Le Citoyen contre les pouvoirs (1926)/11

La bibliothèque libre.
Éditions du Sagittaire (p. 209-219).


SOYONS AVARES














SOYONS AVARES.

Dès les premiers signes de ce que l’on a appelé la Vie Chère, je me LOIS DES
ÉCHANGES 

Dès les premiers signes de ce que l’on a appelé la Vie Chère, je me plaisais à dire : « Non, la vie n’est pas plus chère qu’autrefois ; c’est la monnaie qui ne vaut plus rien. Essayez de payer en camemberts, et vous constaterez que la vie n’est pas plus chère qu’autrefois. » Le fait est qu’un poulet vaut à peu près autant de camemberts qu’il en valait il y a dix ans. Cette remarque irrite. Chacun se dit : « Croit-il que je n’aie pas pensé à cela ? » Je ne sais s’il y a pensé une fois ; mais je suis assuré qu’il l’oublie dans presque tous ses discours ; il l’oublie, remarquez-le, lorsqu’il s’irrite contre le prix des choses, et contre les marchands, qui font de scandaleuses fortunes. Pour moi j’essaie d’évaluer ces bénéfices et ces fortunes en camemberts, puisque j’ai adopté cette unité. Et je suis prêt à parier que les bénéfices moyens, et même les bénéfices exceptionnels, évalués en rouleaux ou piles de camemberts, seraient à peu près ce qu’ils étaient avant la guerre. Par cet artifice, le paysage économique se trouve simplifié et en quelque sorte lisible.

« Ce n’est pas si simple », me dit quelqu’un. Je n’en doute pas. Je ne crois pas tenir là un grand secret ; mais plutôt une méthode pour déchiffrer Richesse et Pauvreté, qui me jettent au nez l’une et l’autre des diamants faux et des haillons choisis. Faites attention qu’ici les apparences sont trompeuses encore plus qu’ailleurs, et en deux sens. Car la Vanité montre de fausses richesses, et l’Avarice cache les vraies richesses ; et la Mendicité étale de faux haillons, pendant que la Pudeur cache la pauvreté réelle. Non point par hasard ; puisque nous voyons qu’un marché juste s’établit par une double ruse, de l’un qui surfait et de l’autre qui déprécie. Ce jeu des Richesses et des Pauvretés ressemble aux jeux de l’escamoteur. C’est pourquoi, au lieu de vouloir suivre des yeux la muscade, puisque tout est disposé pour me la cacher, je ferme les yeux, et je me répète qu’elle n’est point détruite, et qu’elle n’a jamais cessé d’être quelque part. Pareillement je veux fermer les yeux aussi devant les fantasmagories du budget public et de la bourse privée, et reconstruire en idée quelque machine simple qui sera comme l’élément de la chose. Non point vrai, car aucune idée n’est vraie ; mais non point faux ; instrument, plutôt, comme toute idée.

Il est assez clair que si un peuple double par quelque expédient toute sa monnaie, quand ce serait même l’or trouvé sans peine, il ne peut pas devenir plus riche par cette opération. Quand il s’agit de papier monnaie, la chose est aussitôt évidente. Il faut donc bien que chaque pièce de monnaie ou chaque billet perde par cela seul la moitié de sa puissance d’achat ; et c’est ce qui arrive dès que la nouvelle monnaie est proposée en paiement à des nations qui n’ont point multiplié leur monnaie de la même manière.

« Mais, dit l’Économiste, le change dépend encore d’autres causes, et notamment du rapport de l’exportation à l’importation. » De mille autres causes, je l’accorde. Mais il me plaît de n’en considérer d’abord qu’une ; et je remarque qu’elle suffit, et que même l’effet réel n’est pas encore celui qu’on pouvait attendre d’après le travail de la planche à billets. Je n’ai donc pas à chercher d’autres causes, pour expliquer la baisse du franc. Ou bien je dois les supposer de petite importance au regard de celle-là, et provisoirement négligeables. Cette victoire n’est pas petite ; car c’est Law que je mets à la porte. Law l’immortel joueur de gobelets.

Tout échange d’un produit utile contre de l’or est une vente à crédit. VALEUR
DE L’OR.

Tout échange d’un produit utile contre de l’or est une vente à crédit. L’or est une espèce de billet payable en marchandises. Mais d’un autre côté, cet échange est toujours libre ; nul n’est forcé de livrer des marchandises contre de l’or. Si donc nous concevons un peuple qui produirait justement ce qui lui est nécessaire et ne produirait rien de plus, c’est vainement que vous tenteriez d’en tirer quelque chose en lui offrant tout l’or du monde. Ainsi il ne faut point dire absolument qu’un peuple qui a de l’or est bien riche ; il n’est riche que si les autres pays produisent en excédent les choses utiles ; il n’est riche que juste autant que les autres pays sont riches.

Mais, bien mieux, il n’est riche par l’or que s’il est lui-même riche par l’excédent de ses produits sur sa consommation. Nul n’accepte l’or que comme signe ou promesse. L’or passe de main en main, mais toujours d’après cette idée que l’or représente un excédent réel, qui est disponible quelque part. Simplifions cette circulation de l’or. Supposons deux pays seulement, et chacun d’eux organisé en coopérative d’après l’idée socialiste, de façon qu’on puisse les considérer comme deux commerçants. Il faudra d’abord que les excédents de production ici et là soient de nature différente. Si un pays produit plus de blé qu’il n’en consomme, il n’achètera pas de blé. Mais il faudra aussi que les produits circulent dans les deux sens. Ainsi il n’arrivera jamais que l’un des deux pays paie continuellement en or et l’autre continuellement en produits ; mais l’or qui passe à l’un devra revenir à l’autre. L’un paie en or ; cela veut dire qu’il fait passer aux mains de l’autre une promesse de marchandises ; et cet or n’a de valeur que par les provisions, usines, mines, champs cultivés, populations actives, qui en sont la garantie. Supposons la planète coupée en deux après d’immenses achats payés en or ; c’est la moitié qui aura reçu l’or qui se trouvera la plus pauvre. Car, en échange de biens réels livrés par elle à l’autre moitié, elle n’aura plus que cette promesse dorée, impossible maintenant à transformer en réalités. Or il en serait de même si une des moitiés supposées se trouvait réduite à la misère, c’est-à-dire à un travail qui ne laisserait point d’excédent.

L’or n’est donc qu’un assignat métallique. Mais on voit la différence. L’or est parmi les choses terrestres à la fois la moins corruptible, la plus facile à diviser et à mesurer, la plus facile à reconnaître, et, parmi celles qui ont ces avantages, la seule qui ne puisse être arbitrairement multipliée. Le rapport de la production de l’or à l’usure, à la perte et enfin aux besoins du commerce varie assez lentement pour qu’on soit assuré qu’un pays qui a reçu promesses en or ne pourra fabriquer des titres au lieu de fabriquer des choses. Une cornue à faire de l’or aurait donc le même effet que la planche à billets. Il se ferait bien vite, par la rumeur des banques et du commerce, une équation exacte entre l’excédent des produits, seule garantie des promesses, et la qualité des pièces d’or. Bref il faut toujours que la valeur de tout l’or existant soit rigoureusement la quantité des produits à vendre. Donc, augmentez cette quantité des produits, et vous augmenterez la puissance d’achat d’un gramme d’or ; diminuez cette quantité, vous diminuez cette puissance d’achat. Mais, inversement, augmentez la quantité de l’or existant, vous diminuez la puissance d’achat de chaque parcelle d’or. L’or n’est donc précieux que par des rapports ; et la valeur de l’or ne cesse pas de varier, et par des causes lointaines, comme son poids varie selon la position de la lune, et sa couleur d’après la lumière qui l’éclaire. Si la lumière solaire ne contenait pas de rayons jaunes, l’or serait noir.

Il est compris dans les Droits de l’Homme que chacun est libre LE LUXE
OBLIGATOIRE.

Il est compris dans les Droits de l’Homme que chacun est libre de faire retourner son pardessus et de porter fièrement des pantalons blanchis aux genoux. Mais les puissantes Compagnies de transport en commun nous ont privés du droit de voyager sur une banquette de bois. En somme la pauvreté est désormais interdite, au moins dans le voyage. Les omnibus et tramways se ruinent en travaillant ; leurs frais d’exploitation, à ce qu’ils disent, dépassent les recettes ; vous supposez naïvement qu’ils vont réduire les frais, diminuer la vitesse, supprimer toute espèce de confortable dans les voitures ; mais ils n’y pensent seulement point. N’oubliez pas que les chefs de ces Grands Services ont de gros traitements, qu’ils ne penseront jamais à en diminuer quelque chose, et que c’est pourtant par là qu’ils devraient commencer.

En cela les entreprises privées imitent les services publics, qui n’ont point changé depuis les temps de la Monarchie absolue. Quand Louis XIV voulait allumer des lampions, il ne cherchait pas d’abord de l’argent pour les payer. Dépenser d’abord, et remettre au contribuable la note des dépenses faites, telle est la méthode naturelle de tous les pouvoirs. Il n’y a pas longtemps les finances eurent à remplacer les titres de créance de ceux qui avaient perdu leurs meubles pendant la guerre, par des titres de rente équivalents ; opération avantageuse pour le trésor ; mais le ministre organisa aussitôt un service nouveau, bien logé et bien pourvu d’employés, qui est chargé de ces échanges et de ces écritures. Or il est vrai que, par de tels moyens, le public sera servi vite et bien ; mais nul ne se demande jamais si le public est assez riche pour s’offrir ce luxe-là.

Tout ce luxe nous est imposé ; c’est à nous de le gagner. On compte par milliers, à Paris, de ces hommes débonnaires qui reçoivent du gouvernement féminin un budget de dépenses incompressibles et qui courent du matin au soir pour assurer les recettes correspondantes. Quelquefois, avant le jour, vous voyez autour de quelque brillant magasin une armée de nettoyeurs, l’un occupé aux cuivres, l’autre aux glaces. Ce genre de travail est terminé à huit heures du matin ; et ceux qui l’ont fait s’en vont alors à leur travail ordinaire, qui est tout autre ; ils font deux journées en une. Ce genre d’hommes n’est point pauvre, en ce sens qu’ils peuvent se procurer beaucoup de choses désirables ; mais ils sont pauvres par ce travail accéléré qui leur retire le temps de juger. Ce sont de très bons maris, et ce sont de très bons citoyens aussi ; par les mêmes causes. Toujours courant, et sautant d’un véhicule dans l’autre, ils arrivent à gagner un peu plus par cette économie de temps ; un peu plus, c’est-à-dire juste autant que cette vitesse leur coûte. Il faut réfléchir sur ceci qu’avec plus de travail on peut recueillir un moindre excédent.

Les prodigues, dit Castor, sont ruinés par l’Agréable. Mais c’est l’UtileUTILITÉS
RUINEUSES.

Les prodigues, dit Castor, sont ruinés par l’Agréable. Mais c’est l’Utile qui ruinera les Nations, et toutes les grandes Sociétés, où ceux qui dirigent sont payés au mois. Entre les deux, se trouve l’Avantageux ou le Profitable, comme vous voudrez l’appeler, qui est la règle de toute sage entreprise. Supposez que je sois placier en vins ou en savons ; une voiture automobile me serait utile, c’est évident ; mais il reste à savoir si elle me serait Profitable ; si c’est seulement douteux, je prends l’omnibus ; et l’omnibus m’est bien utile ; mais ce n’est pas une raison suffisante pour que je le prenne. M’est-il profitable ? Me rend-il au delà de ce qu’il me coûte ? Alors je le prends. Mais s’il y a doute, je vais à pied. Je n’écoute point le conseilleur, quand il m’explique qu’une automobile serait bien commode pour mon commerce. Un appartement de vingt mille francs, avec ascenseur, est utile à n’importe qui. Il serait utile aussi d’avoir des toits mobiles sur les vignes par les temps de gelée. Mais chacun comprend que la gelée coûte moins cher que la toiture. Il serait utile aussi, dans un été sec comme celui-ci, d’avoir de l’eau dans des tuyaux, et sous pression, pour arroser les champs. Mais un homme sensé ne fait point tout l’utile ; il fait seulement ce qui paye. »

« Il est clair, lui dis-je, que les inventions utiles nous auraient bientôt ruinés, de même que les connaissances utiles auront bientôt fatigué nos écoliers ; car elles s’étendent ; mais la durée du jour ne s’étend point. »

« Nous y voilà, dit Castor. Tous ces hommes dévoués, intelligents, instruits, qui sont payés au mois, ils approuvent tout ce qui est utile. Ils comptent les services rendus d’après cette idée que tout ce qui est utile paye. Une banque est utile ; ils approuvent ; cette banque utile meurt de misère ; ils approuvent qu’on l’aide, parce qu’elle est utile. L’utile nous ruine. Un train rapide est utile ; un train encore plus rapide serait encore plus utile. Nos ingénieurs sont étonnants. On sait que les Compagnies de Chemins de fer se ruinent ; les travaux n’en vont pas moins. J’admirais hier des terrassements, des voies neuves ; une gare qui s’étend en largeur ; et je vois bien que les manœuvres seront plus faciles et plus rapides ; un enfant comprendrait cela. Mais ces travaux payeront-ils ? La question n’a pas de sens pour l’homme de bien qui est payé au mois. Toujours de mieux en mieux, telle est sa devise. Et c’est par les hommes de bien, payés au mois, que tout va de mal en pis. »

« Mais, lui dis-je, nous ne sommes pas des animaux ordinaires. J’ai lu quelque part, ou bien je l’ai rêvé, que l’homme est le seul animal qui fasse toujours sa tanière trop haute. »

« Eh bien, dit Castor, Monsieur l’artiste, je veux que vous pensiez à une petite chose, c’est qu’il ne nous reste jamais d’argent pour entreprendre quelque chose de beau. Où sont nos arcs de triomphe, nos pyramides, nos maisons du peuple, nos musées, nos universités ? Je ne vois que des maisons de rapport, où se montre partout le ruineux Utile. Parbleu, tout le monde est au manège. La course à l’utile ne laisse ni loisir ni excédent. Et, selon moi, pour ce genre de générosité que l’art suppose, et dont nous n’avons plus même l’idée, il faut au fils prodigue un père avare, j’entends qui se défie de l’Utile. Même il n’est pas mauvais qu’un peu de feu despotique passe de l’un à l’autre. Après tout, l’ambition de durer par des œuvres n’est peut-être pas si étrangère à l’avarice. Et moi qui vous parle, et qui ai fait ma fortune en me défiant du ruineux Utile, je donnerais plus volontiers mon argent à un beau monument qu’à une mauvaise affaire. Travailler, faire laid, et encore perdre, c’est le plus triste sort à mes yeux. » Ainsi parla Castor, et je compris qu’il était artiste à sa manière.