Le Citoyen/Chapitre VII

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Traduction par Samuel Sorbière.
Société Typographique (Volume 1 des Œuvres philosophiques et politiquesp. 185-206).

CHAPITRE VII

Des trois sortes de gouvernement, démocratique, aristocratique et monarchique.



SOMMAIRE

I. Qu’il y a trois sortes d’États, la démocratie, l’aristocratie et la monarchie. IL Que l’oligarchie n’est pas une sorte d’État distincte de l’aristocratie et que l’anarchie ne forme point du tout de république. III. Que la tyrannie n’est pas une sorte d’État diverse de la monarchie légitime. IV. Qu’il ne se trouve point d’État où les trois sortes de gouvernement soient mêlées. V. Que l’État populaire ne subsiste point, si on n’éta­blit certain temps et certain lieu aux assemblées publiques. VI. Qu’en la démocratie, il faut que la convocation des États arrive fort souvent, ou qu’aux inter­valles d’une assemblée à l’autre, on donne à quelqu’un la puissance souveraine. VII. En la démo­cratie, les particuliers promettent les uns aux autres d’obéir à l’État : mais l’État ne s’oblige à personne. VIII. Comment se forme l’aristocratie. IX. Qu’en l’aris­tocratie, les principaux de l’État ne font aucuns pactes, et ne s’obligent en rien au peuple, ni à aucun particulier. X. Que la convocation réglée des États est nécessaire à l’établisse­ment, ou à la confirmation de ceux qui gouvernent les affaires publiques. XI. De la manière en laquelle se forme la monarchie. XII. Que le monarque ne s’obli­ge à per­sonne, et ne se soumet à aucunes conditions en recevant l’empire. XIII. Que le monar­que est toujours en état d’exercer toutes les fonctions requises à la souveraine puissance. XIV. Quelle sorte de péché se commet, lorsque l’État ne fait pas bien son devoir envers les particuliers, ou quand les sujets ne s’acquittent pas du leur envers la république et qui sont ceux qui commettent ce crime. XV. Que le monarque à qui on n’a point limité le temps de son règne, peut choisir un successeur. XVI. Des monar­ques dont le règne est limité. XVII. Qu’on ne doit point supposer que le monarque, qui retient le droit de souveraineté, se soit dessaisi par aucune sienne promesse du droit qui regarde les moyens nécessaires à la conservation de l’empire. XVIII. Par quels moyens un sujet est quitte de son obéissance.


I. J’ai parlé jusqu’ici en général de cette sorte de société, que j’ai nommée politique et instituée ; il faut maintenant que j’en traite en détail et plus particulièrement. La différence des gouvernements est prise de la différence des personnes auxquelles on commet la puissance souveraine. Or cette puissance est commise, ou à un seul hom­me, ou à une seule cour, c’est-à-dire à un conseil de plusieurs personnes. Derechef, ce conseil, ou il est composé de tous les citoyens d’une ville, en sorte qu’il n’est pas jusqu’au moindre artisan qui n’ait voix délibérative et qui ne puisse intervenir, s’il lui plaît, en la résolution des plus grandes affaires ; ou bien il n’y en entre qu’une partie. D’où se forment trois sortes d’États ; l’une en laquelle la puissance souveraine est donnée à une assemblée, où chaque bourgeois a droit de suffrage, et que l’on nomme démocratie ; la deuxième, en laquelle cette même puissance est laissée à un conseil, auquel n’entrent pas tous les sujets : mais quelques-uns tant seulement, et on la nom­me aristocratie ; la troisième, en laquelle toute l’autorité est conférée à une seule personne et à laquelle on donne le titre de monarchie. En la première espèce, c’est le peuple qui gouverne ; en la deuxième, ce sont les nobles ou les principaux de l’État, et en la dernière, le monarque tient les rênes de l’empire.


II. Quelques vieux auteurs politiques ont voulu introduire trois autres espèces de gouvernements opposées à celles que je viens d’établir ; à savoir, l’anarchie ou la confusion, qu’ils opposaient à la démocratie ; l’oligarchie ou le gouvernement de peu de personnes, qu’ils opposaient à l’aristocratie et la tyrannie dont ils faisaient oppo­sition à la monarchie. Mais ce ne sont pas là trois sortes de gouvernements séparés : car, après tout, ce ne sont que trois noms différents que leur donnent ceux à qui la forme de l’État déplaît, ou qui en veulent aux personnes qui gouvernent. En effet, plusieurs ont cette coutume, de n’exprimer pas tant seulement les choses par les noms qu’ils leur donnent : mais de témoigner, aussi par même moyen, la passion qui règne dans leur âme et de faire connaître en même temps l’amour, la haine ou la colère qui les anime. D’où vient que l’un nomme anarchie, ce que l’autre appelle démocratie ; qu’on blâme l’aristocratie en la nommant une oligarchie ; et qu’à celui auquel on donne le titre de roi quelque autre impose le nom de tyran. De sorte que ces noms outrageux ne marquent pas trois nouvelles sortes de république : mais bien les divers sentiments que les sujets ont de celui qui gouverne. Et qu’ainsi ne soit, vous voyez premièrement que l’anarchie est opposée d’une même façon à toutes les sortes de gouvernement ; vu que ce mot signifie une confusion qui, ôtant toute sorte de régime, ne laisse aucune forme de république. Comment donc se pourrait-il faire que ce qui n’est point du tout une ville, en fût pourtant une espèce ? En après, quelle différence y a-t-il, je vous prie, entre l’oligarchie qui signifie le gouvernement d’un petit nombre de personnes et l’aristocratie qui signifie celui des principaux, ou des plus gens de bien de l’État ? On ne peut alléguer si ce n’est, que selon la diversité des goûts et des jugements des hommes, ceux qui paraissent les meilleurs aux uns semblent les pires de tous aux autres.

III. Mais il est plus malaisé de persuader que la royauté et la tyrannie ne sont pas deux diverses sortes de gouvernement, parce que la plupart de ceux qui approuvent la domination d’un seul et la préfèrent à celle de plusieurs, n’estiment pas pourtant que l’État soit bien gouverné, s’il n’est régi à leur fantaisie. Mais il faut que ce soit par raisonnement, et non pas avec passion que nous recherchions la différence qu’il y a d’un roi à un tyran. je dis donc en premier lieu, qu’ils ne diffèrent pas en ce que la puissance de celui-ci soit plus grande que celle de l’autre : car, il ne peut pas y avoir dans le monde une autorité plus grande que la souveraine : ni en ce que la puissance de l’un soit bornée et que celle de l’autre ne reçoive aucunes limites ; car, celui dont l’autorité serait bornée ne serait point roi, mais sujet de celui qui aurait borné sa puissance. Enfin, la différence ne peut pas être tirée de la manière de s’emparer du gouvernement ; car, si quelqu’un prend l’autorité souveraine en un État populaire, ou en une aristocratie, du consentement de tous les particuliers, il devient monarque légitime ; mais, s’il la veut usurper sans le consentement du peuple, il est ennemi et non pas tyran de la république. Ils ne diffèrent donc qu’en l’exercice de leur empire ; de sorte que le monarque, qui gouverne bien l’État, mérite le titre de roi ; et celui qui maltraite son peuple s’acquiert le nom de tyran. Et il en faut revenir là, que le roi légitime n’est nommé tyran par le peuple, si ce n’est lorsqu’il abuse de la puissance qui lui a été donnée, et lorsqu’on estime qu’il exerce mal sa charge. Donc que la royauté et la tyrannie ne sont pas deux diverses espèces de gouvernement politique : mais on donne à un même monarque tantôt le nom de roi par honneur, tantôt celui de tyran par outrage. Or, ce que nous rencontrons si souvent dans les auteurs grecs et latins des invectives contre les tyrans, vient de ce qu’autrefois ces nations ont été des républiques populaires ou aristocratiques, ce qui a donné aux auteurs une telle aver­sion de la tyrannie, qu’ils en ont haï la royauté, avec laquelle ils l’ont confondue.


IV. Il y en a qui estiment qu’il est nécessaire.. à la vérité, qu’il y ait une puissance souveraine dans l’État : mais que si on la donnait tout entière à un seul homme ou à une seule cour, tous les sujets deviendraient esclaves. Pour éviter cet inconvénient, ils disent qu’on pourrait établir une forme de gouvernement mixte, diverse de celles qu’on nomme d’ordinaire monarchie, démocratie et aristocratie mixtes, suivant que l’une ou l’autre de ces trois espèces y domine. Et qu’on pourrait faire, par exemple, que la nomination des magistrats, la déclaration de la guerre ou de la paix, fussent en la puissance du roi ; que les grands exerçassent la justice ; que les impositions et le maniement des finances appartinssent au peuple, et que tous ensemble en corps eussent le droit de faire des lois. Cette sorte d’État ferait, au dire de ces messieurs, une monarchie mêlée. Mais quand bien cela se pourrait, ainsi qu’ils le désignent, je ne vois pas que la liberté des particuliers en fût mieux établie : car, tandis qu’ils seront tous de bonne intelligence, la sujétion de chacun d’eux sera aussi grande qu’elle le peut être ; et s’ils tombent en discorde, il en naîtra une guerre civile, qui introduira derechef le droit du glaive particulier, c’est-à-dire, l’état de nature, cette malheureuse liberté pire que toutes les servitudes. Cependant je crois que j’ai suffisamment démontré au chapitre précédent, articles VI, VII, VIII, IX, X, XI et XII, que la puissance souveraine ne pouvait point être divisée *.


Remarque :

  • [Ne pouvait point être divisée.] « Presque tous avouent que l’autorité suprême ne doit point être divisée, mais qu’il la faut modérer et lui donner quelques limites. Cela va bien : mais s’ils entendent quelque division par ce tempé­rament qu’ils conseillent, c’est mal à propos qu’ils veulent user de distinction. De moi, je souhaiterais passionnément que non seulement les rois, mais aussi tous les parlements et toutes les cours qui prennent une autorité souveraine, voulussent s’abstenir de leurs malversations et se régler pour faire leur devoir aux lois naturelles et divines. Mais nos donneurs de distinctions prétendent que les souverains soie nt tenus en bride par quelques autres, ce qui ne se peut faire sans communiquer à ces derniers une partie de la puissance absolue, et par ce moyen, on divise plutôt qu’on n’apporte du tempérament à la souveraineté. »


V. Voyons maintenant ce que font ceux qui dressent un État de quelque sorte que ce soit. Ceux qui se sont assemblés pour former une société civile, ont dès là com­men­cé une démocratie ; car, en ce qu’ils se sont assemblés de leur bon gré, on suppose qu’ils se sont obligés à consentir à ce qui sera résolu par le plus grand nombre. Ce qui est proprement un gouvernement populaire, tandis que l’assemblée subsiste, ou qu’on assigne le temps et le lieu pour la convoquer ; et ce conseil-là retient une puissance absolue, dont la volonté est réputée comme celle de tous les particuliers. Or, en l’assem­blée dont nous parlons, chacun a droit de donner son suffrage, par conséquent elle est une juste démocratie, suivant la définition qui en a été mise au premier article de ce chapitre. Mais, si l’assemblée se dissout, et si l’on se sépare avant que de désigner le temps et le lieu où se fera une nouvelle convocation, on tombe dans l’anar­chie, et on retourne à l’état auquel on était avant qu’on se fût assemblé, c’est-à-dire à l’état de guerre perpétuelle de tous contre tous. Le peuple donc ne garde point la puissance souveraine, si ce n’est tandis qu’il convient du temps et du lieu, auquel tous ceux qui voudront, se pourront trouver derechef à une nouvelle assemblée ; car, si cela n’est déterminé, les particuliers ne sauraient se rencontrer et ils se diviseraient en diverses factions. D’ailleurs, le peuple ne constituerait plus cette personne publique dont je parlais tantôt ; mais il deviendrait une multitude confuse, à qui on ne pourrait attribuer aucun droit ni aucune action. Il y a donc deux choses qui établissent une démocratie, l’indiction perpétuelle des assemblées, d’où se forme cette personne publique que j’ai nommée le peuple et la pluralité des voix, d’où se tire la puissance souveraine.


VI. De plus, il ne suffit pas au peuple, afin qu’il retienne une autorité suprême, que le temps et le lieu de la convocation des États soient déterminés, si les intervalles d’une assemblée à l’autre ne sont si courts, qu’il ne puisse point survenir entre deux d’accident capable de mettre la république en danger, faute d’une puissance absolue ; ou si on ne laisse cependant à un homme seul, ou à une certaine cour, l’usage de cette souveraineté empruntée. Car, si on ne le pratique de la sorte, on ne donne pas assez ordre à la défense et à la paix des particuliers ; et ainsi la société civile se dément et se bouleverse, vu que chacun, faute de trouver son assurance en l’autorité publique, est obligé de travailler à sa propre défense, par tous les moyens que sa prudence lui suggère.


VII. La démocratie n’est pas établie par des conventions que chaque particulier fasse avec le peuple, mais par des pactes réciproques qu’on fait les uns avec les autres. Il appert du premier, en ce que pour faire un accord, il faut qu’il y ait préa­lablement des personnes avec qui on traite : or, avant que la société civile soit formée, le peuple ne subsiste pas encore en qualité d’une certaine personne, mais comme une multitude détachée ; de sorte qu’en cet état, un particulier n’a point pu traiter avec le peuple. Mais après que la société est établie, ce serait en vain qu’un particulier traiterait avec l’État, parce qu’on suppose que la volonté du peuple enferme celle d’un simple sujet, qui a résigné tous ses intérêts au public ; et que le peuple demeu­re effectivement libre, ayant le pouvoir de se dégager quand il lui plaît de toutes ses obligations passées. On peut inférer ce que je dis ensuite, que chaque particulier traite avec chacun des autres, de ce que la société civile serait très mal fondée, si les particuliers n’étaient liés à aucuns pactes qui les obligeât à faire ou à omettre ce que l’État ordonnerait. Puis donc que ces derniers pactes sont supposés nécessaires en l’érection d’une république, et qu’il ne s’en fait aucuns autres entre les particuliers et le peuple, comme je viens de le prouver ; il s’ensuit qu’il ne se traite qu’entre les parti­culiers, à savoir chaque bourgeois promettant à soumettre sa volonté à celle du plus grand nombre, mais à condition que les autres en feront de même, comme si chacun disait à son voisin : « Je transfère mon droit à l’État pour l’amour de vous, afin que vous lui résigniez le vôtre pour l’amour de moi ».


VIII. L’aristocratie, c’est-à-dire la cour des nobles ou des principaux de l’État, qui gouverne avec une puissance absolue, tire son origine de la démocratie qui lui a fait transaction de son droit. En quoi on suppose que certains personnages de réputation, ou de naissance illustre, ou que quelque autre qualité rend remarquable, sont proposés au peuple qui, donnant ses suffrages, les élit à la pluralité des voix ; de sorte qu’après cette élection tout le droit du peuple ou de l’État passe à eux ; et leur conseil de peu de personnes a la même autorité qu’avait auparavant l’assemblée générale de tous les membres de la république. Ce qui étant, il appert que le peuple qui leur a transféré sa puissance, ne subsiste plus comme s’il représentait une seule personne.


IX. Or, de même qu’en la démocratie, le peuple n’est obligé à rien, aussi en l’aris­to­cratie le conseil d’État demeure entièrement libre. Car, puisque les particuliers ne traitant pas avec le peuple, mais seulement entre eux, se sont obligés à tout ce que le peuple voudra ; ils sont tenus de ratifier la transaction de l’autorité publique que ce même peuple a faite aux principaux de l’État. Et il ne faut pas penser que cette assem­blée des notables, ou cette cour des nobles, quoique choisie par le peuple, se soit obligée à lui en aucune chose ; car, dès qu’elle a été érigée, le peuple a été dissout, comme j’ai dit, et ne subsiste plus en cet égard de personne publique ; ce qui ôte en même temps toute sorte d’obligation personnelle.


X. L’aristocratie a cela aussi de commun avec la démocratie. Premièrement, que si on n’assigne un certain lieu et un certain temps, auquel l’assemblée des principaux de l’État se tienne, ce n’est plus une cour ni un corps qui représente une seule personne, mais une multitude déjointe qui n’a aucun droit de puissance souveraine ; seconde­ment, que si le temps d’une convocation à l’autre est trop long, l’autorité absolue ne peut pas subsister sans une certaine personne qui l’exerce. Ce que je pourrais confir­mer par les mêmes raisons que j’ai alléguées au cinquième article.


XI. La monarchie tire son origine, de même que l’aristocratie, de la puissance du peuple qui résigne son droit, c’est-à-dire l’autorité souveraine, à un seul homme. En laquelle transaction il faut s’imaginer qu’on propose un certain personnage célèbre et remarquable par-dessus tous les autres, auquel le peuple donne tout son droit à la pluralité des suffrages ; de sorte qu’après cela il peut légitimement faire tout ce que le peuple pouvait entreprendre auparavant. Et cette élection étant conclue, le peuple cesse d’être une personne publique et devient une multitude confuse ; d’autant qu’il ne formait un corps régulier qu’en vertu de cette souveraine puissance dont il s’est dessaisi.


XII. D’où je recueille cette conséquence, que le monarque ne s’est obligé à person­ne en considération de l’empire qu’il en a reçu : car il l’a reçu du peuple, qui cesse d’être une personne dès qu’il a renoncé à la puissance souveraine ; et la personne étant ôtée de la nature des choses, il ne peut point naître d’obligation qui la regarde. Ainsi donc les sujets doivent rendre toute sorte d’obéissance à leur roi, en vertu seulement du contrat par lequel ils se sont obligés d’obéir à tout ce que le peuple ordonnera, puisque cette promesse comprend l’obéissance que ce même peuple commande ensui­te de rendre au monarque qu’il met sur le trône.


XIII. La royauté est différente de l’aristocratie et du gouvernement populaire, en ce que ces deux dernières sortes ne demandent que certain temps et certain lieu où l’on prenne les résolutions publiques, c’est-à-dire, où l’on exerce actuellement la puissance souveraine ; mais la royauté délibère et conclut en tous temps et en tous lieux, sans jamais interrompre le cours de sa charge. La cause de cette différence est prise de ce que ni le peuple, ni les principaux de l’État ne sont pas un corps naturel, mais un tout composé de l’assemblage de plusieurs parties détachées. Là où le monar­que étant un en nombre, se trouve toujours en état d’exercer les fonctions de l’empire.


XIV. Au reste, parce que j’ai montré ci-dessus aux articles VII, IX, XII, que ceux qui gouvernent la république ne sont obligés par aucuns pactes à personne, il s’ensuit qu’ils ne peuvent point faire d’injure aux particuliers. Car l’injure, suivant que je l’ai définie au troisième chapitre, n’est autre chose que l’enfreinte des pactes accordés ; de sorte que là où il n’y en a eu aucuns, il ne peut y avoir d’injure. Cependant le peuple, les nobles et le roi peuvent pêcher en diverses façons contre les lois de nature, comme en cruauté, en injustice, en outrages, et en s’adonnant à tels autres vices qui ne tombent point sous cette étroite signification d’injure. Mais, si un sujet n’obéit pas à l’État, non seulement il commet une injure contre son autorité, mais aussi il offense tous ses concitoyens ; parce qu’ayant convenu avec eux d’obéir à la puissance souve­raine, il reprend, sans leur en demander congé, le droit dont il s’était dessaisi. Au demeurant, s’il se résout quelque chose contre une loi de nature dans une assemblée populaire, ou dans une congrégation des principaux de la république, ce n’est pas l’État, c’est-à-dire la personne civile qui pèche ; mais les particuliers qui ont opiné en cette mauvaise délibération : pour ce, qu’à bien considérer la source de cette action, les péchés qui se commettent sont des dérèglements de la volonté naturelle, dont il se peut faire une désignation particulière, plutôt que de la volonté politique qui tient de l’artifice et ne se recueille que par le raisonnement. Autrement, il faudrait que ceux-là aussi fussent coupables à qui la délibération aurait déplu. Mais en la monarchie, si le roi délibère quelque chose contre les lois de nature, il pèche tout le premier, parce qu’en lui la volonté civile et la naturelle sont une même chose.


XV. Le peuple qui veut choisir un roi, peut lui donner la souveraineté simplement, sans restriction ni limitation de temps, ou bien en le lui limitant. S’il la donne de la première sorte, on suppose qu’elle demeure au roi toute telle que le peuple la possédait auparavant. De même donc que le peuple a eu le droit d’élire un monarque, le roi a celui de se choisir un successeur ; de sorte que le roi à qui la souveraineté a été absolument donnée, a le droit non seulement de la possession, mais aussi de la succession, c’est-à-dire il peut mettre celui que bon lui semble en sa place.


XVI. Mais si le commandement n’a été donné au roi que pour un certain temps, il faut considérer quelques autres circonstances outre celle de la transaction. Première­ment, il faut savoir si le peuple, en lui donnant la souveraineté, ne s’est point réservé le droit d’assigner le temps et le lieu à de nouvelles assemblées. S’il a retenu cette puissance, il faut remarquer en deuxième lieu, s’il a gardé par même moyen le pou­voir de s’assembler avant que le temps qu’il a laissé au roi pour exercer la royauté, soit expiré. Tiercement, si le peuple a entendu que la convocation se fit lors seule­ment que ce roi à temps le trouverait bon. Cela étant, supposons, je vous prie, que le peuple ait donné la souveraineté à un certain homme à vie seulement, et qu’après cette donation, il se soit séparé sans résoudre où c’est qu’on ferait après la mort du roi une nouvelle assemblée. Il est manifeste qu’en ce cas-là, suivant le cinquième article de ce chapitre, le peuple n’est plus une personne, mais est une multitude détachée, en laquelle il est permis également à un chacun de choisir le temps et le lieu qu’il lui plaira, ou même de s’emparer de la domination, comme la nature donne à tous les hommes d’égales prétentions. Le roi donc, qui a reçu de cette sorte le royaume, est obligé par la loi de nature, contenue au huitième article du troisième chapitre, et qui enseigne de ne pas rendre le mal pour le bien, en reconnaissance du bienfait dont il est redevable au public, d’empêcher que la société civile ne soit dissoute après sa mort et de marquer le lieu et le jour auxquels on s’assemblera pour lui choisir un succes­seur, ou bien d’en nommer un lui-même tel qu’il jugera être de l’utilité publique. Quoi donc qu’un monarque n’ait la souveraineté qu’à vie seulement, il ne laisse pas de l’avoir absolument et de pouvoir disposer de la succession. En deuxième lieu, si l’on suppose que le peuple, après avoir élu un roi à temps, a convenu aussi du jour et de la ville où après son décès il s’assemblera, afin de procéder à une élection nouvelle : certainement je dis qu’après la mort du roi, l’autorité souveraine retourne au peuple par son ancien droit et non pas par quelque nouvel acte ; car, pendant tout ce qui s’est écoulé de temps entre deux, la souveraineté ne laissait pas d’appartenir au peuple comme son domaine, quoique l’usage ou l’exercice en fût permis à ce roi temporaire, qui n’était (afin que je m’en explique en termes du droit) que possesseur usufructuaire de l’empire. Mais le monarque que le peuple a élu de cette sorte, et avec cette pré­voyance touchant l’indiction d’une assemblée, n’est pas à parler proprement un monarque, non plus que les dictateurs n’étaient pas des rois chez les Romains, mais le premier ministre de l’État ; aussi le peuple peut le dégrader, même avant que le terme de son ministère soit expiré, comme autrefois on le pratiqua à Rome, lorsque Minutius, de simple chevalier qu’il était, fut donné pour collègue au dictateur Quintus Fabius Maximus. Et il me semble qu’en voici la raison. C’est qu’on ne peut pas fein­dre que cette personne ou cette assemblée, qui retient toujours une puissance pro­chaine et immédiate à agir, se réserve l’empire, en sorte qu’elle ne puisse pas le repren­dre effectivement lorsqu’elle le voudra ; car, qu’est autre chose l’empire, si ce n’est le droit de commander toutes fois et quantes que cela est possible par les lois de la nature. Enfin, si le peuple se sépare après l’élection d’un roi temporaire avec cette déclaration, qu’il ne lui sera pas permis dorénavant de former une nouvelle assemblée sans la permission de leur nouveau monarque, on suppose que cette personne publique qui constituait le peuple est dissoute, et que le roi est absolu ; d’autant que les particuliers n’ont pas la puissance de faire renaître le corps de la république, si le prince n’y donne son consentement. Et il n’importe qu’il eût promis de convoquer de temps en temps les États, puisque la personne à qui il aurait fait cette promesse, ne revient à la nature des choses que quand bon lui semble. Ce que je viens de dire sur les quatre cas que j’ai proposés, d’un peuple qui choisit un roi temporaire, recevra beaucoup d’éclaircissement si je compare le peuple à un monarque absolu qui n’a point d’héritier légitime. Car le peuple est seigneur des particuliers, en sorte qu’il ne peut point avoir d’héritier autre que celui qu’il nomme lui-même. D’ailleurs les intervalles des assemblées politiques peuvent être comparés au temps du sommeil d’un monarque, car en l’un et en l’autre l’acte du commandement cesse, quoique la puissance demeure. Enfin, la rupture d’une assemblée irrévocable est une espèce de mort du peuple ; comme en un homme, c’est mourir que d’entrer dans un si profond somme qu’on ne s’en éveille jamais. De même donc qu’un roi qui n’a aucun héritier, s’il donne, en s’endormant d’un somme éternel, c’est-à-dire, lorsqu’il s’en va mourir, le gouvernement de son royaume à une personne qui le doive régir jusqu’à tant qu’il s’éveille, il lui en laisse évidemment la succession. Ainsi le peuple, qui en élisant un roi temporaire, s’est ôté la puissance de convoquer une nouvelle assemblée, a donné au prince la domination sur la république. Mais au reste comme le roi, qui s’endor­mant pour faire un petit somme, laisse à un autre l’administration de son royaume, la reprend dès qu’il s’éveille ; de même le peuple, se réservant en l’élection d’un roi temporaire, le droit de former en certain lieu et à certain jour une autre assemblée, recouvre au jour préfixé l’usage de la souveraineté. Et comme un roi, qui a donné l’administration de ses affaires à quelque autre pendant qu’il veille, peut la lui ôter quand bon lui semble : ainsi le peuple, qui a le droit de s’assembler pendant le règne d’un monarque temporaire, peut en tout temps lui ôter la couronne. En un mot, le roi qui commet le gouvernement de son royaume à un sien ministre pendant qu’il doit dormir et qui après cela ne peut point s’éveiller, si celui qu’il a substitué ne le veut, perd la vie et la royauté tout ensemble ; de même le peuple qui s’est établi un monar­que temporaire et qui ne s’est pas réservé la liberté de convoquer de nouveaux États sans son ordre, a perdu entièrement sa puissance, a dissipé ses propres forces, s’est déchiré soi-même, et la souveraineté demeure irrévocablement à celui auquel il l’a donnée.


XVII. Si un roi a promis à quelqu’un de ses sujets, ou à plusieurs ensemble, quelque chose qui le peut empêcher d’exercer une puissance souveraine, cette promesse ou ce pacte est nul, encore qu’il l’ait confirmé par serment. Car le pacte est une transaction de certain droit, qui (suivant ce que j’ai dit au quatrième article du second chapitre), demande des marques suffisantes de la volonté du transacteur, et si l’acceptant témoigne valablement de sa part qu’il reçoit la fin qu’on lui promet, il déclare par-là qu’il ne renonce point aux moyens nécessaires. Mais celui qui a promis une chose requise à une autorité suprême et qui néanmoins retient cette autorité pour soi-même, il fait assez connaître que sa promesse a été conditionnelle, à savoir, en cas qu’il n’y allât point du droit de la souveraineté. Donc la promesse est nulle et demeure invalide, toutefois et quantes qu’il appert qu’on ne la peut pas exécuter sans lésion de la majesté royale.


XVIII. Nous avons examiné comment c’est que les hommes se sont obligés, par un instinct naturel, d’obéir à une puissance souveraine qu’ils ont établie par leurs conventions mutuelles. Il faut maintenant que nous voyions de quelle façon ils peu­vent être délivrés du lien de cette obéissance. Cela peut arriver, premièrement, par une renonciation, c’est-à-dire lorsqu’un prince ne transfère pas à un autre son droit de souverain, mais tout simplement le rejette et l’abandonne. Car, ce qu’on néglige de la sorte, et qu’on laisse à l’abandon, est exposé au premier venu, et on introduit derechef le droit de nature, par lequel chaque particulier peut donner ordre comme il lui plaît à sa conservation propre. Secondement, si les ennemis s’emparent de l’État sans qu’on puisse résister à leur violence, le souverain voit périr devant ses yeux toute son autorité : car ses sujets ayant fait tous les efforts qui leur ont été possibles pour empêcher qu’ils ne vinssent entre les mains de leurs ennemis, ils ont accompli la promesse réciproque qu’ils s’étaient jurée d’une parfaite obéissance ; et même j’estime que les vaincus sont obligés de tâcher soigneusement de tenir la parole qu’ils ont donnée pour garantir leur vie. En troisième lieu, s’il ne paraît aucun successeur en une monarchie (car le peuple, ni les principaux de l’État, ne peuvent point défaillir dans les deux autres sortes de gouvernement) les sujets sont quittes de leur serment de fidélité : car, on ne peut pas s’imaginer que quelqu’un soit obligé, si l’on ne sait à qui, pour ce qu’il serait impossible d’acquitter son obligation. Et voilà les trois moyens par lesquels les hommes se retirent de la sujétion civile et acquièrent cette brutale, mais toutefois naturelle liberté, qui donne à tous un pouvoir égal sur toutes choses. je nomme cette liberté farouche et brutale ; car, en effet, si l’on compare l’état de nature à l’état politique, c’est-à-dire la liberté à la sujétion, on trouvera la même proportion entre elles, qu’il y a entre le dérèglement des appétits et la raison, ou, si je l’ose dire, entre les bêtes et les hommes raisonnables. Ajoutez à cela, que les particuliers peuvent être délivrés légitimement de la sujétion, par la volonté et sous le bon plaisir de celui qui gouverne absolument, pourvu qu’ils sortent des limites de son royaume : ce qui peut arriver en deux façons, à savoir, par permission, lorsqu’on demande et qu’on obtient congé d’aller demeurer ailleurs, ou quand on fait commandement de vider le royaume, comme à ceux que l’on bannit. En l’une et en l’autre de ces ren­contres, on est affranchi des lois de l’État que l’on quitte, à cause qu’on s’attache à celles d’une nouvelle république.