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Le Citoyen contre les pouvoirs (1926)/08

La bibliothèque libre.
Éditions du Sagittaire (p. 161-180).



RÉPARER LES RÉPARATIONS















RÉPARER LES RÉPARATIONS.

Cette Paix qui ne donne point de fruits LE DROIT SE RETIRE
DE LA PAIX

Cette Paix qui ne donne point de fruits est comme l’épreuve du célèbre chapitre de Jean-Jacques, sur le Droit du plus fort. En cet immense objet où l’attention de tous se trouve portée, on voit jusqu’au détail comment l’obligation née de la force cesse d’agir aussitôt que la force se relâche. On peut observer la même chose à la caserne, où les balais s’arrêtent dès que l’adjudant a tourné le dos. La contrainte délie de la bonne foi. Les écoliers connaissent aussi ce jeu ; car ce qu’ils peuvent faire ou ne pas faire, ils l’essaient toujours ; et comme disait un vieux praticien de discipline, le terrain qu’on leur laisse, ils l’occupent aussitôt. C’est dire que la force qui n’agit point est aussitôt comme nulle. Enfin c’est folie de vouloir obtenir par la contrainte que l’on nous paie volontairement. Celui qui cède à la force est en vérité comme une masse gazeuse sous le piston ; dès que la pression ne s’exerce plus, le piston est ramené à la position initiale. C’est pourquoi le traité est à refaire tous les matins ; on le refait, avec des précautions nouvelles et toujours inutiles ; inutiles si la force joue, car elle joue selon ses lois propres ; inutiles dès que la force ne joue plus.

Que sera pour l’Allemagne la puissance de payer dans dix ans, dans vingt ans ? Problème difficile, mais où l’on s’enfonce afin d’oublier l’autre problème : quelle sera notre puissance de nous faire payer dans dix ans, dans vingt ans ? Il est pourtant clair qu’à mesure que la première puissance augmente, la seconde diminue. Et quand la force obtiendrait maintenant des promesses, c’est toujours la force qui en réglera l’exécution. Il n’y a nul respect dû à la force ; et toute promesse imposée est nulle. Telles sont les lois de la force, et que le plus fort doit subir aussi bien que l’autre.

Ainsi le Droit se retire de ces mélanges. Et cette expérience nous enseigne à la fois la Guerre et la Paix. Frapper est une chose qui a ses règles. Convenir est une autre chose, qui a ses règles. Lorsque je prends quelque objet, je puis le conserver ; c’est un problème de force ; j’en serai par là le possesseur, mais je n’en serai pas le propriétaire. Je n’en puis avoir la propriété, qui est de droit, que par une convention librement acceptée. Je paye le prix convenu, et l’autre me donne l’objet convenu ; nous voilà tous deux contents. Mais si l’autre est forcé de vendre, personne ne reconnaîtra le prix que j’ai payé comme un exemple du juste prix ; telle est la morale des marchands et la justice des marchands ; et ces lois du Marché, que le Prince essaie vainement de changer, résistent à la manière des lois naturelles. Il faut admirer cette ambiguïté du mot Loi, si bien saisie par Montesquieu. L’état de Paix se développe selon des lois naturelles aussi ; et celui qui les viole se trouve aussitôt rejeté à l’état de guerre avec ses risques indéfinis et l’instabilité qui lui est propre. Dont témoigne le prix du beurre, la mauvaise foi répondant infailliblement à la contrainte, d’après les rapports vrais de la Force et du Droit, qui nous renvoient au nez nos propres sottises. Or nous voilà à régler par la force une juste indemnité, ce qui est aussi un problème résistant, et par les mêmes causes. Quoi que vous imposiez, c’est la guerre qui continue ; la guerre n’a pas cessé un instant. Et pour ceux qui veulent la guerre, il importe peu qu’ils s’aveuglent ou non là-dessus. Mais pour ceux qui veulent la paix, il importe beaucoup qu’ils réfléchissent sur le Droit et sur la Force, sans quoi ils pousseront en aveugles avec les autres, et par les Traités comme par le canon, feront la guerre pour avoir la paix. Vainement.


« L’Alsace et la Lorraine sont redevenues françaisesLA VICTOIRE
NE GARANTIT RIEN.

« L’Alsace et la Lorraine sont redevenues françaises ; personne ne nous les arrachera. » Quand la même chose fut dite, et sur le même ton, au lendemain de la victoire, j’en fus choqué d’instinct, comme je l’aurais été si un champion de boxe avait dit : « Maintenant je ne serai plus jamais battu. » Je fis la part des passions, et d’un entraînement assez explicable. Maintenant il y a récidive. Il faut pourtant que le bon sens trouve à se faire entendre.

Tout est ridicule ici. Celui qui invoque la force pouvait dire seulement ceci : « On ne nous les arrachera pas sans combat ; et c’est une chose en tout cas que je ne verrai point, car je serai tué. » Mais l’homme devait pouvoir montrer ses blessures. Dans la bouche de celui qui n’a point combattu et qui certainement ne combattra point, ce genre de serment ferait pitié. Mais ne tendons point, comme disait l’autre, nos filets trop haut. Ce qui fut dit en notre nom est encore bien au-dessous de la rhétorique la plus facile ; et cela va si droit contre la sagesse la plus commune que la critique y trouve à peine où se prendre.

On peut ignorer tout des jeux de la force ; on peut avoir lu l’histoire sans surmonter les mots et sans soupçonner les choses mêmes ; mais qu’un homme qui a seulement vécu puisse borner là ses pensées, cela n’est point vraisemblable. Mais enfin cela est. Où l’on est attaché, il faut brouter ; et prendre les liens de société comme des faits. Si les hommes qui pensent ainsi sont le plus grand nombre avec nous, il faudra se battre pourtant à côté d’eux. Cela c’est le strict devoir, et c’est aussi clair qu’un coup de poing. Mais rien au monde ne m’oblige à les approuver, ou seulement à faire silence quand ils improvisent, sans aucun risque pour eux, et à grand risque pour nous tous, des discours d’enfant.

Ne rougissons point d’examiner. Est-ce que ces provinces n’ont pas été reprises à l’ennemi ? Est-ce que la chose fut facile ? N’importe quel soldat, et le plus simple même des hommes, pensera aussitôt aux retours de fortune. Ce que la force a fait, la force le peut défaire. Et la sagesse populaire a toujours redouté, comme un mauvais présage, ces déclamations d’un fol orgueil, qui semblent défier les dieux. Mais jugeons par les causes. S’il est un moyen de détourner l’Allemagne des voies du droit, de faire qu’elle oublie la révolution qu’elle a faite, d’appeler aux armes tout ce peuple industrieux et patient, de le jeter dans une sauvage ruse et dans une conspiration permanente contre le fait accompli, il se trouve en des défis de ce genre-là. C’est dire à l’ennemi : « Vous êtes abattus, et vous ne vous relèverez jamais. Nous, au contraire, nous avons retrouvé le secret de vaincre, et désormais nous vaincrons toujours. » En vérité c’est tourner contre soi ce qui dans tout homme est l’allié de tout homme, j’entends l’intelligence elle-même. Car une telle affirmation choque par l’absurde. Aussitôt les souvenirs s’élèvent en foule, les conceptions et les méthodes s’offrent d’elles-mêmes ; et ainsi de l’intelligence elle-même descend au devant des passions ce désir d’essayer simplement pour faire mentir le prophète. Et qui ne voit que ces téméraires déclamations justifient d’avance tous les coups du sort ? C’est en appeler au jugement de Dieu. Si la masse des Français n’est nullement disposée à jouer ce jeu-là, il est temps qu’elle le dise.

Castor me dit : « Je n’aime point la force. Mais s’il fautCONQUÉRIR
EST IMPOSSIBLE.

Castor me dit : « Je n’aime point la force. Mais s’il faut employer la force, qu’elle soit alors prompte en son action, et directe ; qu’elle ait une prise ; qu’elle fasse sans retard le changement que l’on attend d’elle, et qu’on ne peut obtenir par aucun autre moyen. Ainsi qu’un furieux soit saisi, ligotté, enfermé ; ou qu’une chose de prix soit enlevée à celui qui la détient injustement ; ou bien, si on veut faire payer un homme qui ne veut point payer, qu’on l’enferme et qu’on le mette au pain et à l’eau ; voilà des contraintes. Mais, en cette action que l’on a projet de conduire outre-Rhin, je ne vois point la force, je vois seulement l’apparence de la force, dont je crains tout le mal possible, sans ce résultat bien clair qui est l’excuse de la force. »

« Vous pensez, lui dis-je, et chacun pense à cette méthode de lever des contributions de guerre dans une ville ennemie. Les notables sont aussitôt entourés de baïonnettes ; ils ne pensent plus à raisonner, mais à exécuter l’ordre. Le trésor sort de la cachette. »

« Est-ce encore bien sûr, que l’or sorte de la cachette ? dit Castor. N’y a-t-il point des avares qui se laisseraient piquer par les baïonnettes plutôt que de livrer l’or caché ? Et puis, il faut toujours compter avec le courage. Et n’y a-t-il pas des hommes et même des femmes qui se laisseraient fusiller plutôt que de subir la volonté de l’ennemi ? »

« Mais, lui dis-je, nous n’en sommes point là. Il n’est nullement question d’enlever une douzaine d’industriels et de banquiers, et de les mettre à casser des cailloux jusqu’à ce que leur or soit dans nos caisses. Je laisse les conséquences ; mais cela n’est même point concevable. Nous ne sommes plus au temps des mousquetaires ; nous n’aimons point la force ; il nous faut l’entraînement et l’emportement des masses en action et l’inflexible nécessité, sensible dans l’obus, l’incendie, les cadavres ; alors on ne regarde pas à un coup de botte. Mais en pleine paix, et devant l’adversaire désarmé, attaquer brutalement et sans le moindre égard, c’est ce que nous ne savons point faire, et c’est ce que nous ne ferons point. »

« D’accord, et c’est très bien ainsi, dit Castor.

Mais voyons. Conquérir une province de plus, cela n’enrichit point ; je tiens que les frais d’administration égaleront pour le moins les contributions que l’on peut lever ; tel est le sort des gouvernements ; ce métier n’enrichit point. Dans le fait nous allons nous substituer à des patrons ou à des actionnaires, faire travailler des mineurs, des cheminots, des chaudronniers ; il faudra assurer la nourriture, le logement, l’habillement de ces hommes-là, bref : entretenir la force de travail, comme on dit ; les bénéfices seront pour nous. Bien. Mais nous aurons charge d’administrer et de vendre, et par fonctionnaires ; cela ne coûte pas peu. L’excédent n’est pas près d’égaler ces réels milliards qu’il nous faudrait bon an mal an. Un simple million de bénéfice net, cela représente déjà une belle somme de travail et de bonne volonté, sans compter des circonstances favorables, une activité admirable des échanges, et des clients fidèles. Or, mettant au mieux ce qui est incertain, nous savons que le travail forcé est lent et négligent et qu’il entretient au plus juste la force de travail ; nous n’avons pas le fouet des planteurs, ni leur terre vierge. Je sais bien que nous privons de leur revenu un certain nombre d’hommes riches, et qui pourraient nous faire un ou deux milliards de leurs réserves cachées, s’ils le voulaient. Mais, parmi les moyens de contrainte, je n’ai point vu qu’en prenant à un homme riche une partie de son bien on l’ait jamais forcé à donner le reste. Bref, la force n’ayant d’excuse que dans ses effets, je cherche les effets. »


La politique tzariste, en ces dernières semaines, arrive au terme de sa puissance.LE TZAR
POINCARÉ.

La politique tzariste, en ces dernières semaines, arrive au terme de sa puissance. On peut appeler politique tzariste cette frivolité de théâtre qui domina sous le précédent règne. La triste figure du tzar, roi d’apparences et lui-même Apparence, représente assez bien le fond masculin, si l’on peut dire, de ces pensées sans consistance qui furent officielles chez nous pendant le grand massacre, et qui sont encore académiques. J’ai ouï conter qu’au commencement de l’alliance russe, des femmes élégantes, et soumises aux convenances dans leurs démarches ordinaires, se jetaient au cou des officiers russes. Les femmes sont redoutables en ces crises. Elles traduisent en force les lieux communs des hommes fatigués. Je croirais assez que dans le sexe actif, la vitalité, qui se développe en entreprises réelles, produit des idées d’après l’ordre inflexible des choses, ce qui fait qu’un homme énergique peut avoir des idées courtes, mais non pas des idées creuses ; au lieu que le sexe affectif réchauffe les idées, quelles qu’elles soient, par le sentiment, sans tenir compte de la réalité extérieure. C’est par ce jeu d’illusions que la société polie est redoutable.

Il faudrait recueillir et mettre en système ces opinions fantastiques que répétèrent, faute de trouver mieux, les hommes sans virilité, pendant que les autres avaient assez à faire de penser canons, munitions, ravitaillement. La guerre est faite par les forts, et pensée par les faibles. Ainsi les pensées de l’arrière furent toutes des lieux communs conformes au désir. Avant la guerre déjà, et dans le paroxysme de l’affaire Dreyfus, je remarquais un contraste entre les hommes d’action, capitaines ou colonels, qui, par le contact avec les hommes et les choses, essayaient quelquefois de ne pas déraisonner, et les femmes de la même société, jusqu’aux jeunes filles, qui faisaient voir un fanatisme sans nuances. Quand les hommes faibles, et portés au pouvoir par le seul art de répéter, traduisent dans leurs décisions, si l’on peut ainsi dire, ces idées extravagantes, formées au niveau du diaphragme, il en résulte les plus redoutables convulsions de la force sans tête, jointes à des doctrines politiques tout à fait ridicules.

J’avais parié, dès l’armistice, que le régime tzariste ne survivrait pas à la guerre, et que le bavardage de guerre serait détrôné aussitôt par les soldats revenus. Je perdis mon pari ; et il me fut dit, de plus, que je n’entendais rien à la politique, et que les soldats étaient crédules aussi bien que les civils. Le fait est que la Chambre nouvellement élue reprenait en chœur les refrains connus ; et notre tzar, indécis à la fois et inspiré, ne prenait le parti d’une retraite volontaire qu’avec l’espoir d’un brillant retour. On voyait reparaître les raisonnements creux et les opinions conformes aux désirs. L’esprit de guerre renaissait, et la guerre même allait suivre. La politique retournait en ses anciens chemins. Mais il s’est fait pourtant, le grand changement que j’attendais ; avec frottements et retards, comme il arrive en ces situations enchevêtrées. L’opinion, qui n’avait pas su faire une Chambre, se manifestait pourtant de mille manières ; et le pilote, quoi qu’on puisse penser de lui, n’est pas un homme faible ni crédule, ni disposé à prendre pour vrai ce qui est agréable ; mais explorant et comme palpant en beaucoup de points l’opinion réelle et les réelles difficultés, il a donné audience à quelques vérités amères ; et gouvernant d’après ce qui est, sans écouter beaucoup de folles déclamations, il a fait apparaître quelques contours et quelques profils de la réalité politique. Les choses sont bien comme j’attendais, mais lentes et comme circonspectes. Tassement, et non retournement. En somme, j’ai gagné mon pari.


Modéré m’a dit : «LES MODÉRÉS SURPRIS
QU’ON OCCUPE LA RUHR.

Le Modéré m’a dit : « Je ne suis point content ; je ne puis l’être. Nous voilà dans une aventure que je n’aurais pas conseillée. Comment ? Alors qu’on nous répète qu’il nous faut patience et travail pour nous relever de cette ruine, voilà que l’on revient à ce qui nous a déjà ruinés une fois. Nous manquons d’argent et voilà que l’on jette l’argent. Nous manquons d’hommes et voilà que des colonnes de travailleurs sont acheminées vers le travail le moins productif qui soit. Vit-on jamais un pareil contraste entre la modération des propos et l’imprudence des actes ? Ce n’était, disait-on, qu’une expédition d’ingénieurs et de douaniers. On ne promet pas une chose pareille sans avoir l’assurance, d’abord, qu’elle est possible. Nous allions chercher des produits et de l’argent ; mais à peine sommes-nous partis qu’on nous avoue que le profit de l’expédition sera maigre. Cependant la contrainte agit et les colères montent. Je ne puis pas ne pas prévoir tout au moins de nouveaux sacrifices d’argent ; je ne défends de regarder plus avant dans l’avenir ; je n’y verrais qu’alarmes, complications, dangers évidents. Et, quoique beaucoup pensent comme moi, je n’aperçois pas maintenant de remède. »

« Tout cela, lui dis-je, est justement ce que vous avez voulu. Il fallait s’y prendre de loin. L’expérience politique a fait voir plus d’une fois que le parti violent finit toujours par l’emporter dès qu’il n’est pas clairement réduit à l’impuissance, publiquement et souvent. La modération, mon cher, est un état qui veut des sacrifices, et un parti bien pris. Vous lisez le Temps ; vous payez le Temps, et le Temps parle en votre nom. Quelques milliers d’abstentions l’auraient promptement ramené. Ce politique imprudent, soit qu’il n’ait rien prévu, soit qu’il vous ait trompé, c’est vous qui l’avez porté et protégé. Nous autres, par un instinct sûr, nous voulions mettre au jour tout ce qui pouvait lui enlever crédit et puissance. Et remarquez-le, ce n’était pas difficile ; il était, comme on dit, sur le tranchant du sabre. Impopulaire, évidemment, pendant toute la guerre et encore plus vers la fin. Il suffisait d’une campagne un peu suivie, et en vérité d’une Publicité, comme on dit, un peu organisée, pour avertir la masse insouciante des citoyens. Mais vous haussiez les épaules. Ce qu’on pouvait dire de vrai sur le parti de la guerre en France vous semblait de peu, et byzantin. Peut-être même comptiez-vous ce que cela nous pourrait coûter en marks-or. Eh bien, comptez maintenant.

« Vous dites que beaucoup de citoyens pensent comme vous. En vérité je n’en sais rien. Ou bien alors c’est qu’ils suivaient comme vous cette belle politique, qui consiste à ne rien dire et à lire Le Temps, ou quelque autre feuille occupée par le Parti Redoutable. Et, bref, vous suiviez avec intérêt la Politique Extérieure, sans considérer d’assez près la Politique Intérieure, qui commande tout. Je conviens que le parti de la paix n’a point fait voir de chefs décidés, ni une doctrine, ni une organisation. Belle raison pour s’en retirer. Belle raison pour se tenir dans ce centre, nécessairement pousser à droite s’il ne prend le parti d’aller franchement à gauche, et de décider selon l’antipathie politique dans les questions nationales. Mais, puisque c’est le temps de réfléchir, considérez cette même idée, qui vous étonne et peut-être vous blesse, sous une autre forme. N’est-il pas évident que la liberté dans chaque État est la seule garantie de justice pour tous les États ?

Que l’Allemagne paie en espèces ou en nature elleLA NATURE
DES RÉPARATIONS.

Que l’Allemagne paie en espèces ou en nature elle finira toujours par payer en nature, c’est-à-dire, en journées de travail. La monnaie qu’on recevra d’elle ne pourra servir à d’autres achats que si finalement elle peut être échangée contre du travail Allemand. Le paiement d’une énorme indemnité suppose donc une organisation de l’industrie allemande, de l’outillage allemand, du travail allemand. Que les produits allemands soient livrés directement chez nous ou qu’ils circulent dans le monde, cela suppose toujours un relèvement rapide et un accroissement redoutable de puissance. L’imagination a pu rêver que l’ennemi se ruinerait en payant, mais cette idée ne tient pas un seul moment devant le sévère examen de l’entendement. La monnaie d’un pays qui se ruine en payant est une monnaie dont personne ne veut ; car contre quoi l’échangerait-on finalement ?

Les deux manières de payer étant au fond équivalentes quant à l’effet total, il est clair que beaucoup préfèrent le paiement en espèces, si les espèces sont bonnes ; et il faut chercher pourquoi. On aperçoit une raison budgétaire, bien aisée à comprendre, mais encore abstraite. Si l’on emploie l’argent reçu à acheter dans d’autres pays des matières transformables ou des objets fabriqués, ce sera exactement comme si ces matières et ces objets nous arrivaient directement d’Allemagne. Mais on voit ici la différence. Jamais l’argent reçu ne sera employé uniquement à récupérer les choses utiles qui nous manquent ; mais une bonne partie de cet argent sera versée directement, soit à ceux qui ont subi des dommages, soit à ceux qui ont charge de diriger la reconstitution ; or tous gagneront ici quelque chose. D’après l’évaluation acceptée, il n’est point de propriétaire dans les régions envahies, qui n’ait des raisons de préférer l’argent à la chose. Surtout les comptables, inspecteurs et architectes seront royalement payés dans l’avenir, comme ils sont déjà. Enfin les employeurs d’hommes trouveront à ce travail des bénéfices plus sûrs qu’à n’importe quel autre, n’ayant à craindre aucune concurrence, ni, pour un bon nombre d’années, aucune diminution des besoins.

Supposons que les provinces dévastées soient soudainement remises en état par quelque coup de baguette magique. On peut admettre que les populations ruinées seraient heureuses ; mais on comprend aisément qu’il y a toute une population d’employés, petits et grands, sans compter les employeurs, dont les espoirs seraient anéantis. L’intermédiaire ne peut rien prélever sur les choses, du moment qu’elles ne sont pas vendues, mais données. Une pluie d’or n’enrichirait pas notre pays davantage, mais tous ceux qui organisent ou administrent y gagneraient beaucoup. Et ceux-là savent parler. D’où tant d’opinions de belle apparence.

À Gênes, les intérêts européens se composent LES CONFÉRENCES.
À Gênes, les intérêts européens se composent ; du moins c’est d’après cette idée que l’on essaie de lire l’événement. Pour moi, j’essaie de le lire d’après cette autre idée que les passions mènent tout. Car, si l’on considère les intérêts, le refus de discuter sur certaines questions est tout à fait ridicule ; discuter n’est pas céder ; et le meilleur moyen de s’opposer à des ententes secrètes est certainement de traduire les problèmes au grand jour. Mais nos diplomates vivent dans l’apparence et sauvent leur majesté ; ils veulent ignorer ; ils considèrent que ce qui les offense est scandaleux en soi. Semblables en cela à ces généraux qui devraient se soucier peu d’une réponse déplaisante, puisqu’ils ont tout pouvoir, mais qui s’en irritent pourtant, ce qui fait voir que le vrai bonheur du tyran est de régner sur les opinions.

Il faut convenir que nos académiciens ont du bonheur chez nous. Ils ont à la Chambre une sorte de Garde Rouge, couleur de guerre, qui les préserve d’entendre des vérités peu agréables. Si un homme de la gauche parlait de traités secrets, d’impérialisme ou de responsabilités, les hurlements couvriraient aussitôt sa voix. Je comprends que notre roi l’Académie se soit refusé à toute discussion publique hors de France ; c’est qu’il n’aurait plus eu alors sa Garde Rouge ; il aurait dû entendre, alors, justement ce qu’il ne veut pas entendre. Il l’aurait entendu, et la foudre n’aurait pas frappé l’insolent. Il est moins pénible de lire ; on ne voit pas alors ce visage humain qui ose ; et les flatteurs autour, qui commentent en lisant avec les gestes de l’admiration et du dédain, restaurent la Majesté.

De l’autre part, des passions encore ; chacun prépare sa flèche ; et l’on voit que le Remplaçant a reçu une grèle de flèches. Les Russes ne sont que l’extrême gauche d’un Parlement européen où la droite manque. L’homme d’Académie y est seul et comme désarmé ; son regard cherche vainement les hurleurs de la Garde ; et quand il a dit deux ou trois fois : « Je ne tolérerai pas, j’y suis bien résolu », il doit entendre ; et que peut-il répondre ? « Si vous donniez Constantinople à la Russie, comme vous l’avez promis, nous rendrions aussitôt Constantinople à ses naturels occupants ? » C’est un mot bien aiguisé, mais qui est sans lien avec les intérêts réels. Il s’agit d’autre chose ; il s’agit de faire entendre au tyran des opinions justement qu’il ne veut pas entendre. De même il faut d’abord parler de désarmement, puisque le tyran ne veut pas qu’on en parle. Et voilà ce qu’il en coûte de vouloir exercer un droit de veto où l’on n’a point pouvoir.

La convention entre l’Allemagne et la Russie était une chose faite, d’ailleurs naturelle et prévisible. Mais ce qui n’était point prévu, c’est que les contractants sauraient d’abord n’en rien dire, et choisir le moment, comme s’ils avaient cherché l’occasion de déplaire. Par exemple, ainsi que les jugeurs sans passion l’ont remarqué, l’annulation des dettes entre deux pays également insolvables est sans aucune conséquence ; mais on pouvait en tirer un trait de polémique. Et ce traité, dans l’ensemble, réalise justement ce qui était défendu, et exprime ce qu’il est scandaleux d’entendre. C’est un effet de théâtre, et ce n’est rien de plus. Il est hors de doute que si nous avions envoyé à Gênes des représentants moins hérissés de Majesté, et mieux préparés à une discussion selon les règles ordinaires, les mêmes choses auraient été dites ou faites bien plus simplement, sans aucun scandale, selon la bonne humeur et selon la politesse. Un avoué vous dira que les procès se font par les passions. Et un notaire passe plus de temps à faire oublier un mot malheureux de belle-sœur à beau-frère, qu’à mettre en forme un arrangement presque toujours dicté par le bon sens, interprète de la nécessité.

« La plus grande folie, dit l’Américain, est de vouloir armerCE QUE PEUT
L’ARBITRE.

« La plus grande folie, dit l’Américain, est de vouloir armer les Nations contre la Guerre. Non, non. Le tribunal des nations prononce à la manière d’un arbitre. La première faute, et peut-être la pire, est de repousser d’avance le Jugement de l’arbitre et de prétendre décider soi-même de ses propres droits. Je suppose donc quelque puissante nation qui se mette ainsi en révolte ouverte contre le pouvoir moral ; pis encore une nation qui dans la paix même saisisse les biens d’un pays voisin et les administre par la méthode militaire. Enfin je suppose que cette nation entretienne de grandes forces, et cherche partout des alliés, leur offrant de l’argent, des armes et même des généraux. Eh bien je dis qu’il n’est pas difficile de réduire cette nation rebelle, s’il y a seulement dans les autres pays un homme sur mille qui le veuille sincèrement. »

« Expliquez cela, dit le Français. Mais n’oubliez pas que vous aurez contre vous un peuple fier, et tout prêt à sauter sur les armes, si vous prétendez seulement lui faire la leçon. »

« Je sais, dit l’Américain, que la morale est mal reçue partout. Mais la leçon sera muette. Vous savez que le refus de concours est, selon la raison, le dernier refuge de l’homme libre. Vous vendez trop cher ; si je refuse d’acheter, tout est dit. Vous payez trop peu ; si je refuse de travailler, tout est dit. Or, ce que l’on n’a point vu encore, et ce que l’on verra, c’est le refus de concours des nations ; et cette excommunication muette se traduira par le cours des changes, avertissement propre à faire réfléchir le peuple le plus fier et le mieux armé. »

« J’ai toujours vu, dit le Français, que le cours des changes dépend de la quantité de monnaie fiduciaire qu’une nation se risque à jeter sur le marché ; et, accessoirement de l’ordre ou du désordre intérieur que l’on voit dans ses recettes et dépenses, parce que la mauvaise administration annonce le recours au papier. Cette fière nation saura bien se discipliner et se priver de l’inutile. Sa monnaie tiendra par les mêmes vertus qui font les armées invincibles. »

« Je ne sais, dit l’Américain. Il me semble que le cours des changes dépend encore d’autres conditions. Si je reçois votre monnaie pour bonne, cela signifie que j’ai l’intention d’acheter chez vous. Si je n’ai pas l’intention d’acheter chez vous, votre monnaie ne représente rien pour moi ; elle doit tomber au zéro si le refus de concours, ici refus d’échange, est unanime. Il ne le sera jamais. Mais sans doute n’en faut-il point tant. Un mouvement d’humeur général contre une nation batailleuse, l’idée que ses prétentions troublent profondément toutes les affaires, l’exemple de quelques-uns toujours puissant dans les crises de crédit, enfin quelque passion de lutte, l’idée même d’essayer cette arme nouvelle, sans compter les manœuvres de ceux que cette nation menacerait particulièrement, il me semble que toutes ces conditions réunies assureraient la plus implacable, la plus irrésistible punition. Blocus invisible, sans vaisseaux ni surveillance, par la seule action je ne dirai même pas d’un blâme, car il n’en faut point tant, mais plutôt d’une abstention, d’une absence, ou d’une simple inattention. »

« Mais, dit le Français, un peuple peut se suffire à lui-même ; non sans peine ; mais on n’a pas essayé encore ce que peuvent travail et frugalité. »

« Je le crois, dit l’Américain ; mais je crois aussi qu’à ce régime aucun peuple ne peut faire la guerre ni la préparer. À mes yeux c’est toute la question. »