaut du bois des Corbeaux (20 août 1917) à l’Est du Mort-Homme. Il tombe sur les premières vagues : mortellement atteint, évanoui, il est recueilli par un officier d’artillerie qui a achevé sa mission. Quand il rouvre les yeux, — pour peu de temps, — il demande : — « Où suis-je ? — Au Nord de Chattancourt, à l’Ouest de Cumières. — L’attaque a-t-elle bien marché ? — Tous les objectifs sont atteints. — Ah ! tant mieux, tant mieux… » Il se fait répéter la nouvelle. Il va mourir, mais sa division est victorieuse. Près de Frise, le lieutenant Sains, dont l’avion a dû atterrir le 1er juillet 1916, est délivré par l’armée française le 4 juillet, après s’être caché trois jours dans un trou d’obus pour ne pas se rendre, son pilote, le maréchal des logis de Kyspotter, ayant été tué. Dans la bataille de l’Aisne (avril 1917), le lieutenant Godillot, ayant eu pareillement son pilote tué, se glisse le long du plan, s’assied sur les genoux du pilote mort et ramène l’appareil dans nos lignes. Et le capitaine Mery, et le lieutenant Vignier, et le lieutenant de Saint-Séverin, et Fressagues, et Floret, et de Niort, et le commandant Challe, et le lieutenant Boudereau, et le capitaine Rœckel, et l’adjudant Fonck, qui devait s’illustrer comme chasseur : que d’observateurs d’élite contribuèrent ainsi aux destructions de l’artillerie, à la progression des fantassins !

J’ai vu, le 24 octobre 1916, comme la brume se dissipait, l’avion de la division Guyot de Salins survoler le fort de Douaumont au moment où les marsouins du commandant Nicolay y entraient[2]. Il était descendu si bas dans le brouillard qu’il semblait attiré par la terre, et l’observateur, se penchant, battit des mains pour applaudir au triomphe de ses frères d’armes. Ceux-ci virent son geste s’ils ne l’entendirent pas, et ils l’acclamèrent : un échange de confiance et d’affection guerrière se fit spontanément entre le ciel et le sol. Un an plus tard, presque jour pour jour, le 23 octobre 1917, j’ai vu l’avion de la même division planer au-dessus du fort de la Malmaison comme le bataillon Giraud du 4e régiment de zouaves s’en emparait. Au petit jour, il venait relever l’emplacement du poste de commandement, lire notre succès inscrit aux signaux optiques. Et c’était, chaque fois, comme l’étoile en marche qui venait se fixer pour les nouveaux bergers, gardiens de nos chers troupeaux humains, — non sur l’étable où naissait un Dieu, — mais sur les ruines où naissait la victoire.

Le capitaine Colcomb appellera plus tard Guynemer « la figure militaire la plus sublime qu’il m’ait été permis de voir, l’une des âmes les plus généreuses et les plus fines que j’aie pu rencontrer. » Guynemer ne se contente pas du sang-froid, de l’immobilité systématique, du calme. Il s’amuse à compter les trous de ses ailes, et les montre à l’observateur. Il est furieux quand les éclatemens se produisent hors de sa vue, car il n’en veut rien perdre. Il semble jongler avec la mitraille. Et, après avoir atterri, il bondit sur son chef d’escadrille, le capitaine Brocard, le prend par le bras, n’a de cesse qu’il ne l’ait quasi traîné de force jusqu’à son appareil, quasi contraint à mettre ses doigts dans les blessures, et il exulte, il trépigne de joie. Le capitaine, aujourd’hui commandant Brocard, dès lors sûr de lui, le notera en ces termes : « Très jeune : son extraordinaire confiance en soi et ses qualités naturelles en feront très vite un excellent pilote… » Ah ! sa curiosité est satisfaite. Mais qui prend-il à témoin de ses risques et de sa chance ? Sa mère et ses sœurs, les cœurs les plus chargés d’inquiétude à son endroit, et dont il a emporté le bonheur et la paix dans les airs. Il ne songe pas un instant au tourment qu’il leur inflige et qu’elles ont toujours su lui cacher. L’idée ne lui en vient même pas. Puisqu’on l’aime, on l’aime tel qu’il est, on l’aime tout brut. Il est trop jeune pour dissimuler, trop jeune pour épargner. Il ignore le mensonge et la pitié. Il ne croit même pas qu’on puisse souffrir d’angoisse pour un fils ou un frère, quand ce fils et ce frère est au comble de la joie, en plein dans sa vocation. Il est ingénument cruel.

Les rondes, les reconnaissances ne le retiendront pas longtemps. Il flaire déjà d’autres aventures. Il a senti l’odeur du fauve et fait pourvoir son appareil d’un support de mitrailleuse. Cet appareil-là, il est vrai, finira dans un fossé : un fuselage vermoulu et que les obus avaient fort maltraité ne l’autorisait guère à durer davantage. Et voilà l’unique bois cassé par Guynemer à ses débuts. Mais le suivant sera pareillement armé. Déjà l’on voit poindre chez le pilote ce goût de la chasse qui va le prendre, l’envoûter, le posséder. Certes, il conduira encore au-dessus des lignes ennemies le lieutenant de Lavalette, le lieutenant Colcomb, le capitaine Siméon, et toujours avec le même calme. Mais, dès lors, il aspire à d’autres courses, plus détachées de la terre. Le lieutenant de Beauchamp, — le futur capitaine de Beauchamp qui devait mourir si vite après ses raids audacieux d’Essen et de Munich, — a deviné ce qu’il y a chez ce mince garçon qui veut brûler les étapes. Il n’accepte pas que le caporal Guynemer l’appelle : mon lieutenant, tant il pressent un égal, et demain un maître. Le 6 juillet (1915) il lui envoie, en quelques lignes, un petit guide de l’aviateur : « Soyez prudent. Regardez ce qui se passe autour de vous avant d’agir. Chaque matin invoquez saint Benoît. Mais surtout inscrivez en lettres de feu dans votre mémoire : En aviation, tout ce qui est inutile est à éviter. » Ah ! bien oui ! la « petite fille » se rit des conseils comme de la tempête. Il admire Beauchamp, mais quand les Roland ont-ils cédé aux objurgations des Olivier ? Il part un jour par un vent de plus de 25 mètres. En cabrant un peu, il réussit à peine à avancer. Vent arrière, il dépasse les 200 kilomètres. Il atterrit. Védrines lui adresse quelques observations. On le croit calmé : devant les spectateurs effarés, il repart. Il en fera toujours trop, et nul ne le pourra retenir.

L’importance que l’aviation devait prendre dans la guerre n’avait été prévue ni par les Allemands, ni par nous-mêmes. Si, dès avant l’entrée en campagne, le commandement avait envisagé tous les services que rendrait la reconnaissance stratégique par avion, le réglage d’artillerie n’était encore qu’en expérience. On ignorait le parti qu’on tirerait un jour de la photographie aérienne. Le duel aérien était considéré comme un simple incident possible de patrouille ou de reconnaissance, en vue duquel l’observateur ou le mécanicien se munissait d’un fusil ou d’un pistolet automatique. L’installation d’une mitrailleuse à bord était exceptionnelle (le lieutenant Martinet, escadrille C 13, en avait une en janvier 1915). Les Allemands en ont généralisé l’emploi avant nous, mais ce sont nos aviateurs qui les ont néanmoins contraints au combat. J’eus la chance, en octobre 1914, d’assister, d’une colline de l’Aisne, à l’un de ces premiers combats d’avions qui se termina par la chute de l’ennemi aux abords du village de Muizon, sur la rive gauche de la Vesle. Notre champion portait le beau nom de Franc et montait un Voisin. À cette même date, il n’était pas rare de ramasser sur nos lignes des messages lancés par les pilotes ennemis disant en substance : — Inutile de nous battre ensemble ; il y a assez de risques sans cela…

Cependant, comme la reconnaissance stratégique perdit bientôt de son intérêt avec la stabilisation du front, on accorda de plus en plus d’importance à la recherche des objectifs. La photographie aérienne, dès le mois de. décembre 1914, donna des résultats remarquables. Dès le mois de janvier suivant (1915), le réglage d’artillerie par télégraphie sans fil fut de pratique courante. Il importait de protéger les avions de corps d’armée, de nettoyer les airs afin d’y circuler librement. Ce rôle fut dévolu aux appareils les plus rapides qui étaient alors les Morane-Saunier-Parasol ; au printemps de 1915, ils constituèrent les premières escadrilles de chasse, une par armée. Les aviateurs, tels les chevaliers d’autrefois, s’envoyaient alors des cartels : ainsi le sergent David, qui devait être tué un peu plus tard, ayant été contraint par un enrayage de sa mitrailleuse de refuser le combat à un avion ennemi, le provoqua par un message qu’il alla jeter lui-même sur l’aérodrome allemand, et attendit, au lieu, au jour et à l’heure fixés, — à Vauquois, midi (juin 1915), au-dessus des lignes ennemies, — son adversaire qui ne vint point au rendez-vous.

Les Maurice Farman et les Caudron servaient à l’observation. Les Voisin, solides, mais plus lents, furent plus spécialement utilisés pour les bombardemens qui commençaient de s’organiser en véritables expéditions. Les fameux raids sur les usines de Ludwigshafen et sur la gare de Karlsruhe datent de juin 1915. C’est à la bataille d’Artois (mai et juin 1915) que l’aviation fit pour la première fois figure d’arme, principalement par l’action des escadrilles de corps d’armée qui rendirent de considérables services : reconnaissances, photographies, tirs de destruction. Mais l’aviation de chasse rencontrait encore bien des défiances et des incrédulités. Les uns la déclaraient inutile : ne suffisait-il pas que les avions de corps d’armée ou de bombardement pussent se défendre ? Les autres, moins intransigeans, la voulaient restreindre à ce rôle de protection. Il fallut le développement presque subit de l’aviation de chasse allemande à partir de juillet 1915 (à la suite de nos raids de Ludwigshafen et de Karlsruhe qui provoquèrent en Allemagne une violente crise de colère) pour achever de vaincre les résistances.

Les nations en guerre avaient, au début, ramassé la collection la plus hétérogène de tous les modèles alors disponibles. Mais les méthodiques Allemands imposèrent sans retard aux constructeurs des types déterminés afin de rendre l’harmonie à leurs escadrilles. Ils se servaient alors de monoplans de reconnaissances, sans disposition spéciale pour l’armement, incapables de porter de lourdes charges, et de biplans également destinés à l’observation, non armés et ne possédant qu’un dispositif de fortune pour le lancement des bombes. Les appareils de ces deux séries étaient biplaces, avec le passager à l’avant. C’étaient des Albatros, des Aviatik, des Euler, des Rumpler, des Gotha. Au début de 1915, on vit apparaître les Fokker (monoplaces) et de nouveaux biplaces, Aviatik ou Albatros, modèles plus rapides, avec passager à l’arrière, et munis d’une tourelle tournante pour mitrailleuse. Les troupes allemandes de l’aérostation, de l’aviation, des services automobiles, des chemins de fer, étaient groupées en « troupes de communication » (Verkehrstruppen) et dirigées par l’Inspection générale des communications militaires. Ce n’est qu’à l’automne de 1916 que les troupes d’aérostation, d’aviation et de défense aérienne devinrent indépendantes et sous le titre de Luftstreitkräfte (forces combattantes aériennes) prirent place dans l’ordre de bataille entre les pionniers et les troupes de communication. Mais, dès le milieu de 1915, les progrès réalisés dans l’aviation en font une arme à part qui a ses escadrilles de campagne et, déjà, ses escadrilles de chasse.

Guynemer est dans la bonne voie qui se prépare à la lutte aérienne. La plupart de nos pilotes en sont encore réduits à chasser avec un passager muni d’un simple mousqueton. Plus avisé, il a fait adapter une mitrailleuse à son appareil. Cependant le commandement se prépare à transformer les escadrilles d’armée. Le hardi Pégoud a engagé plusieurs fois le combat avec des fokker ou des aviatik trop entreprenans, le capitaine Brocard a précipité l’un d’eux en flammes sur Soissons, et le dernier venu dans l’escadrille, ce gosse de Guynemer, brûle d’avoir son Boche. Les premiers jours de juillet (1915), le carnet de vol signale des expéditions sans résultat, en compagnie de l’adjudant Hatin, du lieutenant de Ruppierre, dans la région de Noyon, Roye, Ham, Coucy-le-Château. Le 10, les chasseurs mettent en fuite trois albatros : un fokker plus rapide les rejoint, mais fait demi-tour, ayant tâté de leur mitrailleuse. Le 16, Guynemer et Hatin vont jeter des bombes sur la gare de Chauny ; un aviatik les assaille pendant leur bombardement, ils essuient son feu en ripostant avec leur mousqueton tant bien que mal, et rentrent indemnes. L’adjudant Hatin est décoré de la médaille militaire. Comme c’est un « bec fin, » Guynemer va le soir même au Bourget chercher deux bouteilles de vin du Rhin pour célébrer cette fête de famille. Au Bourget, il essaie les nouveaux Nieuport, espérance de l’aviation de chasse. Enfin, le 19 juillet, date mémorable, sur le carnet s’inscrit la première victoire de Guynemer :

« Départ avec Guerder sur un Boche signalé à Cœuvres et rejoint sur Pierrefonds. Tiré un rouleau, mitrailleuse enrayée, puis désenrayée. Le Boche fuit et atterrit vers Laon. À Coucy, nous faisons demi-tour et voyons un aviatik se dirigeant à 3 200 mètres environ vers Soissons. Nous le suivons et, dès qu’il est chez nous, nous piquons et nous plaçons à 50 mètres dessous, derrière et à gauche. À la première salve, l’aviatik fait une embardée et nous voyons un éclat de l’appareil sauter. Il riposte à la carabine : une balle atteint l’aile, une balle érafle la main et la tête de Guerder. À la dernière salve, le pilote s’effondre dans le fuselage, l’observateur lève les bras, et l’aviatik tombe à pic, en flammes, entre les tranchées… »

Le combat a commencé à 3 700 mètres. Il a duré dix minutes, les deux combattans à moins de 50 mètres, et parfois à 20 mètres l’un de l’autre. Le procès-verbal est de la main de Guynemer. Son regard a pris l’empreinte de l’inoubliable spectacle : le pilote s’enfonçant dans sa carlingue, l’observateur battant les airs, l’avion coulant embrasé. Voilà ses paysages désormais. Ils sont pris en plein ciel. L’oiseau de proie est déployé dans l’espace.

Les deux combattans étaient partis à deux heures de l’après-midi de Vauciennes. À trois heures quinze, ils atterrissent, vainqueurs, à Carrière-l’Evêque. Des deux camps les fantassins ont suivi la lutte. Les Allemands, furieux de leur défaite, canonnent le terrain d’atterrissage. Georges, trop maigre pour son costume, et dont le pantalon en cuir fourré de peau de mouton, passé sur sa culotte, glissait, le gênant pour la marche, s’assied parmi les éclats d’obus et l’ôte tranquillement. Puis il ramène l’appareil un peu en arrière, mais casse l’hélice sur un tas de foin. Pendant qu’on répare, toute une foule est accourue, entoure les triomphateurs. Les officiers d’artillerie les emmènent, les sentinelles portent les armes, un colonel offre le Champagne. Guerder est introduit le premier dans le poste de commandement. Interrogé sur la manœuvre, il s’excuse avec modestie :

— Ça, c’est l’affaire du pilote.

Guynemer, qui vient d’entrer en tapinois, veut prendre la parole.

— Qu’est-ce que celui-ci ? demande le colonel.

— Mais le pilote !

— Vous ? quel âge avez-vous donc ?

— Vingt ans.

— Et le tireur ?

— Vingt-deux.

— Allons ! il n’y a encore que les enfans pour faire la guerre.

Ainsi roulés d’état-major en état-major, ils finissent par débarquer à Compiègne, conduits par le capitaine Siméon. Il n’est pas de joie complète pour Guynemer si la maison n’y est pas associée.

— Il aura la médaille militaire, déclare le capitaine Siméon, car il a voulu son Boche, il est allé le chercher.

Parole de véritable chef qui se connaît en hommes : vouloir, tout Guynemer est là. Et des détails viennent compléter le récit du combat. Guerder était à demi sorti de l’appareil pour avoir sa mitrailleuse mieux à portée de main. Pendant un enrayage, Georges crie à son camarade comment il peut désenrayer. Guerder, qui avait pris sa carabine, la pose, exécute la manœuvre indiquée et reprend le tir. Cet épisode a duré deux minutes pendant lesquelles Georges maintenait son appareil sous les balles de l’aviatik sans accepter de s’en décoller. Il voyait le recul relever le fusil du Boche.

Cependant Védrines est venu chercher le vainqueur. Il veut piloter l’appareil au retour, portant à son bord Guynemer, trépignant de joie, qui s’est assis sur le fuselage. Dès sa première victoire, Guynemer a conquis l’amitié du fantassin que sa jeune audace a réconforté dans les tranchées. Témoin cette lettre en date du 20 juillet 1915 :


« Le lieutenant-colonel Maillard, commandant le 238e régiment d’infanterie, à M. le caporal pilote Guynemer et au mécanicien Guerder de l’escadrille M. S. 3, à Vauciennes.

« Le lieutenant-colonel,

« Les officiers,

« Tout le régiment,

« Témoins du combat aérien que vous avez livré au-dessus de leurs tranchées à un aviatik allemand, ont applaudi spontanément à votre victoire qui s’est terminée par la chute verticale de votre adversaire, vous adressent leurs bien chaleureuses félicitations et prennent part à la joie que vous avez dû éprouver après un si brillant succès.

« Maillard. »


Le 21 juillet, la médaille militaire est accordée aux deux vainqueurs. Celle de Guynemer est accompagnée de cette citation : « Caporal Guynemer : pilote plein d’entrain et d’audace, volontaire pour les missions les plus périlleuses. Après une poursuite acharnée, a livré à un avion allemand un combat qui s’est terminé par l’incendie et l’écrasement de ce dernier. » Elle lui est remise le 4 août à Vauciennes par le général Dubois, qui commandait alors la VIe armée, en présence de son père qu’on a fait venir. Puis il paie sa gloire toute chaude de quelques jours de fièvre.


II. — DE L’AISNE A VERDUN

La première victoire de Guynemer est du 19 juillet 1915. Il attendra la deuxième près de six mois. Ce ne sera pas faute de l’avoir guettée. Il voudrait chevaucher un Nieuport, mais, somme toute, il a déjà eu son Boche ; en ce temps-là c’est un exploit exceptionnel : qu’il prenne donc patience et laisse les camarades en faire autant. Quand il obtient enfin ce Nieuport tant désiré, il vole 16 heures en cinq jours, et naturellement va parader sur Compiègne. Sans cette dédicace à la maison, l’appareil ne serait pas consacré.

Lorsque le surmenage d’une telle existence le contraint au repos, il erre chez lui comme une âme en peine. En vain ses parens, ses deux sœurs qu’il appelle ses « gosses » comme s’il était leur aîné, s’ingénient-ils à le distraire. Cette maison qu’il aime tant, qu’il a quittée hier, où il revient si joyeux, ramenant avec lui, comme un lévrier bondissant, sa jeune renommée, ne lui suffit plus. Il y est heureux, et il y étouffe quand les jours sont clairs. Quand les jours sont clairs, il semble un écolier pris en faute : pour un peu, il se condamnerait. Alors sa sœur Yvonne, qui l’a compris, passe avec lui un marché :

— Que te manque-t-il chez nous ?

— Ce que vous ne pouvez pas me donner. Ou plutôt si, tu peux me le donner. Promets-le-moi.

— Sans doute, pour que tu sois heureux.

— Je serai le plus heureux des hommes.

— C’est d’avance accordé.

— Eh ! bien, voilà. Tous les matins, tu regarderas le temps. S’il est vilain, tu me laisseras dormir.

— Et s’il est beau ?

— S’il est beau, tu me réveilleras.

Elle craint de demander la suite, elle devine l’usage d’un beau jour. Comme elle se tait, il fait la moue avec cette grâce câline qui séduit tous les cœurs :

— Tu ne veux plus ? Je ne pourrai pas rester : c’est plus fort que moi.

— Mais, c’est promis.

Et pour qu’il consente à rester, pour qu’il achève, tant bien que mal, de se guérir, la jeune fille, chaque matin, ouvre sa fenêtre et inspecte le ciel, faisant des vœux tout bas pour que d’épais nuages le couvrent. « Nuages qui vous tenez là-bas, immobiles, au bout de l’horizon, accourez tous : qu’attendez-vous pour venir, et me laisserez-vous éveiller mon frère qui repose ? » Les nuages sont indifférens, et il faut appeler le dormeur. Georges s’habille en hâte, sourit au ciel limpide, et roule en automobile vers Vauciennes où il réclame son appareil. Il monte, il part, il vole, il chasse l’ennemi et il revient déjeuner à Compiègne.

— Tu peux nous quitter ainsi ? dit sa mère. Cependant tu es en congé.

— Oui, l’effort de partir est plus grand.

— Alors ?

— J’aime cet effort, maman.

Son Antigone s’est imposé le devoir de tenir le marché conclu. Le soleil ne brille jamais en vain, au-dessus de la forêt, mais elle déteste le soleil. Quel étrange Roméo eût fait ce garçon ! Sans nul doute il eût chargé Juliette de le réveiller pour aller combattre et ne lui aurait point pardonné de confondre l’alouette avec le rossignol.

Rentré au camp d’aviation, à défaut de ses propres victoires qui se font désirer, il se plaît à raconter celles d’autrui. Il a toujours ignoré la rivalité et l’envie. À sa sœur Odette il envoie cette description d’une bataille livrée par le capitaine Brocard, qui surprend un Boche par derrière, l’approche à 15 mètres sans être vu et lui envoie 7 cartouches de mitrailleuse au moment où le pilote ennemi tourne enfin la tête. « Résultat : une balle dans l’oreille et une autre ressortie en pleine poitrine. Tu penses si la chute a été instantanée. Du pilote il restait un menton, une oreille, une bouche, un torse et de quoi reconstituer deux bras. Quant au coucou (brûlé), il restait le moteur et quelques ferrures. Le passager vidé pendant la chute… » On ne saurait prétendre qu’il ménage les nerfs des jeunes filles. Il les traite en guerrières qui peuvent tout entendre quand il s’agit de batailles. Il écrit tout cru : ainsi parlent les personnages de Shakspeare.

Jusqu’à la mi-septembre, il pilotait des biplaces et portait à son bord un passager, observateur ou chasseur. Le voilà parti sur son Nieuport monoplace. Il ressent l’ivresse d’être seul, cette ivresse que les amoureux de la montagne ou des airs connaissent bien. Est-ce sensation de liberté, dégagement de tous liens habituels et matériels, possession de ces déserts de l’espace ou des glaces où l’on fait des lieues sans rencontrer personne, oubli de toutes contingences au profit de son but personnel ? Ces solitaires s’accommodent malaisément d’une compagnie qui semble empiéter sur leur domaine, leur ravir une part de leurs jouissances. Guynemer ne goûtera jamais rien tant que ces randonnées où il prend tout le ciel pour lui, et malheur à l’ennemi qui s’aventure dans cette immensité devenue son parc !

Cependant, à deux reprises, le 29 septembre et le 1er octobre (1915), il est envoyé en mission spéciale. Ces missions spéciales étaient ordinairement confiées à Védrines, qui en accomplit sept. L’heure n’est pas venue d’en révéler le détail. Elles étaient spécialement dangereuses : il fallait atterrir en territoire occupé et revenir. La première demanda trois heures de vol. Il était parti dans la tempête, comme le contre-ordre arrivait à cause du temps. Quand il descendit au lever du jour, moteur ralenti, sans bruit, en vol plané, sur notre territoire envahi, le cœur lui battait fort. Des paysans qui gagnaient leurs champs le virent repartir et, reconnaissant les trois couleurs, eurent un mouvement de surprise, puis tendirent les mains. Cette mission valut au sergent Guynemer, — il avait été promu sergent peu auparavant, — sa deuxième citation : « A fait preuve de vaillance, d’énergie et de sang-froid en accomplissant comme volontaire une mission spéciale importante et difficile par un temps d’orage. » — « La palme a de la valeur, reconnaît-il dans une lettre à ses parens, car la mission a été dure. » On peut le croire : il s’y entend. Au retour, un aviateur anglais le prend pour cible, puis le reconnaît et lui adresse en l’air de grands gestes d’excuse.

Des reconnaissances (avec le capitaine Siméon), assez agitées, — au-dessus de Saint-Quentin un jour, ils sont attaqués par un fokker, et leur mitrailleuse ne fonctionne pas, en sorte qu’il leur faut essuyer 200 coups de feu à 100, puis à 50 mètres, et ils ne se tirent de la poursuite qu’en piquant dans un nuage, non sans avoir eu un pneu crevé, — des bombardemens de gares et d’entrepôts trompent mal sa fièvre de chasser. L’exploration, le nettoyage du ciel, hors cela, rien ne lui suffit. Le 6 novembre, il livre à 3 000 mètres d’altitude, au-dessus de Chaulnes, un combat épique à un L. V. G. (Luft-Verkehr-Gesellschaft), 150 HP. Parvenu à se placer à 3 mètres au-dessous, déjà il rit de voir son adversaire précipité, quand la mitrailleuse refuse son service. Aussitôt il vire sur l’aile, mais si près de l’autre qu’il l’accroche. Va-t-il dégringoler ? Un bout de toile est arraché, mais l’appareil tient bon. Comme il s’écarte, il voit l’énorme mitrailleuse ennemie braquée sur lui. Une balle lui frôle la tête. Il repique sous le Boche, et celui-ci se sauve. « Tout de même, ajoute Guynemer gaîment, si jamais je suis dans une épouvantable purée et que je doive me faire cocher de fiacre, j’aurai des souvenirs peu banals : un pneu crevé à 3 400 mètres, un accrochage à 3 000 mètres. Ce sale Boche n’a dû la vie qu’à un ressort légèrement faussé, comme l’a révélé l’autopsie de la mitrailleuse. Pour mon huitième combat, c’est vexant… »

C’est vexant, mais qu’y faire ? Parbleu, se remettre en apprentissage. Le pilotage lui donne toute satisfaction, mais ces fréquens enrayages qui sauvent l’ennemi, il s’agit de les éviter. Au collège Stanislas, Guynemer passait pour un excellent tireur. Il s’exerce à la carabine, il s’exerce à la mitrailleuse : surtout il soumet toutes les pièces de cette arme délicate à un examen attentif, il les décompose et les rassemble, il en multiplie les essais. Il se fait armurier. Là est le secret de son génie : il ne renonce jamais, il ne s’avoue jamais vaincu. S’il échoue, il recommence, mais après avoir cherché la cause de l’échec afin d’y porter remède. Sollicité un jour de choisir une devise, il prit celle-ci qui le peint tout entier : Faire face. Il fait toujours face, non pas seulement à l’ennemi, mais à tous les obstacles qui s’opposent à sa marche. Son obstination force le succès. Il n’y a aucune part de chance dans la carrière de Guynemer : tout y est volonté, poursuite, effort, acharnement.

Le dimanche 5 décembre (1915), menant une ronde dans la région de Compiègne, il aperçoit deux avions à plus de 3 000 mètres au-dessus de Chauny. Comme le plus élevé survole Bailly, il fonce dessus et l’attaque : à 50 mètres, quinze coups de mitrailleuse, puis trente à 20 mètres. L’Allemand tombe en vrille au Nord de Bailly contre le Bois Carré. Georges Guynemer est sûr de l’avoir abattu. Mais il reste encore l’autre. Il vire pour le poursuivre et l’attaquer : vainement, car son second adversaire s’est enfui. Et, quand il veut découvrir l’emplacement où le premier a dû tomber, il ne le retrouve plus. Ça, c’est trop fort : va-t-il le perdre ? Une idée vient à cet enfant. Il atterrit dans un champ près de Compiègne. C’est un dimanche, et il est midi. Ses parens doivent sortir de la messe. Il va les guetter et dès qu’il aperçoit son père, il se précipite :

— Papa, j’ai perdu mon Boche.

— Tu as perdu ton Boche ?

— Oui, un avion que j’ai descendu. Je dois rentrer à mon escadrille, mais je ne veux pas le perdre.

— Qu’y puis-je ?

— Mais le chercher et le trouver. Il doit être du côté de Bailly, vers le Bois Carré.

Et il s’enfuit, laissant à son père le soin de retrouver l’avion perdu comme on retrouve un perdreau dans un champ de luzerne. L’autorité militaire s’y prêta de bonne grâce, et le corps du pilote allemand fut découvert en effet au bord du Bois Carré où il fut enseveli.

Cet avion fut homologué, mais quelques jours plus tard, en sorte que, faute de la preuve matérielle qu’on poursuivait, le contrôle commença par le refuser à Georges Guynemer. Ah ! la règle lui refuse ce gibier-là ? Guynemer, rugissant, déclare : « Je ne lâcherai pas, je veux en avoir un autre. » Il veut toujours en avoir un autre. Et il l’a. Il l’a sans retard, quatre jours après, le 8 décembre. Voici le procès-verbal du carnet de vol : « Repérage ligne stratégique Roye-Nesle. En descendant, aperçu avion allemand haut et loin dans ses lignes. Au moment où il passe les lignes à Beuvraigne, je lui coupe la retraite et le prends en chasse. Je le rejoins en cinq minutes et tire quarante-sept coups de Lewis à 20 mètres derrière et dessous. L’avion ennemi, un L. V. G. 165 HP probablement, pique, prend feu, se retourne et va tomber en plané sur le dos à Beuvraigne, déporté par vent d’Ouest. Le passager tombe à Bus, le pilote à Tilloloy… »

Quand le vainqueur atterrit à Beuvraigne, près de sa victime, les artilleurs d’une batterie de 95 (47e batterie du 31e régiment d’artillerie) installée dans le voisinage, déjà pressés autour de la carcasse ennemie, se précipitent sur lui et l’entourent. Mais le commandant de la batterie, le capitaine Allain Launay, commande rassemblement, fait rendre les honneurs au petit sergent, harangue ses hommes et ordonne : — Maintenant, nous allons exécuter un tir en l’honneur du sergent Guynemer. — Le tir démolit une maisonnette où des Boches s’étaient réfugiés. Dès le premier obus, à la jumelle on en voit fuir un peu partout :

— C’est encore à moi qu’ils doivent ça ! s’écrie le gamin enthousiasmé.

Cependant le capitaine Allain Launay, pendant l’opération, a patiemment décousu les galons de son képi et quand il a terminé cette opération, il les tend à Guynemer :

— Promettez-moi de les porter quand vous serez nommé capitaine.

Cet avion-là ne sera pas contesté, et même il est question de nommer le gosse chevalier de la Légion d’honneur. Quand il fut proposé pour sergent, son âge avait été objecté. On l’estimait bien jeune. « Cependant, remarquait-il en colère, pour encaisser les obus, je crois que je ne le suis pas. » Cette fois, une autre objection est soulevée : — S’il reçoit la croix pour cette victoire, que lui donnera-t-on pour les suivantes ? — Le fier petit Roland s’insurge, se révolte, se dresse comme un coq sur ses ergots. Il ne s’aperçoit pas que déjà personne ne doute plus de son destin. Il l’aura, sa croix, il l’aura, et il ne l’attendra pas longtemps. Il saura bien l’arracher.

Six jours plus tard, le 14 décembre, avec son camarade, le grave et calme Buquet, il attaque deux fokker, dont l’un va s’écraser sur le sol, tandis que l’autre lui endommage son appareil. Une lettre à son père décrit le combat à sa manière qui est prompte et directe, sans un mot de surcharge : « Combat avec deux fokker. Le premier, cerné, ayant son passager tué, a piqué sur moi sans me voir. Résultat : 35 balles à bout portant et couic ! Chute vue par 4 autres appareils (3 et 1 font 4 et ça va peut-être m’amener la croix). Ensuite, combat avec le 2e fokker, monoplace tirant dans l’hélice, aussi rapide et maniable que moi. On s’est battu à 10 mètres en tournant à la verticale à qui prendrait l’autre par derrière. Mon ressort était détendu : obligé de tirer avec une main au-dessus de la tête, j’étais handicapé ; j’ai pu lui tirer 21 coups en 10 secondes. À un moment, nous avons manqué nous télescoper, je l’ai sauté, sa tête a dû passer à 50 centimètres de mes roues. Ça l’a dégoûté, il s’est éloigné et m’a laissé partir. Je suis rentré avec une pipe d’admission crevée, un culbuteur arraché : les morceaux avaient fait une quantité de trous dans mon capot et deux encoches dans l’hélice. De plus, celle-ci avait encaissé une balle. Il y en avait encore trois dans une roue, dans le fuselage (en m’entamant un câble de profondeur) et dans le gouvernail. »

Tous ces récits de chasse, durs et nets, respirent une joie sauvage, l’orgueil du triomphe. La vue d’un avion embrasé, d’un ennemi effondré, lui exalte le cœur. Les dépouilles mêmes de ses ennemis lui sont chères, comme les bijoux dus à sa jeune force. Les pattes d’épaule, les décorations de son adversaire tombé à Tilloloy lui ont été remises. Achille devant les trophées d’Hector n’est pas plus arrogant… Ces combats dans le ciel, à plus de neuf mille pieds du sol, où les deux ennemis sont isolés dans un duel à mort, à peine vus de la terre, seuls dans l’espace vide, où chaque seconde, chaque balle perdue peut entraîner la défaite, — et quelle défaite ! la chute en fou dans l’abîme, — où l’on se bat parfois de si près, en passes brèves et fugitives, qu’on se voit comme en champ clos, et que les appareils en arrivent à s’effleurer, à se heurter, tels des boucliers, et qu’il en tombe des morceaux comme des plumes d’oiseaux de proie s’assaillant bec à bec, ces combats qui exigent à la fois la manœuvre des commandes et celle de la mitrailleuse et qui font de la vitesse une arme, comment n’auraient-ils pas le pouvoir de métamorphoser ces jeunes gens, ces enfans en demi-dieux ? Hercule, Achille, Roland, le Cid, où trouver ailleurs que dans la mythologie ou l’épopée des comparaisons pour le farouche, pour le furieux Guynemer ?

Le jour même de sa majorité, le 24 décembre (1915), plus tôt que son aïeul de l’Empire, il reçoit la croix de la Légion d’honneur avec cette palme : « Pilote de grande valeur, modèle de dévouement et de courage. A rempli depuis six mois deux missions spéciales exigeant le plus bel esprit de sacrifice, et livré treize combats aériens, dont deux se sont terminés par l’incendie et la chute des avions ennemis. » La citation est déjà en retard. Elle est rédigée sur le rapport du 8 décembre. Il convient d’ajouter aux deux victoires mentionnées celle du 5 et celle du 14 décembre. Décoré pour ses vingt et un ans, l’engagé mécanicien de Pau a marché d’un train d’enfer. Le ruban rouge, le ruban jaune et la croix de guerre rouge et verte aux quatre palmes, cela vous met joliment en valeur une vareuse noire. Georges Guynemer ne méprisera jamais ces hochets. Il ne dissimulera nullement le plaisir qu’ils lui procurent. Il sait jusqu’où il faut monter pour les cueillir. Et il en veut d’autres sans cesse, non par vanité, mais pour ce qu’ils signifient.

Le 3 et le 5 février (1916), nouveaux combats, toujours dans la région de Roye et de Chaulnes. Le 3 février, dans la même ronde, il a trois rencontres en quarante minutes : « Attaqué à 11 h 10 un L. V. G. qui riposte à la mitrailleuse. Tiré 47 coups à 100 mètres : l’avion ennemi pique très fort dans ses lignes en fumant. Perdu de vue à 500 mètres du sol. A 11 à 40, attaqué un L. V. G. (avec Parabellum), à 20 mètres derrière ; ce dernier vire et pique en spirale, poursuivi à bout portant à 1 300 mètres. Il tombe à 3 kilomètres des lignes. Je redresse et le perds de vue. (Cet avion avait les ailes de la teinte jaune habituelle, le fuselage de la teinte bleue du N. et semblait profilé comme celui des monocoques.) À 11 h 50, attaqué un L. V. G. qui pique immédiatement dans les nuages où il disparaît. Atterrissage à Amiens. » Il vide le ciel de tout Boche : deux fuites et une chute, c’est un beau tableau. Toujours il attaque. De ses yeux exacts il arrache l’ennemi au mystère de l’espace et, plus haut que lui, tente de le surprendre. Le 5, devant Frise, il coupe la route à un autre L. V. G. qui rentre dans ses lignes, il l’aborde de face, vire au-dessus, se place derrière et le foudroie. Le Boche s’abat en feu entre Assevillers et Herbécourt : un de plus, et celui-ci a les honneurs du communiqué officiel. Il lui arrive de rentrer avec son avion et ses vêtemens criblés de balles. Il promène l’incendie et le massacre dans les airs. Et ce n’est rien encore, rien que l’enfance d’un paladin qui s’exerce. On le verra bien quand il aura acquis toute sa maîtrise.


Février 1916 : mois où commence la plus longue, la plus opiniâtre, la plus cruelle et, peut-être, la plus significative des batailles de la Grande Guerre. Mois des origines de Verdun et de la menaçante avance allemande sur la rive droite de la Meuse (21-26 février), au bois d’Haumont, au bois des Caures, à l’Herbebois, puis sur Samogneux, le bois des Fosses, le bois le Chaume, Ornes ; enfin, le 25 février, sur Louvemont et Douaumont. Les escadrilles, peu à peu, prennent cette direction. Guynemer va quitter la VIe armée. Il ne viendra plus virevolter au-dessus de la maison paternelle, annoncer aux siens ses victoires par ses cabrioles. Il ne sera plus le gardien qui veille sur son propre foyer quand il patrouille au-delà de Compiègne sur Noyon, Chauny, Coucy, Tracy-le-Val. Le lien qui le rattachait encore à son enfance, à son adolescence, va se détendre. Le 11 mars, l’escadrille des Cigognes reçoit pour le 12 l’ordre de départ. Elle prend son vol pour la région de Verdun…

L’aviation de chasse allemande n’avait pas cessé de progresser au cours de l’année 1915. Mais au début de 1916, voici qu’elle apparaît devant Verdun, plus homogène, mieux instruite, avec des séries d’appareils nouveaux : petits biplans monoplaces (Albatros, Halberstadt, Fokker nouveau, Ago) avec moteur fixe de 165-175 HP (Mercedes, plus rarement Benz, Argus) et deux mitrailleuses fixes tirant à travers l’hélice. Ces escadrilles de chasse (Jagdstaffeln) sont essentiellement des instrumens de combat. Une Jadstaffel comprend 18 avions (parfois 22, dont 4 de rechange). En général, ces avions ne sortent pas isolément, tout au moins quand ils doivent franchir les lignes, mais travaillent par groupes (Ketten) de 5 appareils ; l’un d’entre eux qui remplit les fonctions de guide (Kettenführer) est monté par le pilote le plus expérimenté, indépendamment de son grade. La tactique allemande en aviation cherche de plus en plus à éviter le combat solitaire, à rechercher le combat par escadrille ou à surprendre en masse l’isolé, tel un vol d’éperviers contre un aigle.

Depuis le premier groupe de chasse autonome que nous ayons eu aux offensives d’Artois (mai 1915), — qui d’ailleurs n’agissait pas offensivement, se cantonnait dans les barrages, sur et souvent en arrière de nos lignes, — notre aviation de chasse a donc peu à peu secoué les préventions. Elle ne s’est pas aussi vite perfectionnée que notre aviation de corps d’armée, si utile au cours de l’offensive de Champagne (septembre 1915). Mais il a été admis que le combat aérien ne devait pas être considéré comme un résultat du hasard, qu’il était inévitable, qu’il constituait une protection d’abord, et qu’il pouvait être ensuite une gêne efficace pour un ennemi à qui l’on interdisait les incursions sur notre domaine aérien. La prochaine offensive allemande, — celle qui devait s’exécuter contre Verdun, — était prévue. Le commandement avait organisé en conséquence le service de sûreté pour éviter les surprises, faire face sur le terrain des attaques, préparer l’entrée en ligne des unités de renforcement. Mais l’offensive de Verdun dépassa par sa violence les prévisions.

Nos escadrilles avaient rempli leur rôle d’éclaireurs avant l’attaque. Dès son déclenchement, elles furent débordées et numériquement impuissantes à remplir toutes les missions aériennes demandées. Les escadrilles de chasse ennemies, avec leurs séries nouvelles et leurs perfectionnemens, obtinrent pendant quelques jours la maîtrise absolue de l’air. Les nôtres furent jetées hors du champ de bataille, tandis que le canon les expulsait de leurs terrains d’atterrissage. Cependant la bataille de Verdun allait changer de face. Le général Pétain, qui avait pris le commandement à la date du 26 février, rétablissait l’ordre compromis par le fléchissement de la ligne, fixait la ligne nouvelle où venait se buter la ruée allemande. Il lui fallait aussi reconquérir la maîtrise de l’air. Il demanda et obtint une concentration rapide des escadrilles disponibles et réclama de notre aviation une vigoureuse tactique d’offensive. Pour réaliser l’économie des forces et la coordination des efforts, toutes les escadrilles de chasse de Verdun furent groupées sous le commandement unique du commandant de Rose. Elles opérèrent par patrouilles, sur des itinéraires parfois très éloignés, attaquant tous les avions rencontrés. En peu de temps la suprématie nous était rendue et les appareils de réglage d’artillerie et de photographie aérienne pouvaient travailler sans être gênés. La protection leur était donnée par les incursions mêmes dans les lignes allemandes.

L’escadrille des Cigognes s’est donc envolée dans la direction de Verdun. En cours de route, Guynemer abat son huitième avion, qui prend la verticale en feu. C’est d’un bon présage. À peine arrivé, le 13 mars, il explore le champ de bataille de ses yeux de conquérant. L’ennemi se croit encore le maître et ose venir dans nos lignes. Guynemer chasse au-dessus de Revigny une troupe de cinq avions, en expulse un autre de l’Argonne, se heurte au retour à deux autres encore face à face. Il aborde le premier de trois quarts, le tire à dix mètres en virant dessous. Mais l’adversaire riposte. L’appareil de Guynemer reçoit la charge : le longeron de droite arrière est coupé, le câble entamé, le montant de droite avant également coupé, le pare-brise haché. L’aviateur lui-même a reçu des éclats d’aluminium et de tôle au visage : un dans la mâchoire d’où il ne pourra jamais être extrait, un dans la joue droite, un dans la paupière gauche, laissant miraculeusement l’œil intact, d’autres plus petits un peu partout, provoquant des hémorragies, bouchant le masque, le collant à la chair. Il a en outre deux balles dans le bras gauche. Son sang l’aveugle. Il ne perd pas son sang-froid et pique en hâte, tandis que le second avion ouvre le feu et qu’un troisième à tourelle, venu à la rescousse, descend sur lui et le tire de haut en bas. Cependant il a échappé à cette escadrille par sa manœuvre, et, tout meurtri, fait néanmoins un bon atterrissage à Brocourt. Le 14, il est évacué sur Paris, à l’ambulance japonaise de l’hôtel Astoria et, la mort dans l’âme, devra laisser ses chers camarades livrer sans lui dans les airs leur bataille de Verdun…


III. — LA TERRE A VU JADIS ERRER DES PALADINS…

Verdun fut, pour notre armée céleste comme pour notre armée de terre, un redressement qui tient du prodige. En quelques jours, l’escadrille des Cigognes avait été décimée : son chef, le capitaine Brocard, blessé d’une balle au visage, forcé d’atterrir, le lieutenant Perretti tué, le lieutenant Deullin blessé, Guynemer blessé, presque tous ses meilleurs pilotes hors de combat. Il fallut la ténacité du commandant de Rose, chef de l’aviation de la IIe armée, il fallut la rapidité d’une nouvelle concentration pour reconquérir peu à peu le domaine des airs perdu. Le commandant de Rose ordonne la chasse, enflamme, électrise ses escadrilles. On ne célébrera jamais assez son action personnelle au cours des terribles mois de Verdun. Les camarades de Guynemer tiennent le ciel dans le feu, comme leurs frères, les fantassins, tiennent sous le feu le sol mouvant qui protège la vieille citadelle. Chaput abat sept avions, Nungesser six et un drachen, Navarre quatre, Lenoir quatre, Auger et Pelletier d’Oisy trois, Pulpe, Chainat et Lesort deux. Les avions d’observation rivalisent avec les avions de chasse : souvent, ils se protègent eux-mêmes et il n’est pas rare de voir leurs assaillans tomber en flammes. Deux fois le sergent Fedoroff se débarrasse ainsi d’adversaires gênans. Comment ne pas citer parmi les pilotes Stribick et Houtt, le capitaine Vuillemin et le lieutenant de Laage, les sergens de Ridder, Viallet et Buisse ; parmi les observateurs, le lieutenant Liebmann, qui fut tué, et Mutel, Naudeau, Campion, Moulines, Dumas, Robbe, Travers, et le sous-lieutenant Boillot, et le capitaine Verdurand, admirable chef d’escadrille, et le commandant Roisin, expert aux bombardemens ? Les énumérations sont toujours trop mesurées. Mais ces noms-là, il les faut crier. Cependant la bataille de Verdun brise les arbres, fend les murs, anéantit les villages, creuse la terre, défonce les plaines, tord les collines, refait le chaos qu’au troisième jour, selon la Genèse, Dieu organisa en séparant des eaux le sol où poussèrent les végétaux. L’armée française défile presque entière dans cette extraordinaire épopée et Guynemer, blessé, pleurant de rage, n’est pas là…

Mais il y eut, dans la Grande Guerre, une autre période où le groupement de nos escadrilles de combat et leur emploi offensif nous valurent dans la lutte aérienne une supériorité triomphale, et ce fut la bataille de la Somme, spécialement dans ses trois premiers mois. Période héroïque et resplendissante, où nos aviateurs surgissaient dans le ciel, semant la panique et l’effroi, pareils aux chevaliers errans de la Légende des siècles. Il semble que les vers de Victor Hugo les décrivent, et que leurs vertigineuses randonnées se prêtent mieux encore à cette évocation que les trop lentes chevauchées d’autrefois :


La terre a vu jadis errer des paladins ;
Ils flamboyaient ainsi que des éclairs soudains,
Puis s’évanouissaient, laissant sur les visages
La crainte, et la lueur de leurs brusques passages…
Les noms de quelques-uns jusqu’à nous sont venus…
Ils surgissaient du Sud ou du Septentrion,
Portant sur leur écu l’hydre ou l’alérion,
Couverts des noirs oiseaux du taillis héraldique,
Marchant seuls au sentier que le devoir indique,
Ajoutant au bruit sourd de leur pas solennel
La vague obscurité d’un voyage éternel,
Ayant franchi les flots, les monts, les bois horribles,
Ils venaient de si loin qu’ils en étaient terribles,
Et ces grands chevaliers mêlaient à leurs blasons
Toute l’immensité des sombres horizons…


Ces paladins, qui erraient alors au-dessus des plaines désolées de la Somme, non plus sur la terre, mais dans le ciel, montant des chevaux ailés, qui surgissaient, dans un bruit sourd, du Sud ou du septentrion, leurs noms traverseront les temps, comme ceux de nos vieilles épopées. On dira : c’était Dorme, c’était Heurtaux ; on dira : c’était Nungesser, Deullin, Sauvage, Tarascon, Chainat ; on dira : c’était Guynemer. Les Allemands, sans savoir leurs noms, les reconnaissaient, non plus à leurs armures et à leurs coups d’estoc, mais à leurs appareils, à leurs manœuvres, à leurs méthodes. Devant eux la plupart fuyaient éperdument le combat, se jetant au loin dans leurs lignes où ils n’étaient pas assurés de trouver le salut. Ceux qui l’acceptaient presque jamais ne rentraient. Les camps d’aviation ennemis, de Ham à Péronne, guettaient, anxieux, le retour de leurs champions qui avaient osé s’engager sur les lignes françaises. Nul d’entre ceux-ci ne s’aventurait à part. À peine le nombre les rassurait-il. Groupés en patrouilles de quatre, de cinq, de six, et parfois davantage, ils ne s’avançaient que prudemment hors de chez eux, redoutant la moindre alerte, inspectant, l’angoisse au cœur, ce ciel trop vaste et vide où l’ouragan peut se lever en un instant, où ces chevaliers mystérieux montaient la garde. Et même il n’était pas rare, au cours de ces trois prodigieux premiers mois de la Somme, que nos patrouilles de chasse françaises s’en allassent tourner pendant deux heures au-dessus des terrains d’aviation allemands, abattant tous ceux qui tentaient de décoller, achevant de jeter la terreur et la consternation chez l’ennemi…

L’offensive franco-britannique se déclencha le 1er juillet (1916) sur les plateaux qui bordent les deux rives de la Somme. Le plan général des opérations avait été arrêté à Chantilly dès le mois de décembre précédent. La bataille de Verdun n’avait pu empêcher son exécution qui devait, au contraire, dégager Verdun. L’attaque portait sur un front de 40 kilomètres, entre Gommécourt au Nord et Vermandovillers au Sud du fleuve. Dès le 1er jour, les premières lignes allemandes étaient enfoncées, le 20e corps débordait le village de Curlu et tenait le bois de Favière, tandis que le 1er corps colonial et une division du 35e corps dépassaient le ravin de Fay, s’emparaient de Becquincourt, Dompierre et Bussus. Le 3, cette avance continuait sur les deuxièmes positions. En quelques jours, l’armée du général Fayolle avait ramassé 10 000 prisonniers, 75 canons et plusieurs centaines de mitrailleuses. Mais l’armée ennemie, concentrée dans la région de Péronne, avec de forts points d’appui, tels que Maurepas, Comblés et Cléry, et, plus en arrière, Bouchavesnes et Sailly-Saillisel sur la rive droite, Estrées, Belloy-en-Santerre, Barleux, Ablaincourt et Pressoire sur la rive gauche, allait opposer une résistance acharnée qui prolongea la lutte jusqu’au cœur de l’hiver. Le recul allemand de mars 1917 sur la fameuse ligne Hindenburg fut le résultat stratégique de cette dure bataille où les succès tactiques furent continus, où la liaison fut perfectionnée entre les différentes armes, où l’infanterie dépassa les limites de la souffrance, de l’endurance et de la volonté. Faut-il rappeler les combats de. Maurepas (12 août), de Cléry (3 septembre), de Bouchavesnes (12 septembre), — de Bouchavesnes où, le soir, on put croire l’ennemi définitivement enfoncé, — et la prise de Berny-en-Santerre, de Déniécourt, de Vermandovillers (13 septembre) sur la rive gauche, et, sur la rive droite, l’entrée dans Combles cerné le 26 septembre, l’avance sur Sailly-Saillisel, la défense opiniâtre de ce village ruiné dont le château et la partie centrale étaient déjà enlevés le 15 octobre, et dont quelques îlots résistèrent jusqu’au 12 novembre. Et le bois de Chaulnes, et la Maisonnette, et Ablaincourt et Pressoire : comme à Verdun, les bois sont rasés, les villages rentrent dans la terre et la terre labourée, écrasée, martyrisée, n’est plus qu’une immense plaie.

Or l’aviation avait eu sa part de la victoire. Contrainte de tenir à Verdun contre la supériorité numérique, elle s’était libérée de la servitude de l’atmosphère et par tous les temps avait accepté et rempli ses diverses missions. Verdun l’avait durcie comme Verdun avait brûlé le sang de l’infanterie qui ne connaîtrait pas un pire enfer. Mais l’initiative des opérations lui permettait cette fois une préparation matérielle plus poussée, l’organisation de ses aérodromes, les concentrations préalables. Dès le 1er juillet 1916, sur la Somme, elle marquait nettement son avantage. Plus encore que la puissance mécanique, elle montrait une méthode qui coordonnait ses efforts et les multipliait sous l’unité de commandement. Arme en continuelle évolution, la plus soumise aux modifications de la guerre, la plus susceptible de progrès et de perfectionnement, elle avait fini néanmoins, de tâtonner et prenait son plein développement en liant toutes les autres armes et en les éclairant. Après la phase de la reconnaissance stratégique, après la phase du réglage où elle était devenue la servante quasi exclusive de l’artillerie, elle offrait maintenant à chacun ses services complexes et efficaces. Par la photographie aérienne elle apporte la connaissance exacte du terrain et des fortifications adverses. Ainsi précède-t-elle l’exécution de l’opération. Elle règle le tir, suit le programme de destruction, donne la certitude que l’heure de l’assaut peut être fixée. Puis elle accompagne l’infanterie dans cet assaut, observe sa progression, situe les positions qu’elle a conquises, révèle les nouvelles lignes ennemies, dénonce ses travaux de défense, annonce ses renforts et ses contre-attaques. Entre le commandement, le tir et la troupe, elle est le fil conducteur. Chacun sent en elle une alliée fidèle et sûre. Car elle voit, elle sait, elle parle, elle avertit. Mais pour tant de missions utiles, encore faut-il qu’elle soit elle-même protégée. L’observation exige l’absence des avions ennemis. Comment éloigner ceux-ci et les mettre hors d’état de nuire ? Alors intervient la cavalerie des airs, l’aviation des reconnaissances lointaines et de combat. La défense des appareils d’observation ne peut s’obtenir que par une protection à grandes distances, c’est-à-dire par des patrouilles offensives, et non par une garde isolée, trop souvent illusoire et inefficace contre un adversaire résolu. La sûreté rapprochée de l’armée ne peut être garantie qu’en portant la lutte aérienne au-dessus des lignes ennemies, qu’en interdisant l’incursion sur les nôtres. Les groupemens de nos escadrilles de combat réparties sur les deux rives de la Somme parvinrent à ce résultat.

Le Nieuport monoplace, rapide, maniable, d’une grande vitesse ascensionnelle, capable par ses qualités de pénétration dans l’air et la robustesse de sa construction de piquer de haut sur l’ennemi, de tomber sur lui comme l’oiseau de proie, est alors l’avion de chasse par excellence, en attendant l’entrée en scène du terrible Spad qui fera son apparition au cours même de la bataille (Guynemer et le caporal Sauvage montent les deux premiers au début de septembre 1916). Il est armé d’une mitrailleuse dont l’axe de tir est dirigé vers l’avant et invariablement lié à l’axe de marche de l’appareil. C’est un extraordinaire outil d’attaque, mais sa défense ne réside que dans sa rapidité de déplacement, dans sa vitesse d’évolutions. Sur ses arrières, il est désarmé : son champ de visibilité est très restreint sur les côtés et ne s’exerce aisément qu’en haut et en bas. Il peut aisément perdre de vue les avions de son groupe ou du groupe ennemi. Seul, il doit se méfier des surprises. Surprendre est, au contraire, pour lui une des conditions de la victoire, surtout s’il attaque un biplace dont le champ de tir est bien autrement étendu, ou s’il ne craint pas de choisir sa victime parmi toute une équipe. Il utilise le soleil, la brume, les nuages. Il gagne en hauteur pour garder l’avantage de pouvoir fondre sur l’adversaire. Et voici que cet adversaire, prudemment, timidement, s’avance, ne se méfiant pas du danger…

La bataille de la Somme fut le beau temps des solitaires et des avions couplés comme des chiens de chasse. Sans doute les méthodes ont, depuis lors, évolué. L’avenir est aux combats d’escadrilles ou d’appareils groupés. Mais le monoplace est, alors, le roi des airs. Il suffit d’un seul pour que les avions ennemis de réglage et de courte reconnaissance hésitent à passer les lignes, pour que les patrouilles de barrage de deux ou même de quatre biplaces, malgré leur avantage de tir, tournent court et se débandent. Les monoplaces allemands ne sortent qu’en troupe : à deux contre un, ils refusent le combat. Et le monoplace français est contraint à la solitude, car s’il marche en patrouille, cette patrouille fait le vide et ne trouve personne à assaillir. Tandis que, libre de manœuvrer, il peut ruser, se dissimuler dans la lumière ou s’envelopper de nuée, profiter des champs morts visuels de l’adversaire, exécuter les attaques foudroyantes qui sont impossibles au nombre. Nos aviateurs ne parlent jamais de la Somme sans un sourire de satisfaction : ils en ont rapporté de magnifiques souvenirs guerriers. Puis l’ennemi disciplina ses patrouilles de biplaces ou de monoplaces, les dressa à la résistance contre les attaques isolées, leur enseigna l’offensive contre le solitaire, aventuré hors de ses lignes. Il fallut nous-mêmes changer de tactique, recourir à la formation groupée. Mais les fortes individualités de nos chasseurs se sont révélées ou développées au cours de cette bataille de la Somme.

Le personnel de notre aviation est d’ailleurs, à cette date, incomparable. En citant les plus illustres, on craint presque de faire tort à leurs compagnons moins favorisés de la chance ou dont les exploits sont moins éclatans, mais non moins utiles. Il semblait que la nouvelle arme, recrutée un peu partout, dans la cavalerie, l’artillerie, l’infanterie, ne parviendrait que difficilement à fusionner des élémens aussi disparates. Mais la vie commune, les dangers partagés, la parité des goûts, la passion du même but à atteindre, un encadrement recruté sur place et pour ainsi dire imposé par les résultats, créaient une atmosphère de camaraderie et d’heureuse émulation. Un grand romancier voyait l’origine de nos amitiés « dans ces heures de départ pour la vie où l’on s’élance en pensée vers l’avenir avec un camarade d’idéal, avec un frère qu’on s’est choisi[3]. » Qu’est-ce donc si l’on part ensemble pour la gloire ou pour la mort ? Ces jeunes gens se sont donnés du même cœur au même service, et ce service est une perpétuelle menace sur leur jeunesse. Ils n’ont pas été rassemblés au hasard, ils sont le fruit d’une vocation et d’une sélection, ils parlent le même langage. L’amitié devient aisément pour eux une rivalité de courage, d’énergie, une école d’estime mutuelle. Elle les presse de se dépasser l’un l’autre. Elle les maintient en état de veille, elle chasse les inerties et les défaillances. Elle devient bientôt confiante et généreuse, assez pour que chacun se plaise aux succès d’autrui. En montagne, sur la mer, partout où l’homme sent plus directement sa fragilité, ces amitiés-là ne sont pas rares. Mais la guerre leur donne une occasion de perfection.

À l’escadrille des Cigognes, sur la Somme, les patrouilles, au début, se font par avion unique ou par avions couplés. Guynemer, que tout le monde appelle « le gosse, » emmène, quand il doit partir à deux, Heurtaux, qui, mince et fluet, aussi blond que lui-même est brun, si délicat, si jeunet, lui donne l’illusion du droit d’aînesse. Heurtaux est l’Olivier de ce Roland. Leurs caractères sont de même trempe, leurs énergies se valent. Dorme entraine Deullin ou de la Tour. Ou bien les choix alternent. C’est le quadrille que les Boches doivent éviter… Malheur à qui d’entre eux tombe sur l’une ou l’autre des figures ! Il y avait alors à Bapaume un groupe de cinq monoplaces allemands qui ne manœuvraient jamais qu’ensemble. S’ils apercevaient une paire de Nieuport, ils viraient aussitôt de bord et se sauvaient en toute hâte. Mais si quelqu’un de nos chasseurs croisait seul, il recevait l’assaut de toute la bande. Heurtaux, ainsi attaqué, avait dû piquer et atterrir. Au retour, il reçut les quolibets de Guynemer. Car l’amitié, à cet âge, est rude : « Vas-y, lui conseilla Heurtaux, et tu verras. » Guynemer y alla seul le lendemain. À son tour, il fut « descendu. » Après ce double essai, qui aurait pu tourner beaucoup plus mal, — mais il faut bien que les chevaliers s’amusent, — les cinq monoplaces de Bapaume furent méthodiquement, mais promptement, abattus.

L’amitié exige un niveau commun des âmes. Elle se mue bientôt en protection, elle n’est plus alors l’amitié, si la supériorité de l’un des amis se manifeste évidente. Au groupe des Cigognes, elle règne en paix dans la guerre, tant il semble que chacun, à tour de rôle, surpasse les autres. Qui sera le premier, en fin de compte, non pour les chiffres des citations, non pour la renommée et le public, mais selon le témoignage de ses compagnons, le plus clairvoyant et le plus sûr, car nul ne trompe ses pairs ? Sera-ce le froid et calme Dorme, qui s’en va à la bataille comme un pêcheur à ses filets, qui ne parle jamais de ses exploits et qui, sous cette apparence modeste, douce, bienveillante, porte un cœur plein de haine contre l’envahisseur qui occupe Briey, son pays, et, durant dix mois, a retenu et maltraité ses parens ? Rien que sur la Somme, ses victoires officielles ont atteint le nombre de dix-sept ; mais il en faudrait ajouter bien d’autres, si l’on consultait l’ennemi, car ce silencieux, ce pondéré est d’une invraisemblable audace. Il s’aventure jusqu’à plus de 15 et 20 kilomètres au-dessus des lignes allemandes, tranquille sous les averses d’obus qui montent de la terre. Si loin chez eux, les avions boches se croient à l’abri, quand, du Sud ou du Septentrion, surgit ce paladin. Cependant il rentre, souriant, aussi frais qu’au départ. À peine obtient-on de lui un bref procès-verbal. On inspecte son appareil : aucune trace de projectile. On dirait que ce touriste revient de promenade. En plus de cent combats, son avion n’a reçu que trois toutes petites blessures. Son habileté manœuvrière est incroyable : ses virages serrés, ses renversemens mettent l’adversaire dans l’impossibilité de tirer. Il sait rompre à temps le combat si sa propre manœuvre n’a pas réussi. Il paraît invulnérable. Plus tard, bien plus tard, comme il combat sur l’Aisne (mai 1917), Dorme, enfoncé au loin chez l’ennemi, ne reviendra pas.

Sera-ce Heurtaux, dont le jeu est aussi délicat et fin que lui-même, virtuose de l’air, adroit, souple et spirituel, dont le coup d’œil et la main égalent en rapidité la pensée ? Sera-ce Deullin, attentif à la manœuvre d’approche, prompt comme la tempête ? Ou l’endurant, le robuste, l’admirable sous-lieutenant Nungesser, ou le sergent Sauvage, ou l’adjudant Tarascon ? Sera-ce le capitaine Ménard, ou Sanglier, ou de la Tour ? Mais vous savez bien que c’est Guynemer. Pourquoi donc est-ce Guynemer, de l’avis de tous ses rivaux ? L’épopée ou l’histoire ont associé bien des noms d’amis, Achille et Patrocle, Oreste et Pylade, Nisus et Enryale, Roland et Olivier. Toujours, dans ces amitiés, l’un des deux est dépassé par l’autre, et ce n’est ni par l’intelligence, ni par le courage, ni par la noblesse de la nature. On peut même préférer, pour leur générosité ou leur conseil, un Patrocle à un Achille, un Olivier à un Roland. D’où vient donc cette primauté ? C’est le secret du tempérament, c’est le secret du génie, flamme intérieure qui brûle plus ardente et dont les apparitions saisissent d’étonnement et presque d’effroi, comme devant la divulgation d’un mystère.

Certes, Georges Guynemer est mécanicien et armurier. Il connaît son appareil et sa mitrailleuse. Il sait leur faire donner leur maximum de rendement. Mais d’autres, pareillement, le savent. Dorme, Heurtaux sont peut-être plus manœuvriers que lui. Le voici qui va chevaucher son Nieuport. L’oiseau est sorti du hangar, il l’a minutieusement examiné et palpé. Ce grand jeune homme mince, au teint ambré, au visage d’un ovale allongé, le nez serré, les coins de la bouche un peu tombans, une ombre de moustache dessinée sur les lèvres, les cheveux d’un noir de corbeau rejetés en arrière, aurait l’air d’un chef maure s’il était plus impassible. Mais les pensées ne cessent pas de courir sur les traits, et cette course incessante leur communique plus de grâce et de fraîcheur… Maintenant les traits se tendent, se durcissent. Une ride verticale se creuse au-dessus du nez sur le front. Les yeux, — ces yeux inoubliables de Guynemer, — en forme arrondie d’agates, noirs et brûlés ensemble de leur propre feu, d’un éclat impossible à soutenir, et pour lesquels il ne saurait y avoir qu’une seule expression assez forte, celle dont Saint-Simon s’est servi pour je ne sais plus quel personnage de la cour de Louis XIV : ils assènent des regards, — ont percé comme des flèches le ciel où l’oreille exercée a perçu le ronflement d’un moteur ennemi. D’avance ils condamnent à mort l’audacieux. À distance, ils semblent l’attirer vers le gouffre, comme l’envoûteur par ses sortilèges.

Cependant il a revêtu sur sa vareuse noire la combinaison fourrée. Le passe-montagne presse la chevelure, resserre, encadre l’ovale. Le casque de cuir recouvre, comme d’un cimier, la tête qui s’est redressée. Plutarque a parlé de l’air terrible d’Alexandre partant au combat. Le visage de Guynemer, au départ, était effrayant.

Qu’a-t-il fait dans les airs ? Ses carnets de vol et les procès-verbaux officiels l’attestent. Cent fois de suite, à chaque page, et plusieurs fois par page, ses carnets de vol portent cette petite phrase qui semble bondir du papier comme un dogue qui montre les dents : J’attaque… J’attaque… J’attaque… De loin en loin apparait, presque honteux et vergogneux, un : Je suis attaqué. Plus de vingt victoires sur la Somme sont marquées à son actif et il y faudrait ajouter, comme à Dorme, celles qui ont été remportées trop loin pour être confirmées. Le 13 septembre 1916, et pour le premier mois seulement de la bataille de la Somme, l’escadrille des Cigognes, capitaine Brocard, est citée à l’ordre de l’armée : « A fait preuve d’un allant et d’un esprit de dévouement hors de pair, dans les opérations de Verdun et de la Somme, livrant du 19 mars au 19 août 1916, 338 combats, abattant 38 avions, 3 drachen et obligeant 36 autres avions fortement atteints à atterrir. » Le capitaine Brocard dédie cet ordre du jour au lieutenant Guynemer en inscrivant au-dessous : « Au lieutenant Guynemer, mon plus vieux pilote et ma plus éclatante Cigogne. Reconnaissant souvenir et vives amitiés. » Et tous les pilotes de l’escadrille, à tour de rôle, viennent signer. Ce qu’il a fait dans les airs, ses compagnons de chasse, souvent, l’ont vu. Mais il faut redescendre. Et Guynemer atterrit.

Dans quel état ! Même vainqueur, son visage n’est pas apaisé. Il ne le sera jamais. Il n’a jamais son compte. Jamais il n’a livré assez de combats, jamais incendié ou détruit assez d’adversaires. Il est encore sous l’action de sa dépense nerveuse, et comme électrisé par le fluide qui continue de passer en lui. Cependant son appareil porte des traces de la lutte : là dans l’aile, ici dans le fuselage et voyez le gouvernail de profondeur : une, deux, trois, quatre balles. Mais lui-même a été effleuré. Sa combinaison est éraflée, l’extrémité de son gant est déchirée. Par quel miracle est-il là ? Il vient de sauter dans la mort comme dans un cerceau.

Sa méthode est d’une impétuosité, d’une témérité folles. Elle n’est à recommander à personne. La force ou le nombre de l’adversaire, loin de le rebuter, l’attirent. Il monte à de vertigineuses hauteurs, il se met dans le soleil, et il guette. Il ne recourt pas, dans l’attaque, à l’acrobatie aérienne dont il connaît pourtant tous les tours. Il bourre au plus court : c’est, en escrime, le coup droit. Sans chercher à se maintenir dans les angles morts de l’adversaire, il tombe sur lui comme un caillou. Il le tire à bout portant, au risque d’essuyer son feu le premier, au risque même de l’accrocher. Mais là, sa sûreté de manœuvre veille pour le dégager. S’il a manqué son coup de surprise, il ne rompt pas le combat comme la prudence l’exige. Il revient à la charge, il refuse de décrocher, il tient l’adversaire, il le veut, il l’a.

Sa passion ne faiblit jamais. Les jours de pluie, quand il serait déraisonnable et inutile de voler, enragé, il erre autour des hangars où reposent les chevaux ailés. Il ne résiste pas, il entre, il monte le sien. Installé dans sa carlingue, il manie les commandes. Avec sa monture fidèle il a de mystérieux colloques.

En l’air, il a plus de force de résistance que les plus robustes. Ce frêle, ce malingre Guynemer, ajourné deux fois pour faiblesse de constitution, ne renonce jamais. À mesure que l’aviation a plus d’exigences, à mesure que l’altitude la rend plus épuisante, Guynemer semble allonger ses vols jusqu’à ce que le surmenage, la dépression nerveuse, l’obligent à s’en aller ailleurs prendre un peu de repos dont il souffre. Mais brusquement, avant qu’il ait goûté ce repos nécessaire, il le jette comme du lest, et revient. Il surgit dans les airs, pareil au faucon de la légende de saint Julien l’Hospitalier : « La bête hardie montait droit dans l’air comme une flèche et l’on voyait deux taches inégales tourner, se joindre, puis disparaître dans les hauteurs de l’azur. Le faucon ne tardait pas à descendre en déchirant quelque oiseau, et revenait se poser sur le gantelet, les deux ailes frémissantes[4]. » Ainsi Guynemer, vainqueur, vient-il, frémissant, se poser sur le champ d’aviation. En vérité, un dieu le possède.

À part cela, c’est un gamin charmant, tendre, simple et gai.

Henry Bordeaux.
  1. Saint-Simon.
  2. Voyez les Captifs délivrés.
  3. Paul Bourget, Une idylle tragique.
  4. Flaubert.