Le Collier des jours/Chapitre LVII

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Félix Juven, Éditeur (p. 235-242).




LVII




Ce n’était plus rue Rougemont, que mes parents habitaient, mais rue de la Grange-Batelière, un appartement plus vaste, au cinquième encore, avec une belle terrasse, qui prenait de l’air par-dessus les bâtiments de l’Hôtel Drouot.

Aussitôt arrivée, ce qui me séduisit le plus, ce fut le moelleux des fauteuils. Ceux du salon étaient cependant des meubles Louis XIV, assez rigides, entre leurs moulures dorées, mais ils repoussaient bien loin, dans le dédain et l’oubli, les bancs étroits et secs du couvent. J’allai m’asseoir, successivement, sur tous les sièges, en caressant du bout des doigts les fleurs satinées du damas pourpre.

Mon père rentra, très impatient de me voir.

— Elle est là ? demanda-t-il dès la porte.

Il vint s’asseoir dans le salon et me prit entre ses genoux.

— Je suis joliment content que cette affaire soit close, dit-il. Et toi, es-tu contente d’être ici ?

— Je ne sais pas encore.

— C’est vrai, tu ne nous connais guère et nous avons beaucoup à nous faire pardonner…

— Je te connais, lui dis-je, tu es un monsieur qui fait des histoires et des fables.

— Des fables !…

— J’en sais, veux-tu que j’en récite une ?

— Voyons ?…

Très sûre de ma mémoire, sans embarras, je me suis mis à réciter d’une petite voix monotone :

LE CHANT DU GRILLON


Souffle, bise ! tombe à flots, pluie
Dans mon palais tout noir de suie
Je ris de la pluie et du vent :
En attendant que l’hiver fuie,
Je reste au coin du feu, rêvant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .


La bouilloire rit et babille ;
La flamme aux pieds d’argent sautille,
Et, accompagnant ma chanson,
La bûche de duvet s’habille ;
La sève bout dans le tison.

. . . . . . . . . . . . .

Pendant la nuit et la journée,
Je chante sous la cheminée ;
Dans mon langage de grillon
J’ai, des rebuts de son ainée,
Souvent consolé Cendrillon.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


— C’est mon pauvre cher père qui t’a appris cela, dit-il avec une tristesse dans les yeux. On dirait que tu mets une certaine malice à parler justement de Cendrillon… Eh bien, c’est moi qui te le promets, désormais, cher petit grillon, tu te chaufferas toujours les pattes à mon foyer.

Au dîner, je sus enfin pourquoi l’on m’avait retirée si brusquement du couvent. Mon père me l’expliqua tout simplement.

— Moi, je n’ai jamais été pour le couvent, dit-il, et voilà longtemps que cette affaire-là m’embêtait… Ta grand’mère et ta tante Carlotte s’imaginèrent de s’occuper de toi, de ton éducation, de ton avenir, toutes choses parfaitement inutiles, puisque je suis là. Mais ta mère ne voulait pas les contrarier, trouvait que cette intervention pouvait t’être très utile et j’eus la faiblesse de te reprendre à mon père et à mes sœurs, que cela peinait beaucoup, pour te laisser fourrer dans cette boite grillée. Mais il parait que cela ne suffisait pas : notre société est pernicieuse, notre contact dépravant et, pour qu’on parvienne à faire de toi une personne tout à fait édifiante, une vraie sainte, nous devions, ta mère et moi, renoncer à toi, nous engager à ne jamais te revoir, à te considérer comme orpheline. — Ça, c’est une idée de la mère Grisi, qui en a beaucoup de cette force. — Tu penses comment fut accueillie cette ingénieuse proposition ? Je me suis mis en fureur et j’ai envoyé promener ces aimables personnes, comme j’avais, d’ailleurs, envie de le faire depuis longtemps. Ta mère, par extraordinaire, m’a approuvé, et Monstre Vert n’est pas fâché d’avoir quelqu’un avec qui jouer.

La fin du dîner fut égayée par un incident.

Depuis quelques jours, une nouvelle femme de chambre était entrée. C’était une jeune Alsacienne, qui parlait à peine le français, et était placée pour la première fois. Elle avait une bonne figure fraîche, le nez retroussé, de jolis yeux noirs, et s’appelait Marianne.

Craignant de manquer de pain, on lui dit d’aller vite en chercher un. Elle partit en courant et, après un temps assez long, revint, mais sans rien rapporter.

— Eh bien, où est-il, ce pain ? demanda ma mère.

— On l’apporte tout de suite.

Nous finissions le dessert, quand un bruit de pas lourds, compliqué de chocs sonores, arrêta la conversation, et un homme, coiffé d’une baignoire de cuivre, entra dans la salle à manger.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria ma mère.

— C’est le pain, madame, répondit Marianne, où faut-il le mettre ?

Mais un fou rire seul lui répondit.

L’homme sous la cloche nous regardait ahuri ; il se tint les côtes, aussi, quand il eut compris. Marianne, elle, prit très mal la chose, elle éclata en sanglots, et on eut beaucoup de peine à la consoler.

Pendant que mon père prenait son café, en lisant un journal, ma sœur renversa sur la table une boite de dominos, en me disant

— Sais-tu jouer ?

La Tatitata m’avait appris, autrefois, mais, au couvent, j’avais à peu près oublié, cela ne m’empêcha pas de répondre sans hésiter :

— Bien sûr, que je sais.

Et nous nous absorbâmes dans une partie très fantaisiste.

Un coup de timbre nous interrompit, et, bientôt, un personnage, très singulier, entra, sans aucun bruit et en saluant de la tête. Il me fit l’effet d’un prêtre sans soutane.

C’était Charles Baudelaire.

— Ah voilà Baldelarius ! s’écria mon père, en tendant la main au nouveau venu.

Mon père a tracé ainsi son portrait.

« … Il avait les cheveux coupés très ras et du plus beau noir ; ces cheveux faisant des pointes régulières sur le front d’une éclatante blancheur, le coiffaient comme une espèce de casque sarrasin ; les yeux, couleur de tabac d’Espagne, avaient un regard spirituel, profond, et d’une pénétration peut-être un peu trop insistante, quant à la bouche, meublée de dents très blanches, elle abritait, sous une légère et soyeuse moustache ombrageant son contour, des sinuosités mobiles, voluptueuses et ironiques, comme les lèvres des figures peintes par Léonard de Vinci ; le nez fin et délicat, un peu arrondi aux narines palpitantes, semblait subodorer de vagues parfums lointains. Une fossette vigoureuse accentuait le menton comme le coup de pouce final du statuaire ; les joues soigneusement rasées, contrastaient par leur fleur bleuâtre que veloutait la poudre de riz, avec les nuances vermeilles des pommettes ; le cou d’une élégance et d’une blancheur féminines, apparaissait dégagé, partant d’un col de chemise rabattu et d’une étroite cravate en madras des Indes et à carreaux. Son vêtement consistait en un paletot d’une étoffe noire lustrée et brillante, un pantalon noisette, des bas blancs et des escarpins vernis, le tout méticuleusement propre et correct avec un cachet voulu de simplicité anglaise et comme l’intention de se séparer du genre artiste, à chapeau de feutre mou, à veste de velours, à vareuse rouge, à barbe prolixe et à crinière échevelée. Rien de trop frais, ni de trop voyant dans cette tenue rigoureuse. Charles Baudelaire appartenait à ce dandysme sobre qui râpe ses habits avec du papier de verre pour leur ôter l’éclat endimanché et tout battant neuf si cher au philistin et si désagréable pour le vrai gentleman. Plus tard même, il rasa sa moustache, trouvant que c’était un reste de vieux chic pittoresque, qu’il était puéril et bourgeois de conserver… »

Déjà, il avait coupé cette moustache et c’est ce qui lui donnait pour moi l’air d’un prêtre. Je le regardais avec ces yeux écarquillés et fixes que j’avais devant toute chose nouvelle.

— Je te présente mon autre fille, dit mon père.

— Ah ! c’est ce mystérieux « Ouragan » dont on parle quelquefois et qu’on ne voit jamais ?… Tu l’as exécutée, à ce qu’il me semble, sur le modèle de ton rêve, car elle a l’air d’une petite fille grecque.

— Ma foi, je n’y pensais guère en la faisant, dit mon père en riant.

Baudelaire se tourna vers moi.

— Mademoiselle, me dit-il d’un air solennel, défiez-vous de ce nom d’Ouragan, je vous prédis que vous causerez des naufrages.

Là-dessus, il s’en alla, avec mon père, dans une autre pièce et ma mère nous emmena nous coucher, ma sœur et moi.

On avait dressé un petit lit pour moi dans la chambre de ma mère, où ma sœur avait le sien, que l’on plaçait, le soir, tout contre le grand.

Sous la lumière opaline et douce de la veilleuse, je m’endormis bientôt, la tête bourdonnante d’une journée si pleine d’événements.

Pour la première fois, j’eus, la nuit, une légère crise de somnambulisme. Ma mère, éveillée par le bruit, me vit me promenant dans la chambre, d’une allure bizarre, cherchant sur les tables en tâtonnant, ouvrant les tiroirs, avec les gestes lents et en regardant ailleurs.

Elle m’observa quelque temps, puis me dit, à voix basse pour ne pas éveiller ma sœur :

— Qu’est-ce que tu fais là ?…

— Je cherche le numéro six, répondis-je.

— Eh bien ! va te coucher, tu le trouveras plus tard !

J’allai me coucher sans répliquer et je ne bougeai plus. On me raconta cela à mon réveil, car je ne me souvenais de rien.