Le Citoyen/Chapitre IX

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Traduction par Samuel Sorbière.
Société Typographique (Volume 1 des Œuvres philosophiques et politiquesp. 216-231).

CHAPITRE IX

Du droit des pères et des mères sur leurs enfants et du royaume patrimonial.



SOMMAIRE

I. Que la puissance paternelle ne vient point de la génération. Il. Que la domi­nation sur les enfants appartient à celui qui les a le premier en sa puissance. III. Que la seigneurie sur les enfants appartient originellement à la mère. IV. Qu’un enfant exposé appartient à celui qui l’élève. V. Que les enfants appartiennent au sou­ve­rain. VI. En un mariage où le mari et la femme sont égaux, les enfants appar­tien­nent à la mère, si la loi civile, ou quelque contrat particulier n’en ont autrement ordonné. VII. Les enfants ne sont pas moins sous la puissance de leurs pères, que les esclaves sous celle de leurs maîtres, et les sujets sous celle de l’État. VIII. De l’honneur que l’on doit à ses parents et à ses maîtres. IX. En quoi consiste, la liberté, et la différence qu’il y a entre les bourgeois et les esclaves. X. Qu’au règne patrimonial on a le même droit sur les inférieurs, qu’en un État d’institution politique. XI. Que la question du droit de la succession n’a lieu qu’en la monarchie. XII. Que le monarque peut disposer par testament, de la souveraineté. XIII. Qu’i l la peut vendre, ou la donner. XIV. Qu’il est toujours à présumer que le roi, qui meurt sans faire testament, veut que son royaume demeure monarchie. XV. Et qu’un de ses enfants lui succède. XVI. Et que ce soit un fils plutôt qu’une fille. XVII. Et l’aîné, plutôt que le cadet. XVIII. Ou son frère, plutôt qu’aucun autre, s’il n’a point d’enfants. XIX. Que de la même sorte que l’on succède à un royaume, l’on succède au droit de la succession.


I. Socrate est homme, donc il est animal ; l’argument est bon et la force en est très évidente, parce qu’il n’est nécessaire pour connaître la vérité de cette conclusion, que de bien entendre la signification de ce terme homme, dans la définition duquel entre le nom d’animal et que chacun peut assez suppléer de soi-même cette proposition, l’homme est un animal, qu’on laisse sous-entendue. Mais en cet enthymème, Sophro­nisque est père de Socrate, donc il en est seigneur ; la conséquence est fort bonne, quoiqu’elle ne soit pas des plus manifestes, à cause que la qualité de seigneur et de maître n’est pas exprimée en la définition de père, et qu’il est besoin de montrer leur connexion, afin que la conséquence de l’enthymème paraisse toute évidente. Il faut donc que je travaille à éclaircir cette matière et que je traite en ce chapitre, peut-être assez curieusement, de cette puissance domestique ; à l’avantage de laquelle je soute­nais tantôt, qu’un père de famille est un petit roi dans sa maison. Tous ceux qui ont tâché d’appuyer la puissance des pères sur les enfants, n’ont jusqu’ici apporté aucune autre raison de cette autorité, que l’ordre de la génération : comme si c’était une chose assez évidente d’elle-même, que tout ce que nous avons engendré nous appartient. C’est à peu près comme si quelqu’un estimait qu’il suffit de voir et de définir un triangle, pour connaître d’abord et pour en inférer, sans faire d’autre raisonnement, que ses trois angles sont égaux à deux droits. D’ailleurs, la domination, c’est-à-dire la puissance souveraine, étant indivisible, suivant laquelle maxime on dit qu’un valet ne peut point servir à deux maîtres ; et le concours de deux personnes, à savoir du mâle et de la femelle, étant nécessaire à la génération, il est impossible qu’elle seule commu­nique l’autorité dont nous recherchons la vraie et la parfaite origine. Poussons donc plus avant cette recherche et voyons si nous en viendrons à bout par notre diligence.


II. Il faut pour accomplir ce dessein que nous retournions à l’état de nature, où règne l’égalité naturelle et où tous les hommes d’âge mûr sont estimés égaux. En cet état-là, le droit de nature veut que le vainqueur soit maître et seigneur du vaincu. D’où s’ensuit, que par le même droit, un enfant est sous la domination immédiate de celui qui le premier le tient en sa puissance. Or, est-il que l’enfant qui vient de naître est en la puissance de sa mère, avant qu’en celle d’aucun autre, de sorte qu’elle le peut élever ou l’exposer, ainsi que bon lui semble et sans qu’elle en soit responsable à personne.


III. Si donc elle l’élève, elle entend que c’est sous cette condition (car l’état de nature est un état de guerre) qu’étant devenu homme fait, il ne se rendra pas son ennemi, c’est-à-dire, qu’il demeurera dans l’obéissance. En effet, puisque c’est par une nécessité naturelle que nous nous portons à vouloir ce qui nous paraît être de notre bien et de notre utilité, on ne doit pas concevoir que quelqu’un ait donné la vie à un autre si absolument, que l’âge et les forces lui étant accrues, il puisse devenir ennemi de son protecteur sans commettre de perfidie. Or, je tiens pour ennemi celui qui n’obéit point à un autre auquel il n’a point droit de commander. Et de cette façon, en l’état de nature, une femme dès qu’elle est accouchée, acquiert le titre de mère et de maîtresse de son enfant. Ce qu’on peut alléguer en cet endroit, que cet honneur n’appartient pas à la mère, mais au père, qui mérite bien mieux la seigneurie à cause de l’excellence de son sexe, ne me semble pas d’assez forte considération ; car, au contraire, je trouve qu’il n’y a pas une telle disproportion entre les forces naturelles du mâle et de la femelle, que notre sexe puisse dominer sur l’autre sans rencontrer de la résistance. Ce que l’expérience a confirmé autrefois au gouvernement des amazones, qui ont conduit des armées et disposé de leurs enfants avec une puissance absolue. Et de notre temps n’avons-nous pas vu les plus grandes affaires de l’Europe régies par des femmes, je dis même en des États où elles n’avaient pas accoutumé d’être souveraines. Mais aux lieux où elles le sont suivant les lois, j’estime que c’est à elles, et non pas à leurs maris, de disposer de leurs enfants par droit de nature : car la souve­raineté (comme j’ai montré ci-dessus) les dispense de l’observation des lois civiles. Ajoutez à cela qu’en l’état de nature on ne peut point savoir qui est le père d’un enfant, si ce n’est par la disposition de la mère, de sorte qu’étant à celui que bon lui semble, il est tout premièrement à elle. Donc la domination originelle sur les enfants appartient à la mère ; et parmi les hommes, aussi bien que parmi les autres animaux, cette maxime des jurisconsultes, partus ventrem sequitur, que le fruit suit le ventre, doit être reçue.


IV. Mais la domination passe de la mère aux autres en diverses manières : pre­mière­ment si elle se sépare de son droit, ou si elle l’abandonne en exposant son fruit. Alors celui qui le retire et l’élève, entre dans ce même droit et prend l’autorité de la mère ; car, en l’exposition que la mère a faite, elle a comme ôté la vie qu’elle avait donnée pendant sa grossesse et renversé toute l’obligation qu’elle s’était acquise. L’enfant doit tout à celui qui l’a recueilli, tant ce qu’il eût dû à sa mère en qualité de fils, qu’à ce qu’il doit à un maître en qualité d’esclave. Et encore que la mère puisse redemander son enfant en l’état de nature où nous la supposons et où toutes choses sont communes, elle n’a pourtant aucun droit particulier sur lui et il ne peut pas avec raison se donner à elle en se soustrayant à celui auquel il est déjà obligé de la vie.


V. En deuxième lieu, si la mère a été faite prisonnière de guerre, l’enfant qui naîtra d’elle appartient au vainqueur ; car celui qui a puissance sur le corps d’une personne, a puissance sur tout ce qui lui appartient, comme il a été dit au chapitre précédent, art. V. En troisième lieu, si la mère est bourgeoise d’une certaine ville, celui qui en est souverain étend sa seigneurie sur tout ce qui naîtra d’elle ; car l’enfant ne peut pas être moins sujet que sa mère. En quatrième lieu, si par le contrat de mariage, la femme s’oblige de vivre sous la puissance de son mari, les enfants communs seront sous la domination paternelle, à cause que cette même domination était déjà sur la mère. Mais, si une femme a des enfants de son sujet, elle en aura préalablement la domina­tion, parce qu’autrement elle perdrait sa souveraineté. En un mot, en tous les mariages où une partie se soumet à l’autre, les enfants appartiennent à celle qui tient le dessus.


VI. Au reste, si en l’état de nature, l’homme et la femme se joignent sans se sou­mettre à la puissance l’un de l’autre, les enfants qui en proviendront appartiendront à la mère, pour les raisons que j’ai déduites au troisième article, si quelque condition préalable ne l’empêche ; car rien ne s’oppose à ce qu’une mère contracte et dispose de ses droits ainsi que bon lui semblera, comme nous voyons qu’il est arrivé chez les amazones, qui, s’approchant de leurs voisins, stipulaient de leur renvoyer les mâles qu’elles concevraient et de retenir les filles chez elles. Mais en une république autre­ment policée, quand l’homme et la femme se joignent par contrat, les enfants qui en proviennent appartiennent au père ; à cause que tous ces États-là sont gouvernés par des hommes et que par conséquent l’empire domestique est entre les mains du père, plutôt que de la mère de famille. Or ce contrat, quand il est fait selon les lois civiles, se nomme mariage. Tout autre accouplement est une espèce de concubinage, dans lequel les enfants demeurent en la puissance du père ou de la mère, suivant que les statuts et les coutumes du lieu sont diverses.


VII. D’autant que par le troisième article, la mère est originellement maîtresse de ses enfants, et ensuite le père, ou quelque autre que ce soit qui prend son droit d’elle ; il demeure manifeste que les enfants ne sont pas moins sujets à ceux qui les nourrissent et qui les élèvent, que les esclaves à leurs maîtres, ou que les particuliers à l’État ; et que les pères et les mères ne peuvent point faire de tort à leurs enfants, tandis qu’ils vivent sous leur puissance. Aussi un enfant est délivré de la sujétion de ses parents par les mêmes moyens que les sujets ou les esclaves sont délivrés de celle de leur maître ou de leur prince ; car l’émancipation est même chose que la manu­mission. Et l’abdication répond à l’exil et au bannissement.


VIII. Un fils émancipé, ou un esclave affranchi, craignent moins qu’auparavant celui qu’ils voient dépouillé de la puissance de père ou de maître et l’honorent beau­coup moins, eu égard à l’honneur interne et véritable. Car l’honneur et la révéren­ce intérieure qu’on porte à une personne n’est autre chose qu’une certaine estime qu’on fait de sa puissance ; c’est pourquoi on honore toujours moins ceux qui ne peuvent guère et qui ne sont pas en grande considération. Mais il ne faut pas penser que celui qui a émancipé ou affranchi un sien fils, ou un sien esclave, ait eu dessein de se l’égaler, en telle sorte qu’il doive perdre la mémoire du bienfait et marcher de pair avec lui. Il faut toujours supposer que celui qu’on tire de la sujétion, soit un enfant, ou un esclave, ou une colonie entière, promet de nous rendre tous les signes externes desquels les personnes inférieures ont accoutumé d’honorer leurs supérieurs. D’où je recueille, que le commandement d’honorer son père et sa mère est une des lois de nature, non seulement à cause de la gratitude à laquelle il se rapporte, mais aussi en vertu d’une paction secrète.


IX. Quelle est donc, me dira quelqu’un, la différence qu’il y a entre un homme libre, un bourgeois et un esclave ? Car je ne sache point qu’aucun auteur, ancien ni moderne, ait assez expliqué ce que c’est que liberté et servitude. Communément on tient que la liberté consiste à pouvoir faire impunément tout ce que bon nous semble et que la servitude est une restriction de cette liberté. Mais on le prend fort mal de ce biais-là ; car, à ce compte, il n’y aurait personne libre dans la république, vu que les États doivent maintenir la paix du genre humain par l’autorité souveraine, qui tient la bride à la volonté des personnes privées. Voici quel est mon raisonnement sur cette matière : je dis que la liberté n’est autre chose que l’absence de tous les empêchements qui s’opposent à quelque mouvement ; ainsi l’eau qui est enfermée dans un vase n’est pas libre, à cause que le vase l’empêche de se répandre et, lorsqu’il se rompt, elle re­cou­­vre sa liberté. Et de cette sorte une personne jouit de plus ou de moins de liberté, suivant l’espace qu’on lui donne ; comme dans une prison étroite, la captivité est bien plus dure qu’en un lieu vaste où les coudées sont plus franches. D’ailleurs, un homme peut être libre vers un endroit et non pas vers quelque autre ; comme en voyageant on peut bien s’avancer et gagner pays ; mais quelquefois on est empêché d’aller à côté par les haies et par les murailles dont on a garni les vignes et les jardins. Cette sorte d’empêchement est extérieure et ne reçoit point d’exception ; car les escla­ves et les sujets sont libres de cette sorte, s’ils ne sont en prison ou à la chaîne. Mais il y a d’autres empêchements que je nomme arbitraires et qui ne s’opposent pas à la liberté du mouvement absolument, mais par accident, à savoir parce que nous le voulons bien ainsi et qu’ils nous font souffrir une privation volontaire. je m’explique par un exemple : celui qui est dans un navire au milieu de la mer, peut se jeter du tillac dans l’eau s’il lui en prend fantaisie ; il ne rencontre que des empêchements arbitraires à la résolution de se précipiter. La liberté civile est de cette même nature et paraît d’autant plus grande que les mouvements peuvent être plus divers, c’est-à-dire que plus on a de moyens d’exécuter sa volonté. Il n’y a aucun sujet, aucun fils de famille, aucun esclave, que les menaces du magistrat, du père, ou du maître, pour si rigour­euses qu’elles soient, empêchent de faire tout ce qu’il jugera à propos pour la conservation de sa vie ou de sa santé. je ne vois donc pas pourquoi c’est qu’un esclave se plaint en cet égard de la perte de sa liberté, si ce n’est qu’on doive réputer à grande misère d’être retenu dans le devoir et d’être empêché de se nuire à soi-même ; car, n’est-ce pas à condition d’obéir qu’un esclave reçoit la vie et les aliments, desquels il pouvait être privé par le droit de la guerre, ou que son infortune et son peu de valeur méritaient de lui faire perdre ? Les peines dont on l’empêche de faire tout ce qu’il voudrait, ne sont pas des fers d’une servitude mal aisée a supporter, mais des barrières très justes qu’on a mises à sa volonté. Par ainsi, la servitude ne doit pas paraître si fâcheuse à ceux qui en considéreront bien la nature et l’origine. Elle est d’ailleurs si nécessaire et si ordi­naire dans le monde, qu’on la rencontre dans les États les plus libres. Mais, de quel privi­lège donc, me direz-vous, jouissent les bourgeois d’une ville ou les fils de famille, par-dessus les esclaves ? C’est qu’ils ont de plus honorables emplois et qu’ils possèdent davantage de choses superflues. Et toute la différence qu’il y a entre un homme libre et un esclave est que celui qui est libre n’est obligé d’obéir qu’au public et l’esclave doit obéir aussi à quelque particulier. S’il y a quelque autre liberté plus grande, qui affranchisse dès l’obéissance aux lois civiles, elle n’appartient pas aux personnes privées et est réservée au souverain.


X. Le père de famille, les enfants et les serviteurs de la maison, réunis en une personne civile par la force de l’autorité paternelle, sont ce qui forme le corps d’une famille. Mais si elle s’augmente par la multiplication d’une féconde lignée et par l’acquisition de quantité de serviteurs, en sorte qu’elle ne puisse pas être vaincue sans le hasard d’une bataille, elle mérite d’être nommée un royaume patrimonial. Or, ce royaume, bien qu’acquis avec violence, et que différent de la monarchie instituée, en son origine et en la manière de son établissement, si est-ce qu’étant une fois établi, il a toutes les mêmes propriétés et prérogatives, le droit de l’empire est égal en l’un et en l’autre, et il n’est pas besoin de rien ajouter ici séparément, car ce que j’ai dit sert à tous les deux.


XI. Voilà en peu de mots par quel droit les souverainetés ont été établies, il me faut maintenant montrer sous quels titres s’en fait la continuation, c’est-à-dire, d’où dépend ce qu’on nomme le droit de succession. En l’État populaire, comme la puissance souveraine réside dans le peuple, et comme ce corps est immortel, il n’y faut point chercher de successeur ; ni aussi dans l’État aristocratique, où dès qu’un des membres meurt, un autre est substitué en sa place, ne se rencontrant jamais que tous viennent à faillir en même temps ; de sorte que la question du droit de succession regarde uniquement la monarchie absolue. Je dis absolue, parce que ceux dont le commandement est limité, ne méritent pas le titre de monarques et ne sont, en effet, que les premiers ministres de la république.

XII. Or, premièrement si le roi s’est institué un successeur par testament, celui qu’il a désigné succédera à la couronne. En voici la raison. Si le peuple l’avait institué, n’aurait-il pas tout le même droit qu’avaient les communes dans l’État, comme il appert du chap. vil, art. XI ? Mais, de même que le peuple a pu choisir le roi, le roi a droit de se choisir un successeur. Ce qui n’a pas moins de lieu au royaume patri­monial, qu’en la monarchie instituée. Si bien que tout roi, quel qu’il soit, peut en son testament se nommer un successeur à la couronne.


XIII. Mais ce dont on peut faire transport à un autre par testament, n’a-t-on pas droit d’en faire donation, ou de le vendre dès son vivant ? Certes, celui à qui le roi transmet sa royauté, ou en pur don, ou par manière de vente, reçoit fort légitimement le sceptre.


XIV. Que si le roi avant de mourir n’a point déclaré sa volonté touchant un successeur, ni par testament, ni en aucune autre façon, il faut supposer premièrement, qu’il n’a pas eu intention de laisser tomber l’État en anarchie, qui est une confusion où la ruine du peuple est inévitable, à cause de la guerre perpétuelle ; et que d’ailleurs, il ne l’aurait pas pu faire sans enfreindre les lois de nature, qui l’obligeaient en con­science à procurer la paix par toutes sortes de moyens ; outre que s’il eût eu ce mauvais désir, il ne lui était pas mal aisé de le faire paraître. J’ajoute que, comme un père de famille ayant droit de disposer de ses biens, témoigne assez, en toute sa conduite, qu’il a eu la volonté d’instituer un héritier ; aussi on doit penser que le roi n’a pas voulu soustraire ses sujets de la domination monarchique, puisqu’au contraire c’est la forme de gouvernement qu’il a approuvée par son exemple, et contre laquelle il n’a dit ni fait aucune chose qui tende à son préjudice.


XV. Au reste, parce que les hommes, poussés d’une nécessité naturelle, souhaitent davantage du bien à ceux desquels ils peuvent retirer de l’honneur et de la gloire, et que la puissance de nos enfants est ce qui, après notre mort, contribue davantage à ce dessein, il n’y a point de doute qu’un père préfère l’utilité de ses enfants, et bute à leur avancement plutôt qu’à celui d’aucun autre. Cela suppose que la volonté d’un père qui est décédé sans faire de testament, a été qu’un de ses enfants lui succédât, pourvu qu’il n’ait point donné de signes plus évidents du contraire, telle que pourrait être la cou­tume après une longue suite de successions ; car le roi qui ne fait point de mention de successeur en la disposition de ses affaires, témoigne par son silence qu’il approuve les coutumes du royaume.


XVI. Or, d’entre les enfants, on préfère les fils aux filles ; premièrement à cause, peut-être, qu’ils sont d’ordinaire (mais non pas toujours) plus propres aux grandes entreprises, surtout à celles de la guerre ; d’ailleurs, à cause que cela ayant passé en coutume, il ne faut pas aller à l’encontre : de sorte qu’il faut interpréter la volonté du père en faveur des mâles, si quelque circonstance particulière ne détourne cette favorable interprétation.


XVII. Mais, d’autant que le royaume est indivisible, si les enfants sont plusieurs et égaux, l’aîné jouira de la prérogative de la succession ; car, si l’âge apporte quelque différence entre eux, certainement celui qui est le plus âgé doit être estimé le plus capable, comme ayant eu plus de loisir de former son jugement et sa prudence. La nature nous mène là et il n’y a point d’autre route à prendre. Car, en cette égalité de plusieurs frères, on ne peut laisser au sort le choix d’un successeur. Mais c’est une espèce de sort naturel que celui de la naissance. Et si l’aîné ne se prévaut de l’avantage que la nature lui donne, à quelle autre sorte de hasard est-ce qu’on s’en rapportera ? Or, ce que je dis ici en faveur de l’aîné des mâles, fait aussi pour l’aînée des filles.


XVIII. Si le roi ne laisse point d’enfants, le royaume est dévolu pour les mêmes raisons à ses frères, ou à ses sœurs ; car, comme ce sont les personnes qui le touchent de plus près, on suppose que l’affection seconde les mouvements de la nature, et qu’ainsi elle favorise les frères avant les sœurs et les aînés avant les cadets. Il y a les mêmes raisons qu’au sujet des enfants.


XIX. Au reste, de la même façon que l’on succède à un royaume, l’on succède au droit de la succession. Car, le fils aîné qui meurt avant son père, est censé transmettre son droit de primogéniture et de succession à ses enfants, si le père n’en a ordonné autrement ; voilà pourquoi les neveux et les nièces seront premiers que leurs oncles en la succession de leur grand-père. C’est ainsi que les choses doivent aller, si la coutume du lieu ne l’empêche ; or la coutume garde sa force, si l’on ne lui a formé aucune opposition.