Le Citoyen contre les pouvoirs (1926)/07

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Éditions du Sagittaire (p. 135-160).



LE CITOYEN

CONTRE LES POUVOIRS












LE CITOYEN CONTRE LES POUVOIRS.

Tous les ambitieux aiment la guerre. Là-dessus L’INÉGALITÉ VIENT
DES GUERRES.

Tous les ambitieux aiment la guerre. Là-dessus ils ne font point de faute, et se reconnaissent très bien entre eux, comme par un mot de passe. Le moindre candidat à l’Académie sait très bien ce qu’il faut dire sur ce sujet, et ce qu’il ne faut jamais dire. C’est qu’aussi il n’y a qu’un pouvoir, qui est le militaire. Les autres pouvoirs font rire, et laissent rire. Un riche ne peut rien. Qu’il essaie seulement de donner un ordre à son cuisinier ; j’entends un de ces ordres qui offensent, par l’imprévu, par le mépris des usages, par le ton ; le cuisinier répondra en roi, sans aucun risque. L’inégalité ici n’est que d’apparence ; elle est prévue par le contrat ; mais le contrat lui-même, qui enferme l’obéissance, est aussitôt rompu par le refus d’obéissance. Le maître peut chasser son cuisinier, et le cuisinier peut chasser son maître. Cette condition étonne toujours le maître, dès qu’il y pense.

On entend, à ce sujet, des déclamations faciles, mais abstraites. Il est vrai en gros que ceux qui n’ont point d’argent doivent obéir à ceux qui en ont. Voilà donc un troupeau d’esclaves, et Plutus les mène au fouet ; mais il n’y a point de fouet. Allons au détail, nous voyons que chacun des esclaves change aisément de maître, selon que l’humeur le conseille ; cette seule idée adoucit l’humeur, et donne patience aussi bien à l’un qu’à l’autre. Sans compter que les travailleurs, pris en masse, ont des moyens irrésistibles de prélever sur les profits, dès que l’heureuse paix dure quelque temps ; tout conspire alors contre le maître ; c’est pourquoi cet état de paix se définit par ce que le maître n’aime point, à savoir une police moins hardie et moins tracassière, des pouvoirs mieux contrôlés, une armée moins nombreuse, la liberté enfin de s’assembler, de parler, d’écrire. Maintenant, comment l’état de guerre, ou seulement la menace de guerre, affermit les pouvoirs, enfle les profits, ajourne les revendications, enhardit la police, c’est ce que nous avons pu voir. L’esprit le plus obtus, s’il ne comprend les causes, éprouve du moins les effets. D’où ce puissant instinct qui pousse les Grands Bourgeois à accepter la guerre, à ne jamais chicaner sur les occasions ni sur les moyens de guerre, enfin à y jeter leurs fils. Les femmes oisives, brillantes et parées, ne s’y trompent point ; chacun a observé de ces visages inflexibles. C’est qu’il faut renoncer au pouvoir, ou le payer ce qu’il coûte ; elles n’hésitent point.

L’avare serait pacifique car il risque beaucoup aux guerres ; et l’avare n’est pas le même homme que l’ambitieux c’est pourquoi je ne dirais pas que le Capitalisme est la cause des guerres ; cela est abstrait. J’aimerais mieux dire que les guerres aggravent, entretiennent, renouvellent l’inégalité de toutes les manières. Aussi n’importe quel privilégié sent bien qu’il faudra quelque massacre de nation à nation pour restaurer un état des choses en soi impossible, et qui, dans le moindre retour de paix, s’en va toujours croulant. Chacun a pu observer ce paradoxe que l’idée même de la paix perpétuelle irrite. Mais qui irrite-t-elle ? Observez ceux et celles qui déclament contre l’égalité, contre la coalition ouvrière, contre les prétentions des employés et des domestiques. Observez aussi ceux et celles qui déclament contre l’Allemand, bientôt contre l’Anglais, toujours pour la guerre et toujours contre la paix. Ce sont les mêmes ; et le ton est le même.

Notre politique intérieure offre un spectacle inattendu.L’EXÉCUTIF EST
PRUDENT PAR FORCE.

Notre politique intérieure offre un spectacle inattendu. Cette Chambre[1] résume en ses puériles idées, comme en ses passions déréglées, un régime de despotisme, de basse police, de délation, de proscription, de prodigalité, couvrant comme d’un manteau une misère héroïque. Comme un roi qui a coutume de se mentir à lui-même. Mieux encore qu’un roi ; ce roi a beaucoup de têtes : les flatteries et les opinions agréables sont réellement échangées ; chacun y est roi et courtisan, Convulsion, caprice, aveuglement. Mais les mœurs et l’esprit public ne se reconnaissent nullement en cette peinture décorative, brossée pour de courtes réjouissances et qui étale vainement ses couleurs brutales. Cette Chambre règne et ne gouverne pas. Ses ministres, refroidis par leur métier difficile, lui font le compte du possible et de l’impossible et lui font entendre la voix aigre de la nécessité et les conseils de la sagesse. « J’entends bien, dit l’Exécutif, ce que vous auriez voulu mais la force des choses m’a mis dans le cas de n’en point tenir compte. Voici ce que j’ai pu faire et ce que j’ai fait. » Suivent les fortes, les invincibles raisons, qui s’adressent en réalité au peuple même, plus sensé que son roi. Cela fait voir que les constitutions plient devant l’opinion et les mœurs. Les historiens ont là-dessus quelques lumières. La constitution de la République Romaine, une des plus puissantes que l’on ait connues, suffisait à tout par la force des mœurs et l’empire de la nécessité, quoique ses rouages dussent, selon les prévisions théoriques, buter les uns contre les autres au premier mouvement. Notre République, en une situation difficile, montre aussi une souplesse étonnante. En vérité, c’est l’Exécutif qui interpelle au nom du peuple, et les choses n’en vont pas plus mal.

Ce qu’il y a de vrai dans les thèses royalistes devait finir par se montrer. Ils disent bien qu’un roi représente mieux l’intérêt de tous et l’esprit public que ne peuvent faire les puissances d’un moment, toujours groupées autour de la richesse ancienne ou récente. Ils pourraient dire aussi que l’exercice réel du pouvoir fait aussitôt connaître d’un côté les résistances de l’ordre économique, de l’autre, les résistances politiques ; par quoi l’opinion et le bon sens devraient s’asseoir ensemble sur le trône. Seulement, dans le fait, il arrive toujours que celui qui règne par droit de naissance est tenu de près par les puissances, et séparé de l’opinion par des rangs épais de flatteurs ; sans compter qu’un pouvoir sacré porte naturellement l’aveuglement et l’infatuation au delà de toute prudence ; aussi la menace des révolutions est toujours comprise trop tard. Il fallait des rois sans majesté, toujours menacés et surveillés, toujours prêts à rendre des comptes, sans aucun privilège ni aucun secret, et déposés promptement, à l’occasion, sans scandale ni tumulte. À quoi les Chambres devaient servir, qui étaient comme des comités de vigilance, traduisant la puissance de l’opinion. Mais on a vu déjà au temps de Combes, et l’on voit encore maintenant, que les relations politiques s’établissent par d’autres moyens ; et il arrive que les députés, par mille causes, éprouvent moins directement les changements de l’opinion que ne fait un roi éphémère qui naturellement s’efforce de durer. Les uns composent discours avec discours, ce qui est certes quelque chose ; mais le pilote jette la sonde, et corrige les discours.


Quand les partis s’équilibrent,L’ADMINISTRATION AIME
LES PARTIS ORGANISÉS.

Quand les partis s’équilibrent, l’administration gouverne. Mais il y a entre les partis et l’administration une affinité profonde. Autant que les députés dépendent de leur parti, l’administration gouverne. Or nous vivons présentement sous la férule administrative, et ceux qui essaient d’interpeller se trouvent dans la situation du réclamant devant le guichet. « L’affaire suit son cours, et revenez dans trois mois. » L’idée de fatiguer ceux qui réclament et de résister au public, dans son intérêt même et pour son bien, se fait voir en clair ces temps-ci. Il se peut que le public préfère le scrutin uni-nominal, et c’est ce que je crois pour ma part ; mais le Grand Chef de Bureau ne veut rien entendre. Pourquoi ? Parce qu’il n’est pas de cet avis. Parce que l’administration consultée n’est pas de cet avis. Et il est vrai que l’administration n’est pas de cet avis. Qu’est-ce que le député d’arrondissement, sinon un citoyen qui fait du bruit devant le guichet ? Mais qu’est-ce au contraire qu’un chef de liste ? C’est un homme qui voudrait bien être aussi derrière un guichet, et qui comprend les choses. Préfet contre préfet, système contre système ; les principes sont saufs.

On conte que Louvois inventait des expéditions et des guerres. Mais sans doute n’en pensait-il point si long. L’administration ne forme point tant d’idées, ce n’est pas son affaire ; seulement elle s’étend, elle occupe le terrain qu’on lui laisse ; elle produit les fruits qui lui sont propres, comme un arbre, sans demander si on en a besoin. L’administration de la guerre ne veut point la guerre ; mais elle se veut elle-même. Il y a une apparence de raison lorsqu’on demande à un conseil de généraux s’il faut trois ans de service ou deux. Mais ce n’est qu’apparence. Un maréchal de camp disait à son fils, qui pressait les travaux d’un siège : « Mon fils, vous êtes bien pressé d’aller planter vos choux. » Supposez que j’aie un beau projet pour finir les guerres. Selon la sagesse administrative, je devrai le soumettre à un Grand Conseil de Guerre.

L’intérêt d’une carrière ou d’un métier agira seul ici, et suffira bien. Mais les hommes sont ainsi faits qu’ils ne pensent pas seulement à leur intérêt, mais aussi à leur propre majesté. D’où une opposition de principe à tout ce que le public incompétent s’avise de demander, ou seulement de souhaiter. D’où résistance violente à tout ce qui enferme le droit d’exiger, c’est-à-dire à tout ce qui est scrutin sincère. Louis XIV cédait assez souvent aux raisons, si l’on prenait la précaution de lui dire et répéter qu’il était le maître. D’où je comprends cet étonnant mouvement d’humeur, au fond Bureaucratique, contre le scrutin d’arrondissement ; et ce serait une raison de le préférer, car c’est la preuve qu’il vise juste. Mais mon parti est pris là-dessus, pour des raisons qui n’ont point changé, et depuis bien des années. Qu’est-ce que les tracasseries, les minces faveurs et les petits abus devant l’immense intérêt de vivre en Paix ? Et ce grand problème, on ne le voit que trop, ne peut être résolu que par une énergique action, et continuelle, de la masse sur les pouvoirs, par le moyen, encore imparfait, mais qu’on a vu efficace, du député personnellement responsable.


Ne croyez jamais ce que dit un homme d’État.QUAND ON LAISSE FAIRE
LE GOUVERNEMENT.

Ne croyez jamais ce que dit un homme d’État. C’est un homme qui parle de son métier, et qui quelquefois en parle bien ; mais il n’est pas dans l’ordre que l’on mette tous les métiers à la gêne pour que le plombier par exemple fasse aisément et agréablement le sien. « Les hommes qui ne sont pas plombiers, dit le plombier, ne se rendent pas compte de ce que c'est ; ils sont bien loin de nous donner commodité et large place. Ce sont des ingrats. Car comment vivraient-ils s'il n'y avait pas de plombiers ? » Celui qui va sur roues considère le piéton comme un être encombrant et insouciant. Mais le piéton ne se laisse pas convaincre, et finalement tout se fait.

L’homme pressé qui ne se soucie pas d’user son frein ni son caoutchouc comprend mal ce qu’un troupeau d’oies vient faire sur la route ; mais les oies vont à leur pâture ou à leur mare. C’est tout à fait de même que le gouvernement suit sa route, et s’étonne que les oies ne se rangent point, toute affaire cessante, pour admirer le char de l’État comme il roule bien. « Il faut des oies, j’en conviens, dit l’homme d’État ; mais là où je veux qu’elles soient, et non pas là où elles veulent être. » Ce discours n’a jamais persuadé les oies, parce que les oies sont bêtes ; il a quelquefois persuadé les hommes, parce que les hommes sont des êtres contemplatifs, assez pour savoir se mettre un petit moment à la place d’autrui.

La guerre est un état admirable, j’en conviens, où les gouvernants subordonnant toutes les affaires des autres hommes à leurs propres projets. Il faut avoir vu comment les chefs militaires s’installent et s’étalent, rejetant les habitants sur une étroite bordure, et encore s’étonnant s’ils osent se plaindre. « Comment ? Mais ne sommes-nous pas ici pour leur bien et pour leur sûreté ? » Raisonnement irréfutable, qui est aussi celui des paveurs qui tiennent ma rue éventrée depuis plus d’un mois, et qui m’offrent une planche branlante pour passer au-dessus d’un précipice rocheux.

Les citoyens admettent aisément qu’il faut des chefs et des administrations, comme il faut des paveurs et des plombiers. Ils admettent moins aisément que l’homme de la rue soit toujours gêné et limité, et les pouvoirs libres. « Car, disent-ils, j’entends bien que la sécurité et la puissance publiques sont quelque chose ; mais il y a d’autres biens, comme vivre, produire, échanger ; ces biens ne seraient rien sans la sécurité et peut-être même sans la puissance ; mais en revanche, la sécurité et la puissance sont des mots, hors de la commune et humble prospérité. Donc faites votre métier de gouvernant, et je veux bien me gêner pour vous le rendre facile ; mais que les gouvernants s’incommodent aussi pour moi. Car je sais bien ce que deviendront nos rues si le paveur est seul juge. Et je connais aussi par expérience quels sont les travaux du gouvernement dès qu’on le laisse faire. Ce sont des armées, ce sont de ruineuses querelles et de prodigieux éventrements. Disant toujours qu’on ne peut faire autrement. Et de bonne foi. Le paveur barrera toute la rue, et entassera encore ses pavés dans votre cour, si on veut l’en croire. »

« J’irai à la conférence remplir mes devoirs deL’OPINION VAINCRA
LES PARTIS.

« J’irai à la conférence remplir mes devoirs de bon Européen. » C’est M. Ribot qui parle, et devant notre Sénat. Cette manière de dire est digne de remarque[2]. L’homme est profondément cultivé et éloigné de tout fanatisme, autant qu’on peut savoir ; mais il a toujours fait voir de la prudence et même de la crainte à l’égard du sentiment public ; ce pilote connaît la risée, le courant et les mauvais passages. Il faut donc conclure, comme je l’avais déjà supposé, que l’opinion chez nous s’est délivrée en silence, comme un prisonnier qui défait un nœud après l’autre, sans faire de mouvements inutiles, et qui, tous les liens rompus, se montre encore lié par précaution.

Occasion d’observer ou de deviner comment l’opinion agit sur les pouvoirs. Car cette Chambre promettait d’abord une sorte de dictature ; l’esprit de guerre réglait encore la paix. Dans le fait tout ce qui montrait quelques restes de fanatisme fut écarté des affaires. Les hommes d’Académie n’ont pas encore compris ce prompt revirement ; cette guerre, croyaient-ils, avait fait miracle ; le vieil esprit radical était mort ; les plus illustres radicaux menaient les funérailles. Mais non. La guerre tue, mutile, ruine ; c’est tout ce qu’elle peut faire. Elle ne change point l’esprit ; elle ne le touche point ; elle y est tellement étrangère ; elle est tellement extérieure et sans pensée aucune ; beaucoup ont craint des opinions extrêmes, ou bien les ont espérées ; mais je ne crois point à un changement réel de ce côté-là, ni de l’autre. Si vous en doutez, lisez le débat concernant l’expédition de Syrie ; vous y entendrez les mêmes fanatiques ; ils invectivent comme au temps de l’affaire Dreyfus, et presque dans les mêmes termes ; ils sont peu nombreux, et ne trouvent point d’écho.

J’ai toujours craint le scrutin de liste et la Représentation Proportionnelle ; j’y apercevais une mystification politique. Les pouvoirs une fois assurés par un compte exact des suffrages, l’élite devait poursuivre sur les élus son travail de séduction et d’encerclement. Tout se traduisant par des opinions et des formules collectives, la vraie opinion, l’opinion commune et solitaire, risquait d’être enfin méprisée ; les groupes politiques prenaient le pouvoir et expliquaient au peuple ce que le peuple devait penser ; opération en vérité magique et qui réussit souvent ; car l’opinion individuelle est naturellement timide, lente à s’exprimer, prompte à se taire devant un accord d’apparence, presque unanime. Mais je crois pouvoir dire que l’opinion, en notre pays, vaincra ce système politique, le plus rusé qui soit, par une obstination étonnante. Ainsi dans le temps même où il est évident que partout les hommes d’affaires se haussent à la politique, nous en sommes encore et toujours à vouloir séparer la Politique et la Finance, et à honorer quelque chef pauvre qui ne fait partie d’aucun conseil d’administration. Ce chef, la situation nous le refuse encore ; et les grands Politiques se moquent ; mais il faudra pourtant bien que le veston râpé du Radical soit finalement le maître ; maître détesté et méprisé, si l’on en croit l’élite académique et l’élite ploutocratique, mais enfin le maître, ou pour mieux dire l’invincible Arbitre, avec son bâton blanc dans sa giberne, mal payé et imperturbable.

Je n’ai jamais conseillé à personneCOMMENT TOUTES.
OPINIONS SONT BONNES, 

Je n’ai jamais conseillé à personne de changer d’opinion. Non plus de changer ses yeux pour d’autres ; mais apprenez à vous en servir. De même pour vos opinions, rendez-les bonnes. Non pas cherchant des opinions étrangères, jusqu’à ce que vous trouviez celle qui est vraie, car il n’y en a point qui soit vraie. Nul n’a eu, nul n’aura jamais une idée vraie ; mais il y a une manière vraie d’avoir n’importe quelle idée ; et c’est de voir les choses au travers. Nos idées sont nos lunettes. Il est bon d’avoir quelque lunette pour considérer l’apparence de la planète Mars ; mais garder la sagesse dans vos jugements sur la planète Mars, cela ne dépend point de votre lunette. Donc lorsque vous dites : « Je suis socialiste, communiste, ou catholique, ou monarchiste », ne ressemblez pas à l’apprenti de botanique qui se dirait : « J’ai acheté un microscope ; me voilà bien savant. »

Si ce que j’écris vous étonne, retournons-le. Examinons par le contraire, comme Aristote aimait à faire. Certainement il y a une sotte manière d’être socialiste ou monarchiste ou n’importe quoi ; il suffit que l’on croie plutôt ce que disent les autres que ce que l’on aperçoit par ses propres moyens, il suffit que la colère pousse les jugements, ou que la peur les retienne. Et le pire de tout, c’est de se priver d’examiner par peur de changer. Jurez d’abord ; il n’y a point d’esprit ferme sans serment. Jurez d’abord, et puis examinez. Comme un compte, que vous pouvez faire, dans le système décimal, ou dans un système dont la base est douze ; mais vous jurez, cela va sans dire, de ne pas changer de système pendant votre compte. L’exemple est simple ; mais il faut d’abord réfléchir sur des exemples simples. Le système décimal est-il vrai ou faux ? Voilà une question ridicule ; car ce n’est qu’un moyen de saisir les quantités dénombrables. Et l’on rirait du physicien qui rapporterait quelque expérience d’après laquelle le système décimal devrait être dit faux. Puisque vous surmontez sans peine cette sottise-là, pensez qu’il y en a sans doute d’autres du même modèle, mais plus enveloppées. Quelque Sorbonnagre me tire ici par la manche, disant : « Il y a des faits de physique d’après lesquels la géométrie d’Euclide est fausse. » Je me méfie, ayant assez éprouvé déjà qu’il n’est pas une de nos conceptions qui soit à la merci d’une expérience ; non pas même le spiritisme ; mais plutôt nos conceptions sont comme des microscopes, qui montrent mieux l’expérience ; seulement il faut savoir s’en servir, ce qui n’arrivera jamais si l’on en change toutes les semaines. Que l’on soit communiste, monarchiste, catholique, ou ce que vous voudrez, on reconnaîtra l’héroïsme vrai en ce jeune homme que l’impatience d’avoir peur pousse à lever la main pour une mission dangereuse. Et chacun, dès qu’il sait se servir de ses lunettes accoutumées, conviendra que l’énergie d’un Maréchal, qui décide qu’une troupe tiendra à tout prix, n’est pas du tout du même genre, et ne mérite pas le même hommage.

Quand on dit que les gouvernantsNE PAS CHANGER LES
POUVOIRS, LES ASSAGIR.

Quand on dit que les gouvernants n’ont de puissance, selon la justice, que par le consentement des gouvernés, je crois qu’on manque l’idée. C’est remonter au déluge. De toute façon : car, d’un côté, c’est partir à la recherche d’une race pure et non croisée ; si un Irlandais a seul droit de gouverner les Irlandais, le plus pur Irlandais aura aussi le droit le plus clair ; et, d’un autre côté, c’est vouloir construire les nations d’après le modèle patriarcal. Le fils obéit au père il n’obéirait pas à un étranger « Et s’il me plaît, à moi, d’être battue » ; c’est la formule la plus parfaite de l’esprit national en tous pays. Fouetté, le citoyen veut bien l’être. Mais il regarde aux baguettes ; il veut savoir dans quel bois on les à coupées.

Cette idée mystique produit bientôt ses preuves. Car un pouvoir contesté devient aussitôt tyrannique ; on ne peut plus prononcer sur ce qu’il serait, bon, médiocre ou mauvais, s’il s’exerçait simplement ; il s’établit, il se défend, il soupçonne. Dans ces luttes, le droit périt ; les révoltés ont toujours raison ; ils sont toujours tyranniquement gouvernés. À bien meilleur compte, et par la centième partie seulement de l’énergie qu’ils emploient à chasser un mauvais maître, ils le rendraient bon. Comte, homme d’avant-garde, aperçoit que les discussions sur l’origine et la légitimité des pouvoirs sont métaphysiques, et que la fonction positive du citoyen est plutôt de surveiller et limiter l’action des pouvoirs, quels qu’ils soient.

Le faible des démocraties est qu’elles déposent trop aisément leurs rois éphémères. Cette puissance purement négative ne résout rien, d’autant que comme il n’y a pas tant d’hommes qui sachent le métier de roi, tant bien que mal, nous voyons toujours revenir les mêmes rois ; et les chutes font noblesse et force, comme aux récidivistes ces innombrables condamnations, qui désarment le juge. Le citoyen n’a pas encore bien saisi cette idée que tout pouvoir est mauvais, s’il n’est surveillé, mais que tout pouvoir est bon, autant qu’il sent une résistance pacifique, clairvoyante et obstinée. La liberté n’est pas d’institution ; il faut la refaire tous les jours.

Nos prolétaires ne sont pas encore délivrés de cette idée, qui est métaphysique aussi, c’est que les patrons ayant pour règle de payer les ouvriers le moins possible, il faut supprimer les patrons. Mais pourquoi se priver de coopérateurs qui ont appris un métier difficile ? Le prolétariat organisé aurait une puissance invincible ; on verrait et l’on a vu déjà comment l’opinion commune acclamerait le cortège des travailleurs, si seulement ils jetaient toutes leurs armes. Mais la guerre est plus facile à conduire que la paix. Il est plus facile de mener les citoyens aux barricades que d’obtenir qu’ils observent et jugent à chaque instant. Bref il est plus vite fait de détruire que de construire.

Les pouvoirs sont arrogants en guerre, inquiets et flexibles en paix, comme on a vu et comme on voit. Cette loi trouve son application dans les luttes intérieures aussi. La presse, tant calomniée par les journalistes, est toujours plus juste qu’on n’attendrait, par le jeu des rivalités et par le besoin d’étonner, qui font que tout ce qui importe est bientôt connu. Que pourrait-on attendre, et que ne pourrait-on pas espérer si les journaux, au lieu de se servir des ambitions, exerçaient seulement la fonction du spectateur et du juge. Et, au lieu de dire que c’est impossible, il faut le faire, comme nous faisons en ces feuilles, menant cette bonne révolution qui vise moins à détrôner les rois qu’à les rendre sages.

Ce que redoutent les tyrans, c’est le suffrageLE CITOYEN CONTRE
L’HOMME D’ÉTAT.

Ce que redoutent les tyrans, c’est le suffrage secret. Mais que peuvent-ils contre le suffrage secret ? Distribuer des bulletins et suivre l’électeur des yeux ? Cela s’est fait longtemps, mais c’est ce que l’opinion ne supporte plus. Les tyrans eux-mêmes n’avoueront point ce que pourtant ils pensent tous, c’est qu’ils ne reconnaissent pour opinion que l’opinion avouée, autant dire l’opinion forcée. L’art de tyranniser est d’obtenir une approbation publique, en faisant jouer la pudeur et la politesse. Puisqu’il est convenu, et très raisonnablement, chez nous, que le chef de l’État n’est point exposé aux sifflets ni aux interruptions, il doit parler prudemment et par lieux communs, ou bien il n’est pas juste.

Un terrassier porte son opinion comme il porte son large pantalon de velours, sa ceinture de flanelle et sa pelle. C’est que cet homme fort ne s’inquiète pas de savoir s’il plaît ou déplaît. Mais tout ce qui est bourgeois vit de plaire, ou tout au moins de ne pas déplaire. Le costume bourgeois lui-même détourne de chercher bagarre. La conversation bourgeoise est de repos, quand elle n’est pas de précaution. Ceux qui tyrannisent sur les opinions ont donc d’immenses avantages. Dès qu’ils font voir un visage orageux ou offensé, on n’insiste point.

Il peut arriver qu’un médecin juge les pouvoirs avec clairvoyance, devine le jeu des tyrans, et vote enfin pour quelque jugeur qui lui ressemble. Mais, en présence d’autres bourgeois qu’il connaît mal, ou qu’il connaît trop, pressé encore par le temps, et pensant à son métier, ou bien cherchant un court moment de détente et d’agréable concorde, il n’engagera pas de controverse. D’où une modération d’apparence, et qui est en vérité de costume. Un employé, un fonctionnaire, un marchand n’ont pas moins de raisons de se montrer agréables. Sans compter que l’art de discuter est difficile et que l’on peut craindre ses propres passions. On voit ici bien clairement que ceux qui admettent la contradiction, et même la cherchent, ont bien moins de puissance sur l’opinion avouée que ceux qui reçoivent la contradiction comme une offense. Un homme simplement poli ne fait rien pour l’un et fait beaucoup pour l’autre. Ainsi tout irait au gré des violents si l’on gouvernait d’après la rumeur des conversations. Et cela ne se fait que trop, après que les urnes ont décidé. C’est alors que les cercles élaborent des programmes étonnants, sous l’œil atrabilaire. Admirable, alors, s’il reste encore un peu de citoyen dans le député. Si les électeurs ne regardent point là, avant, pendant et après, toutes les entreprises contre la liberté réussiront, par cette tempête peu à peu soulevée de l’opinion publique contre l’opinion privée. Or je ne vois point cette idée ressortir ; je n’entends et je ne lis que des hommes d’État, petits et grands. Le citoyen pense-t-il assez à se défier des hommes d’État, petits et grands ?


Je me vante d’être le seulLE COMBISME, OU
L’ÉLECTEUR DEVANT L’ÉTAT. 

Je me vante d’être le seul maintenant à représenter le Combisme intégral. De ceux qui ont gagné cette belle partie vers la fin du dernier siècle, les uns sont aujourd’hui communistes, d’autres sont nationalistes. Et le chef lui-même, qui vient de mourir, avait depuis longtemps quitté son propre parti. Pour moi j’y reste attaché, assuré que tous les hommes libres y reviendront. Mais pour les jeunes, qui ne savent pas de quoi je parle, quelques explications sont nécessaires.

Le Combisme n’est autre chose que l’action permanente de l’électeur sur l’élu. Et voici comment l’on procède. Tous les citoyens, de quelque parti qu’ils soient, et qui ont fait serment à eux-mêmes de contrarier le jeu des Grands Politiques, envoient à la Chambre un homme plus ou moins modéré, plus ou moins tenu par ses relations et par ses intérêts ; les nuances n’importent pas ici autant qu’on pourrait croire ; en règle générale on peut poser que n’importe quel député, dès qu’il est laissé à lui-même, fait le jeu des Grands Politiques. Mais il ne faut que de vigilants comités, et quelques hommes sûrs qui veuillent donner un peu de leur temps. Ces hommes viennent en mission près du député, et lui parlent énergiquement toutes les fois que cela est nécessaire, soit pour signaler les puissances locales, toujours portées à favoriser les protégés des grands Politiques, soit pour préparer la chute des Grands Politiques eux-mêmes, dès qu’ils deviennent arrogants et secrets. Par ces continuelles manœuvres, les hommes dévoués dont je parle s’exposent à de furieuses attaques, qui peuvent aller jusqu’aux coups de poing. Mais on en trouve qui acceptent ces risques et on en trouve d’autres, dans chaque ville, qui, sans l’espoir d’aucune récompense et pour la beauté du jeu, leur font une garde du corps.

Les choses se passent plus simplement qu’on ne croit. Le préfet, dès qu’il est surveillé, administre au lieu d’intriguer avec les Salons, avec les Chefs militaires et avec les Messieurs prêtres. Le député, dès qu’il se sent surveillé, parle au nom de cette opinion réelle et agissante, dont il éprouve continuellement la pression. Le ministre, dès qu’il considère les masses électorales remuantes et décidées, se moque des Académiciens et des Actrices, et gouverne en plébéien ; ce qui est aussi amusant que de gouverner en parvenu. Combes fut l’homme qui joua ce jeu spontanément et pour son compte, et qui sut rappeler aux députés ce que les délégués des Comités Politiques leur avaient déjà dit. Quand la politique républicaine, car c’est son nom, est ainsi orientée et vivante, on trouve toujours un Combes. Si vous demandez ce que fera le Combes de l’avenir, je réponds qu’il ne fera rien qu’administrer et empêcher le mal qui s’appelle négociation ambitieuse, traité secret, alliance avec les droites, politique de force, Guerre. Rien n’est plus simple, mais il faut s’y mettre. Un prêtre pourrait être Combiste. Car il n’est point vrai que cette politique, radicalement républicaine, ait pour fin de contrarier ou de favoriser telle ou telle opinion de l’ordre moral ou religieux. Et le vrai prêtre se sent même plus libre et plus digne, lorsqu’il n’est plus l’allié ni le serf des puissances politiques. Mais les prêtres qui se mêlent de politique ne peuvent pas être Combistes. Un académicien ne peut pas être Combiste. Un général ne peut pas être Combiste. Un millionnaire ne peut pas être Combiste. Une actrice ne peut pas être Combiste. Un député cesse d’être Combiste dès qu’il peut. Je fais exception pour quelques caractères de fer, que les injure n’ébranlent point, mais au contraire affermissent. Pelletan fut le modèle de ces hommes incorruptibles. Mais l’animateur du régime, ce fut Jaurès.

Tous les tyrans, sans exception, redoutent le Combisme. Tous ceux qui dépendent du jugement de la société oisive et brillante sont secrètement fatigué du Combisme, même quand ils le servent fidèlement. Il arrive même que les délégués et les comités fléchissent sous l’injure et la menace. Mais l’électeur connaît des plaisirs vifs et sans mélange. Il sent et exerce son pouvoir, évitant par état les pièges de l’ambition et de la vanité. Quel bon petit roi c’était là.


L’homme des champs m’a enfin dit toute sa pensée. « Je voteLA MÉFIANCE
PAYSANNE.

L’homme des champs m’a enfin dit toute sa pensée. « Je vote sans aucun plaisir ; je n’aime pas cela. C’est comme si un prodigue mangé d’hypothèques me demandait conseil, sous la condition que je réponde de ses dettes pour une part. Les affaires publiques sont mal conduites. On me consulte ; mais il est clair que mon avis ne pèsera rien ; on me consulte afin de m’engager. Dans nos campagnes on aime payer, on n’aime point devoir. Vous voulez me mettre sur le bras cette énorme dette publique. Bien forcé je suis, dites-vous. Écoutez ma pensée : j’aime mieux être forcé que consentant.

« Forcé. L’État est donc comme le sultan des histoires. Je lui fais mille respects, et encore de loin ; après cela c’est mon affaire de sauver mes plumes, comme c’est la sienne de me plumer. Je me fais petit ; je cache mon bien dans la terre. Non pas des louis d’or dans un pot ; je ne suis pas si bête. Mais tout ce que je gagne va à l’engrais, aux plantations, aux défrichages. Ce sont des choses qu’on ne peut prendre. D’argent, je suis pauvre. Je veux bien produire, mais je ne puis payer. Le sultan ne va pas arracher mes arbres ; qu’en ferait-il ? Non plus me prendre ma semence. Non plus m’enfermer, moi qui travaille pour lui et pour tous. Bref je paie le moins possible, et c’est autant de sauvé, pour moi, pour lui, pour tous.

« Mais si l’État c’est moi, alors il faut que je paie ma part de toutes ces dettes-là. C’est notre coutume par ici de payer ce qu’on doit, quand on devrait se faire garçon de ferme. Mais quoi ? Je ne vois pas de limites. Tous ces beaux messieurs disent que nous sommes pauvres, et dépensent comme des riches. On dit que le chemin de fer perd sur le travail qu’il fait. Mais regardez le travail des ingénieurs ; on le voit d’ici. Ils changent les rails et les traverses ; ils vont faire rouler des trains électriques, afin que tous les paresseux et les ennuyés voyagent encore plus vite. Tout va de même, si j’en crois les journaux. Ici même je vois passer leurs avions à voyageurs, qui transportent aussi des colifichets. Oui, on envoie une robe de bal de Paris à Londres par la voie des airs. Et quoique chacun paie pour son colis ou pour sa place, chaque voyage nous coûte encore plusieurs billets de mille francs. Ne parlons pas de leur guerre ; on se perd dans ces dépenses-là. Mais souvent une petite chose fait juger des grandes. Mon fils, qui était artilleur, a vu tirer quatre mille obus par jour dans un secteur de deux kilomètres, pour faire diversion. Chaque obus coûtait quatre-vingts francs. Ces mêmes hommes occupent le Palatinat et la Ruhr ; toujours par de bonnes raisons, disant qu’on ne peut faire autrement. Après cela on m’invite à une assemblée d’actionnaires. Mais je n’ai rien du tout à dire sur ce genre de commerce. J’aimerais mieux ne point m’en mêler.

« Voyez ma ferme. Je regarde à tout. Ce que je peux raccommoder, je ne le remplace point. Il ne manque pas ici de vieilles choses qui font encore un bon service. Si j’ai un moteur pour élever l’eau, c’est parce que je suis sûr, largement sûr, de regagner le prix d’achat en trois ans. Ici l’avarice ne s’endort jamais ; faute de quoi le travail lui-même ferait mourir le travailleur. La voilà, mon opinion. Maintenant si je donne conseil à mon voisin, mon conseil est perdu ; c’est à lui de veiller et j’ai assez à faire chez moi. Et l’État me demande conseil. Mais, mon cher, il n’y a pas une page de leurs comptes, pas une page de leurs projets où je trouve seulement une ligne raisonnable. Je ne vois qu’un remède à cette politique de fils de famille, qui est de serrer les cordons de la bourse. C’est ainsi que mon père m’a élevé ; et de nécessité j’ai fait sagesse. De même je dois agir paternellement à l’égard de tous ces prodigues, et faire le sourd. Voilà pourquoi ce papier électoral ne me plaît guère. Il m’engage ; il prend hypothèque sur moi. On devrait pouvoir voter non et non et encore non. »

Les partis sont sans pensée. Dès que des hommes sont réunisLA VRAIE FORCE
DE L’OPINION.

Les partis sont sans pensée. Dès que des hommes sont réunis, je vois bien que l’agitation s’accroît par l’exemple ; je vois naître et grandir la redoutable Effervescence ; si quelque porte se trouve ouverte pour l’action, vous verrez des miracles ; ce grand corps prendra des forces en marchant. J’ai entendu conter une révolution de femmes qui eut lieu en Auvergne pendant la guerre. La cause en était que quelque officier de gendarmerie avait exigé d’un blessé clopinant le salut réglementaire ; d’où échange de mots vifs, et punition. Mais les femmes, d’abord étonnées et muettes, car le fait militaire est par lui-même incroyable, retrouvèrent perception par le discours, et décidèrent d’appliquer une énergique sanction, qui fut annoncée par affiches : « Demain, déménagement chez l’officier de gendarmerie. » Le lendemain les meubles de l’officier passèrent par les fenêtres. Il se cachait, comme on pense bien. On décida de le faire partir ; mais les femmes le surent. Il y eut encore une affiche : « Demain, à la gare, adieux à Monsieur l’officier de gendarmerie. » Quand il fut dans le train, au milieu d’acclamations que l’on devine, il prit fantaisie aux femmes de ne point le laisser partir ; elles se couchèrent sur les rails. Le préfet s’arrachait les cheveux. Le blessé dut se montrer partout, afin de prouver qu’il n’était pas en prison. Je raconte sommairement cette belle histoire, afin qu’il soit rappelé que les pouvoirs, même dans leurs beaux temps, ne peuvent rien contre l’opinion, ce qui est bon à savoir. Mais il est clair aussi que ces grands corps en action, qui sont capables de tout briser, manquent d’idées positives. En l’action commune les forces s’ajoutent, mais les idées se contrarient et s’annulent. Il reste des moyens de géant avec des idées d’enfant. Si nous voulons une vie publique digne de l’Humanité présente, il faut que l’individu reste individu partout, soit au premier rang, soit au dernier. Il n’y a que l’individu qui pense ; toute assemblée est sotte.

Il faudrait donc, d’un côté, un pouvoir concentré et fort, un homme qui ait du champ et qui puisse réaliser quelque chose, sans avoir égard à ces objections préalables qui empêchent tout. En même temps, et corrélativement, des spectateurs qui gardent leur poste de spectateurs, sans aucun projet, sans aucun désir d’occuper la scène, car le jugement veut du champ aussi. Et que chaque spectateur soit autant qu’il se peut solitaire, et ne se préoccupe point d’abord d’accorder sa pensée à celle du voisin. Condition que la presse réalise, car l’homme qui lit est seul. Et enfin il faut que le jugement du spectateur se traduise périodiquement par l’approbation ou par le blâme, mais toujours dans le silence et la solitude autant qu’il se pourra, ce que le vote secret réalise passablement. Certes cela n’ira point sans assemblées ; mais la grande assemblée, toujours délirante un peu, nous ramènera naturellement à l’enfance ; c’est plutôt par les conversations, en de petits cercles, que l’opinion se forme et s’éclaire ; et je compterais plutôt sur l’écrit que sur la parole. En bref, il faut que la puissance des citoyens soit de jugement toujours, sans aucune prétention à gouverner. Il reste entendu que le refus de concours est le plus puissant moyen des gouvernés ; mais le refus d’approuver suffirait toujours, et déjà avant le vote explicite, si le citoyen pensait moins à choisir les chefs qu’à les juger. Pour tout dire en peu de mots, je me méfie beaucoup d’une Volonté Générale qui sortirait du peuple assemblé. Tyran métaphysique.

  1. De 1919
  2. Écrit en 1920.