Le Collier des jours/Chapitre LVIII

La bibliothèque libre.
Félix Juven, Éditeur (p. 243-246).




LVIII




Je fus vite accoutumée à cette vie libre, animée et irrégulière, si différente de celle que je quittais. Ma mère allait souvent aux répétitions du Théâtre-Italien, et la gentille Marianne, au baragouin si drôle, était chargée de nous garder, ma sœur et moi. Mais mon père, qui terminait Le Roman de la Momie, restait à la maison et je me tenais le plus que je pouvais près de lui. Très curieux l’un de l’autre, nous faisions tout doucement connaissance. Il portait alors les cheveux très longs et soignait beaucoup sa barbe, très légère, qu’il avait laissé pousser, je crois, depuis peu de temps.

J’aimais beaucoup le son de sa voix, et sa façon de s’exprimer, qui me paraissait si extraordinaire. Je l’écoutais, en le regardant de tous mes yeux ; ces phrases tonnantes, ces mots excessifs, me faisaient croire, d’abord, qu’il était fâché ; puis, voyant qu’il souriait, je riais aussi, tant c’était amusant. Il ne cherchait pas du tout à prendre l’attitude d’un père solennel, qui veut en imposer à ses enfants et les tenir à distance respectueuse. Sa plus grande crainte, au contraire, était de voir ces jeunes esprits se fermer devant lui, dans une méfiance peureuse ; il voulait les pénétrer et les connaître à fond, devenir, autant que possible, le camarade de ses enfants. Mais pour cela, fallait-il encore qu’ils ne fussent pas trop petits, et, je crois qu’il n’a commencé à s’intéresser vraiment à nous, que quand nous existions déjà un peu par le cerveau.

L’appartement était vaste et commode ; cependant, il avait fallu se serrer un peu pour me faire place. Mon père renonça à son cabinet de travail dans lequel nous fûmes installées, ma sœur et moi. C’était une pièce étroite et longue, donnant sur la cour, à côté de la salle à manger.

Le salon avait trois portes-fenêtres, ouvrant sur la terrasse ; la chambre de ma mère était à gauche, celle de mon père à droite ; mais, quand j’arrivai à la maison, le salon était encombré par de grandes planches posées sur des tréteaux, qui barraient deux des fenêtres et sur lesquelles s’entassaient d’énormes volumes illustrés, dont mon père avait besoin pour ses études égyptiennes.

Malgré la difficulté du travail et les minutieuses recherches archéologiques, qu’exigeait presque chaque page, Le Roman de la Momie paraissait en feuilleton, à mesure qu’il était écrit. Mon père n’avait naturellement que fort peu d’avance et devait se hâter, pour ne pas se laisser dépasser par les imprimeurs. Ces recherches, à travers ces in-folios à planches mobiles, qui s’embrouillaient vite et se perdaient, lui faisaient dépenser un temps précieux, il devait se lever à chaque moment, feuilleter, chercher, et il s’impatientait à ce manège, d’autant plus que ces livres ne lui appartenaient pas ; ils lui avaient été prêtés par Ernest Feydeau, et il avait très peur de les abîmer.

Un jour, qu’il était plus impatienté encore que de coutume, il me fit venir, et me demanda si je me sentais capable, pour lui rendre service, de rester tranquille pendant quelques heures, afin de l’aider dans son travail. Très flattée d’être appelée à de si hautes fonctions, je m’engageai, sans hésiter, à être très sage. Se fiant à ma promesse, il m’installa sur la table même, et je fus chargée de lui passer les planches, à mesure qu’il en avait besoin, puis de les reprendre et de les remettre en ordre.

Son installation à lui était des plus simples ; un gros livre, appuyé sur un plus petit, formait son pupitre, et, de son écriture régulière et fine, il couvrait de lignes très droites des feuilles de papier à lettres, dans le sens le plus large.

Tandis qu’il écrivait, je regardais ces étonnantes images, où les personnes avaient des têtes d’animaux, d’incroyables coiffures cornues et des poses si singulières. J’étais tellement fascinée par l’apparition de ce monde mystérieux, paré de si brillantes couleurs, accompagné d’hiéroglyphes qui étaient d’autres images, que je me tins fort tranquille, et fus maintenue en fonctions plusieurs jours de suite.