Le Coffret de perles noires/8

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Au pied de la redoute.
(p. 23-26).

Au pied de la Redoute

Au Baron A. Exelmans


La redoute bâtie avec du sable jaune
Découpe son profil sur l’horizon vermeil.
Reine-majestueuse, elle occupe le trône
Des grands bois où l’écho dit la chanson du Faune,
Et, formidable, attend les combats du réveil
Ainsi qu’une géante endormie au soleil.

 Les chênes à ses pieds paraissent des arbustes ;
Elle dit : regardez ! j’ai dans mes flancs robustes
L’affreux rugissement des canons toujours prêts :
J’ai les armes de mort qui font les guerres justes,
Et je donne aux vainqueurs les prés et les guérets
Avec la profondeur lugubre des forêts.


 Tout est à moi, pouvant tout détruire. La plaine
Qui se couche féconde et dort paisiblement,
Les chaumières, les blés s’inclinant sous l’haleine
De la brise, les bourgs et les villes armant
En vain leurs bataillons, si j’écoutais ma haine,
Ne seraient bientôt plus qu’un vaste embrasement.
 
 Comme jadis l’ogresse allait à la nuit brune
Saisir les voyageurs dans ses puissantes mains,
Avec mes lourds obus je broierais les humains.
Ce pays reverrait une pire infortune ;
Et les femmes le soir hurleraient à la lune,
Appelant leurs amants couchés sur les chemins.
 
 Avant de dévorer les chairs encore chaudes,
Mon regard chercherait les mourants les plus beaux,
Et, j’irais leur donner, sur le lit des tombeaux,
Le suprême baiser des joyeuses ribaudes,
Qui suivaient les soldats, au bon temps des maraudes,
Comme une bande énorme et sombre de corbeaux.

 À moi celui qui porte un galon sur sa manche,
À moi le fusilier qui tombe dans le rang,

À moi les jeunes gars qui dansent le dimanche
Aux fêtes d’alentour ; ils viendront sur mon flanc,
Et, les bras emportés, ils fouilleront ma hanche
De leurs moignons hideux dont je boirai le sang.

 Du sang ! il faut du sang à mes lèvres avides !
Venez ! car je languis, venez mes amoureux,
Conscrits, anciens soldats, rêveurs aventureux ;
Venez, je vous attends, j’aime les corps livides,
Les fronts ouverts, l’horreur qui monte des yeux vides,
Les plaintes des blessés et la soif des fiévreux !

 Mais, comme un laboureur doit ménager sa terre,
Je dois laisser mûrir ma terrible moisson ;
Je dois laisser l’amant que le dieu de Cythère
Enflamme, se glisser dans la nuit du mystère,
Où le sang appauvri, déplorable boisson,
Ne me permettrait plus de rugir ma chanson !

 Oui, quand je vois passer dans la forêt profonde,
Près d’une belle fille un homme brave et fort,
Sous la froide clarté de Séléné la blonde,
Suivant l’étroit chemin qui se plie et se tord

Comme un serpent d’argent, ma voix de fauve gronde :
Gloire au fils de Vénus pourvoyeur de la mort !

 Il est le sang qui bout dans les veines des mâles,
La subite rougeur au front des vierges pâles,
L’éclair des yeux brillants et la flamme du cœur !
Il veille à mes côtés, effrayant et moqueur,
Dictant des chants d’amour pour me donner des râles,
Et je salue en lui mon maître et mon vainqueur !

 Cependant le soleil avait pris son essor,
Et, cessant tout à coup sa chanson de tueuse,
La redoute semblait, molle et voluptueuse,
Se renverser, offrant à tous sa gorge d’or,
Comme lassée après l’étreinte monstrueuse
D’un titan — mais superbe… et désirant encor.