Le Chien du jardinier/Acte III

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Le Chien du jardinier
Traduction par Jean-Joseph-Stanislas-Albert Damas-Hinard.
Théâtre de Lope de VegaCharpentiertome 1 (p. 129-155).
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JOURNÉE TROISIÈME.



Scène I.

Un jardin public.


Entrent FRÉDÉRIC, RICARDO et CÉLIO.
Ricardo.

Quoi ! vous l’avez vu ?

Frédéric.

Je l’ai vu.

Ricardo.

Elle lui a donné des soufflets ?

Frédéric.

Oui, des soufflets. — Or le service peut fournir des occasions de mécontentement, mais je ne crois pas que ce soit ici la cause ; et pour qu’une femme de son rang s’oublie jusque là avec un homme, il faut qu’il y ait des motifs d’une autre nature. Vous voyez, aussi, combien depuis ce temps son crédit a augmenté.

Ricardo.

Parfois les femmes laissent prendre beaucoup d’empire à leurs domestiques.

Frédéric.

Je vous dis qu’elle se perd ; et je vous rappellerai à ce propos la fable qu’a racontée un poète moraliste : le pot de terre et le pot de fer. Le pot de terre et le pot de fer voyageaient ensemble le long d’une rivière, et le premier évitait soigneusement le second, de peur de se briser au moindre choc Cette fable s’applique à merveille à l’homme et à la femme, et lorsque celle-ci, qui est l’argile, s’approche autant du fer, elle court grand risque de se briser.

Ricardo.

J’admirais la hauteur et la fierté de Diane, et il est tout simple que, ce jour-là, je n’aie pas su bien voir. Mais, depuis, Théodore a des chevaux, des pages, des parures, qu’il n’aurait jamais eus probablement sans cette circonstance, et cela me donne beaucoup à penser.

Frédéric.

Avant que cela vienne à se savoir dans Naples, et que l’honneur de notre sang en soit terni, que nos soupçons soient ou non fondés, il faut que Théodore meure.

Ricardo.

Oui, c’est un service à rendre à la comtesse, même malgré elle.

Frédéric.

Mais comment faire ?

Ricardo.

Rien de plus facile. Nous avons à Naples des hommes qui ne vivent que de ce métier, et qui sont toujours prêts à donner du sang pour de l’or. Il n’y a qu’à s’adresser à un bravo, et qu’il le dépêche au plus vite.

Frédéric.

Je tiens à ce qu’il n’y ait pas de retard.

Ricardo.

Dès ce soir tant d’insolence recevra son châtiment.

Frédéric.

Ne sont-ce pas des bravi que je vois ?

Ricardo.

Ils en ont tout l’air.

Frédéric.

Le ciel offensé comme nous favorise notre dessein.


Entrent TRISTAN, FURIO, ANTONEL et LIRANO. Tristan est habillé de neuf.
Furio.

Il faut, mon cher, que vous nous régaliez en l’honneur de ce bel habit qu’on vous a donné.

Antonel.

Notre bon Tristan sait bien que cela est trop juste.

Tristan.

Je le ferai, messeigneurs, avec le plus grand plaisir.

Lirano.

Quel habit magnifique !

Tristan.

Bon ! tout cela n’est rien, et avant peu vous verrez bien autre chose. Si la fortune ne change, je serai bientôt secrétaire du secrétaire.

Lirano.

Savez-vous, Tristan, que la comtesse fait beaucoup pour votre maître ?

Tristan.

Il est son grand confident, sa main droite, le dispensateur ordinaire de ses grâces.

Antonel.

Laissons là toutes ces fariboles, et buvons.

Furio.

Il me semble que dans cet endroit-ci il doit y avoir du lacryma christi excellent, et de la délicieuse malvoisie.

Tristan.

Goûtons un peu du vin grec, d’autant que je veux apprendre cette langue, et qu’il n’y a pas de meilleur moyen,

Ricardo.

Cet homme brun, au teint jaune, doit être le plus brave des trois ; voyez comme les autres lui montrent des égards. — Célio ?

Célio.

Monseigneur ?

Ricardo.

Fais-nous venir cet homme pâle qui est là parmi ces cavaliers.

Célio, allant vers Tristan.

Holà ! cavalier, avant que vous entriez dans ce saint ermitage, le marquis mon maître voudrait vous dire un mot.

Tristan.

Camarades, voilà un grand seigneur qui me fait appeler, et comme vous sentez, je ne puis pas refuser d’aller savoir ce qu’il désire. Entrez là, et buvez quelques brocs de vin, en mangeant deux doigts de fromage, pendant que je m’informe de ce qu’il me veut.

Antonel.

Eh bien, tâchez de nous rejoindre au plus tôt.

Furio, Antonio et Lirano sortent.
Tristan.

Je vous suis. (Au marquis.) Que désire votre seigneurie ?

Ricardo.

Votre air déterminé, votre bonne mine nous a engagés, le comte Frédéric et moi, à vous appeler pour savoir si, moyennant une récompense, vous seriez homme à nous rendre service. Il s’agirait d’un homme dont nous voudrions nous défaire.

Tristan, à part.

Vive le ciel ! ce sont les prétendants de la comtesse, et il y a là-dessous quelque machination. — Faisons semblant de rien.

Frédéric.

Eh bien, qu’en dites-vous ?

Tristan.

C’est que j’étais là à réfléchir si par hasard votre seigneurie voulait se moquer. Chacun vit de son état… Honneur à celui qui distribue parmi les hommes la force et le courage ! Il n’y a point d’épée à Naples qui ne tremble au bruit de mon nom. Vous avez entendu parler du fameux Hector ; eh bien, là où je suis qu’Hector disparaisse ; car s’il l’a été à Troie, moi je le suis à Naples.

Frédéric.

C’est justement l’homme qu’il nous faut. (À Tristan.) Sur notre tête nous parlons sérieusement ; et si votre valeur répond à votre nom, et que vous consentiez à nous débarrasser d’un homme, nous vous donnerons pour cela ce que vous voudrez.

Tristan.

Je me contenterai de deux cents écus, fût-ce le diable.

Ricardo.

Eh bien, nous vous en donnerons trois cents, et que cela soit fait cette nuit.

Tristan.

C’est bien. Maintenant, tout ce que je vous demande, c’est d’abord le nom du personnage, et ensuite un à-compte.

Ricardo.

Vous connaissez Diane, la comtesse de Belflor ?

Tristan.

Oui ; j’ai même quelques liaisons dans sa maison.

Ricardo.

Pourriez-vous bien tuer un de ses domestiques ?

Tristan.

Domestiques, valets, suivantes, je tuerai tout ce que vous voudrez… jusqu’aux chevaux de son carrosse.

Ricardo.

Eh bien, l’homme dont il faut nous défaire, c’est Théodore.

Tristan.

Alors il faudrait s’y prendre autrement : car, d’après ce qu’on m’a dit, Théodore ne sort plus de nuit, et dans la crainte sans doute de votre ressentiment, il m’a fait prier ces jours-ci d’entrer à son service. Laissez-moi entrer chez lui, et je vous promets de lui donner un de ces jours deux petites saignées qui lui feront avoir un bon Requiem, sans qu’il y ait personne de compromis. — Eh bien, ça vous va-t-il ?

Frédéric.

Il nous aurait été impossible de trouver dans tout Naples quelqu’un qui fît mieux et plus sûrement notre affaire. Entrez donc à son service, et quand vous lui aurez donné, sans qu’on s’en doute, ce qu’il mérite, venez vous réfugier chez nous.

Tristan.

Maintenant, messeigneurs, j’aurais besoin de cent écus.

Ricardo.

En voilà cinquante ; pour le moment je n’ai que cela dans ma bourse. Dès que vous serez établi chez la comtesse, je vous garantis le reste, et mieux encore.

Tristan.

Tenez seulement votre promesse. Vos seigneuries peuvent s’en aller tranquilles ; car Bras-de-fer, Brise-murailles, Arfuz le-lion et Peur-au-diable m’attendent ici à côté, et je ne voudrais pas qu’ils pussent concevoir le moindre soupçon.

Ricardo.

Vous avez raison, mon cher. Adieu.

Frédéric.

Quelle heureuse rencontre !

Tristan.

Ce pauvre Théodore, je le regarde comme mort.

Frédéric.

Comme il a l’air déterminé, ce gaillard !

Le Marquis, Frédéric et Célio sortent.
Tristan.

Il me faut avertir Théodore. Ma foi, tant pis pour les amis et pour le vin de Grèce ! mais c’est le plus pressé. Justement je l’aperçois. Où donc allez-vous, monseigneur ?


Entre THÉODORE.
Théodore.

Hélas ! je l’ignore moi-même. Je suis dans un tel état que je ne sais plus ni ce que je fais, ni quelle force me conduit. Je suis seul, sans idées, dominé par un sentiment unique qui tantôt me dit de lever jusqu’au soleil mon regard audacieux, et tantôt retombe dans un profond découragement. Tu vis hier comment me parla la comtesse : eh bien, aujourd’hui elle est tellement changée, que l’on croirait à peine qu’elle me connaisse, et Marcelle jouit de nouveau de ma disgrâce.

Tristan.

Retournons, je vous prie, à la maison. Je craindrais qu’on nous vît ensemble en ce lieu.

Théodore.

Et pourquoi donc ?

Tristan.

Chemin faisant je vous apprendrai qui en veut à vos jours.

Théodore.

On en veut à mes jours !… Et qui donc ?

Tristan.

Parlez plus bas, et n’ayez pas peur. — Le marquis et le comte m’ont fait des propositions à ce sujet, et tout est convenu entre cous.

Théodore.

Le marquis et le comte !

Tristan.

D’après la vivacité à laquelle la comtesse se laissa aller l’autre jour avec vous, ils soupçonnent qu’elle vous aime ; et me prenant pour un de ces brigands qui ne vivent que d’homicides, ils m’ont acheté votre vie pour trois cents écus, sur lesquels ils m’en ont avancé cinquante en guise d’arrhes. Moi, je leur ai dit que vous m’aviez fait prier d’entrer à votre service, et que dès aujourd’hui j’y entrais afin de pouvoir vous expédier plus à l’aise. Ainsi vous ne risquez rien encore.

Théodore.

Ah ! plût au ciel que quelqu’un me délivrât de cette vie ! je serais trop heureux de mourir !

Tristan.

Bon ! je vois que vous êtes tout à fait fou.

Théodore.

Et comment veux-tu que je ne désire pas ce qui serait la fin de mes maux ?… Songe, Tristan, que si Diane y trouvait la moindre possibilité, elle n’hésiterait pas un moment à me prendre pour époux ; mais plus elle s’enflamme, plus elle craint de compromettre sa gloire ; plus elle m’aime, plus elle m’accable de froideur et de mépris.

Tristan.

Que diriez-vous si je trouvais un moyen d’arranger cela ?

Théodore.

Que tu as l’esprit Inventif d’Ulysse.

Tristan.

Si je parvenais à vous amener chez vous un généreux et noble père qui vous rendît l’égal de la comtesse, ne seriez-vous pas hors d’affaire ?

Théodore.

Sans doute.

Tristan.

J’ai ce qu’il vous faut. Il y a quelque vingt ans, le comte Ludovic envoya à Malte son fils, nommé comme vous Théodore, mais qui, de plus, avait l’avantage d’être le neveu du grand maître. Ce jeune homme a été pris par les Mores, et depuis on n’a plus eu de ses nouvelles. Le comte Ludovic sera votre père ; et vous vous serez son fils. C’est moi qui m’en charge.

Théodore.

Songe, Tristan, que cela peut s’engager de telle sorte, qu’il nous en coûte à tous deux l’honneur et la vie.

Tristan.

Soyez tranquille ; retournez chez vous ; et demain avant midi je vous salue comte de Belflor.

Il sort
Théodore.

J’ai bien d’autres pensées, et pour finir mes maux je ne puis employer qu’un remède efficace : l’absence. Je partirai, je m’éloignerai de la comtesse[1].

Il sort.



Scène II.

L’appartement de la Comtesse.


Entrent LA COMTESSE et THÉODORE.
La Comtesse.

Eh bien, Théodore, êtes-vous guéri de votre tristesse ?

Théodore.

Ah ! madame, j’aime ma tristesse, je chéris mon mal, et je n’y désire point de soulagement, puisque je souffre alors surtout que je cherche à guérir. Bénis soient les maux qui sont si doux à supporter que celui qui se voit périr aime encore sa perte ! Je n’ai qu’un chagrin, c’est d’être forcé par mon mal de m’éloigner de celle qui le cause.

La Comtesse.

Vous voulez vous absenter ? Pour quel motif ?

Théodore.

On en veut à mes jours.

La Comtesse.

Je m’en doutais.

Théodore.

On porte envie à mes maux qui viennent d’un si grand bien. Je vous demande la permission de passer en Espagne.

La Comtesse.

Vous ne pouviez prendre un parti plus sûr ni plus généreux. Vous nous mettrez ainsi à l’abri du danger, et en même temps, si vous m’affligez par ce départ, vous dissiperez les soupçons qui pourraient ternir mon honneur. Depuis le jour où je m’emportai d’une manière si ridicule en présence de Frédéric, il m’a montré une telle jalousie, que je dois consentir à ce que vous me demandez. Allez en Espagne ; on vous donnera six mille écus pour les frais du voyage.

Théodore.

Cette absence fera taire sans doute vos ennemis. — J’embrasse vos genoux.

La Comtesse.

Va, Théodore, pars. Épargne une femme faible et trop malheureuse.

Théodore.

Vous pleurez ! Que voulez-vous que je fasse ?

La Comtesse.

Enfin, Théodore, tu pars ?

Théodore.

Oui, madame.

La Comtesse.

Eh bien, adieu. — Mais non, attends, écoute.

Théodore.

Qu’ordonnez-vous ?

La Comtesse.

Rien. Pars.

Théodore.

Je m’éloigne.

La Comtesse, à part.

Je me meurs ! Y a t-il tourment égal à celui que j’endure. (Haut.) Eh bien ! vous n’êtes pas parti ?

Théodore.

Je m’en vais, madame.

Il sort.
La Comtesse.

Honneur, honneur, maudit sois-tu ? Détestable invention des hommes, tu renverses les lois de la nature ; et je ne sais si ton frein est aussi juste, aussi utile qu’on le prétend. Malheur sur celui qui t’inventa !


Entre THÉODORE.
Théodore.

Je viens savoir si je pourrai partir dès aujourd’hui ?

La Comtesse.

Je ne le sais pas plus que vous. Mais pourquoi êtes-vous revenu ? Vous ne devinez donc pas que votre vue me fait souffrir ?

Théodore.

Je ne puis m’éloigner, madame. C’est par vous que j’existe ; ma vie, mon âme sont là où vous êtes, et j’ai peine à quitter ma vie et mon âme.

La Comtesse.

Pars, je t’en supplie. L’amour lutte contre l’honneur, et ta présence lui donne trop d’avantages. Éloigne-toi de grâce, Théodore. Songe que si tu laisses ici une partie de ton être, tu emportes avec toi une partie de moi-même.

Théodore.

Que Dieu conserve votre seigneurie !

Il sort.
La Comtesse.

Maudite soit ma seigneurie qui m’empêche d’être à celui que j’aime ! — Me voilà seule ; il est parti celui qui était la lumière de mes yeux. Qu’ils s’affligent sur leur infortune. — Ils ont eu tort de regarder, et il est juste qu’ils pleurent[2].


Entre MARCELLE.
Marcelle.

Madame, s’il m’est permis de vous demander aujourd’hui, après plusieurs années, la récompense de mes services, il vous sera facile de me l’accorder, et en même temps, puisque j’ai eu le malheur de vous déplaire, vous ôterez de devant vos yeux un objet qui vous est désagréable.

La Comtesse.

Je ne vous comprends pas, Marcelle. De quelle récompense parlez-vous ?

Marcelle.

On dit que Théodore craignant de secrètes embûches, part aujourd’hui pour l’Espagne : vous n’avez qu’à m’envoyer avec lui comme son épouse, et de la sorte ma présence ne blessera plus vos regards.

La Comtesse.

Mais savez-vous, d’abord, s’il le voudrait ?

Marcelle.

Je ne vous l’aurais pas demandé si je n’étais sûre de lui en cette circonstance.

La Comtesse.

Est-ce que vous lui en avez parlé ?

Marcelle.

Oui, madame, nous en avons parlé ensemble.

La Comtesse.

Il ne me manquait plus que ce nouvel ennui !

Marcelle.

Nous sommes d’accord, et il disposera toutes choses pour que notre voyage se fasse avec plus de commodité.

La Comtesse, à part.

Pardonne, cruel honneur, pardonne aux folies que l’amour m’inspire ! — Mais non, je puis cette fois, sans l’offenser, m’éviter ce nouveau chagrin.

Marcelle.

Que décidez-vous, madame ?

La Comtesse.

Je ne puis me passer de toi, ma chère ; et en songeant à me quitter, tu fais tort à mon attachement et à celui de Fabio, qui t’adore. Je te marierai avec lui. Laisse partir Théodore.

Marcelle.

J’abhorre Fabio, et j’aime Théodore.

La Comtesse.

Il ne tient à rien que mon secret ne m’échappe, et je suis sur le point d’éclater. Modérons-nous. (Haut.) Fabio, ma chère, te convient beaucoup mieux.

Marcelle.

Mais, madame…

La Comtesse.

Ne réplique pas.

Elle sort.
Marcelle.

Que fera mon amour déterminé à résister à cet abus de pouvoir ? L’amour, la jalousie, qui remplissent mon cœur, m’inviteraient à un coup hardi. Mais non, arrêtons-nous au bord du précipice… L’amour malheureux ressemble à un arbre que la gelée a flétri au milieu de sa floraison. Il réjouissait la vue par ses couleurs et donnait les plus douces espérances, lorsqu’une gelée cruelle vient de couvrir de deuil. Qu’importe, ensuite, la beauté des fleurs, si elles se sont perdues avec le fruit qu’elles promettaient !

Elle sort.



Scène III.

Un salon chez le comte Ludovic.


Entrent LUDOVIC et CAMILLE.
Camille.

C’est le seul moyen que vous ayez de conserver votre nom.

Ludovic.

Ne me parle pas de mariage, mon pauvre Camille ; mes années y sont un grand obstacle, et quoiqu’un motif aussi légitime que celui-là pût me rendre excusable de me marier à mon âge, la crainte m’empêche de me décider. Il pourrait se faire que je n’eusse point d’enfants ; je n’en serais pas moins marié, et près d’un vieux mari une jeune femme est comme le lierre auprès de l’orme : il l’embrasse et le pare, mais l’arbre se dessèche pendant que la plante verdoyante brille de tout son éclat[3]. Ne me parle donc plus de me remarier. Cela ne sert qu’à renouveler mes regrets et à me rappeler mon malheur. Tu le sais, depuis vingt ans, abusé par de vaines espérances, j’attends chaque jour mon Théodore, que je pleure chaque jour.


Entre UN PAGE.
Le Page.

Il y a là un marchand grec qui demande à parler à votre seigneurie.

Ludovic.

Fais entrer.

Le Page salue et sort.


Entrent TRISTAN et FURIO habillés en Arméniens.
Tristan.

Permettez, monseigneur, que je vous baise les mains, et puisse le ciel accomplir vos désirs les plus chers !

Ludovic.

Soyez le bien venu, seigneur. Puis-je vous demander le motif qui vous a amené dans nos parages ?

Tristan.

Je suis venu de Constantinople à Chypre, et de là à Venise, avec un navire chargé de toiles de Perse ; et me trouvant en Italie, ayant d’ailleurs le désir d’éclaircir certains doutes, j’ai voulu, pendant que mes commis vendent la cargaison, voir cette ville de Naples tant vantée. Je l’avoue, ce que j’avais entendu dire n’est rien auprès de la réalité, et je suis confondu de la grandeur et de la beauté de votre ville.

Ludovic.

En effet, il y a peu de villes aussi grandes et aussi belles.

Tristan.

Il est vrai. — Vous saurez, seigneur, que mon père était un marchand grec, dont le principal commerce était celui des esclaves. Or, un jour, à la foire d’Astéclies, il acheta un enfant si beau — si beau, que la nature n’en a jamais produit un autre semblable. C’étaient des Turcs qui le vendaient. Il avait été pris par les vaisseaux d’un pacha, à la hauteur de Céphalonie, sur les galères de Malte.

Ludovic.

Ah ! Camille, mon cœur se trouble.

Tristan.

Mon père s’affectionna à cet enfant et l’emmena en Arménie, où il le fit élever avec moi et une mienne sœur.

Ludovic.

Ami, attendez, un moment… que je respire. Dieu ! je tremble et j’espère.

Tristan, à part.

Ça commence à prendre.

Ludovic.

Comment se nomme-t-il ?

Tristan.

Théodore.

Ludovic.

Ah ! combien la vérité a de force ! En vous écoutant, je me sens attendri, et les larmes inondent mon visage.

Tristan.

Serpalitonie ma sœur et ce jeune homme… (plût au ciel qu’il n’eût pas été si beau ! il aurait été moins dangereux). Donc, ma sœur Serpalitonie et ce jeune homme ne tardèrent pas à s’aimer, et celle-ci avait de quinze à seize ans, lorsque, pendant un voyage de mon père, cet amour s’accrut et se développa de telle façon, qu’au bout de quelques mois tout le monde put s’en apercevoir. Théodore fut saisi de crainte, et il s’enfuit de chez nous en laissant ma sœur dans un grand embarras. Catiborrato, mon père, sentit vivement ce malheur, mais il fut plus affligé encore du départ de son fils adoptif, et bientôt le chagrin termina ses jours. Presque en même temps nous baptisions son petit-fils ; — car il est bon de vous dire que l’église d’Arménie, quoique séparée de la vôtre, suit les mêmes rites ; et le jeune enfant fut appelé Terrimaconio. Il est l’un des plus beaux de la ville de Tépicas, où nous résidons. Arrivé à Naples, et tout en m’amusant à visiter la ville, je me suis informé, comme je le ferai partout, de Théodore, et une esclave grecque, qui sert dans mon hôtellerie, m’a dit que ce pourrait bien être le fils du comte Ludovic.

Ludovic.

Oh ! oui, c’est lui, je n’en doute pas ; mais où le trouver ?

Tristan.

À ces mots, qui sont pour moi un trait de lumière, — je m’enquiers de votre demeure ; on me comprend mal et l’on m’envoie chez la comtesse de Belflor, et là, devinez quelle est la première personne que je vois…

Ludovic.

Tout mon cœur est ému.

Tristan.

C’était Théodore !

Ludovic.

Théodore, dites-vous ?

Tristan.

Il aurait bien voulu m’éviter. Impossible. Moi, après avoir hésité un moment à cause que la barbe l’a un peu changé, je l’ai bien vite reconnu, et suis allé vers lui. De son côté il n’a pas tardé à me reconnaître. Il m’a supplié de ne raconter l’aventure à personne, il craignait qu’on ne vînt à avoir mauvaise opinion de lui parce qu’il avait été en esclavage. « Eh quoi ! lui ai je dit, toi qui es peut-être le fils d’un des plus grands seigneurs de Naples, tu rougirais de ce que tu as été accidentellement esclave ? — Moi, fils d’un grand seigneur ! a-t-il répondu ; quelle folie ! » Bref, je suis venu savoir de vous-même la vérité de ce que m’a dit l’esclave grecque, et si Théodore est bien réellement votre fils, vous recommander son fils à lui et mon neveu. Oh ! oui, permettez que ma sœur vienne à Naples avec le jeune Terrimaconio… non pas que je songe pour cela à un mariage qui pourrait humilier votre fierté, mais pour qu’elle présente son enfant à son illustre aïeul.

Ludovic.

Embrassez-moi, mon ami. À la joie dont je suis pénétré, je sens la vérité de vos discours. Ah ! fils de mon âme, que je retrouve pour mon bonheur après une si longue et si cruelle séparation ! Camille, que me conseilles-tu ? Ne dois-je pas aller le voir et le reconnaître ?

Camille.

Certainement. Courez, monseigneur, et puisse sa vue vous rendre une vie nouvelle !

Ludovic, à Tristan.

Mon ami, si vous voulez venir avec moi, partons ; si vous aimez mieux vous reposer, attendez-moi ici, et disposez de tout comme moi-même ; car tout ici est à vous. Pour moi, je pars, je cours.

Tristan.

Je ne puis profiter d’aucune de vos offres ; car une affaire que j’ai à traiter, relative à une partie de diamants, réclame ma présence ailleurs. Mais je serai ici en même temps que vous. Suis-moi, Macaponios.

Furio.

Je vous suis.

Tristan.

Ardis engagnif.

Furio.

Morlis muy bonis.

Tristan.

Andemis arnouf !

Camille.

Quelle langue !

Ludovic.

Allons, viens, Camille.

Ils sortent.



Scène IV.

Une rue.


Entrent TRISTAN et FURIO.
Tristan.

Ils continuent leur route.

Furio.

Le vieux comte vole, sans attendre ni voiture ni domestiques.

Tristan.

Il serait plaisant que j’eusse bien rencontré, et que Théodore fût vraiment son fils !

Furio.

Ce serait par trop fort, que la vérité fût dans un pareil mensonge.

Tristan.

Dépouillons vite ces habits. Il importe qu’aucune de mes connaissances ne me voie ainsi accoutré.

Furio.

Dépêche-toi.

Tristan.

Ô puissance de l’amour paternel !

Furio.

Où t’attendrai-je ?

Tristan.

À la taverne de l’Orme.

Furio.

Adieu.

Tristan.

Voilà pourtant à quoi peut servir l’esprit ! — Reparaissons maintenant sous mon costume ordinaire, que j’avais gardé sous mes vastes habits, afin de pouvoir, au besoin, jeter sous une porte mon turban arménien et ma houppelande grecque.


Entrent LE MARQUIS et LE COMTE.
Frédéric.

Je vous réponds que c’est notre brave, celui qui devait nous débarrasser de Théodore.

Ricardo.

Holà ! cavalier, un mot. — Est-ce ainsi que l’on tient sa parole entre gens d’honneur ? et ne devrait-on pas réaliser plus vite une promesse que l’on a faite si aisément ?

Tristan.

Monseigneur…

Frédéric.

Nous regardez-vous, par hasard, comme vos égaux ?

Tristan.

Ne me condamnez pas sans m’entendre. — Je suis déjà entré au service de ce pauvre jeune homme, et bientôt cette main vous l’aura expédié. Mais le tuer ouvertement d’un coup d’épée serait vous compromettre ; et la prudence est un trésor céleste, — à tel point que les anciens en faisaient la première vertu. Théodore, n’en doutez pas, est un homme mort. Le jour et la nuit il vit retiré dans son appartement, en proie à la plus noire mélancolie, comme s’il pressentait la destinée qui l’attend. Rapportez-vous-en à moi, et ne précipitez rien. Je sais où et quand je dois lui donner son compte.

Frédéric.

Il me semble, marquis, qu’il a raison. Puisqu’il est entré à son service, c’est déjà quelque chose. Soyzz-en sur, il le tuera.

Ricardo.

Je n’en doute pas plus que vous.

Frédéric.

Parlons bas.

Tristan.

En attendant, mes chers seigneurs, n’auriez-vous pas sur vous par hasard, une cinquantaine d’écus d’or ? Je voudrais m’acheter un cheval qui, au jour en question, me serait fort utile.

Ricardo.

Les voici, tenez ; et soyez sûr qu’une fois l’affaire terminée, nous vous témoignerons bien autrement notre reconnaissance.

Tristan.

Je risque ma vie dans l’aventure, mais c’est pour vous, et pour vous je risquerais bien autre chose ! Je vous quitte ; je ne voudrais pas que du balcon du palais on me vît causer avec vos seigneuries.

Frédéric.

Vous êtes de bon sens.

Tristan.

Vous le verrez bien mieux quand je vous escofierai le jeune homme.

Il sort.
Frédéric.

Comme il a l’air intrépide !

Ricardo.

Et en même temps il n’est pas sot.

Frédéric.

Il le tuera de la bonne manière.

Ricardo.

On ne peut mieux.


Entre CÉLIO.
Célio.

A-t-on jamais rien vu d’aussi étonnant ?

Frédéric.

Qu’est-ce donc, Célio ? où vas-tu ? Arrête.

Célio.

C’est une aventure des plus étranges, et qui va certainement vous affliger. — Ne voyez-vous pas cette foule qui se porte vers l’hôtel du comte Ludovic ?

Ricardo.

Est-ce qu’il est mort ?

Célio.

Non pas ! veuillez m’écouter. On va le féliciter de ce qu’il a heureusement retrouvé un fils qu’il croyait perdu.

Ricardo.

Et en quoi cela pourrait-il contrarier nos projets ?

Célio.

C’est que ce fils est précisément Théodore, le secrétaire de la comtesse… et comme vous avez tous deux des prétentions de ce côté-là…

Frédéric.

Il m’a tout troublé.

Ricardo.

Théodore ! fils du comte !… Comment donc est-on venu à le savoir ?

Célio.

L’histoire en est longue, et on la raconte de tant de manières différentes, que je me défierais de ma mémoire.

Frédéric.

A-t-on jamais vu un pareil malheur ?

Ricardo.

Mon espérance s’est bien vite évanouie.

Frédéric.

Je veux voir ce qui en est.

Ricardo.

Je vais avec vous.

Célio.

Vous verrez bientôt que je vous ai dit la vérité.

Ils sortent.



Scène V.

Un salon chez la Comtesse.


Entrent THÉODORE et MARCELLE.
Marcelle.

Enfin, Théodore, vous partez ?

Théodore.

À qui la faute ? La rivalité entre deux personnes si inégales pouvait-elle amener autre chose ?

Marcelle.

Vous voulez m’abuser, comme alors que vous faisiez semblant de m’aimer ! Vous ne m’aimiez pas, c’était la comtesse que votre cœur aimait, et il ne vous reste plus désormais que l’espoir de l’oublier.

Théodore.

Moi ! la comtesse !…

Marcelle.

Il n’est plus temps, Théodore, de nier les folles prétentions qui ont amené votre perte, et vous recevez le juste prix de votre lâcheté et de votre audace. De votre lâcheté, puisque la comtesse a pu garder le respect qu’elle se devait. De votre audace, puisque vous osiez prétendre à elle… Heureusement l’honneur a mis entre vos amours une barrière infranchissable, et grâce à lui je suis vengée. Je vous aimais encore, mais la vengeance me fera oublier ma passion ; et pour avoir plus de regrets, souvenez-vous que je ne pense plus à vous, que je vous ai banni de mon souvenir.

Théodore.

Voilà bien des folies pour finir par un mariage avec Fabio.

Marcelle.

C’est vous qui l’avez voulu ; c’est votre dédain, votre abandon qui m’y obligent.


Entre FABIO.
Fabio.

Théodore ne devant plus rester ici que peu d’instants, vous faites bien, Marcelle, d’en profiter.

Théodore.

Vous ne pouvez pas être jaloux d’un homme que les mers vont bientôt séparer d’elle.

Fabio.

Décidément, vous partez donc ?

Théodore.

Ne le voyez-vous pas ?

Fabio.

Voici la comtesse qui vient vous parler.


Entrent LA COMTESSE, DOROTHÉE et ANARDA.
La Comtesse.

Quoi ! déjà prêt, Théodore ?

Théodore.

Si j’avais des ailes, madame, je serais déjà bien loin.

La Comtesse, à Anarda.

Avez-vous rangé ce que je vous ai dit ?

Anarda.

Tout est plié et emballé.

Fabio.

Il s’en va tout de bon.

Marcelle.

Et vous êtes jaloux.

La Comtesse, à Théodore.

Écoutez.

Théodore.

Je suis à vos ordres.

La Comtesse.

Vous partez, Théodore, et je vous aime !

Théodore.

Votre cruauté me force à m’éloigner.

La Comtesse.

Étant qui je suis, que pouvais-je faire ?

Théodore.

Vous pleurez ?

La Comtesse.

Quelque chose m’est tombé dans les yeux[4].

Théodore.

Est-ce l’amour ?

La Comtesse.

Peut-être. Et maintenant il veut sortir avec mes larmes.

Théodore.

Je pars, madame, je pars ; mais mon cœur reste avec vous, et vous ne vous apercevrez pas de mon absence ; car c’est avec le cœur que l’on doit servir une beauté si noble. — Qu’avez-vous à m’ordonner encore, puisque je suis tout à vous ?

La Comtesse.

Quel triste jour !

Théodore.

Je pars, madame, je pars ; mais mon cœur reste avec vous.

La Comtesse.

Vous trouverez parmi vos effets quelques bagatelles que je vous donne. Quand vous les verrez, quand vous verrez ces tristes dépouilles de votre victoire, — victoire, hélas ! si cruelle, — dites-vous que Diane les a mouillées de ses larmes. — Quel triste jour !

Théodore.

Je pars, madame ; mais mon cœur reste avec vous.

Anarda.

Ils mourront de chagrin.

Dorothée.

Que l’amour est difficile à cacher !

Anarda.

Il ferait mieux de rester. — Regardez donc ; ils se sont pris la main, et l’on dirait qu’ils échangent des anneaux.

Dorothée.

La comtesse ressemble un peu au chien du jardinier.

Anarda.

Elle s’apprivoise un peu tard.

Dorothée.

Qu’elle mange donc, ou qu’elle laisse manger les autres.


Entrent LE COMTE LUDOVIC et CAMILLE
Ludovic.

La joie où je suis et mon âge doivent me faire pardonner, madame la comtesse, d’entrer aussi librement chez vous.

La Comtesse.

Qu’est-ce donc, seigneur comte ?

Ludovic.

Vous seule, madame, ignorez ce que tout Naples sait à présent. Depuis un moment que nouvelle s’y est répandue, tout le monde s’empressait autour de moi sur mon passage, et ce n’est pas sans des peines infinies que j’ai pu arriver jusqu’à mon fils.

La Comtesse.

Quel fils ? Je ne comprends pas.

Ludovic.

Votre seigneurie n’a donc jamais ouï parler de mon histoire ? — Vous ne savez donc pas qu’il y a vingt ans un mien fils, que j’envoyais à Malte, auprès de son oncle, fut pris par les galères d’Ali-pacha ?

La Comtesse.

En effet… je me rappelle. — Eh bien ?

Ludovic.

Eh bien, le ciel dans sa bonté me fait retrouver mon fils, après mille traverses.

La Comtesse.

Je suis flattée, comte, que vous m’ayez fait part d’une si heureuse nouvelle, et je vous en félicite.

Ludovic.

Mais vous, madame, vous allez, à votre tour, me rendre ce fils qui est à votre service sans se douter que je suis son père. — Ah ! si sa pauvre mère avait pu voir ce moment !

La Comtesse.

Quoi ! votre fils à mon service !… Serait-ce par hasard Fabio ?

Ludovic.

Il ne se nomme pas Fabio, madame, mais bien Théodore.

La Comtesse.

Théodore !

Ludovic.

Oui, madame.

Théodore.

Qu’entends-je ?

La Comtesse.

Eh bien, Théodore, approchez, parlez ; — parlez au comte, à votre père.

Ludovic.

Quoi ! c’est ce jeune homme ?

Théodore.

Mais, seigneur comte, songez…

Ludovic.

Eh ! mon fils, à quoi songer, si ce n’est à mourir de joie dans tes bras ?

La Comtesse.

Quelle étrange aventure !

Anarda.

Quoi ! madame, Théodore est donc de la plus haute noblesse ?

Théodore.

Seigneur, l’émotion m’a troublé à un point… Moi, votre fils ?

Ludovic.

Quand je n’en aurais pas la preuve, il me suffirait de te voir… C’est ainsi que j’étais à ton âge.

Théodore.

Pardon, mais je vous en supplie… souffrez que je vous dise…

Ludovic.

Ne me dis rien. — Je suis hors de moi. Quelle bonne mine ! quel air distingué ! et comme la nature a bien écrit sur ton front la noblesse de ta naissance ! Dieu puisse te bénir !… Partons, mon enfant. — Viens avec moi, viens prendre possession de ta maison, viens enfin passer sous ce portique que tu verras surmonté des plus nobles armoiries de ce royaume.

Théodore.

J’étais, seigneur, au moment de partir pour l’Espagne ; et dès lors…

Ludovic.

Pour l’Espagne, dis-tu ? — L’Espagne est pour toi dans mes bras.

La Comtesse.

Je vous en prie, seigneur comte, laissez un moment Théodore ici, afin qu’il se calme, et qu’il puisse aller se présenter chez vous sous un vêtement plus convenable. Je ne voudrais pas, d’ailleurs, qu’il sortît de ma maison au milieu de tout ce monde.

Ludovic.

Vous avez mille fois raison, madame, et je dois céder. Je vous laisse donc mon fils, tout en regrettant de ne pouvoir pas l’emmener avec moi. Mais, je vous en prie, que le jour du moins ne finisse pas sans que je revoie l’unique bien qui me reste.

La Comtesse.

Je vous le promets.

Ludovic, à Théodore.

Adieu, mon enfant.

Théodore.

Je me mets à vos pieds.

Ludovic.

Camille, à présent la mort peut venir quand elle voudra.

Camille.

En vérité, votre Théodore est un charmant jeune homme.

Ludovic.

Je ne veux pas trop y penser ; cela me rendrait fou.

Il sort avec Camille.
Fabio, à Théodore.

Je vous baise les mains.

Anarda.

Et moi aussi, monseigneur

Dorothée.

Et moi, je me recommande à votre seigneurie.

Marcelle.

Les grands seigneurs doivent être affables, ne l’oubliez pas.

La Comtesse.

Laissez-le donc. Vous l’assiégez, et vous l’ennuyez avec vos folies. — Seigneur Théodore, recevez mes compliments.

Théodore.

Laissez-moi tomber à vos pieds. Plus que jamais je suis votre esclave.

La Comtesse.

Allez-vous-en ; laissez-nous seuls.

Marcelle.

Qu’en dites-vous, Fabio ?

Fabio.

J’en suis enchanté.

Dorothée, à Anarda.

Que vous en semble ?

Anarda.

Que désormais la comtesse ne voudra plus être le chien du jardinier.

Dorothée.

Elle n’empêchera plus les autres de manger.

Anarda.

Plus que jamais. Mais du moins elle mangera elle-même.

Dorothée.

Eh bien, qu’elle mange tout son soûl.

Les domestiques sortent.
La Comtesse.

Vous ne partez donc plus pour l’Espagne ?

Théodore.

Moi !

La Comtesse.

Vous ne me dites plus : Je pars, madame, je pars ; mais mon cœur reste avec vous.

Théodore.

Vous riez de voir les faveurs dont me comble la fortune.

Il lui baise la main.
La Comtesse.

Que faites-vous donc là ?

Théodore.

Nous pouvons désormais traiter d’égal à égal.

La Comtesse.

Vous me paraissez tout autre.

Théodore.

C’est vous qui êtes changée, et qui regrettez, je crois, que je sois devenu votre égal. Vous aimeriez mieux que je fusse demeuré votre domestique. Quand on aime, on désire d’habitude que l’objet aimé soit dans une position inférieure.

La Comtesse.

Vous vous trompez ; car désormais, il n’y a plus d’obstacle entre nous ; vous pouvez être à moi ; et dès ce soir, si vous voulez…

Théodore.

Ô bonheur inespéré !… Fortune, arrête-toi.

La Comtesse.

Je serai, je suis sûre, la plus heureuse des femmes. — Allez vous habiller.

Théodore.

Oui, je vais voir ce père si miraculeusement retrouvé, et faire connaissance avec mon majorat.

La Comtesse.

Adieu donc, comte.

Théodore.

Adieu, comtesse.

La Comtesse.

Écoutez.

Théodore.

Qu’est-ce ?

La Comtesse.

Qu’est-ce ?… — Est-ce donc ainsi qu’un serviteur répond à sa maîtresse ?

Théodore.

Chacun son tour, et à présent je suis seigneur et maître.

La Comtesse.

Souvenez-vous nu moins de ne plus me donner de jalousie avec Marcelle, quelque regret qu’elle y puisse avoir.

Théodore.

Croyez-le, dans ma position actuelle je ne m’abaisserais pas à aimer une servante.

La Comtesse.

N’oubliez jamais ce que vous venez de dire.

Théodore.

Vous m’offensez.

La Comtesse.

Et moi, qui suis-je donc[5] ?

Théodore.

Ml femme.

Il sort.
La Comtesse.

Je n’ai plus rien à désirer ; et comme le disait Théodore : Fortune, arrête, arrête-toi.


Entrent RICARDO et FRÉDÉRIC.
Ricardo.

Eh quoi ! comtesse, au milieu de tous ces changements et de toutes ces réjouissances, vous ne faites point part à vos amis…

La Comtesse.

Je suis prête à vous faire part avec plaisir de tout ce que vous demanderez.

Frédéric.

Nous espérions que vous nous auriez appris vous-même la bonne fortune survenue à votre ancien secrétaire.

La Comtesse.

Eh bien, félicitez-moi tout à la fois de ce que Théodore est comte et de ce qu’il est mon époux.

Elle sort.
Ricardo.

Eh bien, qu’en dites-vous ?

Frédéric.

J’en perds la tête.

Ricardo.

Ah ! si le drôle avait tenu sa promesse.

Frédéric.

Le voici.


Entre TRISTAN.
Tristan

Tout va à merveille ; et voilà comme le génie d’un laquais peut mettre sens dessus dessous toute une ville.

Ricardo.

Hector, ou qui que tu sois, un moment, s’il te plaît.

Tristan.

Mon véritable nom est : Mort-à-tous.

Frédéric.

Il y paraît bien.

Tristan.

Eh ! ma foi, s’il n’était devenu comte, il y passait avant ce soir.

Ricardo.

Comte ou non, qu’importe ?

Tristan.

Lorsque je consentis à m’arranger avec vous moyennant trois cents écus, il s’agissait de tuer Théodore domestique, et non pas de tuer Théodore comte. — Or, un comte c’est autre chose, et le prix doit augmenter ; car il est bien différent de tuer un comte ou même une demi-douzaine de domestiques qui meurent les uns de faim, les autres d’ennui, et la plupart d’envie.

Frédéric.

Combien te faudrait-il pour le tuer avant ce soir ?

Tristan.

Mille écus.

Ricardo.

Soit ! je te les promets.

Tristan.

Je voudrais des arrhes pour ce marché-là.

Ricardo.

Voici une chaîne d’or.

Tristan.

Allez compter l’argent.

Frédéric.

J’y vais de ce pas.

Tristan.

Et moi je vais transpercer notre jeune homme. — Écoutez.

Ricardo.

Quoi encore ?

Tristan.

Bouche close.

Frédéric et Ricardo sortent.


Entre THÉODORE.
Théodore.

Je t’ai vu parler à ces deux assassins.

Tristan.

Il n’y a pas dans tout Naples deux plus grands imbéciles. Voyez cette chaîne : ils me l’ont donnée, et de plus ils m’ont promis mille écus pour que je vous tue aujourd’hui.

Théodore.

Ah çà, Tristan, ne serais-tu pas pour quelque chose dans mon changement de fortune ? J’en tremble.

Tristan.

Si vous m’aviez entendu parler grec, vous me récompenseriez, je suis sûr, plus généreusement que ces gens-là… Mais, ma foi, cela n’est pas difficile de grecquiser[6]. Il ne s’agit que de parler comme pour les autres langues… Mais les beaux noms que je leur ai inventés ! Astéclies, Catiborrato, Serpalitonie, Terrimaconio !… Après tout, cela peut bien être grec, et comme personne ne l’entend, je l’ai donné pour tel.

Théodore.

Je suis en proie à mille pensées qui m’affligent et m’effrayent… Ne sais-tu pas que si l’on vient à découvrir la fourberie, je ne risque pas moins que mon déshonneur ?

Tristan.

Quoi ! c’est là ce qui vous occupe en ce moment !

Théodore.

Tu es un vrai démon.

Tristan.

Laissez aller les choses, et attendez la fin de l’aventure.

Théodore.

Voici venir la comtesse.

Tristan.

Il ne faut pas qu’elle me voie ; je vais me cacher.

Il sort.


Entre LA COMTESSE.
La Comtesse.

Comment ! Théodore, vous n’êtes pas allé voir votre père ?

Théodore.

Un grand souci me retient, et j’en reviens à vous demander la permission de faire mon voyage en Espagne.

La Comtesse.

C’est encore Marcelle, sans doute, qui…

Théodore.

Moi, Marcelle !

La Comtesse.

Qu’avez-vous donc ?

Théodore.

J’ose à peine vous le dire.

La Comtesse.

Parlez, parlez, Théodore, fût-ce contre moi-même.

Théodore.

Tristan, qui a remporté aujourd’hui le prix de la fourberie, Tristan le fourbe des fourbes, — voyant mon amour et ma tristesse, et informé que Ludovic avait perdu un fils, a arrangé toute cette intrigue. Je suis de condition obscure ; je n’ai point connu mon père, et je dois mon existence à mes faibles talents et à ma plume. Le comte me croit son fils, et quoique je puisse obtenir votre main, et avec elle la fortune et le bonheur, la délicatesse ne me permet pas de vous abuser, et je ne manquerai jamais à la noblesse de ma nature. Je vous supplie donc de m’autoriser à partir pour l’Espagne ; je ne veux tromper ni vous ni votre bienveillance.

La Comtesse.

Vous avez raison, Théodore, de me déclarer noblement qui vous êtes ; mais vous avez tort de penser que je sois assez simple pour que cela empêche la réalisation de mes projets. Tout ce que je voulais, c’était un moyen de couvrir l’obscurité de votre naissance. Le bonheur n’est pas dans la grandeur et dans les titres, il est dans l’union des âmes ; je vous accepte pour époux ; et afin que Tristan ne puisse jamais révéler ce secret, cette nuit, pendant son sommeil…

Tristan, du dehors.

Place ! place !

La Comtesse.

Qu’est-ce donc ?


Entre TRISTAN.
Tristan.

C’est moi ! moi Tristan, qui me plains, non sans raison, de la plus effroyable ingratitude que l’on ait jamais vue chez une femme. Quoi donc ! parce que je fais votre bonheur, qui est dans l’union des âmes, — vous, pendant mon sommeil, vous voudriez…

La Comtesse.

Tu m’as donc entendue ?

Tristan.

Oh ! l’on ne m’attrape pas comme ça.

La Comtesse.

Approche.

Tristan.

Moi ! merci.

La Comtesse.

Ne crains rien. Je te promets ma protection, mon amitié ; mais à ton tour il faut que tu me promettes un secret absolu sur tout ceci.

Tristan.

Mon intérêt vous répond de ma discrétion.

Théodore.

Écoutez. — Entendez-vous ce bruit ?


Entrent LUDOVIC, FRÉDÉRIC, RICARDO, CAMILLE, FABIO,
MARCELLE, ANARDA, DOROTHÉE.
Ricardo, à Ludovic.

Nous voulons accompagner votre fils.

Frédéric.

Tout Naples attend qu’il paraisse.

Ludovic.

Permettez, madame. — Mon fils, un carrosse t’attend, et toute la noblesse de Naples à cheval veut t’accompagner. Viens, mon enfant ; viens revoir, après tant d’années d’absence, les lieux qui t’ont vu naître.

La Comtesse.

Avant qu’il sorte d’ici, je veux, comte, que tous appreniez de moi-même que je suis son épouse.

Ludovic.

Maintenant que la Fortune arrête sa roue avec un clou d’or. Je venais ici chercher un fils, et j’en trouve deux.

Frédéric.

Avancez, Ricardo, et présentez nos compliments.

Ricardo.

Je pourrais complimenter le seigneur Théodore de ce qu’il est encore vivant ; car, jaloux de la bienveillance que lui témoignait la comtesse, j’avais promis à ce coquin mille écus, sans la chaîne qu’il porte, pour qu’il me débarrassât de mon rival. — Ordonnez, madame, qu’on l’arrête. C’est à coup sûr un voleur.

Théodore.

Non pas, je vous prie : celui qui défend son maître ne fait que son devoir.

Ricardo.

Quel est donc ce brave prétendu ?

Théodore.

Mon domestique ; et pour reconnaître ce service et tant d’autres, je le marie avec Dorothée, puisque la comtesse a déjà donné Marcelle à Fabio.

Ricardo.

Je me charge de doter Marcelle.

Frédéric.

Et moi Dorothée.

Ludovic.

Quel bonheur !… un fils ! et qui fait le plus beau mariage !

Théodore, au public.

Sur ce, noble assemblée, il nous reste à vous prier de ne dire à personne notre secret, et nous finissons, si vous le voulez bien, la fameuse comédie, le Chien du jardinier.

  1. Ce monologue, qui forme un sonnet dans l’original, est rempli de jeux de mots fondés sur une expression fort usitée en Espagne, poner tierra en medio, mettre de la terre entre soi et une autre personne, c’est-à-dire, s’éloigner. Comme il nous était impossible de traduire ce morceau, nous avons dû l’abréger.
  2. Il y a dans le texte trois petits couplets finissant par le même refrain : qu’ils s’affligent sur leur infortune, etc. etc.
  3. Le mot yedra (lierre) étant en espagnol du genre féminin et le pronom personnel ella (elle) s’appliquant tout à la fois au mot yedra (lierre) et au mot mujer (femme), cette comparaison a dans l’original une grâce qu’il est impossible de reproduire.
  4. ...Me ha caydo
    Algo en los ojos
    .

  5. Il y a ici une grâce qu’il est difficile de reproduire en français. Théodore vient de dire qu’il était seigneur et maître, et un moment après, il a ajouté qu’il ne pourrait plus aimer une servante. La comtesse feint de s’appliquer cette expression, et elle donne à entendre qu’elle veut toujours être aimée, bien qu’elle soit devenue la servante de Théodore.
  6. Por vida mía, que es cosa
    fácil el grecesizar.