Le Citoyen contre les pouvoirs (1926)/09

La bibliothèque libre.
Éditions du Sagittaire (p. 181-191).



NULLE VIOLENCE N’EST UTILE

EN ÉCONOMIE












NULLE VIOLENCE N’EST UTILE
EN ÉCONOMIE.

Nulle puissance ne peut obtenirL’ÉTAT NE PEUT RIEN
CONTRE L’ÉCONOMIQUE.

Nulle puissance ne peut obtenir que les fromagers laissent un peu de lait pour les nourrissons. Nulle puissance ne peut empêcher que les marchands gagnent autant qu’ils peuvent. Il suffit d’une loi ou d’un décret pour que des hommes s’exposent à la mort ; mais aucun décret ni aucune loi ne peut faire baisser le prix du beurre. Le même paradoxe se retrouve dans le petit royaume borné par notre épiderme, et que notre jugement gouverne aussi par lois et décrets. Un homme peut décider qu’il s’embarquera pour l’Amérique, mais il ne peut décider qu’il n’aura pas le mal de mer. Un homme peut apprendre le violon, mais il n’a aucune puissance directe sur les battements de son cœur. C’est en vertu d’un rapport du même genre que celui-là que le commerce résiste à la loi. Cela ne me déplaît point et ne me décourage point ; bien au contraire cela me rassure et me réconforte. Il faut que je dise pourquoi.

Toute industrie trouve appui dans une nature extérieure qui résiste et qui fait sentir sa loi inflexible. « On ne s’appuie que sur ce qui résiste », a dit je ne sais quel homme d’expérience. Le fer résiste au marteau ; il tiendra bon aussi dans la place où vous le mettrez. On pourrait bien penser, en abstrait, que si la nécessité extérieure suit des lois inflexibles, nous perdons alors tout espoir de la modifier. Sur quoi un professeur, qui ne fait point œuvre de ses mains, discute tristement. Mais le forgeron se moque de cela et tape sur le fer. Et sur toute la planète les hommes creusent, labourent, défrichent, transforment, exploitent. Par de petites ruses et de petits changements ; petits si on les compare à la masse planétaire, au mouvement des glaces, des eaux et du vent. Petits changements mais qui suffisent. L’homme ne change point le vent, mais il tend obliquement sa voile, tient ferme la petite planche qui lui sert de gouvernail, et va à ses fins par l’effet des lois inflexibles.

Il y a des époques où l’on pourrait croire que la nature humaine est flexible à l’homme, et que les lois des sociétés dépendent de la volonté d’un tyran, ou d’un parlement, ou de la masse elle-même des citoyens, autant qu’elle préfère et décide. Et cela donne espoir à ceux qui n’ont pas forgé le fer, ni manié des choses. Au contraire, si je croyais cela, je serais sans espoir ; car je ne puis attendre que les pouvoirs soient sages ; et quand tous y participeraient, ce n’est pas une garantie suffisante contre les passions ; on ne le voit que trop. Si le médecin pouvait beaucoup sur mon corps, je craindrais le médecin ; mais il ne peut guère, et c’est par là qu’il peut.

De même il me plaît de découvrir en ce monde politique où chacun décrète, préfère, choisit, improvise en idée, il me plaît de découvrir une nature économique qui nourrit tout et porte tout suivant des lois inflexibles. Voilà une limite pour le tyran, un appui pour l’action, un fer à forger. Sans métaphore, j’y retrouve la terre, si belle à contempler en ses invariables saisons.

« Les ouvriers ne sont point la majoritéRENDRE LIBRE
LE COMMERCE DU TRAVAIL.

« Les ouvriers ne sont point la majorité ; l’opinion est contre eux. » Ainsi parlait un homme obèse, qui s’en allait à la chasse avec son valet, ses deux fusils et son pliant. Il est bon de voyager, afin d’entendre les opinions de cette espèce d’hommes. J’admirai comme ingénûment cet important seigneur invoquait le nombre contre le droit. Avouez qu’après quatre ans de tyrannie, exercée au nom du peuple contre tous les droits des citoyens, après que la liberté d’opinion fût poursuivie et punie comme un crime, sans autre effet qu’un redoublement de respect et de silence, il est dur de négocier avec des tisseurs qui se jugent trop peu payés. Passe encore si la masse des sujets, la guerre finie, avait revendiqué ses droits ; mais on voit qu’ils se contentent encore maintenant de cette parcelle de pouvoir absolu qu’ils paient de la servitude. Le salut du peuple, aujourd’hui comme hier, est la suprême loi. Qui empêche qu’on limite les salaires, puisqu’on s’arroge le droit de limiter le prix du bœuf ?

Je ne sais si, dans cette masse de chair, le raisonnement allait jusque-là. La même cause, heureux et gras Démocrate, arrête dans les deux cas l’action des pouvoirs. Ce n’est pas le droit, et ce n’est pas la force, mais c’est l’antique loi des marchés. Si vous limitez le gain du producteur, vous limitez la production. Si c’est un bien ou un mal, les statisticiens le diront, et se tromperont peut-être ; mais les marchés sont au-dessous du bien et du mal. Une industrie, un genre de culture peuvent être utiles à l’État ; ce n’est pas une raison suffisante pour qu’ils prospèrent, s’ils ne paient pas celui qui y donne ses soins. Le travail serf, que ce soit celui du patron d’usine, du paysan ou de l’ouvrier, tombe aussitôt au-dessous de ce régime accéléré qui assure un excédent. Si notre gros chasseur tirait ses rentes du travail militaire, travail serf, il devrait bientôt gagner lui-même sa journée. Les serfs travaillant partout sous le fouet, chacun gagnerait tout juste de quoi ne pas mourir. Et qui nourrirait le fouet ?

Il faut donc que le commerce de la force du travail soit libre, comme tout autre commerce. Il faut que le prix d’une journée d’homme soit débattu et fixé par consentement, comme le prix des œufs. Il le faut, non pas parce que c’est juste, mais parce que commerce est commerce. Et dès que l’on oublie ces lois naturelles de toute Économie, la marge de richesses sur laquelle les oisifs prélèvent de quoi s’entretenir en graisse s’amincit aussitôt, et deviendrait nulle. Aussi les tyrans les plus déterminés ont toujours capitulé devant les marchands. Une armée qui pillerait les marchés serait promptement réduite à mourir de faim. Il n’y a point de raison pour qu’une armée puisse impunément piller le marché du travail, plutôt qu’aucun autre.

Ici donc s’établit le droit réel. Non pas abstrait et en quelque sorte métaphysique, mais résultant de la nature même des choses, comme Montesquieu voulait. Et la loi, par rapport à ce droit-là, n’est que négative ; elle écarte les forces perturbatrices. Dès que la bonne femme est assurée de son panier, alors elle se conforme aux lois non écrites, qui ne sont nullement celles d’Antigone, mais inférieures, et fortement enracinées. Mais comme ces lois tiennent le tyran aussi, et par les pieds en quelque sorte, ce sont peut-être aussi les lois d’Antigone ; et il se peut que toute justice soit fille du panier aux œufs.


Dans une révolution, il y a naturellement beaucoup à discernerL’ESPRIT
DE RÉVOLUTION.

Dans une révolution, il y a naturellement beaucoup à discerner ; car l’idée et la violence sont ensemble ; l’idée se simplifie par la pressante nécessité, mais la violence a mille visages. J’y devine des brutes redoutables qui s’enivrent de puissance ; aussi des prêtres froids, qui sont les mathématiciens de la chose. Et ces deux forces jointes développent vraisemblablement des maux inouïs. Mais le mouvement, dans son ensemble, dépend de causes plus ordinaires, explicables par la commune nature humaine. Seulement les pouvoirs n’osent pas regarder par là. Ayant tout osé et impunément, ils se croient adorés. Il faut avoir été soi-même homme de troupe, dans les temps où l’arrogance triomphait avec éclat, pour savoir ce que c’est que l’esprit de révolte. D’un côté le ridicule s’étale, parce qu’il n’est pas permis de rire, et l’humeur insulte sans aucune mesure. Parmi les esclaves s’exerce le jugement Ésopique, qui finit par tirer au clair une sorte de philosophie effrayante ; car toutes les injustices et toutes les erreurs sont démêlées et en quelque sorte définies sans aucune atténuation jusqu’à ce point que l’espérance même d’un peu de générosité, d’un peu de justice, d’un peu de bon sens, est effacée sous la masse des récits concordants ? Ici travaille l’esprit de système, non point selon l’utopie, comme on voudrait croire, mais au niveau de l’expérience immédiate. L’ironie est saisie sur ces ruines, et confirme le désespoir. Et cependant comme tout se fait, et surtout les actions difficiles, par l’attrait du bien faire et par la nécessité, le pouvoir se croit aimé. N’ai-je pas lu, au sujet des mutineries militaires, que ces hommes dévoués avaient été égarés, certainement, par quelques prêcheurs de doctrine ? Or je puis dire que tous les hommes de troupe que j’ai connus, aussi bien ceux qui supportaient le plus difficilement l’esclavage et l’humiliation, étaient absolument défiants et même hostiles à l’égard de toute doctrine politique ; et cette amère sagesse, si durement acquise, les éclairait encore mieux là-dessus. Comment auraient-ils donné confiance à des discours bien faits, eux qui voyaient justement l’envers de la plus brillante tapisserie, eux les soldats du droit et de la civilisation ? Autant que j’ai pu voir, ils ne croyaient plus à rien.

Ils croyaient à la vengeance. La colère à chaque instant éveillée et réprimée se donnait une échéance ; au plus tard après la victoire. Chacun imaginait, dans ce silence trompeur, quelque renversement, où les tyrans seraient humiliés à leur tour, quelque état social, d’ailleurs indéterminé, où les puissants baiseraient la terre. Cette vision de la Justice n’était nullement dans les nuages, mais se traduisait au contraire en des images d’une précision puérile. Que de fois n’ai-je pas pensé, traduisant les passions qui m’étaient propres : « Quand viendra le jour où je pourrai prouver à ce polytechnicien qu’il n’est qu’un sot ? » Cette politique est courte. Ce fut celle de tous les opprimés. Ajournée encore pour presque tous, non pas oubliée. J’ose dire que le groupe Clarté n’a jamais bien su ce qu’il pensait, mais qu’il a toujours su ce qu’il voulait. Ainsi que vienne la révolution, diffuse ou non, par opinion ou par coup de main, beaucoup s’y mettront d’humeur, qui n’y sont point du tout en esprit. Je conclus que la révolution russe fut de vengeance d’abord, et communiste par nécessité, car que faire d’autre dans les ruines ? Et ce n’est point un ordre social abstrait, qu’ils ont détruit, mais plutôt ils ont cherché tout droit à punir tous les tyrans, grands et petits, brisant en même temps l’occupant et la coquille. Mais les politiques ne veulent point croire cela, et je dirais-même qu’ils ne peuvent pas le croire, étant bons princes à leur estime ; et ils se dépensent à montrer l’impossibilité du communisme à des gens comme moi, qui voudraient justement chasser l’occupant sans briser la coquille.


Le collectivisme et leLE COMMUNISME.
Le collectivisme et le communisme ne sont point des doctrines politiques ; ce sont des manières de vivre qui sont permises partout, que l’État ne peut point empêcher, et qu’il ne peut point non plus ordonner. Des paysans peuvent mettre en commun leurs champs et leurs troupeaux s’ils le veulent ; ils peuvent répartir les produits selon le travail et même selon les besoins ; s’ils le veulent, alors tout ira bien ; mais s’ils sont forcés, alors tout ira mal. Là-dessus le droit commun est spectateur en quelque sorte, comme on voit par les maximes : « Le contrat est la loi des parties », et « Nul n’est tenu de rester dans l’indivision ». L’arbitre ne fait ici autre chose que devancer l’expérience ; car une association qui n’est pas aimée des associés est en voie de périr. L’État ne peut nullement s’opposer à la coopération, ni à l’assistance mutuelle, ni à l’assurance mutuelle ; mais il ne peut pas non plus les imposer.

Ce qui trompe, ici, c’est que l’État est lui-même un communisme pour certaines fins, comme la sûreté, et un collectivisme pour d’autres fins, comme les postes ou les chemins de fer et canaux. Assurément j’ai ma part de coopérateur dans les écluses et dans les fils télégraphiques ; et je ne puis la retirer ; j’ai ma part aussi dans les canons et mitrailleuses, et je ne puis la retirer. Mais aussi l’on a dit et redit que ce groupement forcé ne rend point ce qu’il pourrait, comme le travail militaire le fait voir, qui est fait sans amour, on peut le dire, en sorte qu’il faut au moins quatre hommes pour faire la journée d’un, sans compter les surveillants. Il est vrai qu’en revanche tout est commun, la nourriture, le vêtement, et l’hôpital. On pourrait dire que, dans ce communisme forcé, les produits sont passablement distribués ; seulement il y a très peu de produits à distribuer. C’est la raison pour laquelle on n’a pu mobiliser tous les citoyens sous le régime militaire. Il se peut que les Soviets aient tenté cette expérience et qu’une misère générale en ait été le premier effet. Peut-être se sont-ils ruinés à organiser la surveillance ; je le croirais assez ; mais comment savoir ?

Une telle expérience ne prouverait point que le communisme est impossible ; elle prouverait que le communisme forcé est ruineux. Mais je ne crois point qu’un communisme volontaire soit nécessairement tel. Car, premièrement, chacun étant son propre surveillant, on doit économiser beaucoup sur le contrôle. De plus il y a dans le sentiment qui attache l’homme à la propriété autre chose que le plaisir d’avoir, et c’est le plaisir de faire ; c’est pourquoi l’homme peut s’intéresser de cœur à une œuvre commune et y retrouver avec bonheur la marque de son outil. Il faut une noire servitude pour arriver à détourner l’homme de bien faire ce qu’il fait. Paresse n’est peut-être jamais que révolte diffuse. Et il est clair que cela dépend des travaux ; car un sculpteur ne tient pas à garder sa statue pour lui seul. Au reste l’expérience de la libre coopération se fait ; nul ne peut l’empêcher ; ni ne songe à l’empêcher. Ne votons point là-dessus ; c’est temps perdu.