Suite de Joseph Delorme/Le Collège d’Éton
LE COLLÉGE D’ÉTON
Lointaines tours, fines aiguilles,
Couronne du séjour fleuri,
Où les Muses, pieuses filles,
Redisent le nom d’un Henri[1] ;
Et vous, créneaux sur la colline,
Windsor, que plus d’orgueil domine,
Mais d’où l’œil, au hasard nageant,
Ne voit que cimes de grands chênes,
Et vertes mousses dans les plaines,
Et le fleuve aux rubans d’argent !
Coteaux heureux, plaisant ombrage !
Champs où l’abeille a son trésor,
Où, comme elle, mon premier âge
S’égaya, sans savoir encor !
Je sens la brise qui s’embaume
Des fleurs de votre doux royaume,
Je la sens à mon front courir ;
Et ma pauvre âme trop lassée,
Des chères odeurs caressée,
A cru rajeunir, ou mourir !
Oh ! dis-moi, Tamise, ô vieux fleuve,
Car sur tes bords jusqu’à ce jour
Plus d’une race à l’âme neuve
S’en vint s’essayer à son tour,
Dis-moi, Tamise, parmi celle
D’aujourd’hui, quel vainqueur excelle
À fendre le fil de tes eaux,
À désoler la tourterelle,
À rechasser la balle grêle,
À fouetter le bond des cerceaux ?
Tandis qu’en des heures plus graves
Les uns luttent, l’esprit chargé,
Et, de l’étude ardents esclaves,
Plus doux sentiront le congé,
D’autres, d’humeur aventurière,
Franchissent enceinte et barrière ;
Ils vont se retournant souvent ;
À chaque bruit qu’écho renvoie,
Ils vont d’une tremblante joie,
Daims échappés, l’oreille au vent.
Pour eux l’espoir, chimère aisée,
Loin encor des objets moqueurs !
Les pleurs qui ne sont que rosée,
Car un soleil est dans leurs cœurs !
Pour eux la source d’allégresse,
Source montante et qui se dresse
Comme un jet d’eau sur son gazon ;
Jours pleins, nuit close et qui s’ignore,
Un gai sommeil qui sent l’aurore,
Et qui s’enfuit dans un rayon !
Hélas ! devant la bergerie,
Agneaux déjà marqués du feu,
La troupe, de plaisir, s’écrie
Sans attendre la fin du jeu.
Courant à si longue haleinée
Ils n’ont pas vu la Destinée
Se tapir au ravin profond[2].
Oh ! dites-leur la suite amère,
Lot de tout être né de mère ;
Homme, dites-leur ce qu’ils sont !
Faut-il en effet vous le dire ?
Enfants, faut-il les dénombrer
Ces maux, ces vautours de délire
Que chaque cœur sait engendrer ?
Notre enfance aussitôt passée,
Au seuil l’injustice glacée
Fait révolter un jeune sang ;
Refus muet, dédain suprême,
Puis l’aigreur qu’en marchant on sème,
Hélas ! que peut-être on ressent !
Tel qui, l’œil tendre, avec mystère,
Rêvait, cheveux de lin épars,
Disciple troublé d’un sectaire,
Prendra les farouches regards ;
Tel, dont la finesse naïve
A trop senti la bise active,
Tourne en malice à son midi ;
Tel qui, dès sa première route,
Hardiment ébranlait la voûte,
S’énerve et n’est plus qu’affadi.
Taisons l’Infamie abhorrée
Creusant sa livide maigreur ;
Laissons la Manie à l’entrée
Du bouge où hurle la Fureur ! —
Cet habile, une fois sincère,
A compris vite ; il se resserre,
Il se pousse au jeu du puissant.
Celui que le myrte convie
Bientôt le gâte et met sa vie
Sous quelque joug avilissant.
La dose une fois exhalée
De notre encens mystérieux,
Cette blonde nue envolée
Que dorait un rayon des cieux,
Tout pâlit ; l’autel se dépare :
L’amour heureux (accord si rare !)
N’a plus son hymne et son honneur.
Printemps enfui ! douleur sacrée !
Ah ! cachons ma ride altérée,
Qui sourit sans grâce au bonheur !
Chacun souffre : un cri lamentable
Dit partout l’homme malheureux,
L’homme de bien pour son semblable,
Et les égoïstes pour eux.
Ce fruit aride des années,
Qu’à nos seules tempes fanées
Un œil jaloux découvrirait,
Ce fond de misère et de cendre,
Enfants, faut-il donc vous l’apprendre,
En faut-il garder le secret ?
Le bonheur s’enfuit assez vite,
Le mal assez tôt est venu ;
S’il est vrai que nul ne l’évite,
Assez tôt vous l’aurez connu.
Jouez, jouez, Âmes écloses,
Croyez au sourire des choses
Qu’un matin d’or vient empourprer !
Dans l’avenir à tort on creuse ;
Quand la sagesse est douloureuse,
Il est plus sage d’ignorer.