Le Collage/Journal de Monsieur Mure/XIII

La bibliothèque libre.
Édouard Dentu (p. 218-235).


XIII


Nuit du 13 au 14 mai… Onze heures du soir.

Rien ! pas rentrée !… J’aurais voulu ne pas croire mes yeux. C’est elle que j’ai perdue de vue au bas de l’avenue de Saint-Ouen. Pauvre Hélène !

Je sors de nouveau.


Minuit.

Toujours rien ! J’ai battu en vain le quartier sans la retrouver. Je vais l’attendre à la fenêtre.


Une heure.

La cité des Fleurs dort. Un ciel noir. Rien d’allumé que la lanterne du gardien. Si elle rentrait, dès qu’elle sonnerait à la grille, sous la petite lueur jaune du réflecteur, je la reconnaîtrais. Mais, depuis longtemps, personne ne sonne plus. Un grand silence. Dans la chambre, le tic-tac de la pendule. Au loin, quelque part dans la nuit, le souffle de colosse de Paris, qui se délasse. Un vent humide, m’arrivant en face, m’a chassé deux ou trois larges gouttes d’eau dans les yeux. Mais je ne pleure pas. Quelque chose m’étrangle un poids m’empêche de respirer, parfois un frisson me secoue tout entier, tandis que mon front brûle.

Je me remets à la fenêtre.


Deux heures.

Maintenant, elle ne rentrera plus. Que faire pour abréger les heures jusqu’au jour ?… Écrire.

Voici ce qui est arrivé :

Ce soir, elle a eu fini de dîner très vite. Philippe ne montant plus pour emporter la vaisselle, deux ou trois coups de sonnette impatients, impérieux, Puis, tout de suite, au lieu de s’accouder comme la veille à la fenêtre, elle s’est habillée. Mais sa toilette n’en finissait pas. Prête vers huit heures, elle est sortie.

Il ne faisait pas encore nuit. Bien qu’elle soit un peu myope, je ne la suivais que de loin, prêt à me cacher le visage et à me jeter de côté si elle s’était retournée.

Elle montait lentement l’avenue de Clichy, sur le trottoir de gauche, aussi lentement que l’omnibus de l’Odéon au milieu de la chaussée, un peu en avant d’elle, gravissant la montée de la Fourche avec un cheval de renfort. Grande, élancée, très simplement mise, sa robe noire faisait pourtant tache d’élégance et d’aristocratie au milieu de la banalité des passants : employés, ouvriers en blouse de travail, demoiselles de magasin revenant de l’intérieur de Paris. Çà et là, des têtes se retournaient pour la voir. Quand elle eut dépassé un grand café au fond duquel un bec de gaz était déjà allumée, un garçon sortit, s’avança jusqu’au milieu du trottoir, la regarda s’éloigner.

Un moment, je ne la vis plus : elle venait d’entrer dans une boutique. Chez un fleuriste, dont l’étalage vert et embaumé mettait un coin de printemps entre une charcuterie et un marchand de vin. Elle en ressortit avec un petit bouquet de violettes.

À la Fourche, laissant en arrière le côtier et son cheval, l’omnibus partit au trot vers l’intérieur de Paris. Elle s’arrêta une minute, tournée vers l’avenue de Saint-Ouen, s’intéressant peut-être à la double rangée interminable de becs de gaz, allumés dans le crépuscule, enfonçant leurs points d’or jusqu’à la banlieue. Attendait-elle quelqu’un, devant sortir d’une de ces premières maisons, laides et basses ? Elle regardait aussi plus loin, là où l’avenue s’encanaillait encore jusqu’à devenir vers la barrière un quartier de chiffonniers. Ne voyant rien venir, elle continua à remonter l’avenue de Clichy. Déjà, en haut, l’omnibus disparaissait derrière le monument du maréchal Moncey.

À la hauteur d’un petit bal, comme elle venait de passer sur le trottoir de droite, tout à coup, presque au-dessus de sa tête, des lettres de feu, « Bal du Chalet », s’allumèrent. Elle dut faire un brusque détour : deux voyous en casquette molle faisaient irruption hors du bastringue, tombèrent presque sur elle, en boxant pour la frime. Hélène ne se retourna pas ; mais jusqu’au restaurant du Père Lathuile, elle marcha plus vite.

Maintenant, elle était place Moncey, devant le maréchal appuyé sur son canon, défendant l’ancienne barrière dans un héroïsme de dessus de pendule. Baignée dans un crépuscule bleuâtre, la place agrandie. À gauche, le boulevard de Clichy ; à droite, le boulevard des Batignolles, se continuant l’un l’autre, très larges, donnant l’idée d’une ceinture sans fin faisant le tour de Paris. En face, les devantures contiguës de deux cafés, mettant un flamboiement à l’entrée de la rue de Clichy qui descend vers le cœur de la ville. Hélène, au bout du trottoir, arrêtée, semblait indécise, Qu’allait-elle faire ? traverser la place, entrer au bureau d’omnibus, demander un de ces fiacres de la station, qui attendaient à la file, avec leurs lanternes rouges, vertes, jaunes, allumées ? Peut-être continuer le long des boulevards extérieurs une promenade sans but ? Peut-être, revenir tout de suite sur ses pas, n’avoir pas le courage d’aller plus loin, rentrer ?

Un orgue de Barbarie criard s’entendait au milieu du boulevard des Batignolles. D’un petit café-concert voisin, enclavé au premier étage d’un hôtel garni louche, des roulades de baryton langoureux bramant l’amour arrivaient, avec accompagnement de piano. À côté du bureau de tabac-épicerie, une gargote, où l’on voyait des gens dîner à des tables sans nappes, répandait une odeur de friture. Devant le kiosque de la marchande de journaux, une fille en cheveux, son petit chien sous le bras, achetait un journal d’un sou. Des hommes vaguement souls rasaient les maisons d’un pas chancelant. Et Hélène hésitait, toujours à la même place, respirant longuement ses violettes.

Elle finit par se décider, tourna à droite, évita une fontaine Wallace dont les gamins s’amusaient à faire éclabousser l’eau à pleins gobelets, et prit le boulevard extérieur. L’orgue jouait toujours. À son appel persistant et nasillard, où, çà et là, des trous faisaient penser à l’égosillement d’un pitre asthmatique, il arrivait du monde. C’était déjà un grand cercle de gens occupant tout le large trottoir, d’une rangée à l’autre des petits platanes.

Au milieu, un saltimbanque en longue jaquette noire sous laquelle on voyait commencer le maillot, étendait un vieux tapis, allumait et disposait en rond six chandelles fichées dans des goulots de bouteilles. D’énormes poids avaient été déposés au pied d’un arbre. Là, un second saltimbanque, également en jaquette, attendait, assis sur un tonneau, les jambes pendantes.

Une curiosité tendait vers lui des têtes, faisait rompre à certains l’alignement. Et, de lèvres en lèvres, un nom circulait : « Fernand !… Fernand ! » C’était son public de tous les soirs, des gens du quartier venant chaque jour à la même place voir travailler Fernand : boutiquiers d’en face, tête nue, cuisinières en tabliers de cuisine, employés n’allant pas au café par gêne, ouvriers rentrants avec leurs outils, couples sortis pour respirer l’air pur du boulevard extérieur. Et, la fille en cheveux qui venait d’acheter un journal était là, son chien sous le bras, un peu en arrière, essayant à droite et à gauche d’un sourire. Tandis qu’au premier rang, où elles s’étaient faufilées en bousculant tout le monde, cinq ou six effrontées de douze à quatorze ans en rupture de dodo, troussées comme des souillons, dévoraient des yeux les jambes en maillot couleur chair du saltimbanque et faisaient tout haut leurs réflexions : « — Fernand a quelque chose, ce soir, pour sûr ! — Oui, l’air tout embêté ! peut-être brouillé avec sa connaissance ! — Regarde donc ! Clara, il s’est joliment fourré de la pommade. » Une s’enhardit jusqu’à toucher les bouts du ruban de velours grenat qui rejetait en arrière l’épaisse chevelure de Fernand. Alors, il releva la tête.

— Au large, tas de vermine !

Et l’on vit son front mat, un peu bas, son beau visage de médaille, si ferme et si pur de contour, avec cela tellement brun, qu’on eût dit du bronze. Et l’on se recula, non seulement les gamines, mais les curieux, laissant autour de son tonneau un vide respectueux.

L’orgue de Barbarie appelait encore. Maintenant, il faisait tout à fait nuit. Les chandelles, du haut de leurs bouteilles, répandaient une clarté vacillante, fumeuse. Et Fernand restait le nouveau comme écrasé sous le poids de sa tignasse noire frisée naturellement. On ne voyait plus bien que le dessus de son crâne un peu déprimé sous la toison des cheveux lustrés par la pommade, un crâne d’hercule à cerveau étroit, ne devant jamais contenir qu’une idée à la fois. Et, cette idée, en ce moment, lui tenait le front bas, clouait à terre son regard absorbé, tandis que l’autre saltimbanque, sa jaquette enlevée, s’égosillait en boniments que le public n’écoutait pas. Celui-là, déjà vieux, laid et mal fait, avait beau marcher sur les mains, ses deux jambes croisées derrière la nuque, personne ne le regardait. De rares sous pleuvaient sur le tapis. La main gantée d’Hélène passa entre deux personnes qui se trouvaient devant elle, jeta une pièce blanche.

Mais Fernand n’était plus isolé sur son tonneau. Deux voyous à casquette, probablement ceux qui s’étaient colletés devant le bal du Chalet, venaient de fendre le cercle, lui serraient la main. Fernand mit vivement pied à terre. Tous trois causaient confidentiellement, les yeux dans les yeux, avec de petits rires, en bons camarades qui s’intéressent à une affaire et qui se comprennent à demi-mot. Il devait y avoir du nouveau, et l’affaire, pour sûr, marchait bien ! Les beaux yeux de Fernand tout ragaillardis luisaient de joie et d’espoir, maintenant, passant le public en revue, fouillant surtout au plus épais, là où Hélène se dissimulait dans l’ombre.

— Merci ! et à demain dit-il à haute voix en serrant la main de ses deux amis.

Et, à une dernière observation de ceux-ci, il ajouta :

— Oui, je vous raconterai tout…

Baissé au pied de l’arbre où étaient déposés les poids, Fernand les lançait déjà au milieu de l’espace libre éclairé par les chandelles, un à un. Il y en avait neuf. Et, à chacun, le sol, ébranlé, rendait un bruit sourd. Maintenant, debout sur le vieux tapis, Fernand ramassait les quelques sous jetés. La pièce blanche d’Hélène éclaira son visage d’un sourire et ses beaux yeux en amande, ombragés de longs cils, luisaient de plaisir, cherchaient de nouveau Hélène. Soudain, son front se plissa ; haussant les épaules avec affectation, il se mit à regarder le public en face, d’un air mécontent et provocateur.

— Chut ! fit-il d’un geste à celui qui tournait la manivelle de l’orgue de Barbarie.

L’orgue se tut, il y eut un profond silence.

— Vingt-cinq, vingt-six et vingt-sept ! disait le saltimbanque. J’ai beau compter… Cela ne fait jamais que vingt-sept sous, mesdames et messieurs… Eh bien, sachez une chose : je ne suis pas content !… Croyez-vous qu’avec la somme de vingt-sept sous par jour nous puissions vivre, mon associé et moi ? Lui, mon associé, que vous venez de voir travailler, demandez-lui s’il est plus content que moi… Il vous dira qu’il trouverait bien plus bath de passer sa soirée chez le marchand de vin à boire tranquillement une chopine… N’est-ce pas, vieux ?

Le « vieux » fit énergiquement oui, de la tête et des mains.

— Eh bien, et moi, mesdames, continuait Fernand, qui vous dit que je n’ai pas une connaissance… quelque femme du grand monde… une duchesse peut-être ayant un béguin pour moi ?… et qui ne serait pas fâchée à l’heure qu’il est d’avoir mon bras pour aller manger une douzaine chez Baratte… Eh bien, au lieu de me ballader au faubourg Saint-Germain, moi, je suis ici, sur le boulevard des Batignolles, à faire le malin et le poireau… Regardez-moi sous quelle pelure !

En un tour de main, faisant voler au loin sa vieille jaquette, il apparut nu, en maillot couleur chair, complètement nu, avec un étroit caleçon de satin cerise. Un petit frémissement passa sur la foule.

— Si je turbine dans ce costume, c’est pour gagner ma vie…

Et il attendit. Cinq ou six sous, seulement, tombèrent. Il les ramassa. Puis, secouant la tête avec une colère jouée :

— Ça ne fait pan le compte… Il me faut cinq francs, pas un sou de moins ! ou vous ne me verrez pas enlever le tonneau avec les dents… Entendez-vous, cinq francs ! et vite encore… Aujourd’hui, je n’ai pas le temps d’attendre aussi longtemps qu’hier… Allez, musique !

L’orgue de Barbarie jouait maintenant une valse. Rapidement, les deux saltimbanques placèrent le tonneau au milieu, dans le sens de la longueur, en l’air sur deux supports. Puis, une chaise, droite et bien d’aplomb sur le tonneau. Et, debout sur la chaise, les bras croisés, tranquille et sûr de son influence sur la foule dont les têtes n’arrivaient qu’à ses pieds, dédaignant même de l’amuser avec la jonglerie des poids ce jour-là inutile, Fernand attendait ses cinq francs.

Tous les regards montaient vers lui. La clarté d’un réverbère, près de sa tête, faisait moutonner sa chevelure, contournait son cou puissant, moulait son torse, son ventre plat, ses reins larges ; tandis qu’à la lueur dansante des chandelles, ce qu’il avait de plus beau, les jambes, colossales de cuisse et de mollet, fines d’attaches, donnaient le rêve de deux vivantes cascades de muscles. Et, à sa vue, les employés n’allant pas au café par économie se sentaient tristes sans savoir, eux, pauvres de race, étriqués. Les ouvriers rentrant avec leurs outils se disaient qu’en jouissant d’un pareil biceps, dans leur partie, on aurait quelque part le patron, et l’on ferait crever d’envie les camarades. Et l’épicier du coin, tête nue, ventre en boule, mains dans les poches, calculait approximativement ce que le gaillard devait encore se faire, un soir dans l’autre. Puis, « il n’a que vingt-quatre ans », soupiraient des cuisinières. La fille en cheveux, portant son chien sous le bras : « S’il était bâti comme ça, au moins, celui qui me roue de coups ! » Et, des couples bourgeois sortis pour respirer l’air pur, Madame se livrait à des comparaisons plastiques pas à l’avantage de Monsieur ; tandis que Monsieur, lui, sous son chapeau haute forme, roulait cette pensée : « En voilà un qui ne s’empêtrera jamais d’une femme légitime. » Jusqu’aux polissonnes de quatorze ans pas encore couchées, qui, s’approchant sans cesse, les effrontées, finissaient par être contre le tonneau, le cou tordu, pour voir en l’air : « Dis, Clara, si son caleçon tout à coup faisait crac !… » Et Hélène ne s’en allait pas.

Pourtant je ne la voyais plus. Il était arrivé encore du monde. Chacun se pressait, se poussait, voulait arriver aux premiers rangs. Mais je savais qu’elle était toujours là, humble et se faisant petite, heureuse de disparaître, laissant des malotrus la bousculer et se mettre devant elle. Et toute mon âme s’enfonçait à chaque instant dans cette ombre, pour la cacher encore et la couvrir comme son long voile noir baissé. L’orgue jouait éternellement le même air. Il pleuvait de temps en temps des sous. Certains, venant taper contre le tonneau avec un petit bruit sec, rebondissaient au loin. Le « vieux » les ramassait autour des chandelles et les jetait dans une assiette ébréchée à un coin du tapis déplié. Fernand finit par sauter à terre. Et le « vieux » monta prendre sa place sur le tonneau s’assit sur la chaise, tandis que Fernand comptait de nouveau la recette.

— Cette fois, quatre francs trois sous ! pas encore mon compte… Mais je suis pressé. Je veux bien tout de suite enlever le tonneau… Seulement quand mes dents le tiendront en l’air avec le poids de cet homme par-dessus, vous autres, au lieu de tant m’applaudir, vous me jetterez encore un franc… La gloire c’est beau, mais manger !… Et ne vous amusez pas à me crier : « Assez !… » comme à l’ordinaire. Ça m’agace… et je ne lâcherai le tonneau que quand j’aurai mes cent sous… Ainsi, pas de compassion inutile : seulement du courage à la poche !…

Puis, tout de suite, résolument, avec la soudaineté de décision d’un homme qui doit faire un effort extraordinaire et qui ne veut pas réfléchir de peur de se sentir lâche, Fernand mordit le rebord du tonneau, à un endroit bien connu, dont le bois avait un peu été aminci avec un couteau, et où chacune de ses dents retrouvait son empreinte. Et alors commença une minute longue, interminable. Arc-bouté sur les jambes, des deux mains contenant ses côtes, la tête ramassée sur la poitrine, le cou raccourci, gonflé, prêt à éclater, Fernand tenait le tonneau en l’air, le tonneau surmonté d’une chaise et d’un homme assis, les bras croisés. Et Fernand fermait les yeux, le visage rouge, cramoisi. Et personne ne respirait librement. L’orgue de Barbarie semblait jouer très loin, tandis que le roulement d’un omnibus sur la chaussée écrasait le sol et pesait sur les poitrines. Puis des sous se mirent à pleuvoir çà et là, comme des gouttes larges tombées d’un nuage chargé d’électricité. À la fin, le public se lassant le premier, des applaudissements, mêlés à des murmures, éclatèrent. Fernand, écarlate, en sueur, ne lâchait pas le tonneau. « Assez ! assez !… La foule eût fini par se ruer sur lui et le lui arracher… Lorsque le tonneau reposa de nouveau sur les deux supports, ce fut pour tous un soulagement. Et Fernand, après deux ou trois secouements de tête, sur place, hébétés, fit quelques pas comme un homme ivre, et se laissa tomber sur un banc.

On ne faisait plus le cercle. C’était fini ; seulement, avant de s’éloigner, beaucoup s’approchaient du banc, et contemplaient le saltimbanque épuisé. Des mains l’applaudissaient encore. « Il sue ! — Des gouttes sur son maillot ! — Il ne recommencerait pas ! — Pourquoi se cache-t-il le visage dans son mouchoir ! on croirait qu’il a mal aux dents… — Ses dents ! il faut tout de même qu’il les ait solides ! » Puis, Monsieur et Madame s’en allaient, bras dessus bras dessous. Des cuisinières, de peur d’être grondées, filaient en courant. La fille en cheveux mettait son petit chien à terre, le laissait un moment seul au pied d’un platane, puis, d’un peu plus loin, l’appelait. Et des employés tendaient l’oreille : « Dix heures !… il faut aller se coucher. » On entendait déjà les boutiquiers d’en face fermer leur boutique. Le rassemblement se trouvait réduit aux gamines de quatorze ans, à des voyous. Et Hélène était toujours là, à l’écart, dans l’ombre.

Puis, que s’est-il passé ? je ne sais plus… Ce que j’ai vu est si extraordinaire que, maintenant, j’ai peine à croire que mes yeux l’aient réellement vu… Tout à coup, sur le banc, Fernand, sorti de son état de prostration, a relevé la tête, et son regard n’a-t-il pas cherché Hélène ! Hélène, à travers son voile, le regardait aussi. Les yeux brillants de joie, lui, souriait. Il eut même l’audace de lui faire un petit geste. Mais, la tête basse, comme honteuse, Hélène s’était déjà reculée. Maintenant, à petits pas, elle suivait le boulevard extérieur. Un peu en avant d’elle, la fille en cheveux, avait repris son chien sous le bras ; à l’approche de certains passants, elle traversait en courant d’un platane à l’autre. Sur le même trottoir, Hélène attendait un saltimbanque !… Non ce n’était pas possible ! Que restais-je là, moi, cloué à la même place, pétrifié de surprise, idiot de consternation ! Je n’avais qu’à me remuer, qu’à aller la regarder sous le nez, qu’à oser lui parler, et je m’apercevrais bien que ce n’était pas Hélène !… Et puis, quand même ce serait Hélène, je n’avais rien vu : ni regards échangés, ni sourire, ni geste ! Ce Fernand ne reviendrait pas ! Aidé de son camarade, il venait de transporter en face, chez un marchand de vin, le tonneau et ses supports, les poids, le vieux tapis, l’assiette ébréchée ! Là, chez le dépositaire habituel de leur attirail, ils devaient en avoir pour longtemps tous les deux, à se reposer et à boire ! Soudain, au milieu de ce bouillonnement de tout mon être, quelqu’un sortit de la boutique du marchand de vin, traversa la chaussée, passa près de moi. C’était Fernand ! Fernand en pardessus noir à taille et en petit chapeau rond, le « melon » des calicots et des petits employés, crânement posé en arrière ; le tout très propre. Plus rien d’un bateleur, que les deux bottines rouges montant très haut, et, par moments, un petit morceau de maillot rosâtre, visible sous le long pardessus. Il fumait un cigare. Il passa très vite, une canne à la main, faisant des moulinets. Il eut bientôt rejoint Hélène, qui ne se tourna pas vers lui, qui ne fit aucun geste ; seulement, elle doubla le pas. Lui n’avait pas même porté la main à son chapeau, et fumait toujours. Je les vis s’éloigner ainsi, parallèlement, à un mètre l’un de l’autre, et je me demandais s’ils s’étaient adressé la parole. J’aurais voulu douter encore. Je les suivais de loin, espérant qu’ils prendraient chacun une direction différente. Non ! ils marchaient maintenant côte à côte ! Fernand lui parlait avec animation, tournant la tête vers elle, la serrant de plus près. Et elle, tendant toujours à s’éloigner, obliquait à droite. Ils finirent par traverser la chaussée, remontèrent sur le trottoir qui longe les maisons ; là, Hélène, ne pouvant obliquer davantage, rasait les devantures fermées, tandis que Fernand se trouvait toujours dans ses jupes. À l’angle du boulevard et de la rue de Rome, Hélène tourna brusquement, prit la rue obscure et déserte. Alors Fernand, jetant son cigare, lui passa son bras autour de la taille. Et, de sa main restée libre, il tenait une des mains d’Hélène. Il la lui baisait dans l’ombre. Hélène se laissait faire ! Alors mes jambes, lourdes comme du plomb, restèrent clouées sur place. Il me passa une sorte de voile devant les yeux. Et un sanglot étouffé me retomba à secousses profondes dans la poitrine. Hélène, cette fois, était perdue, tout à fait perdue, et je ne pouvais ni crier, ni pleurer. Je détournai la tête… À ce moment, un train quittant Paris à toute vapeur s’engouffrait en sifflant sous le pont du boulevard extérieur. Et le pont tremblait. De la fumée épaisse jaillissait à gros flocons de la grille du parapet, s’élevait en nuage. Puis le train siffla de nouveau, invisible et déjà loin, du côté de la campagne. Du côté de Paris, le nuage de fumée se dissipait ; et à mesure, par l’échappée de la gare Saint-Lazare, je voyais poindre une infinité de petites flammes jaunes, immobiles, surnageant à la surface d’un lac noir… C’était là, à gauche et dans le fond, pas très loin : les fenêtres de son ancien appartement de la rue de Saint-Pétersbourg ! le balcon d’où, autrefois, à la tombée du jour, elle m’avait fait admirer le chemin de fer ! Je reconnaissais les hautes maisons modernes aux fenêtres en damier, toutes éclairées à cette heure. Là, depuis ces trois ans, vivaient d’autres femmes dont l’existence était peut-être restée la même : facile et douce, occupée par des affections régulières, bourgeoisement heureuse ; tandis qu’Hélène… Alors mes yeux se mouillèrent. Toutes les petites lueurs jaunes de la gare disparurent, noyées dans mes larmes. Et maintenant, ce que je voyais distinctement, c’était la chaîne entière des fatalités de la vie d’Hélène : Fernand ! M. de Vandeuilles ! Moreau ! Puis, au commencement, moi ! Moi, cause première de tout, je l’avais mariée ! Moi je l’avais poussée à l’adultère élégant ! Moi, je venais de la laisser glisser dans la boue ! C’était donc à moi de la ramasser. Ce ne fut plus alors qu’un besoin de les suivre, une rage de les rejoindre, de leur parler. Mais la rue de Rome était déserte. Ils avaient dû tourner à droite, revenir aux Batignolles. Je me mis à courir jusqu’au coin de la rue des Dames ; puis, ne les voyant pas, jusqu’au coin de la rue de La Condamine. Rue Legendre, un couple filait vers le square. Ce n’était pas eux ! J’ai remonté l’avenue de Clichy jusqu’à la Fourche. Là, je ne me suis pas trompé, je les ai revus tous les deux, très bas dans l’avenue de Saint-Ouen. Ils passaient sous un réverbère. Mes yeux de presbyte ont reconnu Hélène. Mais ils avaient trop d’avance. J’ai fouillé en vain un dédale de petites rues pauvres. Puis, je suis rentré, j’ai guetté à la fenêtre, je suis ressorti. Rentré de nouveau, je viens d’écrire tout ceci, pour tâcher d’oublier qu’Hélène est dans les bras de Fernand.


Cinq heures du matin.

On sonne… La porte de l’hôtel se referme… Un pas léger dans l’escalier… Un froufrou de robe de soie… C’est Hélène qui rentre au petit jour… La voici au premier étage… Quand elle introduira la clef dans la serrure, je serai à ses pieds.