Le Citoyen/Chapitre II

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Traduction par Samuel Sorbière.
Société Typographique (Volume 1 des Œuvres philosophiques et politiquesp. 78-97).

CHAPITRE II

De la loi de nature en ce qui regarde les contrats.


SOMMAIRE

I. Que la loi de nature n’est pas le consentement des hommes, mais ce que la raison nous dicte. II. Que c’est une loi fondamentale de la nature, qu’il faut chercher la paix, si on peut l’obtenir, et se préparer à la défense, si cela n’est possible. III. Que c’est une des premières lois particulières de la nature, qu’il ne faut pas retenir le droit qu’on a sur toutes choses. IV. Ce que c’est que retenir, et que transférer son droit. V. Que pour la transaction du droit, la volonté de l’acceptant est nécessaire. VI. Que le droit n’est point transféré qu’en termes du présent. VIL Que les termes du futur, s’ils sont accompagnés des autres signes de la volonté, ont assez de force pour transférer le droit. VIII. Qu’en une donation libre, les termes du futur ne sont point transaction du droit. IX. Définition du contrat et du pacte. X. Que dans les pactes, les paroles du futur transfèrent le droit. XI. Que les pactes d’une confiance mutuelle sont invalides en l’état de nature, mais non pas en celui de la société civile. XII. Qu’on ne peut point contracter avec les bêtes, ni avec Dieu, sans la révélation. XIII. Ni faire de vœu à Dieu. XIV. Que les pactes n’obligent qu’à un effort extrême. XV. Par quelles maniè­res nous sommes quittes de nos promesses. XVI. Que les promesses qu’on a extor­quées de nous, crainte de la mort, doivent avoir leur vigueur en l’état de nature. XVII. Qu’un pacte postérieur, contradictoire au précédent, demeure invalide. XVIII. Que le pacte de ne pas résister à celui qui nous fait quelque outrage en notre corps est invalide. XIX. Que le pacte de s’accuser soi-même est de nulle force. XX. Définition du serment. XXI. Que le serment doit être conçu en la forme de laquelle se sert celui qui le prête. XXII. Que le serment n’ajoute rien à l’obligation qui naît du pacte. XXIII. Qu’il ne faut point exiger de serment, si ce n’est lorsque le violement des promesses peut demeurer caché, ou ne peut être puni que de Dieu seulement.


I. Les auteurs ne sont pas bien d’accord de la définition de la loi naturelle, quoiqu’ils usent fort souvent de ce terme en leurs écrits. C’est que la méthode qui commence par la définition des choses, et qui en ôte les équivoques, n’est propre qu’à ceux qui ont envie de ne pas laisser de lieu à la dispute. Si quelqu’un veut prouver qu’une certaine action a été faite contre la loi de nature, il alléguera qu’elle heurte le consentement des peuples les plus sages et mieux disciplinés ; mais il ne m’enseignera pas à qui il appartiendra de juger des mœurs, de l’érudition, et de la sagesse de toutes les nations de la terre. Quelque autre dira en sa preuve, que c’est qu’une telle action a été faite contre le consentement de tout le genre humain. Mais cette définition n’est pas recevable ; car il s’ensuivrait que personne ne pourrait pécher contre cette loi, hormis les fous et les enfants ; d’autant que, par ce mot de genre humain, on doit entendre tous ceux qui se servent de leur raison. Or ces derniers, ou ils suivent leur raison, ou s’ils s’en écartent, ce n’est pas volontairement qu’ils faillent, et par ainsi ils sont à excuser : mais ce serait une injuste manière de procéder, que d’apprendre les lois de nature du consentement de ceux qui les enfreignent plus souvent qu’ils ne les observent. D’ailleurs les hommes condamnent bien souvent, en autrui, ce qu’ils approu­vent en eux-mêmes ; au contraire, ils louent en public, ce qu’ils méprisent en leur particulier, et donnent leur avis selon la coutume qu’ils ont prise, plutôt que selon les raisonnements qu’ils ont formés sur quelque matière ; enfin le consentement, qu’ils prêtent à une chose, procède de haine, de crainte, d’espérance, d’amour, ou de quelque autre perturbation de l’âme, plutôt que d’un raisonnement ferme et éclairé. Voilà pourquoi il arrive assez souvent que des peuples entiers, d’un consentement unanime, et avec une persévérance inébran­lable, s’opiniâtrent en des résolutions, qui choquent, au dire des auteurs, la loi de la nature. Mais puisque tous accordent que ce qui n’est point fait contre la droite raison est fait justement, nous devons estimer injuste tout ce qui répugne à cette même droite raison (c’est-à-dire, tout ce qui contredit quelque vérité que nous avons découverte par une bonne et forte ratiocination sur des prin­cipes véritables). Or nous disons que ce qui est fait contre le droit, est fait contre quelque loi. Donc la droite raison est notre règle, et ce que nous nommons la loi natu­relle ; car elle n’est pas moins une partie de la nature humaine, que les autres facultés et puissances de l’âme. Afin donc que je recueille en une définition ce que j’ai voulu rechercher en cet article, je dis que la loi de nature est ce que nous dicte la droite raison * touchant les choses que nous avons à faire, ou à omettre pour la conservation de notre vie, et des parties de notre corps.


Remarque :

  • [La droite raison.] « Par la droite raison en l’état naturel des hommes, je n’entends pas, comme font plusieurs autres, une faculté infaillible, mais l’acte pro­pre et véritable de la ratiocination, que chacun exerce sur ses actions, d’où il peut rejaillir quelque dommage, ou quelque utilité aux autres hommes. Je dis la ratiocination propre, parce que, encore bien que dans une cité, la raison de la ville (c’est-à-dire, la loi civile, et l’intérêt public) doive être tenue pour juste par chaque citoyen, néanmoins hors de là, où personne ne peut connaître la droite raison d’avec la fausse que par la comparaison qu’il en fait avec la sienne propre, il faut que celle-ci serve de règle, non seulement à ses actions propres, dont il est responsable à soi-même, mais aussi qu’en ses affaires particulières il l’éta­blisse juge pour ses intérêts de la droite raison des autres. le nomme le raisonnement véritable, qui est fondé sur de vrais principes, et élevé en bon ordre. Parce que toute l’infraction des lois naturelles vient du faux raisonn­ement, ou de la sottise des hommes, qui ne prennent pas garde que les devoirs et les services qu’ils rendent aux autres retournent sur eux-mêmes, et sont néces­saires à Leur propre conservation. J’ai touché ce me semble, et expliqué aux articles II, III, IV, V, VI et VII du premier chapitre, les principes de la droite raison qui regardent cette sorte de devoirs. »


II. Or la première et la fondamentale loi de nature est qu’il faut chercher la paix, si on peut l’obtenir, et rechercher le secours de la guerre, si la paix est impossible à acquérir. Car nous avons montré au dernier article du chapitre précédent, que cette maxime nous était dictée par la droite raison. Et je viens de définir les lois naturelles par les notions que la droite raison nous dicte. Je mets celle-ci la première, d’autant que toutes les autres en dérivent, et nous enseignent les moyens d’acquérir la paix, ou de nous préparer à la défense.


III. C’est une des lois naturelles qui dérivent de cette fondamentale, qu’il ne faut pas retenir Le droit qu’on a sur toutes choses, mais qu’il en faut quitter une partie, et la transporter à autrui. Car si chacun retenait le droit qu’il a sur toutes choses, il s’ensuivrait nécessairement, que les invasions et les défenses seraient également légi­ti­mes (étant une nécessité naturelle que chacun tâche de défendre son corps, et ce qui fait à sa conservation) et, par ainsi, on retomberait dans une guerre continuelle. Il est donc contraire au bien de la paix, c’est-à-dire, à la loi de nature, que quelqu’un ne veuille pas céder de son droit sur toutes choses.


IV. Mais celui-là quitte son droit, qui simplement y renonce, ou qui le transporte à autrui- La simple renonciation se fait lorsque quelqu’un déclare suffisamment, qu’il ne veut plus se réserver la permission de faire une chose qui lui était licite auparavant. Le transport du droit se fait lorsque, par des signes valables, on donne a connaître à autrui qu’on lui cède ce qu’il est content de recevoir, et qu’on se dépouille, en sa fa­veur, du droit qu’on avait de lui résister en certaines occasions. Or que la transaction du droit consiste en la seule privation de la résistance, on le peut assez comprendre, de ce qu’avant le transport, celui à qui elle est faite avait déjà le droit sur toutes choses ; de sorte qu’il n’acquiert rien de nouveau ; aussi n’est-il pas en la puissance du transacteur de lui donner aucun titre, et il ne fait que laisser, à celui auquel il trans­fère, la possession de son ancien droit libre et non contestée. Cela étant, en l’état naturel des hommes, ceux qui acquièrent quelque droit ne le font qu’à cette fin de pou­voir jouir de l’ancien et originaire sans aucun trouble, et à couvert de toute vexa­tion légitime. Par exemple : si quelqu’un vend ou donne sa terre à un autre, il en quitte le droit, mais il n’y fait pas renoncer tous ceux qui y auraient des prétentions.


V. En une transaction, il faut que la volonté de l’acceptant concoure avec celle du transacteur. Si l’un ou l’autre manque, la transaction est nulle, et le droit demeure comme auparavant. Car si j’ai voulu donner mon bien à une personne qui l’a refusé, je n’ai pourtant pas renoncé simplement à mon droit, ni n’en ai pas fait transport au premier venu. La raison pour laquelle je le voulais donner à celui-ci, ne se rencontre pas en tous les autres.


VI. En quittant, ou en transférant son droit, il faut que les signes par lesquels on déclare cette volonté, si ce ne sont que des paroles, soient conçus en termes du présent ou du passé, car elles ne transfèrent rien en termes du futur. Par exemple : celui qui dit « je donnerai demain » déclare ouvertement qu’il n’a pas encore donné. Il conservera donc son droit tout aujourd’hui, et demain aussi, en cas que sa donation ne sorte pas à effet ; car ce qui lui appartient demeure sien jusqu’à ce qu’il s’en soit dessaisi. Mais si on parle au présent, ou au passé, de cette façon : je donne, ou j’ai donné une chose, de laquelle je veux qu’on entre demain en possession, la donation est actuelle, et ces termes signifient qu’on s’est dépouillé dès aujourd’hui du droit de posséder le lendemain la chose qu’on a donnée.


VII. Mais à cause que les paroles seules ne sont pas des signes suffisants pour déclarer la volonté, les termes du futur sont valables, s’ils sont accompagnés des autres signes, et servent alors de même que ceux du présent. Car ces autres signes donnent à connaître, que celui qui parle au futur, veut que ses paroles soient assez efficacieuses pour une parfaite transaction de son droit. En effet, elle ne dépend pas des paroles, comme nous l’avons dit en l’article IV de ce chapitre, mais de la déclaration de la volonté.


VIII. Si quelqu’un transfère quelque sien droit à autrui, sans aucune considération de quelque office qu’il en a reçu, ou de quelque condition dont il s’acquitte ; ce transport est un don, et se doit nommer une donation libre. Or en celle-ci, il n’y a que les paroles du présent, ou du passé qui obligent : car celles du futur n’obligent pas en tant que simples paroles, pour les raisons que j’ai alléguées en l’article précédent. Il faut donc que l’obligation naisse de quelques autres signes de la volonté. Mais parce que tout ce qui se fait volontairement est fait pour quelque bien de celui qui veut, on ne peut assigner aucune marque de volonté de celui qui donne, si ce n’est quelque avantage qui lui revient, ou qu’il espère de la donation. Et on suppose qu’il n’en a recueilli aucun, et qu’il n’y a aucun pacte précédent qui oblige la volonté : car autre­ment ce ne serait pas une donation libre. Il reste donc qu’elle soit fondée sur l’espé­rance du bien réciproque, sans aucune condition exprimée. Or je ne sache aucune preuve par laquelle il constate, que celui qui s’est servi des paroles du futur envers celui qui ne lui aurait aucune obligation réciproque de son bienfait, veuille qu’elles le lient particulièrement. Et il n’y a aucune raison qui doive obliger ceux qui veulent du bien à un autre, en vertu de quelques paroles affectueuses, dont ils lui ont témoigné leur bienveillance. Voilà Pourquoi il faut imaginer en celui qui promet à l’avenir, et qui ne donne pas effectivement, une tacite réserve qu’il fait de délibérer, et de pouvoir changer son affection, si celui à qui il promet change de mérite. Or celui qui délibère est libre, et n’a pas donné encore. Il est vrai que s’il promet souvent, et ne donne jamais, il encourt enfin le blâme de légèreté, comme on en fit autrefois des reproches à cet empereur, qu’on nomma Doson, parce qu’il disait toujours « je donnerai ».


IX. L’action de deux, ou de plusieurs personnes, qui transigent mutuellement de leurs droits, se nomme un contrat. Or, en tout contrat, ou les deux parties effectuent d’abord ce dont elles ont convenu, en sorte qu’elles ne se font aucune grâce, ou l’une, effectuant, laisse à la bonne foi de l’autre l’accomplissement de la promesse, ou elles n’effectuent rien. Au premier cas, le contrat se conclut et finit en même temps. Aux autres, où l’une des parties se fie à l’autre, et où la confiance est réciproque, celui auquel on se fie promet d’accomplir ensuite sa promesse, qui est proprement le pacte du contrat.


X. Le pacte que celui auquel on se fie promet à celui qui a déjà tenu le sien, bien que la promesse soit conçue en termes du futur, ne transfère pas moins le droit pour l’avenir, que si elle était faite en termes du présent, ou du passé. Car l’accomplisse­ment du pacte est un signe manifeste, que celui qui y était obligé a entendu les paroles de la partie à laquelle il s’est fié, comme procédantes d’une pure et franche volonté de les accomplir au temps accordé. Et puisque ce dernier, ne doutant pas du sens auquel on prenait ses paroles, ne s’en est pas rétracté, il n’a pas voulu qu’on le prît d’autre façon, et s’est obligé à tenir ce qu’elles ont promis. Les promesses donc qui se font ensuite d’un bien qu’on a reçu (qui sont aussi des pactes) sont les signes de la volonté, c’est-à-dire du dernier acte de la délibération, par lequel on s’ôte la liberté de manquer à sa parole, et par conséquent, elles obligent. Car là où la liberté cesse, là l’obligation commence.


XI. Les pactes qui se font en un contrat, où il y a une confiance réciproque, au délai qui se fait de l’accomplissement des promesses, sont invalides en l’état de nature, * si l’une des parties a quelque juste sujet de crainte. Car celui qui accomplit le premier sa condition, s’expose à la mauvaise foi de celui avec lequel il a contracté ; tel étant le naturel de la plupart des hommes, que, par toutes sortes de moyens, ils veulent avancer leurs affaires. Et il ne serait pas sagement fait à quelqu’un, de se mettre le premier en devoir de tenir sa promesse, s’il y a d’ailleurs quelque apparence que les autres ne se mettront pas à son imitation en la même posture. Or c’est à celui qui craint, de juger de cette vraisemblance, comme je l’ai fait voir en l’art. IX du chapitre précédent. Mais si les choses vont de la sorte en l’état de nature, il n’en est pas ainsi en celui de la société civile, où il y a des personnes qui peuvent contraindre les réfractaires, et où celui qui s’est obligé par le contrat à commencer, peut hardiment le faire, à cause que l’autre demeurant exposé à la contrainte, la raison pour laquelle il craignait d’accomplir sa condition, est ôtée.


Remarque :

  • [Si l’une des parties, etc.] « Car s’il n’y a quelque nouvelle cause de crainte, qui paraisse en quelque action, ou en quelque autre signe, de la mauvaise volonté de la partie, on ne doit pas estimer qu’il y ait juste sujet de craindre. Et puisque les autres causes n’ont pas empêché de contracter, elles ne doivent non plus empêcher que le contrat ne s’observe. »


XII. Or de ce qu’en toute donation, et en tous pactes, l’acceptation du droit transféré est requise, il s’ensuit qu’on ne peut point contracter avec celui qui ne peut pas nous faire paraître qu’il use d’acceptation. Et par conséquent on ne peut pas contracter avec les bêtes, ni leur donner, ou leur ôter aucun droit, à cause du défaut de la parole et de l’intelligence. On ne peut point aussi contracter avec la majesté divine, ni s’obliger à elle par des vœux, si ce n’est en tant qu’il lui a plu dans les Saintes Écritures de se substituer quelques personnes, qui aient autorité d’examiner et d’accepter, comme en sa place, les vœux et les conditions qui lui sont proposés.


XIII. Ceux donc qui sont dans l’état de nature, où nulle loi civile ne les oblige, font des vœux en vain, s’ils ne savent, par une particulière et certaine révélation, que Dieu a la volonté de les accepter. En effet, si ce qu’ils vouent est contre la loi de nature, leur vœu ne les lie point ; car personne n’est tenu à ce qui est illicite ; s’il est porté par quelque loi naturelle, ce n’est plus le vœu, mais la nature qui le commande ; et si c’était avant le vœu une chose indifférente, la même liberté demeure ; à cause que pour être obligé par la force du vœu, il faut que la volonté de celui qui le doit recevoir soit connue, ce que nous supposons n’être pas. Ainsi il n’y a point d’obligé, là où il n’y a point d’obligeant, qui nous témoigne sa pensée.


XIV. Les pactes ne se forment que des actions dont on peut entrer en délibération ; car une paction ne se fait pas sans la volonté de celui qui contracte. La volonté est le dernier acte de celui qui délibère. Les pactes donc ne se forment que des choses possibles et futures. On ne s’oblige jamais à l’impossible. Mais d’autant qu’il arrive quelquefois, que nous promettons des choses, qui nous semblent possibles à l’heure que nous les promettons, et dont l’impossibilité ne nous paraît qu’après qu’elles sont promises, nous ne sommes pourtant pas quittes de toute sorte d’obligation. La raison de cela est que celui qui fait une promesse incertaine, n’a reçu le bienfait qu’à con­dition d’en rendre la revanche. Et celui qui l’a conféré a eu égard en général à son bien propre, ne faisant état de la promesse qu’en cas que l’accomplissement en fût possible. De sorte qu’encore qu’elle rencontre des obstacles insurmontables, on ne laisse pas d’être engagé à faire tous les efforts qu’on peut afin de s’acquitter. Les pactes donc n’obligent pas à donner absolument la chose promise, mais à faire tout notre possible ; car nous ne sommes pas maîtres des choses, et il n’y a que ce dernier qui soit en notre puissance.


XV. On est délivré de l’obligation des pactes en deux manières, si on les accomplit, et si on nous les quitte. Si on les accomplit, parce qu’on ne s’est pas obligé au-delà. Si on nous les quitte, parce que celui à qui nous sommes obligés, témoigne, en nous les quittant, qu’il laisse retourner à nous le droit que nous lui avions trans­porté. Cette cession, qu’il nous fait, est une espèce de donation, en laquelle, suivant l’article IV de ce chapitre, celui à qui on donne reçoit un transport de notre droit.


XVI. On demande si ces conventions qu’on a extorquées par la crainte ont la force d’obliger, ou non ? Par exemple : si j’ai promis à un voleur, pour racheter ma vie, de lui compter mille écus dès le lendemain, et de ne le tirer point en justice, suis-je obli­gé de tenir ma promesse ? Bien que quelquefois ce pacte doive être tenu pour nul, ce n’est pourtant pas à cause qu’il a été fait par la crainte qu’il doit devenir invalide : car il s’ensuivrait, par la même raison, que les conventions, sous lesquelles les hom­mes se sont assemblés, ont fait de nulle valeur (vu que c’est par la crainte de s’entre­tuer que les uns se sont soumis au gouvernement des autres) et que celui-là aurait peu de jugement, qui se fierait, et relâcherait un prisonnier qui promet de lui envoyer sa rançon. Il est vrai, à parler généralement, que les pactes obligent, quand ce qu’on a reçu par la convention est une chose bonne, et quand la promesse est d’une chose licite. Or il est permis, pour racheter sa vie, de promettre et de donner de son bien pro­pre, tout ce qu’on veut en donner : à qui que ce soit, même à un voleur. On est donc obligé aux pactes, quoique faits avec violence, si quelque loi civile ne s’y oppo­se, et ne rend illicite ce qu’on aura promis.


XVII. Celui qui aurait promis à quelqu’un de faire, ou de ne pas faire quelque certaine chose, et qui après cela, conviendrait du contraire avec un autre, il ne rendrait pas la première convention, mais bien cette dernière, illicite. Car celui qui par le pre­mier pacte aurait transporté son droit à autrui, n’aurait plus la puissance de transiger avec un troisième : de sorte que la dernière convention serait invalide, n’ayant plus la disposition d’aucun droit. Il ne serait donc obligé qu’aux premiers pac­tes, lesquels seuls il ne lui serait point licite d’enfreindre.


XVIII. Personne n’est obligé de ne pas résister à celui qui va pour lui donner la mort, ou le blesser, quelque convention précédente qui soit intervenue. La raison de cela est d’une curieuse recherche. Il y a en chacun de nous un certain souverain degré de crainte, par lequel nous concevons le mal comme extrême, et auquel, quand nous sommes parvenus, nous fuyons le mal de toute notre puissance par une nécessité si naturelle, qu’il n’y a point du tout moyen d’y résister. Ainsi il ne faut pas attendre, qu’en ce degré de crainte, nous ne travaillions à notre salut par la fuite, ou par la résistance. Puis donc que personne n’est tenu de faire ce qui est impossible, ceux qu’on menace de mort (qui est le plus grand mal de la nature) ou à qui on fait peur de quelque blessure, ou de quelque autre dommage, qui ébranle leur confiance, ne sont pas obligés de supporter ces injures sans aucun ressentiment. D’ailleurs on se fie à celui avec lequel on a fait quelque convention (car la bonne foi est le seul bien de ceux avec qui on a fait des pactes) ; cependant on tient liés, et on environne d’archers, ceux qu’on mène au dernier supplice, ou à qui l’on inflige quelque moindre peine. Ce qui montre que les juges n’estiment pas qu’aucun pacte oblige assez étroitement les criminels de ne pas résister à leur punition. Mais c’est une autre affaire, si je fais ma convention de cette sorte : si je ne tiens ma promesse à certain jour que je vous marque, je vous permets de me tuer. Ou bien si je la conçois de cette autre façon : si je n’ai fait ce que je promets, je ne résisterai point lorsque vous voudrez m’ôter la vie. Tous font ce premier pacte au besoin ; et il échet qu’on emploie en certaines occur­rences. Mais l’autre ne se pratique point, et ne tombe jamais en usage. Car en l’état purement naturel, si vous voulez tuer quelqu’un, cette sorte d’état vous en donne le droit ; et il n’est pas nécessaire pour l’acquérir qu’on vous manque de parole. Mais en l’état politique, où tout le droit de la vie, et de la mort, et des punitions corporelles est entre les mains du public, ce même droit ne peut pas être accordé à un particulier. Le public n’a pas besoin, en l’exécution de ses arrêts, de s’assurer par aucun pacte de la patience du criminel, mais bien de pourvoir à ce que personne ne le défende. Si en l’état de nature, deux villes, par exemple, convenaient d’exterminer celle qui manque­ra sa promesse, bien entendu que ce pacte ne devra sortir à effet qu’à certain jour assigné ; mais alors, en cas de prévarication, le droit de la guerre retourne, c’est-à-dire on retombe dans un état d’hostilité où toutes choses sont permises, et entre autres, la résistance. Après tout, par cette convention de ne pas résister, on s’oblige à une chose absurde et impossible, qui est de choisir le plus grand des deux maux que l’on pro­pose. car la mort est bien pire que la défense. Ce pacte donc, à vrai dire, n’attache personne, et répugne à la nature des pactes.


XIX. Par la même raison, aucun pacte ne peut obliger quelqu’un à s’accuser soi-même, ou quelque autre, dont la condamnation lui porterait préjudice, et rendrait sa vie moins douce. De sorte que ni le père n’est point obligé de porter témoignage contre son fils, ni le mari contre sa femme, ni le fils contre son père, ni quelque autre que ce soit contre celui de qui il tire les moyens de sa subsistance : car ce témoignage serait nul, et on présume qu’il est contre nature. Mais bien qu’on ne soit pas tenu par aucun pacte de s’accuser soi-même, on peut être pourtant contraint par la question de répondre devant le magistrat. Il est vrai que les réponses que l’on tire de quelqu’un par la force des tourments ne sont pas des preuves, mais fournissent des moyens de découvrir la vérité. Quoi que le criminel réponde, vrai, ou faux, ou soit qu’il se taise, il a droit de faire en cela tout ce que bon lui semble.


XX. Le serment est un discours qui s’ajoute à une promesse, et par lequel celui qui promet, proteste qu’il renonce à la miséricorde de Dieu s’il manque à sa parole. je recueille cette définition des propres termes où il semble que l’essence du serment soit enfermée ; ainsi « Dieu me soit en aide » ; et parmi les Romains « je te prie, Jupiter, de traiter celui de nous qui rompra sa promesse, de la même sorte que je traite cette truie, que je m’en vais égorger ». Et il n’importe, si le serment est quelquefois une affirmation, ou une promesse ; car celui qui confirme quelque chose par serment, promet de dire la vérité. Or si en quelques lieux ça été la coutume de faire jurer les sujets par leurs rois, cela est venu de ce que ces rois-là affectaient de se faire rendre des honneurs divins. Le serment a été introduit, afin que l’on craignit davantage de violer sa foi ; car on peut bien tromper les hommes, et échapper à leur punition : mais non pas se cacher à cet œil clairvoyant de la Providence, ni se soustraire à la toute-puissance de Dieu.


XXI. D’où je tire cette conséquence, que le serment doit être conçu en la forme de laquelle se sert celui qui le prête. Car ce serait en vain que l’on ferait jurer quelqu’un par un Dieu auquel il ne croit point, et lequel il ne craint point. Mais encore qu’il n’y ait personne qui ne puisse savoir par la lumière naturelle qu’il y a une divinité ; si est-ce pourtant qu’on ne pense pas que ce soit jurer, si le serment est en autre forme, ou sous un autre nom que celui qu’on enseigne en la vraie religion, c’est-à-dire en celle que celui qui jure reçoit pour véritable.


XXII. De cette définition du serment il est aisé de remarquer qu’un pacte nu et simple n’oblige pas moins que celui auquel on ajoute le serment en confirmation. Car le pacte est ce qui nous lie : et le serment regarde la punition divine, laquelle nous aurions beau appeler à notre secours, si l’infidélité n’était de soi-même illicite ; ce qu’elle ne serait pas en effet, si le pacte n’était obligatoire. D’ailleurs celui qui renonce à la miséricorde divine, ne s’oblige par là à aucune peine ; car il lui est toujours permis de demander pardon à Dieu, et il peut espérer de fléchir sa bonté par l’ardeur de ses prières. L’effet donc du serment n’est point autre que de tenir les hommes en quelque plus grande crainte s’ils faussent leur parole, à laquelle lâcheté ils se portent natu­rellement.


XXIII. C’est faire quelque chose de plus qu’il n’est de besoin pour sa défense, témoigner quelque malignité d’esprit, et rechercher le mal d’autrui plutôt que son bien propre, que d’exiger un serment là où il est impossible de ne découvrir l’infidélité, si elle arrive, et où l’on ne manque pas de puissance pour tirer raison de cette injure. Le serment, comme il appert de la forme en laquelle on le conçoit, n’est employé qu’afin de provoquer l’ire de Dieu tout-puissant et très sage, contre ceux qui faussent leur foi, parce qu’ils ne craignent pas la puissance des hommes, ou qu’ils espèrent de dérober ce crime à leur connaissance.