Le Collage/Journal de Monsieur Mure/III

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Édouard Dentu (p. 136-144).


III


Avril 1865.

Une chose m’étonne et m’attriste. En moins de dix-huit mois, Hélène s’est mis à dos toute la société de X… Une à une, les femmes, sans motifs apparents, se sont éloignées, ont fait le vide autour d’elle.

Aujourd’hui, elle n’est plus en relations qu’avec quelques femmes de conseillers, nos collègues à Moreau et à moi. Et quelles relations ! des visites de grande cérémonie, deux ou trois fois l’an, à la rentrée de la Cour, par exemple. — Le plus souvent, un simple échange de cartes.

Il y a de ma faute. Je n’aurais jamais dû m’en remettre à son mari ni à son père, lorsqu’elle fit, l’autre hiver, ses premiers pas dans le monde… Le monde de X… ! Oh ! dérision !… Il eût fallu changer mes habitudes, toute ma manière d’être :

1o Me commander à Paris mes chemises, un habit chez le bon faiseur, etc. ;

2o Me faire inviter par Mme  de Lancy, qui prétend galvaniser l’aristocratie locale en donnant à danser tous les quinze jours.

Avec plus de cheveux, vrais ou postiches, quelques années de moins, le goût d’aller débiter aux dames mille riens aimables, avec un jarret solide de valseur, j’évitais sans doute à Hélène bien des légèretés. Mais, si j’avais possédé toutes ces qualités, madame Moreau ne s’appellerait-elle pas aujourd’hui Madame Mure ?


Huit jours après.

Vieille culotte de peau de Derval, va !

L’autre matin, au bout du Cours, je me sens tout à coup les deux bras retenus par derrière.

— Prisonnier ! je ne vous lâche pas !… Nous allons faire le tour de la ville ensemble.

Et, voyant que ça ne me souriait guère :

— Ça vaut une absinthe, crédieu !… Ça ne se refuse pas, jeune homme…

Il était vif et guilleret comme l’air matinal. En sortant du Cours, il demanda du feu au garde de l’octroi, un vieux soldat, et se mit à lui parler de l’Afrique : « Quand j’étais au camp de Médéah… » Du bout de sa canne, il appliqua, en passant, une petite tape sur le derrière d’une jeune bonne qui, chargée d’une corbeille, se dirigeait vers la gare. Au milieu du faubourg, devant une vieille affiche de spectacle, ce fut un feu roulant de calembours. Alors, impatienté à la fin, moi qui ne m’étais endormi dans la nuit qu’à trois heures, pour avoir pensé à sa fille ! je lui ai tout dit. Mais, — comme je le connais, — avec circonspection, petit à petit, en juxtaposant des faits.

Au commencement, ce ne fut que de la stupéfaction et de l’incrédulité. Ah ! bien oui ! que lui chantais-je là ?… Sa fille !… D’abord n’était-ce pas sa fille, sa fille unique, à lui Théodore Derval, officier supérieur de l’armée d’Afrique, ex-aide de camp de Changarnier, décoré sur le champ de bataille, trente-sept ans de services, dix-neuf campagnes, onze blessures !…

Et puis n’avait-elle pas été élevée à Saint-Denis, sa fille ! avec des filles de commandants, colonels, de généraux… de simples légionnaires, — une éducation parfaite ! à la fois égalitaire et hiérarchique !… Eh, je le savais bien moi-même ! De neuf ans, âge où elle avait perdu sa mère, à dix-neuf, Hélène n’avait-elle pas profité, là-haut, des leçons des premiers maîtres de la capitale !… Sortis du faubourg, nous étions alors sous les ormeaux séculaires du boulevard Saint-Louis.

Heureusement, il ne passait personne. Lui, déjà le sang à la tête, élevait de plus en plus la voix, ne me laissant pas placer un mot. — Histoire ! géographie ! dessin ! religion ! musique ! broderie ! danse ! littérature ! rien n’avait été négligé : sa fille était une perfection ! La fille d’un maréchal de France n’était pas mieux que sa fille ! X… (et il frappait de sa canne les pierres du rempart de la ville), X… n’était pas digne de posséder cette perle, qui eût brillé de tout son éclat au faubourg Saint-Germain, pas plus que ce pékin de Moreau n’était digne de l’avoir pour femme… Mais, sacré tonnerre ! ces hommes de robe, « tous ces gratte-papier » avaient donc du sang de poulet dans les veines… C’était moi qui avais poussé à ce mariage !… Lui disais-je tout, au moins ? Quoi qu’il se fût passé d’ailleurs, sa fille ne pouvait avoir l’ombre d’un tort. Il la voyait encore, entrant pour la première fois, l’autre hiver, en toilette de bal chez les de Lancy : une beauté ! une reine, nom de Dieu ! des épaules à lui faire oublier, à lui, qu’il était son vieux père ! des palpitations sous son gilet de soirée en entendant hommes et femmes murmurer : « La belle madame Moreau ! » — Ici, je crus qu’il allait pleurer. Mais nous étions arrivés à la porte de la Plate-forme. Un peu essoufflé, il s’arrêta, la main appuyée sur la rampe qui entoure le jet d’eau d’une corbeille de fer. À travers la poussière du jet d’eau, entre les troncs élancés des jeunes platanes, la vue de la ville, — qui, par la trouée de la rue de la Comédie, nous apparaissait tassée et comme engourdie à nos pieds, sous un soleil ardent déjà haut, — mit soudain le comble à son exaspération. Et, la menaçant du poing, comme si X… tout entière était l’ennemie de sa fille :

— C’est là qu’elles sont, s’écria-t-il, ces femmes !… Maintenant elles ouvrent à peine les yeux, et elles s’étirent dans leur lit. Tas de bougresses !…

Et, pendant tout le temps que nous suivîmes le boulevard Saint-Jean, il me fallut écouter la chronique scandaleuse de X… Un tas d’histoires, bien connues, vraies ou fausses, en circulation sur le compte de celle-ci, de celle-là. Madame « une telle » ne rendait-elle pas son mari la risée de la ville ? Et madame B…, femme d’un juge au tribunal, en avait-on assez jasé, sous l’avant-dernier sous-préfet ? Madame V…, femme d’un riche banquier, au su et connu de tous, une chienne en folie ! Le soir, de tout jeunes gens la suivaient… Et madame de N… N…, une marquise celle-là, une marquise authentique, depuis cinq ans n’entretenait-elle pas dans son hôtel, sous le même toit que son mari, un étudiant corse sans fortune ! … Et la de K…, qu’on voyait partout avec des officiers de divers grades !… La C…, surprise un matin avec un prêtre !… Et la D… ! et la E… ! et la F… ! etc. Il ne tarissait pas. Noblesse, magistrature, barreau, fonctionnarisme, commerce, — des femmes de toutes castes, — y passaient : le dénombrement complet de X… Parfois, à un nom prononcé, sa main désignait, par-dessus le rempart couronné de lierre, les marronniers de quelque antique hôtel… Toutes acceptées, pourtant, reçues partout, accueillies à bras ouverts ; couvertes, celle-ci par son nom, celle-là par sa fortune, et cette autre par la force de l’habitude, par indifférence, par l’esprit de corps d’une société aussi sceptique au fond, que collet monté à la surface…

— Eh bien, et ma fille !… qu’est-ce que cela me fait, à moi, qu’elle ne fréquente pas toutes ces… ?

Le tour de la ville était achevé. Nous nous retrouvions à l’entrée du Cours. Lui, encore très rouge, suant à grosses gouttes, soufflant comme un bœuf, marchait depuis un moment sans rien dire. Tout à coup, il s’arrêta pour s’éponger le front. Puis, se tournant vers moi, et d’un ton de reproche :

— Je vais être obligé de prendre un bain de pieds, en rentrant… Tout cela était fort inutile !

Et, me désignant de la main le balcon de l’hôtel des de Lancy :

— La preuve que vous exagériez… Madame de Lancy est toujours pour elle…


Même année.

Moreau, lui, n’est qu’un être indifférent.

Elle n’a que moi. Pour lui être utile à son insu, ne reculer devant rien. Faire un métier de policier secret, s’il le faut, et procéder avec méthode.

1o La vie de la petite ville est transparente comme du verre. À X… tout se sait. Rien que sur le Cours : le cercle des Nobles, le cercle des Avocats, le cercle du Commerce, le cercle de Gascogne, le cercle des Écoles, et celui de l’Ordre, et le Républicain, et le Musical, et le Catholique, et celui de la Carafe (dont les membres ne consomment que de l’eau !), et le Bébés-Club, — plus un cabinet de lecture, — plus une quinzaine de cafés, — plus cinq bureaux de tabac, des coiffeurs, etc. etc… Eh bien, devant la porte de tous ces établissements publics, du matin au soir, des oisifs, assis dehors sur des chaises, fument, bâillent, s’étirent les bras, ne savent comment tuer le temps, mais regardent, observent, se communiquent ce qu’ils ont observé, puis commentent, critiquent, supposent… Leur malignité naturelle quelquefois médit, et, d’autres fois, devine… Donc, avoir toujours l’oreille ouverte, et faire mon profit de cet espionnage tout organisé.

2o À toute heure, je suis assez familier pour pouvoir aller chez eux. Ma qualité de vieux garçon m’autorise à m’asseoir fréquemment à leur table.


Même année.

Madame de Lancy, la dernière amie d’Hélène…

Je la rencontre à chaque instant dans les rues ou sur les promenades, au bras de son mari, marchant tous deux très vite, à grandes enjambées, comme de tout jeunes gens pressés : — lui, le nez au vent, manquant tout à fait de tenue, — elle, grande, élancée, extraordinairement maigre, pâle, les traits toujours tirés, la bouche imperceptiblement de travers en somme, une femme étrange, mais distinguée, dans ses toilettes de coupe gothique qui, exagérant sa maigreur, la font ressembler vaguement à quelque châtelaine moyen âge. On ne lui donnerait que vingt ans. Mais Henri, son grand écervelé de fils, a déjà été refusé cinq fois au baccalauréat.

Parisienne, — dernière descendante d’une vieille famille qui a brillé sous les Croisades, — élevée dans le faubourg Saint-Germain, chez une vieille parente éloignée, chanoinesse.

Épousée, sans dot, par M. de Lancy, alors sans fortune : mariage d’amour ! — Quelques années d’amour et d’eau fraîche, à Paris, passées à solliciter en vain un consulat. — Puis, un beau jour, mort d’un oncle richissime, à X… Trois millions ! — Alors, au diable le consulat ! — Et ils sont arrivés un beau matin à X…, en grand deuil, et impatients de jouir de l’héritage.

Le deuil n’a pas été long. L’héritage dure encore.