Le Citoyen contre les pouvoirs (1926)/12

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Éditions du Sagittaire (p. 221-236).


LES CIVILISATIONS













LES CIVILISATIONS.

Un journaliste rapportait ces jours-ci le propos d’un astronomeCIVILISATIONS
ET CLIMATS.

Un journaliste rapportait ces jours-ci le propos d’un astronome d’après lequel l’inclinaison de l’axe de la terre sur son orbite diminuant présentement, et devant se trouver nulle dans trois ou quatre siècles, il ne fallait pas s’étonner de voir que la différence des saisons s’atténuait en tous pays. Nous aurions partout, dans deux ou trois siècles, un continuel équinoxe, c’est-à-dire des nuits constamment égales aux jours, d’où résulterait dans nos pays tempérés un printemps perpétuel. Avant d’imaginer toutes les conséquences de ce grand changement, avant même de me livrer au petit espoir qui en résulte pour l’hiver prochain, j’ai couru à mon livre. Ces lentes oscillations, dont la période est d’environ vingt-six mille ans, ne sont point sensibles dans l’expérience, et donc ne me sont point du tout connues. Mais lisons ce qu’on en dit. Il est clair pour moi, et pour mon lecteur aussi peut-être, que si l’axe de la terre était perpendiculaire au plan de son orbite, l’équateur viendrait se confondre avec la route du soleil, que l’on nomme écliptique. Et je lis dans un Annuaire du Bureau des Longitudes : « On peut admettre que l’obliquité de l’écliptique varie seulement entre vingt et un et vingt-quatre degrés environ, et par suite le plan de l’équateur n’est jamais venu et ne viendra jamais en coïncidence avec celui de l’écliptique. » Je me contente ici de croire ; mon astronomie ne va pas jusque là ; ainsi nous n’aurons pas de printemps perpétuel ; nous, entendez nos neveux.

Il n’en est pas moins vrai, si j’en crois mon livre, que nous sommes dans une période où l’obliquité de l’écliptique diminue de siècle en siècle ; nous sommes à plus d’un degré de l’obliquité la plus grande, et nous allons tout doucement vers l’obliquité la plus petite. Comprenons bien ce que cela signifie pour le ciel que nos yeux voient. Le soleil s’élève de moins en moins en été, et il s’abaisse de moins en moins en hiver ; il est donc vrai en gros que les étés sont de moins en moins chauds, et les hivers de moins en moins froids. Cette lente promenade qui nous approche de l’éternel printemps, mais sans jamais nous y conduire tout à fait dure environ treize mille ans, et le retour, autant. Ainsi l’on a vu autrefois sur cette terre, dans cette région de Paris, les terribles hivers de la période glaciaire, où les glaces du pôle s’étendaient jusqu’à la Seine ; et on les reverra. On peut déjà rêver là-dessus ; car il est inévitable que le centre de la civilisation se déplace en même temps que les saisons varient. Notre passé historique se trouve éclairé par ces promenades du soleil. Depuis dix mille ans environ il est clair, au moins pour le bassin Méditerranéen, que l’humanité pensante a remonté continuellement vers le Nord. La brûlante Égypte est couverte de débris imposants. C’est là et dans l’Orient méridional, aujourd’hui engourdi par la chaleur, qu’est le berceau de nos religions, de nos sciences et de notre morale. Carthage n’est qu’un souvenir. Rome n’est plus dans Rome ; la pensée et les arts ont été remplacés en Grèce par l’insouciance et les passions de l’été. Athènes se trouve maintenant à Paris, comme les Parisiens aiment à dire. Rome est à Londres, ou peut-être à Berlin. Les Scandinaves font voir une belle sagesse ; la Russie s’éveille. Les grands continents sont toujours en retard sur les presqu’îles, comme on sait, puisque la mer est un régulateur des climats. Dans quelques siècles, la Sibérie sera à son tour centre de pensée, d’invention et de puissance. Puis, quand les grands hivers reviendront, la civilisation redescendra vers l’Égypte et l’Inde, toujours marchant des continents aux presqu’îles, comme en notre histoire elle a remonté et remonte des presqu’îles aux continents en même temps que du Sud au Nord. Le détail serait beau à suivre ; par exemple l’Espagne, plus compacte que l’Italie, en retard sur elle pour la grandeur et la décadence.


L’Orient nous parle. Nous ne le comprenons guère,L’ORIENT DORT
SELON LES RITES.

L’Orient nous parle. Nous ne le comprenons guère, ni lui nous. Il faut penser à ce qu’il y eut de scandaleux dans la révolution Socratique. Tout homme réglait alors ses actions et ses pensées d’après quelque loi qu’il n’avait point faite, divine ou humaine. Chacun se conformait. Socrate fut le premier et le plus obstiné des hérétiques. Non qu’il refusât d’obéir aux lois ; mais, pour ses pensées, il prétendait ne croire que lui-même. Les dieux étaient jugés. Cet homme voulait savoir si c’est parce que les dieux l’ordonnent que le juste est juste, ou s’il ne faudrait point dire, au contraire, que c’est parce que le juste est juste que les dieux l’ordonnent. C’était élever l’individu au-dessus des dieux. Autant de fois que Socrate renaîtra, il sera condamné ; mais nous gardons l’idée ; nous la portons tous ; personne ne l’a encore mesurée.

Cependant les anciens peuples dormaient selon la Coutume. Ils ne pensaient que par monuments, danses et cérémonies. Leurs symboles restaient des énigmes, pour eux encore plus que pour nous. La Pyramide rejette tout commentaire. Cette masse sans jour et sans passage, cette pointe aussi, refusent nos pensées. La tour de Babylone, elle aussi, autant que nous savons, n’exprimait qu’elle-même. Mais, en Grèce, les symboles commençaient à fleurir. L’oracle Delphien inscrivait à son fronton la maxime « Connais-toi. » C’était montrer de l’esprit. D’où Socrate et la longue suite des révoltés et des incrédules. Le christianisme, à bien regarder, et même le catholicisme, malgré un prodigieux effort d’organisation, doivent être considérés comme des écoles d’incrédulité. Les castes, la hiérarchie, les coutumes, les costumes, ce ne sont plus que des apparences pour les sots ; et il n’y a plus de sots. Le catéchisme enseigne à tous, et aussi bien aux esclaves, qu’il y a un ordre de l’esprit, invisible, un royaume des esprits, des rois dans l’enfer et des mendiants au paradis.

Dans un roman hindou, qui est de Rabindranath Tagore, on trouve un potier accablé d’injustices, autant qu’il en faut pour faire bouillir une pensée d’homme. Mais cette pensée d’homme est occupée d’abord à ne point user d’un pot qui serait souillé par un homme d’une autre caste ; et l’effet de la misère est de rendre ces soins plus occupants ; ainsi les rites terminent les pensées et en même temps les passions. On retrouve encore chez les Juifs de la pure doctrine, ce souci de manger et de boire selon les rites ; ce genre d’attention détourne de penser aux maux véritables. Mais ces débris des temps anciens donnent encore une faible idée de ce que fut l’ordre Égyptien, où ce n’était point le même homme qui nourrissait le bœuf, qui le tuait, qui le mangeait, qui l’enterrait. Si quelque prêtre de ce temps-là revenait, peut-être pourrait-il expliquer qu’il ne faut pas moins que ces liens de coutume pour tenir en repos l’animal pensant ; mais je suppose que le prêtre était prêtre comme le potier était potier. Il ne choisissait point ; et toute notre vie se passe à choisir et à sauver le droit de choisir. Deux systèmes donc, et l’Oriental est encore assez fort lorsqu’il montre du doigt les effets, qui sont nos guerres, la Fraternité homicide et le Droit sanglant.

On pourrait croire, au sujet des machines, queLA MACHINE
S’IMPOSE À NOUS.

On pourrait croire, au sujet des machines, que les rusés marchands auront bientôt découvert si elles sont bienfaisantes ou ruineuses. Je n’en suis pas sûr. Les machines modernes ont une manière de s’offrir qui est tyrannique. C’est l’offre qui règle la demande. Le téléphone en est un exemple admirable. Si, par convention, ceux qui font des affaires renonçaient tous à se servir du téléphone, il n’y aurait rien de changé dans la production et la circulation des biens. Le téléphone y ajoute seulement un peu de bruit et une impatience qui ne fait rien. Aujourd’hui comme autrefois, le fabricant de draps transporte son paquet d’échantillons de maison en maison et de ville en ville. S’il ne le fait lui-même, il le fait faire par un homme qui connaît la fabrication, les matières, les teintures, l’apprêt aussi bien que lui-même. Toute conversation est inutile si la main ne peut toucher et palper, si l’œil ne peut suivre les jeux de la lumière sur les plis de l’étoffe. Ce qui ne va jamais sans un vain bruit de paroles, où paraissent de vagues rumeurs sur la politique et les affaires, sans oublier les politesses et les anecdotes ; mais la chose présente ramène bientôt ces pensées errantes.

On devrait appeler téléphonique un genre de conversation sur les choses, où les choses manquent, et aussi le visage humain, qui soutient la parole. L’écran cinématographique est un abstrait où la parole manque ; le téléphone est un autre abstrait, qui ne pose pas non plus la pensée. Il y a presque toujours un peu d’égarement, une attention vide, un étonnement joué dans un homme qui téléphone. Comme il se forme une mimique pour l’écran, ainsi il se forme une éloquence téléphonique. Mais ce sont des effets esthétiques. Comptons plutôt la dépense.

Journées de travail, depuis la mine de cuivre jusqu’à l’usine où l’on ajuste ces enroulements et ces contacts mobiles qui transforment les mouvements de la voix en variations de résistance et par suite en variations de débit. C’est comme si les chocs de la parole ouvraient et fermaient plus ou moins un robinet très sensible ; les chocs de l’eau porteraient les mouvements de la voix d’un bout à l’autre des tuyaux. Mais il faut retourner jusqu’à la mine de zinc ; car tant que vous parlez dans un téléphone, la pile débite à court-circuit ou peu s’en faut ; et vous, par votre parole, vous troublez ce débit, vous lui imprimez des variations fortes ou faibles qui se répercutent aussitôt dans un fil plus long et plus fin, voisin du premier. Dans ce transformateur se développent des courants de haut voltage qui sont à l’image du courant varié de la pile et qui franchissent les kilomètres. Ajoutez que votre pile est de rendement très faible et s’use même sans travailler. Au reste on peut téléphoner sans aucun fil ; c’est encore plus étonnant et plus élégant ; mais l’énergie dépensée dépasse de bien loin ce que peut fournir une pile.

Tous ces travaux dévorés se retrouvent-ils ? La paresse certainement y trouve son compte. La cuisinière appelle les croissants au lieu d’aller les chercher ; c’est le mitron qui les apporte ; et n’oublions pas ces coups de marteau et de lime, innombrables, qui transportent seulement un ordre, sans transporter autre chose. Mais tout le monde sait pourquoi le boulanger, le boucher, le crémier sont abonnés au téléphone ; c’est qu’ils craignent de subir un grand dommage, s’ils ne l’ont point. On voit comment l’offre force la demande, et comment nous sommes prodigues sans le vouloir. D’où vient que le salaire réel, qui n’est qu’une part des produits, baisse inévitablement. Mais cette grande usine n’a point de comptable. Je me refuse à haïr tout un peuple. J’insiste sur cette idée, peu agréableAPRÈS
LE DÉPART.

Je me refuse à haïr tout un peuple. J’insiste sur cette idée, peu agréable, j’en conviens, pour ceux à qui la guerre ouvre un abcès de fureur qui les étouffait. Mais pour moi, je me sens solide et décidé, sans méchanceté aucune ; et nous sommes des milliers de cette espèce, dans la grande République occidentale. Certes, je hais le despotisme, mais je ne hais point ses instruments, qui sont ses premières victimes. Je haïs cette folie préméditée, contente d’elle-même, orgueilleuse d’elle-même, qui lance contre nous tant de pauvres gens ; mais quant à la colère folle, née peut-être de deux peurs contraires, c’est comme une maladie que le despotisme a inoculée à tout un peuple, et que la liberté saura guérir. Au reste, pour le moment, nous en sommes aux moyens de force, et tant pis pour qui s’y frotte, mais ces hommes qui nous arrivent du nord avec sabres, fusils et canons, je n’ai nul besoin de les haïr ; qu’ils soient méchants au fond, ou bien trompés et affolés, le traitement qu’il s’agit d’appliquer est toujours le même ; et quand ils seraient chevaliers à l’ancienne mode, cela ne diminuerait en rien la pression de la poudre au millimètre carré. Nous tuons, si j’ose dire, à la machine.

Oui, même la légendaire baïonnette, il faut qu’elle se règle selon l’autorité polytechnicienne ; et l’on a déjà remarqué que le danger, dans cette guerre, peut venir des passions mal réglées. Viser bien vaut toujours mieux que frapper fort ; et la plus haute des vertus guerrières, c’est la patience.

À quoi la haine est contraire de toutes les façons. Car elle vise mal, et elle s’use et dégénère en tristesse. Certes si l’invective tuait, l’invasion serait tout de suite frappée au cœur et à la tête. Mais ce n’est toujours que la vieille méthode magique, qui veut tuer par simulacre. Et au fond cela n’est autre chose qu’un appel à la justice immanente. Nous voulons croire que la mesure des forfaits sera comble, et qu’une foudre visible ou invisible tombera sur ceux qui marchent sur l’Humanité. « Dieux immortels, vous voyez ces choses ! » Mais moi, quand je regarde au ciel, j’y vois les étoiles qui tournent et Pégase équinoxial qui avance. Nul regard là-haut, que je sache. Mais plutôt l’image de la géométrie impartiale, qui nous dicte les moyens. Soyons tous ingénieux et précis ; croyons aux petites causes convergentes ; c’est la vertu du moment. Qui tricote des chaussettes de laine fait beaucoup ; qui ferre proprement un cheval, de même. Fourbis ton arme, et non point ta haine. Sobres de discours et riches d’actions. Non pas d’actions imaginaires, mais de réelles actions tendant toutes à la même fin. Car l’injure ne tue point ; mais, si je tue, l’injure est bien inutile.

Quand un état fabrique de la monnaie de papier pour payer ses L’ALGÈBRE
DES DETTES.

Quand un état fabrique de la monnaie de papier pour payer ses fonctionnaires, tous comprennent que personne ne devient plus riche par là. Si le même état voulait payer par ce moyen sa dette extérieure, le résultat serait encore plus clair, par l’immédiate dépréciation du signe. Jusque-là l’idée est facile à saisir, et devient même familière à tous par les effets. Mais, si nous pouvions payer en or, ne serait-ce point une vraie et bienfaisante richesse qui passerait les mers ? Plusieurs remarques se présentent ; d’abord, que le plus riche de nos créanciers, et auquel tous ces paiements viendraient aboutir, n’a point besoin d’or, et qu’il en a même trop. Mais une idée presque trop claire se glisse par la même porte : « Mange-t-on de l’or ? » Ici la réflexion reste immobile, comme un pauvre à la porte d’une banque.

Une banque. Il semble qu’il ne soit pas permis à la pensée d’entrer là. Un banquier a quelquefois une pensée ; mais il la laisse dès qu’il fait son métier. Quel est donc ce jeu derrière ces grilles ? Un jeu de Signes, à ce que je crois ; une algèbre. Personne là-dedans ne pense plus loin que les signes ; mais plutôt les signes pensent seuls, comme il arrive aux médiocres mathématiciens, de transposer leurs signes comme il faut, mais de ne plus savoir lire les signes sous cette forme nouvelle, c’est-à-dire les transformer en objets ; et cela s’est vu pour les doctrines d’Einstein. Quelque enfant terrible a dit : « La mathématique est une science dans laquelle on ne sait jamais de quoi on parle, ni si ce qu’on dit est vrai. » J’aimerais à dire, en imitant ce vigoureux paradoxe, que la banque est un art de compter qui ne sait jamais ce qu’il compte, ni si ses millions ont quelque chose de vrai. Nous autres, au lieu de regarder à travers les grilles, par où nous ne verrons que des signes de signes, nous devons former quelque idée réelle, en vue de surmonter et en quelque sorte d’exorciser ces bilans abstraits qui concluent tous à l’impossible.

Quand on dit que la planète est devenue plus pauvre par cette guerre, on dit quelque chose qui a un sens ; car, premièrement, des objets utilisables ont été détruits, et, deuxièmement, pendant quatre ans, les hommes ont été détournés d’en produire autant qu’ils avaient coutume, passant le principal de leur temps, au contraire, à fabriquer ce qui détruit et, en détruisant, se détruit. Il faut compter aussi les mutilés, qui produisent moins et ne consomment pas moins. Il faudrait dire en revanche que les morts ne nous laissent pas plus pauvres, si l’on admet, pour simplifier, qu’un homme consomme à peu près autant qu’il produit.

Maintenant si l’on se laisse entraîner à dire que le monde terrestre, en son ensemble, a des dettes, autrement dit qu’il a dépensé plus qu’il n’avait, cela n’offre point de sens. Ce que le monde terrestre a usé, brûlé, consommé, certainement il l’avait. Ce qui n’est pas à remplacer en obus, canons, avions, mines flottantes, est réellement payé. Il n’y a que les moyens de produire qu’il faut refaire, comme machines, vaisseaux de commerce. Léviathan a brisé sa bêche ; il doit prendre le temps d’en refaire une ; et le champ en souffrira. Mais n’exagérons point. D’abord la destruction ne s’étend qu’à une petite partie de l’outillage planétaire. N’oublions pas non plus que toute bêche s’use ; non plus qu’un outillage neuf et naturellement plus parfait paye très vite ce qu’il coûte. Enfin la guerre elle-même peut nous consoler si nous y pensons comme il faut. Que prouvent ces folles dépenses, sinon que, puisqu’on les a faites, on pouvait les faire, c’est-à-dire que le travail humain, au point où il en est, produit un excédent étonnant ? Tout cela va à nous faire entendre que nous ne sommes pas si pauvres qu’on nous le dit. Et chacun le sent bien. Mais est-ce utile à dire ? Il y a pour et contre. Qui veut être payé se plaint. Qui veut crédit se pare.

J’ai reçu, comme tout le monde, le billet du percepteur ; comme L’ÉTAT PERD
L’ARGENT.

J’ai reçu, comme tout le monde, le billet du percepteur ; comme tout le monde, je l’ai trouvé sévère ; j’étais tenté de le trouver injuste. J’ai appris qu’il faut rendre à César ce qui est à César. Il faut bien que César vive. Mais enfin il est attristant de penser que, de tout cet argent qu’on lui donne, César ne fabrique que des peines pour toute la terre. Dans ses jours et dans ses nuits il ne prépare que des épreuves pour les hommes. S’il dépense, c’est pour canons, obus et mitrailleuses ; s’il médite, c’est pour irriter ses ennemis et s’irriter lui-même ; s’il parle, c’est pour rappeler à tous ceux qui travaillent que la mort violente, donnée ou reçue, est la principale affaire, et qu’un éloge funèbre prononcé par César est le plus grand bien au monde. Va donc, mon argent, pour le mal de tous et pour le mien. Pour les bombes jetées et pour les bombes reçues, pour les gaz empoisonnés, pour l’incendie et la ruine. Car c’est la seule pensée des gouvernants ; les autres problèmes ne les réveillent qu’à moitié ; mais dès qu’il s’agit de montrer le poing national, voyez comme ils se redressent, comme leur voix claironne, comme leurs yeux brillent. Aussi jettent-ils tout à cette belle dépense ; sans compter ils jettent l’argent des citoyens ; sans compter ils jettent le temps des citoyens ; et cette dépense est elle-même fertile en dépense ; il en résulte inévitablement le plus grand des malheurs et la ruine pour tous. On l’a vu, on le reverra, si César ne change point d’humeur. Voilà ma plainte ; c’est la plainte de beaucoup. Mais il faut payer. Je ne suis point seul, et je ne vivrais point seul. Les citoyens semblent contents, si j’en Juge par le journal qu’ils lisent. S’il leur plaît donc que nous nous ruinions à menacer et à défier, si ce jeu leur plaît, si ce risque leur plaît, je n’ai qu’à suivre. Mon droit est de me plaindre ; je me plains. Mon devoir est de payer. Payons.

Quel bonheur de coopérer. Quel bonheur de payer l’impôt lorsque le beau nom de contribution lui convient. De cette division du travail, de ces hommes qui ne font qu’une chose et la font bien, quels services élégants et prompts. Ces balayeurs, ces agents aux voitures avec leur bâton blanc, ces pompiers impassibles, ces machinistes, ces aiguilleurs, ces actifs messagers, ces surveillants et ministres de la vie commune, comme il est agréable de les payer en services et de les payer en argent. Voici que cet autre percepteur frappe à ma porte, équipé pour le travail utile qu’il accomplit sous les yeux de tous, gagnant l’amitié de tous. Il est cordial ; il sourit ; il tend la main, non point d’abord pour recevoir, mais pour promettre. Son souhait n’est pas un vain souhait ; car, autant qu’il dépend de lui, l’année qui vient sera paisible ; les rouages seront bien ajustés et glisseront sur l’huile ; les roues ne grinceront point. Ainsi je pourrai être attentif à ce que je fais, comme lui à ce qu’il fait. En cela nous sommes amis, et précieux amis l’un pour l’autre. L’échange des souhaits et la poignée de main au solstice d’hiver signifient cela. Dans le même temps que je faisais l’aumône à César, prodigue de dépenses stériles et de menaces, j’ai trouvé la consolation à ma porte, en payant un tribut de justice à l’honnête facteur des postes.