Le Collier des jours/Chapitre LIX

La bibliothèque libre.
Félix Juven, Éditeur (p. 247-250).




LIX




Notre éducation, il faut l’avouer, était plutôt négligée ; on n’avait pas le temps de s’en occuper on l’oubliait ; et cela ne nous gênait guère. Ma sœur et moi, nous savions très bien remplir les heures et la journée agréablement, à ne rien faire, quand Marianne ne nous emmenait pas jouer devant le théâtre du Gymnase, avec des camarades de rencontre.

Et puis, il y avait les livres.

Mon père disait souvent, que la chose qui le surprenait le plus, c’est qu’un enfant pût apprendre à lire. La lecture conquise, il lui semblait que le reste n’était rien ; il n’y avait plus qu’à lire. Mais, pour cela, il fallait des livres ; aussi trouvait-il absurdes ces défenses et ces restrictions qui verrouillent les bibliothèques, sous prétexte qu’il y a des livres dangereux. Lesquels ? Il jugeait bien audacieux de décider de cela. À son avis, pour éviter le danger, il fallait les lire tous, ou n’en lire aucun. Paul et Virginie lui paraissait être le livre le plus dangereux qui fût au monde, pour de jeunes imaginations. Il se souvenait de l’émotion brûlante qu’il avait éprouvée, lui-même, en le lisant, et qui n’avait été égalée, plus tard, par aucune autre impression de lecture.

Donc, la bibliothèque était ouverte devant nous, et, comme aucune défense n’en barrait l’approche, nous étions, peut-être, moins curieuses d’y fouiller.

Un jour, cependant, après avoir longtemps considéré les titres, je m’emparai d’un volume : c’était Le Rouge et le Noir, de Stendhal. Je n’avais pas choisi sans réflexion, ce titre me semblait devoir annoncer l’histoire de deux diablotins, l’un rouge et l’autre noir, et cela promettait d’être amusant. Je fus un peu déçue par les premiers chapitres, mais, sans être rebutée, et je poursuivis ma lecture, sans enthousiasme, mais sans ennui. Un passage du livre me troubla spécialement, celui où l’héroïne de la première partie, dans ses remords d’avoir trompé son mari, attribue à sa faute la maladie de ses enfants. Tromper son mari ne me représentait rien de particulier, mais j’étais surprise au dernier point, d’apprendre que cette chose inconnue rendait les enfants malades. Je me disais, non sans inquiétude : « Quand nous serons malades, je saurai maintenant pourquoi. » On m’offrit d’échanger ce livre, trop fort pour moi, disait-on, contre un autre, intitulé : La Fée aux Roses, qui me parut beaucoup plus amusant, mais laissa, cependant, bien moins de traces dans ma mémoire.

Marianne, qui parlait si mal le français, était, malgré cela, beaucoup plus cultivée que les Françaises, en général, même celles au-dessus de sa condition. Elle avait une âme romanesque et éprouvait une respectueuse et naïve admiration pour l’art et pour les artistes. Quand c’était à Meyerbeer, à Banville, à Flaubert ou à Baudelaire qu’elle ouvrait la porte, elle avait un sourire extasié et, en les annonçant, sa voix sonnait comme une fanfare joyeuse. En faisant le lit, elle s’attardait à lire le feuilleton de son maître, et on se serait bien gardé de la gronder pour cela. Aussi se laissait-elle aller à sa passion pour la lecture ; tandis qu’elle cousait dans la salle à manger, elle me suppliait, s’il n’y avait personne, de lui lire un peu à haute voix. Mais c’était le dimanche, que nous prolongions, pour lire, la soirée plus qu’il ne fallait. Ce jour-là, mon père et ma mère dînaient toujours chez une belle et joyeuse dame que l’on avait surnommée : La Présidente, et qui savait retenir autour d’elle tous les artistes illustres de l’époque. Nous restions donc seules avec Marianne, la cuisinière ayant congé. Malgré nos protestations, le plat principal de notre diner était toujours une soupière pleine de riz au lait, que nous détestions ; je ne sais pourquoi, ma mère y tenait spécialement et ne s’en allait que quand nous étions assises à table devant nos assiettes garnies de cette pâtée gluante. Dès que nous jugions nos parents assez loin, nous courions à la cuisine, par le long couloir qui y conduisait, et nous nous acharnions à faire passer tout le riz au lait par le trou de l’évier, ce qui était laborieux ; mais cela représentait une espèce de vengeance contre le mets détesté. Marianne nous confectionnait quelques beignets subreptices et, aussitôt le dîner fini, allait chercher un livre. C’était elle qui le choisissait. Les romans de · George Sand avaient ses préférences, ils l’attendrissaient au dernier point. Valentine surtout lui fit verser d’abondantes larmes. Et c’est ainsi que, pour faire plaisir à cette douce et sentimentale Alsacienne, j’ai lu, avant le temps, toute l’œuvre de la grande Française.